Dans son livre « Un historien à Gaza », paru le 28 mai aux Arènes (224 pages, 19 euros), Jean-Pierre Filiu évoque son voyage de trente-deux jours, du 19 décembre 2024 au 21 janvier 2025, au sein du territoire palestinien. Un témoignage rare, dont « Le Monde » publie des extraits en avant-première.
[« Rien ne me préparait à ce que j’ai vu et vécu à Gaza. Rien de rien. De rien. » Ainsi débute l’ouvrage de l’historien Jean-Pierre Filiu, récit des semaines passées dans la bande de Gaza au sein d’une équipe de Médecins sans frontières, en partie cantonnée à la « zone humanitaire » dans le centre et le sud de l’enclave, entre décembre 2024 et janvier 2025. Ce spécialiste du Proche-Orient se rend régulièrement à Gaza depuis les années 1980. En complément de son témoignage direct des ravages et des souffrances causés par la guerre déclenchée après l’attaque du Hamas le 7 octobre 2023, il propose une mise en perspective historique du conflit entre Israël et ce territoire occupé ou sous blocus depuis sa conquête en 1967. Un récit d’autant plus nécessaire que les autorités israéliennes interdisent à la presse étrangère l’accès à l’enclave. Qu’il s’achève sur les images de liesse lors de la trêve déclarée le 19 janvier rend plus déchirants les espoirs de paix, rompus par le blocus humanitaire décidé par l’Etat hébreu le 2 mars et la reprise des bombardements israéliens le 18 mars.]
Le choc
Redécouvrir Gaza dans la nuit de la guerre est déjà troublant. Mais ce sont des zones ravagées qui émergent de l’ombre à mesure de l’avancée du convoi [des humanitaires, coordonné avec l’armée israélienne]. Un paysage dantesque dont seuls se distinguent des éclats vite engloutis par l’épaisse noirceur. Une litanie de ruines plus ou moins amassées, plus ou moins effondrées qui défilent sans trêve jusqu’à acquérir la consistance d’une séquence continue d’épouvante. Ici c’est un pylône abattu aux branches tordues, là c’est une maison éventrée, plus loin un immeuble écroulé. Le convoi progresse à l’allure la plus vive que lui permet la chaussée défoncée. (…) Les radios crépitent de Jeep à Jeep des messages rassurants. Jusqu’ici tout va bien, relaient-ils en écho. L’invisible ligne de front a été franchie, affirment-ils. La zone d’attaque des pillards [qui s’en prennent régulièrement aux convois d’aide] est elle aussi bientôt dépassée, constatent-ils, sans masquer leur soulagement.
Il est près de minuit quand j’entends des témoignages poignants de la tragédie en cours à Beit Lahya, tout au nord de l’enclave, pratiquement coupée du monde depuis le début du mois d’octobre 2024. L’expression de nettoyage ethnique ne semble pas excessive pour qualifier l’expulsion méthodique de la population, la destruction tout aussi méthodique des bâtiments et le ciblage des derniers lieux de vie organisés que sont les hôpitaux. Je suis à peine de retour dans la bande de Gaza que me submerge déjà la tragédie de ce territoire assiégé.
Le ciel est couvert le lendemain matin, avec des averses intermittentes, tandis que je repars vers Khan Younès, cette fois par la route côtière. De part et d’autre, les tentes se succèdent sur des kilomètres, certains déplacés ayant planté leurs abris de fortune sur la plage, bravant les bourrasques et les rouleaux. Des enseignes surnagent, annonçant un salon de coiffure, une cafétéria ou une boutique aux noms d’autant plus alléchants qu’ils ne masquent que le manque. (…)
Dès le premier contact, les souvenirs de tant d’épreuves endurées débordent, dominés par l’invocation du foyer perdu, là-bas, ailleurs, dans les zones de combat et d’occupation, au nord, au centre, au sud, jusqu’à se retrouver parqués dans ce qui n’était auparavant qu’un immense terrain vague. On me raconte les morts, les disparus, les dépouilles toujours ensevelies sous les décombres, les fuites affolées, la peur au ventre, en serrant contre soi les enfants, les déplacements une fois, deux fois, dix fois, la douleur et la perte, le deuil et l’horreur. J’avais compris depuis longtemps que la Gaza que j’avais connue et arpentée n’existait plus. Maintenant je le sais. Et il me reste un mois pour appréhender une réalité aussi poignante.
