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27/07/2025

JOUMANA KHATIB
Un romancier suédois à la conquête de New York : “la permission d’être plus sauvage”
Rencontre avec Jonas Hassen Khemiri

Autofiction, fantastique ou comédie du déracinement ? Avec The Sisters, Jonas Hassen Khemiri signe son œuvre la plus audacieuse à ce jour.

Joumana Khatib, The New York Times, 17/6/2025
Traduit par 
Fausto GiudiceTlaxcala


Joumana Khatib est rédactrice à la New York Times Book Review.

Après avoir vécu pendant des années avec l’impression d’avoir été « envoûté par une malédiction », l’auteur suédois Jonas Hassen Khemiri s’est lancé dans l’écriture d’un roman pour sauver sa propre vie.


Pour la première fois, Jonas Hassen Khemiri a écrit un roman en anglais, qu’il a ensuite traduit en suédois. Photo Peter Garritano pour The New York Times

En apparence, tout allait bien : il était l’un des écrivains et dramaturges les plus reconnus de Suède, son précédent livre La clause paternelle avait été finaliste du National Book Award, et il avait fondé sa propre famille. Pourtant, il demeurait hanté par la figure de son père, dont les longues absences durant son enfance avaient laissé une empreinte existentielle douloureuse.

Cette ombre paternelle étouffait le sens des possibles de Khemiri et il cherchait désespérément à s’en débarrasser. Elle le suivait alors qu’il sillonnait le monde, rencontrait ses idoles et apprenait à façonner la langue pour traduire sa réalité. Il n’est pas exagéré de dire que Khemiri a consacré sa vie à réfléchir aux malédictions — qui ne sont, selon lui, rien d’autre que « des histoires qui tentent de prédire notre avenir ».

Son nouveau roman, The Sisters [Les Sœurs, à paraître en sept. 2025], publié le 17 juin chez Farrar, Straus and Giroux, est sa tentative de s’en libérer définitivement. Le livre suit Ina, Evelyn et Anastasia Mikkola, trois sœurs grandissant autour de Stockholm, gravitant autour d’un narrateur autofictionnel nommé Jonas.

Comme Jonas (et comme Khemiri lui-même), les Mikkola sont suédo-tunisiennes, et luttent contre un héritage familial lourd : leur mère, vendeuse de tapis, est persuadée que la famille est maudite, et chacune des sœurs suit un chemin radicalement différent après une enfance dysfonctionnelle.

Ina, anxieuse et rigide, incarne parfaitement le syndrome de la fille aînée — mais reste profondément attachante. Evelyn, la belle du milieu, erre jusqu’à découvrir, sur le tard, une passion pour le théâtre. Anastasia, rongée par la colère, se transforme lors d’un séjour en Tunisie pour apprendre l’arabe, où elle fait une rencontre décisive. Jonas, dans le roman, les croise à l’adolescence et nourrit une longue fascination pour le trio qui finit par révéler une connexion plus profonde qu'il n'aurait pu l'imaginer.

En plus de sa longueur imposante — plus de 600 pages — le roman adopte une structure originale. Chaque section couvre une période de plus en plus courte : un an, six mois, une minute. Khemiri y entrelace aussi des épisodes autobiographiques : ses années d’adolescent zonard à Stockholm, sa dépression, et ses mois exubérants à New York.

Il a visité New York pour la première fois à 18 ans, partageant un logement avec « une strip-teaseuse et deux soûlards australiens » — une période qu’il décrit comme la plus heureuse de sa vie.

« Tu te souviens de cette citation de Naguib Mahfouz : ‘Le foyer, ce n’est pas là où tu nais, c’est là où tu cesses de fuir’ ? C’est ce que j’ai ressenti en arrivant ici ».

 

Khemiri, dans la poussette, avec des membres de sa famille à Uppsala, en Suède, en 1980. Photo  via Jonas Hassen Khemiri

En déjeunant dans un restaurant au bord de la patinoire du Rockefeller Center, lieu de légendes douteuses de la famille Mikkola qui attirent néanmoins les sœurs dans la ville, il était facile d'imaginer Khemiri, aujourd'hui âgé de 46 ans, ici adolescent : un jeune homme nerveux d’1 m 90, captivé par une lecture de Paul Auster, tout juste sorti de sa trilogie new-yorkaise ou errant pendant des heures et se demandant ce qui dans la ville lui procurait un tel bonheur.

L'écrivain Darin Strauss enseigne aux côtés de Khemiri au programme d'écriture créative de l'Université de New York, à New York et à Paris. « Il a 90 ans et 12 ans », dit Strauss. « C'est la personne la plus mature et la plus innocente que l'on puisse connaître. »

Son premier roman, Un rouge œil rouge (Ett öga rött, 2003, inédit en français), raconte l’histoire d’un adolescent suédois d’origine nord-africaine qui veut devenir un « sultan de la pensée », imperméable à la norme dominante. Le livre s’est vendu à plus de 200 000 exemplaires en Suède, mais de nombreux critiques, bien qu’enthousiastes, ne savaient pas comment classer ce jeune auteur apparemment inclassable.

Dans une interview donnée à une publication usaméricaine destinée aux Suédois, Khemiri évoquait comment même les critiques positives trahissaient une forme d’intolérance. Il cite une critique qui affirmait que son livre donnait l’impression que « quelqu’un avait plongé un micro dans une famille immigrée ».

« Plongé ? » a-t-il rétorqué. « Donc les Suédois sont au-dessus, et les immigrés en dessous ? »

 « L'identité est fluide et toutes les étiquettes sont inventées », dit Khemiri. « Même nos noms». Photo Peter Garritano pour The New York Times

Trois ans plus tard parut le roman Montecore, un tigre unique ainsi que la pièce très acclamée Invasion!, une comédie noire cinglante et hilarante sur les réalités politiques de la vie en tant qu’homme du Moyen-Orient dans un monde post-11 septembre. Cette pièce valut à Khemiri un Obie Award pour l’écriture dramatique.

En grandissant, Khemiri ressentait souvent une pression intense à « prouver » sa suédité, bien qu’il soit né en Suède (et d’une mère suédoise). Ses origines familiales et son apparence physique — il s’est un jour décrit comme « un gars qui n’a pas l’air suédois, avec des cheveux de fille » — faisaient que d’autres remettaient parfois en question son identité.

Le père tunisien de Khemiri a enseigné un temps le français et l’arabe au lycée, et cette éducation multilingue a éveillé très tôt chez Khemiri une conscience aiguë du pouvoir que confère le langage. Tout cela a nourri une carrière d’écrivain prolifique : au cours des vingt dernières années, il a publié six romans et sept pièces de théâtre.

Des personnages qui lui ressemblent, certains portant même le prénom de Jonas, apparaissent fréquemment dans ses romans. « Jonas est toujours en mouvement », expliquait Khemiri dans un e-mail. « Ce prénom récurrent rappelle que l’identité est fluide et que toutes les étiquettes sont inventées. Même nos noms. »

Mais selon Khemiri lui-même, Les Sœurs est son roman le plus personnel. Son obsession croissante pour le passage du temps — et ce sentiment que le temps s’accélère avec l’âge — a orienté l’histoire. Les sœurs Mikkola le guidaient depuis les coulisses de son esprit, disait-il, l’encourageant à abandonner ses croyances préconçues sur un destin écrit à l’avance.

