Dans sa première interview depuis sa retraite, le général de brigade Eli Assayag parle également à Haaretz de la « catastrophe » qui pourrait découler de la prise de contrôle de la police par Itamar Ben-Gvir.
Eli Assayag. Il a compris qu’il ne serait pas promu « peut-être parce que je m’occupais de ces affaires sensibles ». Photo Tomer Appelbaum
Yossi Melman, Haaretz, 2/12/2024
Traduit par Fausto Giudice, Tlaxcala
À la mi-2018, le général de brigade Eli Assayag et deux autres enquêteurs ont quitté les bureaux de l’unité anticorruption Lahav 433 de la police pour se rendre au siège du Mossad, près de Tel-Aviv.
Objectif : interroger le chef du Mossad de l’époque, Yossi Cohen - en tant que témoin et non en tant que suspect - dans l’affaire dite des sous-marins [dite "Affaire 3000" : achat par Israël de sous-marins Dolphin et de navires guerre Sa'ar, fabriqués par ThyssenKrupp, pour 2 milliards de dollars, faisant l'objet d'une commission d'enquête de l'État établie par le gouvernement Lapid-Gantz, lire ici NdT], dans laquelle des associés du Premier ministre Benjamin Netanyahou sont soupçonnés d’avoir reçu des pots-de-vin. Les malversations présumées - des pots-de-vin pour qu’Israël achète plus de navires de guerre qu’il n’en avait besoin - ont eu lieu lorsque Cohen dirigeait le Conseil national de sécurité d’Israël.
De retour au siège du Mossad, lorsque la voiture a franchi le portail et ses gardes armés, les enquêteurs ont atteint le bâtiment principal - et ses jardins bien entretenus - où se trouve le bureau du chef du Mossad. Les trois hommes ont été accueillis par l’assistante de Cohen, qui leur a demandé de lui donner leurs téléphones portables.
L’ancien chef du Mossad, Yossi Cohen. Il ne voulait pas être photographié dans un poste de police. Photo Ohad Zwigenberg
Assayag a refusé. « Pas de problème », lui a-t-il dit. « Nous allons retourner à notre bureau et y convoquer Yossi Cohen ». Cohen a cédé. Il ne voulait pas être photographié dans un commissariat de police.
« Je n’ai jamais fait de concessions au cours de ma carrière », déclare Assayag, ancien chef de l’unité de la police chargée de la lutte contre la criminalité financière. « Toute personne ayant commis une infraction ou ayant été convoquée pour témoigner a été traitée de manière équitable et professionnelle. En même temps, je n’ai jamais été flagorneur ou rampant, même si les personnes impliquées étaient très haut placées ».
Assayag a dirigé les enquêtes sur l’affaire des sous-marins et sur l’affaire dite « Bezeq-Walla », l’une des deux affaires dans lesquelles Netanyahou est poursuivi sur le soupçon d’avoir échangé des faveurs réglementaires contre une couverture médiatique positive.
C’est Assayag qui a recommandé l’annulation d’un accord de plaidoyer avec Michael Ganor, un suspect dans l’affaire du sous-marin. Ganor est actuellement jugé pour avoir offert et donné des pots-de-vin, pour blanchiment d’argent, pour évasion fiscale et pour avoir violé les lois sur les partis politiques.
Pourquoi avez-vous recommandé la révocation de l’accord conclu avec Ganor ?
« Je serai prudent car le procès est toujours en cours et je pourrais être appelé à témoigner devant le tribunal. D’une manière générale, je peux dire que j’ai pris ma décision après qu’il a changé sa version des faits et tenté de modifier les conditions de l’accord».
Eli Assayag a également interrogé Netanyahou dans l’affaire Bezeq-Walla, dans laquelle il est accusé de corruption, de fraude et d’abus de confiance. Dans cette affaire, Shaul et Iris Elovitch, principaux actionnaires de la société de télécommunications Bezeq, sont jugés pour corruption, obstruction à la justice et subornation de témoins au cours d’une enquête.
Shaul et Iris Elovitch, principaux actionnaires de la société de télécommunications Bezeq. Ils sont également jugés. Photo Moti Milrod
L’enquête la plus rapide
Assayag a pris sa retraite de la police en mars 2021, à la fin du cinquième mandat de Netanyahou en tant que premier ministre. Selon les médias de l’époque, Assayag a pris sa retraite parce qu’il n’a pas été promu, peut-être en raison de son rôle dans les enquêtes.
Assayag présente la chose ainsi : « J’ai pris ma retraite à l’âge de 58 ans, après 36 ans dans la police. On ne m’a pas montré la porte, mais j’ai compris que je ne serais pas promu, peut-être parce que j’ai traité ces affaires sensibles ».
Il s’agit de la première interview accordée par M. Assayag aux médias depuis qu’il a pris sa retraite.