En cette fin de 2024, les évaluations par l’ONU de la catastrophe humanitaire donnent le tournis : 87 % des bâtiments d’habitation (soit 411 000) ont été détruits totalement (141 000), sévèrement ou partiellement (270 000). Plus de 80 % des commerces et deux tiers du réseau routier sont hors d’usage. 1,9 million de femmes, d’hommes et d’enfants ont dû fuir d’une à dix fois, une enquête menée auprès des 800 employés locaux de MSF livrant une moyenne de cinq déplacements consécutifs.
Mais, derrière les données patiemment collectées par les organisations humanitaires, il y a la réalité des décharges à ciel ouvert où grouillent des enfants nu-pieds. Il y a les tentes de plastique qui vacillent sous le vent et la pluie, avec un simple balai pour soutenir l’ersatz de plafond et écluser les fuites à répétition. Il y a les trous creusés dans le sable en guise de sanitaires, avec une sommaire cloison de bâches pour préserver une illusion d’intimité. Il y a les puits domestiques forés à l’arrache au coin de la tente. Il y a la puanteur des cloaques de boue stagnante que l’humidité persistante interdit d’assécher.
[Le jour de Noël,] je pénètre dans Khan Younès en passant entre l’hôpital de campagne jordanien et un cimetière ouvert à tout vent. (…) Encore un virage, et un panorama s’offre à moi de ce qui fut Khan Younès. Et là, je chavire à la recherche de repères aujourd’hui pulvérisés, vacillant entre les cratères béants et les amoncellements de décombres. J’ai beau avoir fréquenté par le passé quelques théâtres de guerre, de l’Ukraine à l’Afghanistan, en passant par la Syrie, l’Irak et la Somalie, je n’ai jamais, au grand jamais, rien expérimenté de similaire. (…) Et je comprends mieux pourquoi Israël interdit à la presse internationale l’accès à une scène aussi bouleversante.
Alors je préfère me raccrocher aux éclats de vie qui surnagent d’un tel naufrage. Des fillettes, cartable au dos, surgissent du fond d’une venelle, où elles restent scolarisées dans un établissement soutenu par le sultanat d’Oman. Un rescapé, la tente fichée au milieu des gravats, préserve la décence de son abri en vidant un seau de déchets sur le seuil de sa « porte ». Une famille a trouvé refuge à l’étage d’un immeuble défiguré, avec son linge qui sèche sur un balcon branlant. Des tentes jettent des taches de couleur verte, bleue et rouge dans cet environnement de cendre. (…) Et si l’hôpital Dar Essalam, la « maison de la paix », se dresse encore de toute sa hauteur, il ne subsiste de lui qu’une carcasse vide et ravagée, calcinée de l’intérieur. Ci-gît la ville de Khan Younès en ce jour de Noël.
La survie
[Après de fortes pluies,] il faut ferrailler sur tous les fronts, rafistoler les toiles des tentes, combler les fuites généralisées, réparer les poteaux sur lesquels reposent les fragiles demeures. Les hommes taisent leur fatigue et leur peine, mais une vénérable grand-mère, grelottant dans un châle usé, prend le ciel à témoin qu’elle n’a « jamais eu aussi froid, jamais eu aussi faim ». Une femme, trempée de la tête aux pieds, pleure sur ses matelas gorgés d’eau et jure qu’elle est prête à ne plus rien manger : « Nous ne voulons plus de nourriture, nous voulons juste être au sec. » (…)
Pendant que l’eau du ciel dévaste à l’aveugle, il faut quand même recueillir l’eau potable de la consommation quotidienne. On se presse autour des points de distribution, avec des jerricans de 5, 10 et 25 litres, en plastique transparent, jaune ou bleu. Certains apportent des cuvettes ouvertes, des bidons de tôle et des récipients en tous genres, quitte à renverser un peu du précieux liquide, sous les sarcasmes de l’assistance. (…)
Une telle désolation en ferait oublier que Gaza a été durant des millénaires une oasis réputée pour la richesse de sa végétation et la douceur de son climat. (…) C’est l’occupation de 1967 qui fait basculer les ressources hydrauliques de Gaza sous la coupe d’Israël, avec d’abord l’implantation de Mekorot, la compagnie nationale des eaux de l’Etat hébreu, puis le détournement vers les colonies de peuplement. Celles-ci ont beau n’accueillir que quelques milliers de colons plutôt radicaux, elles accaparent un quart des terres de l’enclave et une allocation disproportionnée de l’eau.