Quand les Mikkola sont apparues dans sa tête, elles lui parlaient en anglais — et c’est donc dans cette langue qu’il a écrit le livre, une première pour lui. Cela lui a permis de raconter des épisodes de sa vie qui auraient été trop douloureux à exprimer autrement.

Contrairement au suédois, au français ou à l’arabe, l’anglais — la langue du rappeur Nas et des stars de basket usaméricaines qu’il adorait, et une sorte de monnaie culturelle chez les adolescents suédois à la recherche d’un statut culturel — représentait pour lui un territoire linguistique plus neutre pour explorer des expériences sensibles.

Compte tenu du rôle central de New York dans Les Sœurs, il était naturel que Khemiri retourne y écrire ce roman. En 2021, il s’est installé à Brooklyn avec sa famille, quittant Stockholm, emmenant ses deux jeunes fils qui ne parlaient pas un mot d’anglais, après avoir obtenu une bourse Cullman de la New York Public Library.

Khemiri dans la branche principale de la New York Public Library. Il a écrit Les Sœurs pendant son séjour en tant que boursier. Photo Peter Garritano pour le New York Times.

Après avoir rédigé une première version en anglais et l’avoir présentée à son éditeur suédois, Khemiri se souvient d’un moment quelque peu gênant : C’est merveilleux que tu aies un nouveau livre, lui dit l’éditeur, mais pourquoi n’est-il pas en suédois ?

Khemiri a alors traduit ce premier manuscrit en suédois — publié en 2023 sous le titre Systrarna — puis l’a retraduit en anglais.

Quand il était plus jeune, « j’étais fasciné par les feux d’artifice littéraires, par le fait de repousser les limites du langage », dit-il, citant Vladimir Nabokov et Marguerite Duras parmi ses inspirations de l’époque. « En tant qu’écrivain plus âgé, j’ai compris que les possibilités sont en réalité infinies si je sors ma boussole et vais dans la direction de la vérité. »

Cela en valait la peine, cela a même été libérateur, a-t-il ajouté, « d’écrire des histoires inventées qui semblent plus sincères que ma vie réelle ».

La romancière Madeleine Thien s’est liée d’amitié avec Khemiri pendant leur résidence à la bibliothèque, alors qu’elle travaillait elle aussi sur un livre, et se souvient de lui comme d’un camarade attentif et malicieux.

« Il a toujours gardé ce regard émerveillé sur la bibliothèque, sur la ville, tout en refusant de se comporter comme on s’y attendrait de la part d’un intellectuel universitaire» : par exemple en projetant des films et en faisant du yoga dans les bureaux, et en promouvant en général une attitude espiègle parmi les autres boursiers.

Les sœurs Mikkola, ajoute-t-elle, étaient « si réelles pour lui que j’avais l’impression qu’elles étaient là, tout près ».

Strauss, collègue de Khemiri à N.Y.U., a appris à connaître une autre figure importante — bien réelle cette fois — grâce aux descriptions vivantes de Khemiri.

Alors qu’ils discutaient de leurs parents autour d’un repas, au début de leur amitié, Khemiri confia à Strauss que lorsqu’il cherchait « la permission d’être plus sauvage qu’il ne l’est en réalité, il invoquait ‘Hassen’ » — Hassen étant son deuxième prénom, mais aussi celui de son père, que Strauss comprit comme un homme imprévisible.

Khemiri expliqua à Strauss qu’il « ne pouvait pas être cette personne tout le temps ». Il a en lui trop de choses constantes, fiables, pour être un vrai rebelle. Mais savoir qu’il pouvait s’appuyer sur « Hassen » lui permettait d’être plus libre dans son travail.

Pourtant, « Hassen » est un héritage complexe. Cette sauvagerie n’était qu’un des aspects d’un homme qui faisait aussi des prédictions sombres et punitives sur le destin de son fils. (Le père de Khemiri est décédé en janvier.)

« Comme toute personne à qui on a déjà lancé une malédiction le sait, même quand on essaie de faire exactement l’inverse de ce qu’elle annonce, on vit toujours dans son ombre », a déclaré Khemiri. « On n’est jamais vraiment libre. »

Mais une malédiction, au fond, n’est qu’une histoire. Peu importe combien de temps on y croit — même si elle concerne votre propre vie — cela ne veut pas dire qu’elle est vraie.

 

Les Sœurs

Jonas Hassen KHEMIRI

Stockholm, 1991. Ina, Evelyn et Anastasia surgissent dans la vie de Jonas. Trois sœurs insaisissables, aussi magnétiques qu'éphémères. Lune excelle au basket, l'autre ensorcelle par ses récits, la dernière, regard perçant et couteau dissimulé, sait exactement où frapper. Très vite, Jonas pressent qu'un lien inintelligible les relie à sa propre histoire, à cet homme qu'il a toujours cherché à comprendre : son père. Puis un jour, elles disparaissent. Pendant trente ans, leurs trajectoires s'entrecroisent ici et là, furtivement, se frôlant sans jamais vraiment se toucher. Mais Jonas ne peut pas les oublier. Pourquoi les sœurs Mikkola l'obsèdent-elles à ce point ? Et pourquoi ont-elles cette impression tenace que leurs vies sont dictées par une force obscure ? Une malédiction : “Tout ce que vous aimez, vous le perdrez”.
De Stockholm à Tunis, de Paris à New York, du souvenir à l'oubli, Jonas Hassen Khemiri livre une odyssée littéraire d'une force et d'une subtilité redoutables, où le temps s'accélère et se fragmente, où la mémoire vacille et où la fiction se glisse dans les failles du réel.
septembre, 2025
14.50 x 24.00 cm
688 pages
Traduit par Marianne SÉGOL-SAMOY

ISBN : 978-2-330-20882-0
Prix indicatif : 26.80€



07/04/2025

JONAS HASSEN KHEMIRI
Chère Beatrice Ask
Lettre à une ministre de la justice suédoise à propos de la chasse aux sans-papiers

Jonas Hassen Khemiri, Dagens Nyheter, 13/3/2013

Jonas Hassen Khemiri, né en 1978 à Stockholm d’un père tunisien originaire de Jendouba (mort en janvier 2025) et d’une mère suédoise, s’est affirmé comme un grand auteur suédois dès la parution de son premier roman en 2003 (Ett öga rött, inédit en français). Trois de ses livres et cinq de ses pièces de théâtre ont été traduits en français (voir ici et ici). Le texte ci-dessous a été publié en 2013, lorsque la chasse aux sans-papiers battait son plein en Suède. Il n’a rien perdu de son actualité, comme le montre le deuxième texte traduit ci-après. Une remarque : j'ai choisi le vouvoiement, d'usage en français. Dans l'original, l'auteur tutoie la ministre, comme il est d'usage en suédois moderne, le vouvoiement ayant disparu depuis une cinquantaine d'années.-Fausto GiudiceTlaxcala

Cette lettre de Jonas Hassen Khemiri à Beatrice Ask a été l’article du quotidien Dagens Nyheter le plus partagé de tous les temps jusqu’à l’automne 2014 (180 000 partages sur Facebook). En raison de problèmes techniques, les statistiques de partage ont disparu de l’article.