Eli Assayag : « Parfois, il se mettait en colère et perdait son sang-froid. Cela fait partie d’un interrogatoire : amener l’accusé à entrer dans un état d’esprit où il dit les choses de manière authentique, où il dit la vérité ». Photo Tomer Appelbaum
Il n’est pas disposé à parler de son interrogatoire de Netanyahou parce qu’il pourrait encore être appelé à témoigner dans le procès du Premier ministre. Il se contente de dire qu’à son grand désarroi, Netanyahou a repoussé à plusieurs reprises les séances. Une fois la date fixée, Assayag pensait que l’interrogatoire devait avoir lieu dans les bureaux de Lahav 433, mais le procureur général de l’époque, Avichai Mendelblit, a demandé aux enquêteurs de se rendre au bureau du Premier ministre.
« L’interrogatoire a été mené de manière professionnelle, avec rigueur, propreté et brièveté », explique Assayag. « En moins de neuf mois, nous avons terminé l’enquête et transmis le dossier au bureau du procureur de l’État. Il s’agit de l’enquête la plus rapide jamais menée dans une affaire de criminalité en col blanc ».
Les enregistrements filmés donnent l’impression que Netanyahou était arrogant envers les interrogateurs de la police, et que ceux-ci étaient parfois plutôt dociles.
« Je ne pense pas que ça ait été le cas. Parfois, il s’est mis en colère et a perdu son sang-froid. Cela fait partie d’un interrogatoire - amener l’accusé à entrer dans un état d’esprit dans lequel il dit les choses de manière authentique ; il dit la vérité. »
Benjamin Netanyahou au tribunal de district de Jérusalem. Photo Ben Hakoon
Êtes-vous convaincu de la culpabilité de Benjamin Netanyahou ?
« Si je n’étais pas convaincu, je n’aurais pas recommandé [une mise en accusation].
Ben-Gvir le « client »
Eli Assayag est né en 1962 à Ashkelon dans une famille qui avait immigré du Maroc. Pendant son service militaire, il a participé à la guerre du Liban qui a éclaté en juin 1982.
En 1986, il est entré dans la police. Il est titulaire d’un diplôme de droit de l’Ono Academic College et d’un diplôme d’études supérieures en sciences politiques de l’université de Haïfa. Il a également étudié au Collège de sécurité nationale.
Après sa phase de formation dans la police, il a été affecté au district de Tel Aviv en tant qu’enquêteur. Trois ans plus tard, il devient coordinateur du renseignement et dirige des agents. En 1991, il a suivi un cours pour officiers et est devenu officier de renseignement dans le district de Tel Aviv.
Il espère toujours que son expérience aidera la police à améliorer ses compétences en matière de renseignement. Au cours de sa carrière, il a été en contact avec des collègues du Mossad et du service de sécurité Shin Bet.
Le travail de renseignement au sein de la police s’apparente-t-il à la gestion d’agents au sein du Shin Bet ou du Mossad ?
« Oui et non. Le Mossad et le Shin Bet dirigent des agents et peuvent utiliser les renseignements qu’ils obtiennent pour déjouer des attentats en [Cisjordanie] ou à l’étranger. Pour nous, à la police, le fait de déjouer un crime ou d’autres succès n’est possible que si nous pouvons fournir au tribunal des preuves qui aboutissent à une condamnation. Sans cela, nous n’avons rien fait ».
Assayag a assumé de nombreuses fonctions au sein de la police, notamment dans le cadre d’affaires de drogue graves telles que celle impliquant le trafiquant de drogue international Zeev Rosenstein. Assayag a également dirigé l’unité d’enquête de la police en Cisjordanie, où il a lutté contre les crimes violents commis par de jeunes colons - les « jeunes du sommet des collines » - à l’encontre de Palestiniens.
En mai 2011, une voiture palestinienne a été incendiée près d’Hébron, en Cisjordanie, dans le cadre d’une opération dite d’étiquetage des prix [« price tag operation » : acte de vandalisme punitif contre des Palestiniens, NdT]. L’incendiaire était Hannah Hananya, considérée comme l’égérie des jeunes des collines. Elle a commis ce crime alors qu’elle était censée être assignée à résidence chez Itamar Ben-Gvir. À l’époque, Ben-Gvir était un militant radical de la colonisation et un terroriste condamné ; aujourd’hui, il est ministre de la sécurité nationale.
Il était censé servir d’agent de probation pour le tribunal. Ben-Gvir a intenté un procès en diffamation - toujours en cours - contre Hananya et l’émission d’information d’investigation « Uvda » de Canal 12 concernant la publication d’informations sur cet incident.
Hananya était la cible de l’unité d’Assayag et de la division juive du Shin Bet en raison d’activités telles que l’entrée illégale dans une ancienne synagogue à Jéricho, l’intrusion dans une base militaire et le saccage d’une voiture, ainsi que la manifestation devant le domicile du chef de la division juive du Shin Bet. Hananya a été arrêtée et a purgé une courte peine de prison.
Itamar Ben-Gvir. La dégradation de l’état de la police sous sa direction retourne les tripes d’Assayag. Photo : Olivier Fitoussi
Elle a déclaré qu’elle avait informé les enquêteurs de la police d’autres projets de violence contre des Palestiniens, mais qu’elle n’avait pas été prise au sérieux.