La politique de la terre brûlée qui marque le retrait unilatéral de 2005 interdit à la population de Gaza de profiter des infrastructures établies au profit des colons. L’armée israélienne veille à maintenir l’ensemble du territoire sous son étroite dépendance, un étau qui se resserre en 2007 après la prise de contrôle par le Hamas et l’instauration d’un blocus rigoureux. (…)
A la veille du conflit en cours, l’allocation quotidienne en eau dans la bande de Gaza est d’environ 80 litres par personne, trois fois moins qu’en Israël. Elle a chuté, en ces derniers jours de 2024, à 9 litres par personne et par jour, dont seulement 2 litres d’eau potable.
Le Hamas
[Yahya] Sinouar [tué par l’armée israélienne le 16 octobre 2024, à Rafah] est le premier chef du Hamas à concentrer entre ses mains la direction à la fois politique et militaire du mouvement. Il entérine, en mai 2017, un programme qui envisage un Etat palestinien sur les seuls territoires occupés par Israël un demi-siècle plus tôt. Sinouar continue de refuser toute négociation avec Israël, se bornant à ne pas interdire à [Mahmoud] Abbas [le président de l’Autorité palestinienne (AP)] de mener de tels pourparlers et à en accepter par avance les conclusions. La clause est de pur style, [Benyamin] Nétanyahou [le premier ministre israélien] ayant depuis longtemps réduit les échanges avec l’AP à la simple « coopération sécuritaire », avant tout contre le Hamas.
Sinouar est bien conscient de la rancœur que suscitent, chez les habitants de Gaza, l’arbitraire, la brutalité et le népotisme du Hamas. Il n’en est que plus inquiet du calendrier électoral que des formations indépendantes du Fatah comme du Hamas ont réussi à leur imposer. Un scrutin législatif, en mai 2021, est censé être suivi, deux mois plus tard, par une élection présidentielle à laquelle le Hamas ne présentera pas de candidat. Mais Abbas suspend l’ensemble du processus en avril 2021. Les Etats-Unis et l’Union européenne, plutôt que de s’insurger contre ce déni de démocratie, sont soulagés d’avoir évité une éventuelle victoire islamiste en Cisjordanie. Peu leur importe à l’évidence que la population de Gaza soit alors prête à renverser dans les urnes le gouvernement du Hamas. C’est que le monde entier s’est accoutumé à ne considérer la bande de Gaza qu’au prisme du blocus, quitte à l’aménager de manière plus ou moins « humanitaire ». (…)
[Fin 2024, le gouvernement israélien] reste tiraillé entre des militaires qui estiment avoir depuis longtemps atteint leurs objectifs et des suprémacistes qui prônent à cor et à cri la recolonisation de l’enclave, un scénario de cauchemar pour l’état-major israélien.
Vue de Gaza en ce 2 janvier 2025, une telle impasse ne peut que faire le jeu du Hamas. Les ravages infligés à la bande de Gaza ont littéralement décimé la classe moyenne, ainsi que les milieux intellectuels, artistiques et universitaires qui, je peux en témoigner sur la durée, nourrissaient une distance critique, voire une contestation multiforme de la domination du Hamas. L’alternative de la société civile à la mainmise islamiste a tout bonnement sombré dans la mer des camps de tentes. La survie au jour le jour a renforcé la dépendance des foyers envers leur clan de rattachement, mais chacun de ces clans poursuit ses intérêts localisés et s’avère incapable de s’allier à d’autres clans pour constituer un contrepoids sérieux au Hamas
Les acteurs hors sol [du] Fatah pèsent relativement peu face à l’appareil, même résiduel, du Hamas. Certes, le mouvement a été décapité avec l’élimination par Israël [du chef politique du Hamas] Ismaïl Haniyeh, en juillet 2024, à Téhéran, puis de Sinouar. Quant aux brigades [Ezzedine Al-]Qassam, aux effectifs estimés entre 25 000 et 30 000 combattants en octobre 2023, elles ont subi des pertes considérables. Mais le chiffre de 17 000 tués, martelé par la propagande israélienne, n’a pas grand sens ; [il] permet en outre d’affirmer que les « terroristes » représenteraient un tiers des victimes à Gaza, soit une proportion « raisonnable », voire « humanitaire », de deux tiers de morts civiles. La compilation des sources israéliennes elles-mêmes aboutit en fait à un bilan d’environ 8 500 « militants » tués. Et c’est sans compter les nouvelles recrues que la soif de vengeance attire massivement vers les brigades Qassam. Israël a en outre une définition extensive des « terroristes » du Hamas qui inclut les dirigeants politiques, les cadres administratifs et les policiers.