Le 12 mars 2013, la ministre de la Justice suédoise Beatrice Ask [1]  a répondu aux questions du Parlement sur le projet Reva [lire ci-dessous], très critiqué, qui vise à procéder à davantage d’expulsions de sans-papiers de Suède. Aujourd’hui, l’auteur Jonas Hassen Khemiri écrit sur la signification du racisme pour quelqu’un qui en a fait l’expérience toute sa vie : « Je vous écris pour vous faire part d’un souhait simple, Beatrice Ask. Je veux que nous échangions nos peaux et nos expériences. Allez, faisons-le ».

Ekta, The New York Times

Beaucoup de choses nous séparent. Vous êtes née au milieu des années 50, moi à la fin des années 70. Vous êtes une femme, je suis un homme. Vous êtes une politicienne, je suis un écrivain. Mais il y a aussi des choses qui nous rapprochent. Nous avons tous deux étudié l’économie internationale (sans obtenir de diplôme). Nous avons à peu près la même coiffure (même si nous avons des couleurs de cheveux différentes). Et nous sommes tous deux des citoyens à part entière de ce pays, nés à l’intérieur de ses frontières, unis par la langue, le drapeau, l’histoire, l’infrastructure. Nous sommes tous deux égaux devant la loi.

C’est pourquoi j’ai été surpris lorsque P 1 Morgon [2]  vous a demandé jeudi dernier 7 mars si, en tant que ministre de la justice, vous vous préoccupiez des personnes (citoyens, contribuables, électeurs) qui affirment avoir été arrêtées par la police et s’être vu demander de montrer leur passeport uniquement en raison de leur apparence (brune, non blonde, aux cheveux noirs). Et vous avez répondu : « La raison pour laquelle quelqu’un m’a demandé mon passeport peut être très personnelle. Il y a des personnes précédemment condamnées qui ont l’impression d’être toujours mises en cause, même si ça ne se voit pas que vous avez commis un délit (...) Afin d’évaluer si la police travaille conformément aux lois et aux règlements, vous devez avoir la perspective holistique ».

Le choix des mots est intéressant : « précédemment condamnées ». Car c’est exactement ce que nous sommes. Nous sommes tous coupables jusqu’à preuve du contraire. Quand une expérience personnelle devient-elle une structure raciste ? Quand devient-elle discrimination, oppression, violence ? Et comment une perspective « holistique » peut-elle exclure une grande partie des expériences personnelles des citoyens ? Quelles sont les expériences qui comptent ?

Je vous écris pour vous demander quelque chose de simple, Beatrice Ask. Je veux que nous échangions nos peaux et nos expériences. Allez, faisons-le, tout simplement. Après tout, vous n’avez jamais été étrangère aux idées un peu bizarres (je me souviens encore de votre suggestion controversée d’envoyer une enveloppe violette [3]  à tous les acheteurs de sexe).


Pendant 24 heures, nous nous empruntons mutuellement nos corps. D’abord, j’entre dans votre corps pour me faire une idée de ce que c’est que de vivre en tant que femme dans un monde politique patriarcal. Ensuite, vous empruntez ma peau pour comprendre que lorsque vous sortez dans la rue, dans le métro, dans le centre commercial et que vous voyez les policiers plantés là, avec la Loi de leur côté, avec le droit de vous approcher et de vous demander de prouver votre innocence, cela vous rappelle des souvenirs. D’autres agressions, d’autres uniformes, d’autres regards. Et non, il n’est pas nécessaire d’aller jusqu’à l’Allemagne de la Seconde Guerre mondiale ou l’Afrique du Sud des années 1980. Il s’agit simplement de notre histoire locale suédoise, une série d’expériences aléatoires dont notre corps collectif se souvient soudain.

Avoir six ans et atterrir à Arlanda , dans notre patrie commune. Nous marchons vers la douane, avec un papa qui a les paumes moites, qui se racle la gorge, qui lisse ses cheveux et frotte ses chaussures contre les plis de ses genoux. Il vérifie à deux reprises que le passeport suédois est dans la bonne poche intérieure. Toutes les personnes de couleur rose sont laissées passer. Mais notre père est arrêté. Et nous pensons : c’est peut-être une coïncidence. Avoir dix ans et voir la même scène se répéter. Peut-être que c’était son accent. Avoir douze ans et voir la même scène. Peut-être que c’était son sac creux avec la fermeture éclair cassée. Avoir quatorze, seize, dix-huit ans.

Avoir sept ans, commencer l’école et être introduit dans la société par un papa qui était déjà terrifié à l’idée que son exclusion soit transmise à ses enfants. Il disait :

« Quand on a la tête que nous avons, il faut toujours être mille fois meilleur que les autres pour ne pas être rejeté. »

« Pourquoi ? »

« Parce que tout le monde est raciste. »

« Tu es raciste ? »

« Tout le monde sauf moi. »

Parce que c’est exactement comme ça que fonctionne le racisme. Il ne fait jamais partie de notre culpabilité, de notre histoire, de notre ADN. Il est toujours ailleurs, jamais ici, en moi, en nous.

Avoir huit ans et regarder des films d’action où des hommes basanés violent, éructent des jurons, battent leurs femmes, kidnappent leurs enfants, manipulent, mentent, braquent et abusent. Avoir seize, dix-neuf, vingt, trente-deux ans et voir les mêmes figurines de carton encore et encore.

Avoir neuf ans et décider de devenir le bûcheur de la classe, le meilleur lèche-cul du monde. Tout se passe comme prévu et ce n’est que lorsque nous avons un professeur remplaçant que quelqu’un suppose automatiquement que nous sommes le trublion de la classe.

Avoir dix ans et être poursuivi par des skinheads pour la première fois, mais pas la dernière. Ils repèrent notre corps commun sur le banc des alcoolos en bas de l’église d’Högalid, ils rugissent, nous courons, nous nous cachons dans l’embrasure d’une porte, le goût du sang dans la bouche, notre cœur commun battant la chamade tout le long du chemin du retour.

Avoir onze ans et lire des bandes dessinées où les Orientaux sont mystérieusement exotiques, aux magnifiques yeux bruns, sensuels (mais en même temps perfides).

Avoir douze ans et entrer dans la Mega Skivakademin  pour écouter des CD et, à chaque fois, les vigiles se mettent à tourner autour de nous comme des requins, à parler dans des talkies-walkies, à nous harceler à quelques mètres de distance. Et nous essayons de la jouer normale, nous nous efforçons d’utiliser au max un langage corporel non criminel. Marchez normalement, Beatrice.


