Ben Cramer, 10/3/2022
"Aucune carte du monde n'est digne d'un regard si le pays de l'utopie n'y figure pas".
Oscar Wilde
Dans cette guerre qui n’est pas une guerre ukrainienne mais
une guerre européenne, nous avons échoué à penser une nouvelle
architecture européenne. Nous y sommes tous pour quelque chose.
Le désarmement en panne
Y a-t-il eu tromperie sur la marchandise
‘Europe’ ? Avons-nous été des victimes consentantes d’un enfumage ? Des
élites de l’U.E. se sont enorgueillis de disposer d’une ‘puissance
tranquille’ (Todorov), une ‘puissance civile’ ; et nous avons été bercés
par les flatteries sur les ‘dividendes de la paix’ et le ‘soft power’.
Certains ont applaudi lorsque l’U.E. s’est vu décerner le Prix Nobel de
la Paix en 2012. Mais la récompense était censée gommer les déchirures à
Chypre depuis 74 et l’implosion de la Yougoslavie jusqu’au massacre de
Srebeniza. Le palmarès prétendument pacifique n’a pas empêché 5 Etats
(sur les 27) de figurer au hit-parade des exportateurs
d’armement ; et,
en l’espace de 20 ans, le nombre d’alliés de la famille atlantique est
passé de 16 à 30. S’il fallait condenser les séquences, nous avons vécu
sur une fausse paix, une paix ‘enceinte d’une guerre qui se prépare’
comme aurait dit le père de la polémologie Gaston Bouthoul Nous
n’avons pas capté que le règlement auquel ces acteurs sont parvenus
dans la foulée de l’effondrement du Mur de Berlin n’a pas supprimé les
causes - ou en a fait apparaître de nouvelles.
Au-delà de l’indignation
L’inaptitude
d’une certaine gauche à insérer la paix et le désarmement dans son
programme politique, à actualiser les idées de ‘deuxième gauche’
propagées par des hommes comme Claude Bourdet –
qui présidera l’organisation non-alignée ‘Mouvement contre l'Armement
Atomique’ ou MCAA, - ne peut être dissociée de sa dérive et de son
déclin. Au sein du mouvement écologiste, il semblerait que la surenchère
pour fournir des armes aux Ukrainiens vise à contrebalancer le
désintérêt des militants pour la chose militaire et l’insouciance à
l’égard des enjeux géopolitiques. En tout cas, ces deux courants sont
hermétiques aux ressorts de la militarisation à laquelle, avec nos
impôts, nous avons contribué, tout en confiant le soin à nos
‘économistes atterrés’ de faire l’impasse sur le concept de ‘capitalisme militarisé’. Ces derniers seraient bien inspirés de lire l’un de ceux qui avaient anticipé cette déroute.Dans son ouvrage intitulé ‘l’Insécurité du territoire’,
Virilio dénonce dès 1976 « le nouveau mode d’invasion des territoires
par les militaires ». Il nous invite à apprécier à sa juste valeur
combien « l’administration de la peur a repris du service actif ».
Décrié alors comme prophète du malheur, Virilio ajoutait : ‘On a oublié
un peu vite que la croissance matérielle n’était pas une politique
économique, mais bien une politique militaire, un leurre, une ruse de
guerre qui se dissipe lorsque ses nécessités stratégiques ne se font
plus sentir’. Alors que nous avons tardé à détecter ces « leurres », il
n’est pas inutile de rapprocher l’analyse de Virilio de la remarque un
peu cynique d’Anatole France qui rappelait qu’"on croit mourir pour la
patrie; on meurt pour des industriels". La formule est pourtant
d’actualité puisque, sans vouloir dédouaner le tsar du Kremlin, les
fers de lance de l’élargissement de l’OTAN appartiennent au gratin du "complexe militaro-industriel" auquel se référait Eisenhower. Qu’on en
juge : parmi ses illustres représentants, l’entreprise Raytheon (trois
fois la taille de Safran et Thalès). Elle s’est emparée dès 2002 du
pécule consécutif au démantèlement et l’élimination de l’ensemble des bombardiers de l’Ukraine.
Parmi
les autres ‘grands’ du complexe, mentionnons aussi Lockheed-Martin,
missionné pour vendre le bombardier F-35, une arme dite ‘de pénétration
aérienne’, destinée à porter des vecteurs nucléaires ; et qui va équiper
les forces aériennes alliées, ainsi que celles de la Finlande et de la
Suisse à la recherche de gages de bonne conduite pro-atlantiste.
Nous
nous faisons déjà une petite idée de la paix des cimetières qui se
profile à l’horizon parce que certains mégalos - qui prétendent
‘dénazifier’ avec le concours des sbires de Wagner (!)
- ont scénarisé leurs méfaits pour ‘entrer dans l’Histoire’ avec un
grand H. Ils s’arrangent trop souvent pour rendre leurs guerres
inévitables. Mais à l’heure des dilemmes et des cas de consciences, il
nous incombe aussi - pour nous épargner d'autres "fausses paix" -
d’évaluer l’impact de cette longue marche de l’U.E. vers la
militarisation, en accordant aussi toute notre attention aux retombées
d’une Allemagne ‘décomplexée’.
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