Les profiteurs de guerre
Il est 2 h 30 du matin, le 4 janvier 2025, lorsque je suis réveillé par d’intenses échanges de tirs. L’accrochage se déroule à quelques centaines de mètres, sur la côte, entre la limite méridionale de la « zone humanitaire » et la frontière égyptienne. Cela fait déjà trois semaines que l’armée israélienne ratisse méthodiquement ce « bloc » qui porte le numéro 2360 dans sa nomenclature de la bande de Gaza. Elle en a progressivement chassé la population qui s’y était réfugiée (…). Cette nuit est claire et les quadricoptères israéliens peuvent de nouveau entrer en action. Leur cible est l’escorte de sécurité d’un convoi de 74 camions d’aide humanitaire affrété par l’ONU.
[Après le pillage de plusieurs convois humanitaires en décembre 2024,] l’armée israélienne a pourtant imposé cet itinéraire qui, à partir de Kerem Shalom [point de passage entre Israël et la bande de Gaza], suit le « corridor de Philadelphie » de la frontière égyptienne, avant de remonter le long de la côte. (…) Les Nations unies accusent Israël d’avoir « lancé un drone sur un véhicule de la communauté locale qui assurait la protection d’une partie du convoi ». Une telle frappe ne peut qu’encourager les pillards qui se heurtent eux-mêmes à la sécurité du convoi, tandis que des habitants, attirés par le vacarme, se précipitent pour s’emparer d’une partie du butin. Le bilan est de onze tués, cinq par l’armée israélienne et six dans les échanges de tirs inter-palestiniens. Cinquante camions sur 74 sont finalement pillés, certaines marchandises se retrouvant sur le marché de Mawassi dès le lendemain matin, évidemment au prix fort. (…) Ces pillages, de plus en plus fréquents et de mieux en mieux organisés, en disent long sur la désintégration de l’ordre public dans la bande de Gaza. (…)
Les militaires israéliens prennent acte de leur incapacité à promouvoir une alternative clanique au Hamas et décident de miser plus ou moins ouvertement sur le crime organisé. La figure-clé de cette manœuvre est un membre jusque-là mineur d’une famille de Rafah, Yasser Abou Shebab, que le Hamas a emprisonné par le passé du fait, déjà, de ses différents trafics. Mais la protection israélienne permet à Abou Shebab d’étendre substantiellement ses activités et de débaucher, dans d’autres clans, une centaine de fidèles prêts à tout, souvent des repris de justice. Ce qu’il faut bien appeler un gang opère sous les yeux de l’armée israélienne, peu après le passage de Kerem Shalom, et il est doté d’armes flambant neuves, un indice irréfutable de sa collaboration avec les occupants. (…)
Durant le mois d’octobre 2024, ce sont 40 % des camions d’aide internationale qui sont pillés, peu après leur entrée par Kerem Shalom. A deux reprises, les 8 et 15 octobre, des drones israéliens ciblent les escortes des convois, tout en épargnant les pillards, qui n’hésitent pas à brutaliser, voire à tuer les chauffeurs.
Ce cercle vicieux du crime organisé aboutit à une hausse spectaculaire du prix des produits de première nécessité sur les marchés de Gaza, ce qui encourage en retour la participation de simples civils aux pillages organisés. (…) Dès le 18 novembre 2024, le Hamas riposte en tuant au moins vingt hommes de main d’Abou Shebab, dont son propre frère. Les autorités locales déclarent que cette opération contre les « gangs de voleurs » a été menée par « les forces de sécurité en coopération avec les conseils des clans ». (…)
Au fil de mes années à séjourner régulièrement à Gaza, j’ai recueilli de nombreux récits de dépossession et de fuite, de bombardements et de blessures. Mais jamais on ne m’a confié tant d’histoires de pillages avec un tel luxe de détails sordides. Chaque jour de cette fin de 2024 m’apporte son lot de bandes prenant d’assaut des convois humanitaires, de barrages improvisés par des coupeurs de routes, d’enfants s’accrochant aux camions pour en dérober un sac de farine ou deux. (…) Les bombardements israéliens ont permis à des milliers de délinquants de s’évader des prisons éventrées. Leur brutalité de prédateurs est leur meilleur atout dans l’effondrement de Gaza. (…)