Respirez comme d’habitude. Approchez-vous du présentoir de CD et attrapez le disque de Tupac d’une manière qui montre que vous n’avez pas l’intention de le voler. Mais les vigiles veillent et quelque part, au fond d’ici, au fond de notre corps collectif, il doit y avoir un plaisir honteux à goûter cette texture qui a piégé nos pères, à obtenir une explication sur la raison pour laquelle nos pères n’ont jamais réussi ici, pourquoi leurs rêves sont morts dans une mer de lettres de candidature rejetées.

Avoir treize ans et commence à traîner au centre de loisirs et à entendre les histoires. Le grand frère du pote, qui s’est frité avec la police de Norrmalm et a été jeté dans un panier à salade avant d’être balancé le nez en sang à Nacka. Le cousin du pote, qui a été traîné et battu par les vigiles dans la petite pièce de la station de métro de Slussen (avec des annuaires téléphoniques sur les cuisses pour éviter les bleus).

N, le copain de papa, qui a été trouvé par une patrouille de police et enfermé dans une cellule de dégrisement parce qu’il bafouillait, et ce n’est que le lendemain que la police s’est rendu compte que quelque chose n’allait pas, et aux urgences on a découvert l’hémorragie cérébrale, et à l’enterrement sa petite amie a dit : « Si seulement ils m’avaient appelée, j’aurais pu leur dire qu’il ne buvait pas d’alcool ».

Avoir treize ans et demi et vivre dans une ville assiégée par un homme armé d’un fusil et d’un viseur laser, une personne qui abat onze hommes aux cheveux noirs en sept mois sans que la police n’intervienne. Et notre cerveau collectif commence à penser que ce sont toujours les musulmans qui en pâtissent le plus, toujours ceux qui portent des noms arabes qui ont le moins de pouvoir (et oublie complètement les moments où d’autres structures régnaient - comme lorsque le gamin de l’école que tout le monde appelait « le Juif » était enchaîné à une grille avec un cadenas dans l’ourlet du jean, et que tout le monde riait lorsqu’il essayait de se libérer, il riait aussi, il essayait de rire, est-ce que nous, on riait ?).



Avoir quatorze ans, sortir du McDo de Hornsgatan [artère principale du quartier de Södermalm où l'auteur a grandi, NdT] et se faire demander ses papiers par deux policiers. Avoir quinze ans et être assis devant un magasin Expert lorsqu’une patrouille de police s’arrête, deux policiers sortent, demandent les papiers, demandent ce qui se passe ce soir. Puis ils remontent dans la voiture.

Et pendant tout ce temps, une lutte intérieure. Une voix dit : ils n’ont pas le droit de nous condamner d’avance. Ils n’ont pas le droit de boucler la ville avec leurs uniformes. Ils n’ont pas le droit de nous mettre en danger dans nos propres quartiers.

Mais l’autre voix dit : « Et si c’était notre faute ? Nous avons probablement parlé trop fort. Nous portions des sweats à capuche et des baskets. Nous portions des jeans trop grands avec un nombre suspect de poches. Nous avons commis l’erreur d’avoir une couleur de cheveux propice à la criminalité. Nous aurions pu choisir moins de mélanine dans notre peau. Nous avions des noms de famille qui rappelaient à ce petit pays qu’il fait partie d’un monde plus vaste. Nous étions jeunes. Bien sûr, tout changerait en vieillissant.


Et notre corps collectif a grandi, Beatrice Ask. Nous avons cessé de traîner au centre de loisirs, nous avons remplacé le sweat à capuche par un manteau noir, la casquette par un foulard. Nous avons arrêté de jouer au basket-ball et commencé à étudier l’économie à l’École d’économie de Stockholm. Un jour, alors que nous étions devant la gare centrale de Stockholm, en train d’écrire une note dans un cahier d’étudiant (car même si nous étudiions l’économie, nous rêvions secrètement de devenir écrivains), quelqu’un est arrivé à notre droite, un homme large avec une oreillette : « Comment ça se passe ? » Il nous a demandé une pièce d’identité, puis nous a serré les bras dans une prise policière et nous a transportés jusqu’au panier à salade où nous devions apparemment attendre qu’il obtienne le feu vert disant que nous étions bien ceux que nous prétendions être.

Apparemment, nous correspondions à un signalement. Apparemment, nous ressemblions à quelqu’un d’autre. Pendant vingt minutes, nous sommes restés assis dans la voiture de police. Seuls. Mais pas vraiment seuls. Car des centaines de personnes passaient par là. Et ils nous regardaient d’un air qui murmurait : « Voilà. Un de plus. Encore un qui se comporte en pleine conformité avec nos préjugés ».

Et j’aurais aimé que vous soyez avec moi dans le panier à salade, Beatrice Ask. Mais vous ne l’étiez pas. J’étais assise là, seul. J’ai croisé le regard de tous les passants et j’ai essayé de leur faire comprendre que je n’étais pas coupable, que je m’étais simplement tenu à un endroit et que j’avais eu un certaine apparence. Mais il est difficile de plaider son innocence à l’arrière d’un car de police.

Et il est impossible de faire partie de la communauté lorsque le pouvoir présume constamment que l’on est un Autre.

Au bout de vingt minutes, on nous a laissé sortir du car de police, sans excuses ni explications. Au lieu de ça, on nous a dit : « Tu peux y aller maintenant ». Notre corps chargé d’adrénaline a quitté les lieux et notre cerveau s’est dit : « Je devrais écrire là-dessus ». Mais nos doigts savaient que cela n’arriverait pas. Parce que nos expériences, Beatrice Ask, ne sont rien comparées à ce qui arrive aux autres, notre corps a grandi intra muros, notre maman est suédoise, notre réalité est celle d’un cocon confortable comparée à ce qui arrive aux personnes vraiment sans pouvoir, sans ressources et sans papiers. Nous ne sommes pas menacés d’expulsion. Nous ne risquons pas d’être emprisonnés si nous revenons.

Sachant que d’autres vivent une situation bien pire, nous avons préféré le silence aux mots. Les années ont passé et, bien plus tard, Reva, le “programme d’application de la loi efficace et juridiquement sûr”, a été lancé. Des policiers ont commencé à fouiller les centres commerciaux et à se tenir devant les cliniques qui aidaient les sans-papiers, des familles avec des enfants nés en Suède ont été expulsées vers des pays que les enfants n’avaient jamais visités, des citoyens suédois ont été contraints de prouver leur appartenance avec leur passeport et une certaine ministre de la justice a expliqué qu’il ne s’agissait pas de profilage racial, mais d’“ expériences personnelles”. La routine du pouvoir. La pratique de la violence. Tout le monde ne faisait que son boulot. Les vigiles, les policiers, les douaniers, les politiciens, les gens.