« Nous avons travaillé avec le Shin Bet, mais c’est lui qui nous donnait des lignes directrices et des directives venant d’en haut », dit Assayag. « Je ne pense pas qu’ils se soient beaucoup investis dans la lutte contre la criminalité ultra-nationaliste juive ».
Est-ce que la police et vous-même étiez désireux de vous attaquer à ce problème ?
« J’ai traité ce dont j’étais témoin. Notre unité était petite. Elle a été élargie par la suite. Le Shin Bet ne nous informait pas toujours de tout. »
Avez-vous rencontré Ben-Gvir lorsque vous étiez dans le district de Judée et Samarie en Cisjordanie ?
« Non, pas en personne. Mais il était l’un des « clients » [suspects potentiels d’incidents violents] sur lesquels on se penchait.
Ben-Gvir n’a pas répondu aux demandes de commentaires pour cet article.
Le renseignement humain est précieux
Assayag estime que les efforts de la police israélienne en matière de renseignement peuvent encore être améliorés. « Le travail d’un officier de renseignement de la police est difficile ; il prend 24 heures par jour, sept jours par semaine », dit-il. « Les officiers traitants étaient autrefois des policiers chevronnés qui persévéraient dans ce travail. La jeune génération n’est pas enthousiaste à l’idée de faire ce genre de travail, et le taux de rotation est élevé.
« Malheureusement, la dépendance à l’égard de la technologie est de plus en plus forte. Mais le SIGINT [renseignement d’origine électromagnétique utilisant des dispositifs d’écoute] n’est pas tout. Voyez l’émoi suscité par l’utilisation du logiciel espion Pegasus [outils développés par l’entreprise israélienne controversée NSO]. La capacité de ces méthodes à produire des renseignements pertinents est très limitée. Elle est surestimée. Le SIGINT ne donne pas vraiment de résultats satisfaisants ; l’enthousiasme pour ce type de surveillance est très exagéré. Il faut investir beaucoup plus dans le HUMINT, le renseignement humain ».
Il est temps, après les 100 jours de grâce, que Danny prenne les choses en main et devienne indépendant », déclare Assayag à propos du nouveau chef de la police Danny Levy.
Que voulez-vous dire par là ?
« Il faut changer le concept de gestion des opérations. J’estime qu’il y a 500 officiers de renseignement de la police dans tout le pays. Je propose qu’ils soient tous placés dans les commissariats de police. Ils connaissent la zone dans laquelle ils travaillent. Ils savent comment exploiter les sources. Un agent fournira les renseignements qu’il recueille à son commissariat local et aux échelons supérieurs tels que le district et le Lahav 433. »
« Il faut sortir des sentiers battus. L’unité de renseignement et d’enquête doit être responsable de la stratégie. Elle déterminera les cibles, et les agents sur le terrain agiront en conséquence, mais ils conserveront une certaine indépendance et une capacité d’influence.
« De cette manière, nous pouvons limiter les effectifs et augmenter les salaires. Il faut améliorer le processus de sélection et attirer des personnes ayant des compétences académiques et une formation adéquate.
« Il faut mieux former les agents de renseignement pour qu’ils s’adaptent aux défis modernes. Ils doivent comprendre les crypto-monnaies, que de nombreux criminels utilisent pour brouiller les pistes. Il faut connaître le blanchiment d’argent, le fonctionnement de la criminalité financière sophistiquée, et pas seulement la criminalité classique comme les atteintes aux biens, les cambriolages ou les meurtres.
« Il faut prendre des mesures telles que la création de sociétés écrans pour pénétrer les organisations criminelles, qui ont souvent plus de connaissances et de moyens que la police. Mais je doute que ma proposition soit adoptée ».
Détérioration mortelle
La personne qui doit prendre cette décision est le nouveau chef de la police, le général de division Danny Levy, qui vient de terminer ses 100 premiers jours en fonction. Assayag le connaît assez bien ; ils ont travaillé ensemble au district de Tel-Aviv, mais dans des services différents.
« Danny est un bon policier qui s’est développé à partir de la base. Ces dernières années, les commissaires ont été parachutés du Shin Bet [Roni Alsheich] ou de la police des frontières [Kobi Shabtai]. Il est tout à fait capable de faire ce travail », affirme Assayag.
Le chef de la police Danny Levy : « un bon flic qui a grandi à partir de la base »
Photo Olivier Fitoussi
« Je suis pour un commissaire qui a grandi dans la police. Mais Danny doit développer son indépendance et se dissocier du ministre ».
La détérioration de l’état de la police sous Ben-Gvir retourne les tripes d’Assayag. « Après la nomination de Ben-Gvir au poste de ministre de la sécurité nationale, la police a changé. Elle utilise une force disproportionnée contre les manifestants [israéliens juifs, NdT] », explique-t-il.
« Cela découle de l’esprit du commandant. Il est temps, après les 100 jours de grâce, que Danny prenne les choses en main et devienne indépendant. Si aucun adulte responsable n’est trouvé pour arrêter la détérioration, une catastrophe s’ensuivra dans la société israélienne. »