12/03/2022

BEN CRAMER
L’Ukraine en manque d’Europe

Ben Cramer, 10/3/2022

"Aucune carte du monde n'est digne d'un regard si le pays de l'utopie n'y figure pas".
Oscar Wilde

 Dans cette guerre qui n’est pas une guerre ukrainienne mais une guerre européenne, nous avons échoué à penser une nouvelle architecture européenne. Nous y sommes tous pour quelque chose.

Le désarmement en panne

Y a-t-il eu tromperie sur la marchandise ‘Europe’ ? Avons-nous été des victimes consentantes d’un enfumage ? Des élites de l’U.E. se sont enorgueillis de disposer d’une ‘puissance tranquille’ (Todorov), une ‘puissance civile’ ; et nous avons été bercés par les flatteries sur les ‘dividendes de la paix’ et le ‘soft power’. Certains ont applaudi lorsque l’U.E. s’est vu décerner le Prix Nobel de la Paix en 2012. Mais la récompense était censée gommer les déchirures à Chypre depuis 74 et l’implosion de la Yougoslavie jusqu’au massacre de Srebeniza. Le palmarès prétendument pacifique n’a pas empêché 5 Etats (sur les 27) de figurer au hit-parade des exportateurs d’armement ; et, en l’espace de 20 ans, le nombre d’alliés de la famille atlantique est passé de 16 à 30. S’il fallait condenser les séquences, nous avons vécu sur une fausse paix, une paix ‘enceinte d’une guerre qui se prépare’ comme aurait dit le père de la polémologie Gaston Bouthoul Nous n’avons pas capté que le règlement auquel ces acteurs sont parvenus dans la foulée de l’effondrement du Mur de Berlin n’a pas supprimé les causes - ou en a fait apparaître de nouvelles.

Au-delà de l’indignation

L’inaptitude d’une certaine gauche à insérer la paix et le désarmement dans son programme politique, à actualiser les idées de ‘deuxième gauche’ propagées par des hommes comme Claude Bourdet – qui présidera l’organisation non-alignée ‘Mouvement contre l'Armement Atomique’ ou MCAA, - ne peut être dissociée de sa dérive et de son déclin. Au sein du mouvement écologiste, il semblerait que la surenchère pour fournir des armes aux Ukrainiens vise à contrebalancer le désintérêt des militants pour la chose militaire et l’insouciance à l’égard des enjeux géopolitiques. En tout cas, ces deux courants sont hermétiques aux ressorts de la militarisation à laquelle, avec nos impôts, nous avons contribué, tout en confiant le soin à nos ‘économistes atterrés’ de faire l’impasse sur le concept de ‘capitalisme militarisé’. 
Ces derniers seraient bien inspirés de lire l’un de ceux qui avaient anticipé cette déroute.
Dans son ouvrage intitulé ‘l’Insécurité du territoire’, Virilio dénonce dès 1976 « le nouveau mode d’invasion des territoires par les militaires ». Il nous invite à apprécier à sa juste valeur combien « l’administration de la peur a repris du service actif ». Décrié alors comme prophète du malheur, Virilio ajoutait : ‘On a oublié un peu vite que la croissance matérielle n’était pas une politique économique, mais bien une politique militaire, un leurre, une ruse de guerre qui se dissipe lorsque ses nécessités stratégiques ne se font plus sentir’. Alors que nous avons tardé à détecter ces « leurres », il n’est pas inutile de rapprocher l’analyse de Virilio de la remarque un peu cynique d’Anatole France qui rappelait qu’"on croit mourir pour la patrie; on meurt pour des industriels". La formule est pourtant d’actualité puisque, sans vouloir dédouaner le tsar du Kremlin, les fers de lance de l’élargissement de l’OTAN appartiennent au gratin du "complexe militaro-industriel" auquel se référait Eisenhower. Qu’on en juge : parmi ses illustres représentants, l’entreprise Raytheon (trois fois la taille de Safran et Thalès). Elle s’est emparée dès 2002 du pécule consécutif au démantèlement et l’élimination de l’ensemble des bombardiers de l’Ukraine.
Parmi les autres ‘grands’ du complexe, mentionnons aussi Lockheed-Martin, missionné pour vendre le bombardier F-35, une arme dite ‘de pénétration aérienne’, destinée à porter des vecteurs nucléaires ; et qui va équiper les forces aériennes alliées, ainsi que celles de la Finlande et de la Suisse à la recherche de gages de bonne conduite pro-atlantiste.
Nous nous faisons déjà une petite idée de la paix des cimetières qui se profile à l’horizon parce que certains mégalos - qui prétendent ‘dénazifier’ avec le concours des sbires de Wagner (!) - ont scénarisé leurs méfaits pour ‘entrer dans l’Histoire’ avec un grand H. Ils s’arrangent trop souvent pour rendre leurs guerres inévitables. Mais à l’heure des dilemmes et des cas de consciences, il nous incombe aussi - pour nous épargner d'autres "fausses paix" - d’évaluer l’impact de cette longue marche de l’U.E. vers la militarisation, en accordant aussi toute notre attention aux retombées d’une Allemagne ‘décomplexée’.


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