Et là, vous m’interrompez et vous dites : « Mais c’est si difficile à comprendre ? Tout le monde doit obéir à la loi ». Et nous répondons : « Et si la loi est illégale ? »

Et vous dites : c’est une question de priorités et nous ne disposons pas de ressources infinies. Et nous répondons : « Comment se fait-il qu’il y ait toujours de l’argent quand il s’agit de persécuter les gueux, mais jamais d’argent quand il s’agit de les défendre ? »

Et vous dites : Mais comment combiner un large filet de sécurité sociale tout en accueillant tout le monde ? Et nous nous frottons les pieds sur le sol en nous raclant la gorge, parce qu’à vrai dire, nous n’avons pas de réponse parfaite à cette question. Mais nous savons qu’une personne ne peut jamais être illégale et qu’il faut faire quelque chose quand les uniformes répandent l’insécurité et que la loi se retourne contre sa propre population et vous voilà, Beatrice Ask, vous essayez de quitter notre corps, vous pensez, tout comme les lecteurs, que ça dure depuis trop longtemps, que ça n’est que de la répétition, que ça n’aboutit à rien, et vous avez raison, il n’y aura jamais de fin, il n’y a pas de solution, pas d’issue de secours, tout se répète, parce que les structures ne disparaîtront pas simplement parce que nous voterons la disparition de Reva, Reva est une extension logique de l’oppression constante de faible intensité, Reva vit dans notre incapacité à reformuler notre image nationale rigide et ce soir, dans la file d’attente d’un pub près de chez vous, les personnes non blanches s’écartent systématiquement pour ne pas être arrêtées par le portier et demain, dans la file d’attente pour un logement, ceux qui portent un nom étranger utilisent le nom de famille de leur partenaire pour ne pas être éliminés et tout à l’heure, dans une demande d’emploi, une Suédoise tout à fait ordinaire a écrit «NÉE ET ÉLEVÉE EN SUÈDE » en lettres capitales, juste parce qu’elle sait ce qui va se passer sinon. Tout le monde sait ce qui se va se passer sinon. Mais personne ne fait rien. Au lieu de cela, nous nous concentrons sur la localisation des personnes qui ont fui ici à la recherche de la sécurité que nous sommes si fiers d’offrir à (certains de) nos citoyens. Et j’écris « nous », parce que nous faisons partie de ce tout, de ce corps social, de ce « nous ».

Vous pouvez y aller maintenant.

En décembre 2008, la fermeture d’un centre islamique abritant une mosquée dans le ghetto de Rosengård à Malmö et l'intervention de la police pour déloger les jeunes occupant le local déclenchent les premières émeutes urbaines du siècle en Suède, rappelant celles de 2005 en France. Un policier ayant qualifié les jeunes émeutiers de “putains de singes” (apejävlar), des manifestants brandirent quelque temps plus tard cette banderole disant : “Merci pour la dernière fois [formule rituelle pour remercier quelqu’un d’une invitation], putains de porcs” [tout suédophone voyant la parole “grisajävlar” pense immédiatement à la rime enfantine née vers 1900, « Polis, polis, potatisgris” [Police, police, cochons a patates”] [NdT]

Nous n’avons pas besoin d’un Reva 2.0 

Valdemar Möller, Syre, 8/8/2023

Cela fait dix ans que le projet Reva n’a plus fait l’objet d’une attention particulière de la part des médias. Pourtant, ce projet - qui signifie Rättssäkert och effektivt verkställighetsarbete [“programme d’application de la loi efficace et juridiquement sûr”] et qui est le fruit d’une collaboration entre la police, l’Agence suédoise des migrations et le Service des prisons - a débuté dès 2009 et s’est poursuivi jusqu’en 2014. L’objectif de l’ensemble du projet était d’expulser davantage de personnes qui n’avaient pas l’autorisation de rester en Suède. Dans le même temps, la police a commencé à effectuer de plus en plus de contrôles d’identité en ville, et de nombreuses personnes ont estimé qu’elle utilisait le profilage racial pour sélectionner les personnes à contrôler.

À l’époque, en 2013, le climat social était différent. Bien que les Démocrates de Suède [SD] eussent fait leur entrée au Riksdag [parlement], l’opinion publique était fortement favorable à l’augmentation de l’accueil des réfugiés. L’année précédente, le Parti du centre avait produit un nouveau programme d’idées proposant que la Suède finisse par avoir une immigration libre, et l’année suivante, Fredrik Reinfeldt devait prononcer un discours très médiatisé dans lequel il appelait les Suédois à « ouvrir leurs cœurs ». La critique de REVA, si je me souviens bien, ne portait pas seulement sur le profilage racial par la police (ce qui était déjà assez grave), mais aussi sur la chasse aux sans-papiers. 

Aujourd’hui, comme nous le savons, nous avons un gouvernement qui s’appuie sur le soutien des SD et dont l’objectif global semble être de permettre au moins de personnes possible d’entrer en Suède. Il n’est donc pas surprenant que le gouvernement propose aujourd’hui d’augmenter à nouveau le nombre de « contrôles aux frontières intérieures » et qu’il ait également donné à la police des pouvoirs accrus pour procéder à des fouilles corporelles. Il n’est pas non plus surprenant qu’Alice Teodorescu Måwe soit en faveur d’un « Reva 2.0 ».

Dans le même éditorial, elle affirme que le profilage racial n’a rien à voir avec le projet Reva lui-même. Ce n’est pas tout à fait vrai. Il est vrai que Reva consistait essentiellement à ce que les différentes autorités revoient leur travail en matière d’administration, de documentation, etc. afin de devenir « plus efficaces ». La possibilité d’effectuer des contrôles à l’intérieur des frontières existait également depuis l’adhésion de la Suède à l’espace Schengen, mais n’avait pas été utilisée dans une large mesure. Toutefois, grâce au programme Reva, la police des frontières a réussi à libérer des ressources et à gagner du temps pour effectuer des contrôles d’identité. Ces contrôles ont également permis d’arrêter et d’expulser un plus grand nombre de sans-papiers.

Jusqu’à présent, le gouvernement ne souhaite intensifier que les contrôles aux « frontières intérieures », mais ce n’est probablement qu’une question de temps avant que la police ne soit à nouveau chargée d’effectuer davantage de contrôles d’identité en ville (dans le cadre de l’accord de Tidö , il y a également un nouveau recensement, qui pourrait également être un instrument permettant d’appréhender davantage de sans-papiers). Cette fois, le prétexte est la menace accrue pour la sécurité de la Suède. Il est vrai que les autodafés de corans ont fait voir rouge la Suède dans de nombreux pays musulmans, ce qui pourrait augmenter le risque de nouvelles attaques terroristes. Mais il ne faut pas oublier que très peu de personnes sont à la fois désireuses et capables de commettre ce type d’attentat. Cependant, il existe un risque important que de nombreuses personnes qui cherchent simplement à se mettre en sécurité en Suède en pâtissent. En partie sous la forme de fouilles corporelles humiliantes, mais aussi parce qu’un plus grand nombre de personnes pourraient être arrêtées et expulsées pour des motifs arbitraires.

Alice Teodorescu Måwe a toutefois raison lorsqu’elle affirme que les modifications apportées à la loi sur l’ordre public sont également un moyen de restreindre la liberté d’expression. Si les amendements sont faits avec l’ambition déclarée de rejeter des manifestations qui étaient auparavant considérées comme autorisées et sous la pression d’autres pays, cela ne peut être considéré que comme une restriction de la liberté d’expression.

Il est bon que Mme Teodorescu Måwe défende la liberté d’expression, on ne peut que souhaiter qu’elle se préoccupe autant de la protection des droits des migrants.

NdT
1. Beatrice Ask (Sveg, 1956), est membre du Parti du rassemblement modéré (Moderata samlingspartiet), parti traditionnel de la droite suédoise, membre du Parti populaire européen, communément appelé Les Modérés (Moderaterna). Elle a été ministre des Écoles dans le gouvernement de Carl Bildt de 1991 à 1994, puis ministre de la Justice dans le gouvernement Reinfeldt entre 2006 et 2014.
 2. P1 Morgon : Émission matinale du premier des 4 canaux de la radio suédoise
3. Original suédois : gredelin (lavande), du français gridelin (gris-de-lin)
 4.  Arlanda : Principal aéroport de Stockholm
5. Mega Skivakademin, puis Megastore : Principal magasin de musique du centre-ville de Stockholm, aujourd’hui disparu
6. Accord de Tidö : accord de constitution d’un bloc gouvernemental entre les modérés, les libéraux, les chrétiens-démocrates et les démocrates de Suède, conclu en octobre 2022.

02/08/2024

GORDON F. SANDER
Suède : prêts pour la guerre

Gordon F. Sander, The New York Review, 18/7/2024
 Traduit par
Fausto Giudice, Tlaxcala 

Gordon F. Sander est un journaliste, photographe et historien usaméricain d’origine néerlandaise vivant à Riga qui écrit sur l’Europe du Nord et de l’Est. Il est l’auteur de huit livres, dont The Frank Family That Survived, Latvia Rising : A Personal Portrait, et The Finnish Factor, qui sera publié l’année prochaine. (août 2024)

L’invasion russe de l’Ukraine a tellement alarmé les Suédois qu’ils ont tourné le dos à deux siècles de neutralité et rejoint l’OTAN, provoquant un profond changement dans l’identité du pays.


Des conscrits suédois s’entraînent sur l’île suédoise de Gotland, en mars 2024. Photo Tom Little/Reuters

« Ne dites jamais que les Suédois n’ont pas de religion », écrivais-je en 1996 après avoir passé l’été précédent dans un appartement surplombant l’archipel cristallin de Stockholm. « C’est un mythe ». Ce qu’ils ont, c’est

sommaren : cette saison douce, intense, mais poignante et courte, de la mi-juin à la mi-août, au cours de laquelle les neuf millions de Suédois ferment boutique et se rendent dans l’arrière-pays, ou dans l’une des myriades d’îles ou d’archipels qui entourent cette étroite masse continentale de la mer Baltique, pour savourer les longues journées bleues et les brèves "nuits blanches" dans leurs chalets de vacances rustiques.

En juillet dernier, lorsque j’ai pris possession de ma chambre dans l’ hôtel adjacent au palais royal suédois de Stockholm, qui compte six cents pièces, j’ai découvert que les signes distinctifs et les principes de cette religion étaient toujours en place. Alors que je regardais les vieux ferries s’éloigner du quai, j’avais l’impression d’être à l’été 1995 ou même 1953, lorsqu’Un été avec Monika, le premier film d’Ingmar Bergman, qui raconte une histoire d’amour torride et vouée à l’échec dans l’archipel de Stockholm, était projeté dans les salles de cinéma.

Mon sentiment de déjà-vu a persisté lorsque j’ai allumé la télévision et que j’ai été accueillie par les accents familiers de “Stockholm dans mon coeur”, la chanson thème de Allsång på Skansen, le concert de chant organisé chaque été à Skansen, un musée en plein air situé sur l’île de Djurgården, à Stockholm. Le roi Carl XVI Gustaf, qui a fêté sa cinquantième année sur le trône en septembre dernier, était lui aussi présent à Skansen, aux côtés de la reine Silvia, avec un grand sourire, tandis qu’un rappeur suédois se déchaînait. Et lorsque j’ai essayé de parler à des représentants du gouvernement, j’ai constaté qu’ils étaient presque tous partis dans l’archipel, comme leurs prédécesseurs l’avaient fait il y a trente ans. Pourtant, 2023 a peut-être été le dernier sommar de la Suède au sens classique du terme, le dernier été où les Suédois ont pu se perdre dans l’archipel, au sens propre comme au sens figuré, et oublier le reste du monde, parce que maintenant le monde est vraiment avec eux.

Pendant mon séjour à Stockholm, j’ai rencontré le ministre suédois de la défense, Pål Jonson, qui appartient au parti modéré, le plus grand membre de la coalition de centre-droit bancale - qui comprend également les libéraux et les démocrates-chrétiens - qui a pris ses fonctions après les élections de septembre 2022. La semaine précédente, Recep Tayyip Erdoğan, le versatile président turc, avait abandonné son objection de longue date à l’entrée de la Suède dans l’OTAN, estimant que Stockholm n’avait pas pris de mesures suffisamment agressives contre les “terroristes” kurdes présumés vivant en Suède. En mars 2023, à la suite d’un vote massif du Riksdag, le parlement suédois, Stockholm a officiellement présenté sa demande d’adhésion à l’alliance défensive, le même jour que la Finlande voisine, son plus proche allié. Puis Erdoğan a tergiversé. Et encore tergiversé.

La décision de la Suède de se défaire de son statut de neutralité vieux de deux siècles - ce qu’elle faisait progressivement depuis le milieu des années 1990, lorsqu’elle a rejoint l’UE et le programme associé de l’OTAN, le Partenariat pour la paix - a nécessité un saut psychologique encore plus grand que celui de la Finlande. Pour Helsinki, la neutralité n’a jamais été qu’un expédient imposé après sa défaite face à l’Union soviétique pendant la Seconde Guerre mondiale. Les Finlandais belliqueux, qui ont combattu les forces soviétiques ou soutenues par les Soviétiques à trois reprises au cours du siècle dernier, n’ont jamais été neutres dans l’âme. Les Suédois le sont pour la plupart - ou du moins l’étaient avant l’invasion russe de l’Ukraine en 2022. La dernière fois que la Suède s’est engagée dans une guerre majeure, c’était en 1809, lorsqu’elle a perdu la guerre de Finlande contre la Russie. Depuis lors, elle a toujours respecté son statut de neutralité, y compris pendant la Seconde Guerre mondiale, ce qui heurte encore la conscience de nombreux Suédois.

Bien que les forces armées suédoises modernes aient participé à des opérations internationales de maintien de la paix, l’idée que le pays abandonne sa chère neutralité et rejoigne pleinement l’Occident était impensable jusqu’à récemment. William Shirer l’a exprimé succinctement dans The Challenge of Scandinavia (1955) : « Il n’y a aucune chance, à moins d’une avancée russe en Finlande ou d’un acte tout aussi provocateur, que la Suède, dans l’avenir immédiat du moins, se rallie à l’Occident ».

Si la Suède a toujours été occidentale sur le plan culturel et philosophique – « Plus d’une personne nous a qualifiés de pays le plus américanisé d’Europe », a déclaré Fredrik Logevall, un historien suédo-américain qui enseigne à Harvard -, les Suédois se considéraient comme étant dans une zone politico-militaire qui leur était propre et qu’ils pouvaient défendre seuls en cas de besoin. Ils disposaient également d’une armée redoutable et d’une industrie de l’armement redoutable pour étayer cette prétention. Certes, comme me l’a rappelé Oscar Jonsson, chercheur à l’Université de défense suédoise,

la neutralité suédoise a toujours été une sorte de façade. Il ne faut pas oublier qu’en 1966, la Suède a renoncé à son programme d’armement nucléaire presque complet lorsque Karl Frithiofsson, secrétaire d’État à la défense, a déclaré que la Suède était protégée par les armes nucléaires américaines si elle était attaquée. De même, la Suède a secrètement agrandi ses aérodromes pour accueillir les avions de l’OTAN, bien que rien n’ait été dit publiquement.

Néanmoins, si la neutralité était une façade, la plupart des Suédois y croyaient ardemment avant la guerre en Ukraine. L’armée suédoise, cependant, était depuis longtemps favorable à l’adhésion à l’OTAN et « a commencé à considérer la Russie comme une menace militaire en 2008 après l’incursion du Kremlin en Géorgie », selon le lieutenant-général Carl-Johan Edström, chef des opérations conjointes des Forces armées suédoises. En 2013, un exercice aérien russe au cours duquel des avions de guerre ont simulé une attaque sur Gotland, la grande île suédoise stratégiquement vitale située à cheval sur les abords de la Baltique, a encore plus choqué les Forces armées suédoises. « C’était le point le plus bas de notre préparation au combat », m’a dit le lieutenant-général Michael Claesson, chef d’état-major des Forces armées suédoises, lors de ma dernière visite au siège tentaculaire de l’armée suédoise en mars dernier.

Cependant, ce n’est que le 24 février 2022 que la Suède a pris conscience de la possibilité d’une attaque russe sur son territoire et que l’opinion publique a basculé en faveur de l’adhésion à l’OTAN. Même à ce moment-là, le parti social-démocrate, qui a été au pouvoir pendant la majeure partie du siècle dernier et pour lequel le non-alignement était un article de foi, s’est opposé à l’adhésion. Le ministre de la défense Pål Jonson m’a déclaré l’été dernier : « Il y a des atlantistes purs et durs comme moi qui ont travaillé pour cela » - l’adhésion à l’OTAN – « toute leur vie ». L’adhésion imminente de la Suède, ainsi que celle de la Finlande, était, selon lui, la

la mère de toutes les conséquences involontaires pour la pensée stratégique de la Russie. Si la Russie avait un objectif concernant la Finlande et la Suède lorsqu’elle a envahi l’Ukraine, c’était de nous tenir à l’écart de l’OTAN. Aujourd’hui, c’est exactement le contraire qui s’est produit, avec une frontière plus longue de 1 300 kilomètres avec l’Alliance.

Jonson, analyste militaire de carrière, s’est montré optimiste quant à l’apport de la Suède à l’OTAN :

La Suède peut assurer la sécurité de l’alliance grâce à ses moyens et capacités militaires. Nous avons une grande expérience des opérations en mer Baltique avec les sous-marins et les corvettes de la classe Visby. L’armée peut opérer dans des environnements difficiles grâce à ses prouesses dans les régions subarctiques. La Suède dispose d’une défense aérienne solide, avec près d’une centaine d’avions de chasse Gripen et des systèmes Patriot. Et quel autre pays de 10 millions d’habitants dans le monde a la capacité de concevoir et de produire ses propres avions de chasse et sous-marins ?

02/05/2024

Suède : l’activisme étudiant est une démarche porteuse d’espoir

Tribune, Sydsvenskan, 22/4/2024
Traduit par Fausto Giudice, Tlaxcala

Les représentants du gouvernement suédois qualifient les protestataires d’antidémocratiques, d’incivilisés et de destructeurs. C’est un geste que de nombreux historiens et politologues reconnaissent comme une étape dans l’évolution vers le fascisme, écrivent cinquante enseignant·es et chercheur·ses de l’université de Lund.

Lorsque le Premier ministre Ulf Kristersson a récemment visité le Studentafton [Soirée étudiante, un forum de débat géré par des étudiants et universitaires, NdT] à Lund, les étudiants se sont levés en signe de protestation, écrivent les auteurs. Photo : Johan Nilsson/TT

 

« Quand Kristersson veut soutenir le génocide de Netanyahou, nous descendons dans la rue - ce ne sont pas nos mots ». Cette phrase a résonné entre les maisons lors des manifestations organisées en Scanie et dans le reste de la Suède au cours des derniers mois. Elle exprime la nécessité de protester contre le soutien du gouvernement suédois à la vision politique d’un premier ministre d’extrême droite qui, selon nous, consiste à expulser un peuple.

 

Jour après jour depuis six mois, les images de corps mutilés, de cadavres, de corps humiliés, de villes bombardées, d’hommes, de femmes et d’enfants terrifiés et affamés sont diffusées dans les médias. Que faut-il faire ? Quelle est l’attitude à adopter lorsque le gouvernement soutient ce que nous considérons comme un génocide en cours ?

 

Lors de la récente visite de M. Kristersson au Studentafton de Lund, les étudiants se sont levés en signe de protestation. Le présentateur a crié : « 33 000 personnes ont été assassinées à Gaza. 13 000 enfants ont été tués dans le génocide israélien, que toi, Ulf Kristersson, et ton gouvernement avez soutenu jusqu’au bout. Vous avez aidé Israël à affamer la population de Gaza. Vous êtes complices d’un génocide. 33 000 vies sur vos consciences ».

 

En réponse, M. Kristersson a exprimé son point de vue sur la manière de mener un dialogue démocratique. Nous ne devrions pas nous interrompre les uns les autres, a-t-il expliqué. Nous ne devrions pas avoir un « parlement de la rue ». Rasmus Törnblom, chef de file local du parti modéré à Lund, a déclaré que « l’on devrait s’interroger sur les opinions démocratiques de ceux qui choisissent de saboter la liberté d’expression et le dialogue démocratique de cette manière ». 


Ebba Busch en tenue de combat (un T-shirt de l’armée israélienne)

Lorsqu’Ebba Busch [présidente des Chrétiens-démocrates, vice-Première ministre et ministre de l’Industrie, des Entreprises et de l’Énergie, NdT]  a pris la parole à Göteborg le 10 avril, le public a crié « Du sang, du sang, du sang sur tes mains » pour protester contre le soutien du gouvernement à Israël. La réponse d’Ebba Busch était également axée sur la destruction : « Nous constatons qu’il y a encore quelques personnes qui ne veulent pas parler, qui ne veulent pas exiger des responsabilités, mais qui veulent simplement détruire ».

 

Les représentants du gouvernement qualifient les manifestants d’antidémocratiques, d’incivilisés et de destructeurs. C’est une démarche que de nombreux historiens et politologues reconnaissent comme un pas vers le fascisme. Ce n’est que récemment que le mouvement suédois de soutien à la Palestine a commencé à utiliser la tactique consistant à interrompre les discours publics des politicien·nes Auparavant, il avait lancé des pétitions, rédigé des articles et organisé des manifestations, des discussions et des débats. Le gouvernement a persisté dans sa position. Il faut donc trouver d’autres moyens de protester.

 

Lorsque les politicien·nes prétendent avoir des « conversations » avec les citoyen·nes, il est important d’analyser le rapport de forces. Il n’est pas possible de comparer la tribune dont disposent les politicien·nes pour s’exprimer avec les possibilités qu’ont les étudiant·es de se faire entendre. Les politicien·nes qui décrivent la relation comme égale font preuve soit d’une naïveté effrayante soit d’une tromperie délibérée. Les écoliers suédois apprennent que la désobéissance civile renforce la démocratie. C’est un écran de fumée que de qualifier d’antidémocratique le type d’engagement dont font preuve les étudiants.

 

L’ordre social que le gouvernement veut créer menace la démocratie au lieu de la nourrir. Les philosophes politiques, dans différents contextes historiques, ont depuis longtemps mis en garde contre ce phénomène. La démocratie suédoise, tant appréciée, est devenue une tradition stagnante plutôt que le processus dynamique qu’elle devrait être, un processus qui exige un engagement constant et une adaptation au présent.

 

L’attitude dominante consiste à considérer la démocratie comme un système automatique et éternel où la participation des citoyens se limite aux droits et devoirs politiques fondamentaux, tels que le vote et l’obéissance aux lois. Dans le même temps, les décisions gouvernementales sont influencées par les entreprises, l’inégalité des revenus s’accroît, les systèmes de protection sociale se détériorent et la classe moyenne semble indifférente.

 

L’un des principaux enjeux de l’éducation, et en particulier de l’enseignement universitaire, est de préparer les étudiant·es à devenir des citoyen·nes actif·ves dans une démocratie. Cela signifie que les universités du pays doivent enseigner des perspectives et des valeurs différentes et encourager les étudiants à imaginer et lutter pour un avenir plus équitable et plus juste. Pour les étudiants impliqués dans des mouvements sociaux, l’engagement politique peut servir de forme d’éducation informelle, importante pour contrer les politiques sociales néolibérales axées sur le marché.

 

Une éducation centrée sur la participation démocratique est nécessaire pour préparer les étudiant·es à faire face aux défis contemporains. Dans les universités suédoises, des étudiant·es ont été empêché·es de manifester – à diverses occasions - et de montrer leur solidarité avec la Palestine de diverses manières. Cette situation est préoccupante alors que c’est précisément l’action politique qui brille par son absence, à tous les niveaux de la société.

 

L’activisme, la mobilisation et la résistance des étudiants témoignent d’une aspiration pleine d’espoir à une forme plus profonde de démocratie. Les gens peuvent apprendre des pratiques démocratiques importantes, telles que la communication, la coopération, le dialogue, la recherche, l’empathie, la solidarité, la transparence et l’action collective. En luttant collectivement contre l’injustice et en créant les conditions de la prospérité, les habitudes nécessaires à la survie d’une démocratie peuvent se former.

 

Nous tenons à remercier tou·tes les étudiant·e qui s’engagent dans des questions complexes et controversées et qui défendent les conclusions qu’ils en tirent. Leur travail, leurs paroles et leur courage ont un impact dans le monde, dans les rues comme dans les salons. On ne saurait trop insister sur l’importance de cet aspect.

 Signataires

1.    Emma Eleonorasdotter, docteure en ethnologie
2.    Dalia Abdelhady, professeure associée et maître de conférences en sociologie
3.    David Bowling, doctorant en histoire des idées et des doctrines
4.    Karin Zackari, doctorante en études des droits humains
5.    Victor Pressfeldt, doctorant en histoire
6.    Shirley Chan, doctorante en bibliothéconomie et sciences de l’information
7.    Camila Borges, doctorante en bibliothéconomie et sciences de l’information
8.    Nina Gren, maîtresse de conférences en anthropologie sociale
9.    Norma Montessino, professeure associée et maîtresse de conférences en travail social
10.    Oliver Scharbrodt, professeur d’islamologie
11.    Lina Eklund, docteure en géographie physique
12.    Bruno Hamnell, docteur en histoire des idées et des sciences
13.    Rola El-Husseini, maîtresse de conférences en sciences politiques
14.    Anton Öhman, doctorant en histoire
15.    Falastin Salami, docteur en médecine
16.    Vasna Ramasar, maîtresse de conférences en géographie humaine
17.    Billy Jones, doctorant en ethnologie
18.    Diana Mulinari, professeure émérite d’études de genre
19.    Hanna Chahin, médecin et doctorante en oncologie pédiatrique moléculaire
20.    Phil Dodds, chercheur en musicologie
21.    Muriel Côte, maîtresse de conférences en géographie humaine
22.    Maria Andrea Nardi, maîtresse de conférences en géographie humaine et en géographie économique
23.    Carin Graminius, maîtresse de conférences en bibliothéconomie et sciences de l’information
24.    Jennifer Hinton, doctorante en économie durable
25.    Simon Halberg, doctorant en ethnologie
26.    Signe Leth Gammelgaard, doctorante en études littéraires
27.    Daisy Charlesworth, doctorante en géographie humaine
28.    Karin Jedeberg, doctorante en histoire
29.    Emma Shachat, doctorante en histoire de l’art
30.    Melissa García-Lamarca, maîtresse de conférences en sciences du développement durable
31.    Cecilia Andersson, maîtresse de conférences en bibliothéconomie et sciences de l’information
32.    Barbara Magahães Teixeira, doctorante en sciences politiques
33.    Aaron James Goldman, chercheur en philosophie de la religion
34.    Thomas Olsson, professeur assistant en musicologie
35.    Juan Samper, doctorant en sciences du développement durable
36.    Anna Pardo, psychologue et professeure adjointe de psychologie
37.    Josefine Löndorf Sarkez-Knudsen, doctorante en ethnologie
38.    Cansu Bostan, chercheuse en sociologie du droit
39.    Alexandra Nikoleris, doctorante en systèmes environnementaux et énergétiques
40.    Caroline Karlsson, doctorante en sciences politiques
41.    Alma Aspeborg, doctorante en ethnologie
42.    Andreas Malm, maître de conférences en écologie humaine
43.    Kristin Linderoth, chercheuse en histoire
44.    Mikael Mery Karlsson, doctorant en études de genre
45.    Maja Sager, maîtresse de conférences en études de genre
46.    Anna Lundberg, professeure de sociologie du droit
47.    Hebatalla Taha, maîtresse de conférences en sciences politiques
48.    Cristina Gratorp, doctorante en systèmes environnementaux et énergétiques
49.    Pinar Dinç, maîtresse de conférences en sciences politiques
50.    Neserin Ali, docteure en médecine