Les tabous chutent les uns après les autres dans une société jusque-là aussi conservatrice que protectrice. Les femmes, très majoritairement voilées, laissent leur traditionnel sac à main à la maison pour ne plus porter qu’un modeste sac à dos, moins vulnérable aux voleurs à la tire. Des bandes d’enfants des rues, le visage noir de crasse, les vêtements rapiécés et les pieds nus, hantent les ronds-points pour mendier à coups de coups de poing dans les voitures. Les différends sur la redistribution des rares salaires et sur la répartition de l’aide minent les clans, quand ils ne les opposent pas les uns aux autres. Il ne se passe pas une journée sans que j’entende des rafales d’armes automatiques, vite identifiées comme des « disputes familiales ». (…)
Chaque jour aussi me reviennent, toujours insoutenables, des témoignages et des images de tirs dans les rotules. Le Hamas a en effet recours de manière publique et systématique au châtiment qu’il réservait, lors de la guerre civile de 2007, à ses ennemis du Fatah. Il s’agit cette fois de sanctionner les pillards, ou ceux qu’une parodie de justice a désignés comme tels, en les mutilant à vie. Des miliciens masqués traînent leur victime en pleine rue et tirent dans sa rotule à bout portant, tandis qu’un comparse cagoulé filme la scène. (…)
Nétanyahou et son gouvernement déclarent volontiers, quinze mois après le début de cette guerre, que « la solution politique à Gaza n’est pas à l’ordre du jour ». Cet acharnement israélien fait paradoxalement le jeu du Hamas, qui se pose en gardien de ce qui reste d’ordre face à la rapacité des pillards. Mais il s’agit d’un Hamas sensiblement dégradé par l’élimination de ses dirigeants historiques et de ses cadres les plus exposés, donc souvent les plus politiques. La liquidation d’une telle hiérarchie laisse un vide que la piétaille du mouvement, jusque-là chargée des basses œuvres, a occupé par défaut. Et l’aveuglement des envahisseurs finit par livrer le territoire à ces islamistes de choc, plus enclins aux tabassages qu’aux sermons.
Les témoins
L’historien sait d’expérience comment les opinions s’accommodent progressivement des conflits qui s’installent dans la durée. Il n’en est pas moins troublant de constater que la guerre de Gaza s’est banalisée encore plus vite que celle de l’Ukraine. (…)
Vu depuis la bande de Gaza, c’est bel et bien sur le front médiatique qu’Israël a remporté sa seule victoire incontestable du conflit. Une victoire d’autant plus facile que la presse internationale ne s’est pas beaucoup battue pour exercer son droit à l’information libre à Gaza. (…) C’est ainsi que les victimes de Gaza sont tuées deux fois. La première fois quand la machine de guerre israélienne les frappe directement dans leur chair ou les étouffe à petit feu sous leurs tentes. La seconde quand l’intensité de leur souffrance et l’ampleur de leurs pertes sont niées par la propagande israélienne, quand elles ne sont pas accusées d’être collectivement ou individuellement des « terroristes ».
Les médias occidentaux qui ont accepté d’être interdits de Gaza continuent pourtant de professer un improbable équilibre entre l’envahisseur et les populations qu’il refoule et affame sur leur propre terre. Et ils sont encore nombreux à ne pas traiter sur un pied d’égalité les journalistes palestiniens qui risquent leur vie, jour après jour, pour informer le monde sur l’enfer de Gaza.
Les femmes et les enfants
Un tiers de la population de la bande de Gaza, le tiers le plus jeune et le plus prometteur, est déscolarisé. (…) Les enfants de la Gaza d’avant avaient uniformes et cartables, près de la moitié d’entre eux fréquentaient les établissements de l’UNRWA, l’agence de l’ONU pour les réfugiés palestiniens, dont Israël a décidé d’interdire les activités à la fin de janvier 2025. Alors ce sont des enfants des rues qu’accompagne la mort d’aujourd’hui dans leurs nouvelles errances. Dans les décharges à ciel ouvert qu’ils fouraillent en quête de papier, de carton, de nylon, de tout ce qui pourrait servir à nourrir un peu de feu et donner un peu de chaleur. Aux points d’eau où ils traînent des jerricans à peine moins grands qu’eux. Sur les bords poussiéreux des routes, où ils haranguent le chaland avec un langage de charretier, où ils écoulent la farine à l’assiette et où ils fourguent des bricoles glanées on ne sait où. (…)
L’Unicef estime depuis des mois que pratiquement tous les enfants de la bande de Gaza ont un besoin pressant de soutien psychosocial et de santé mentale. Et ce qui vaut pour les jeunes vaut aussi pour les adultes. Il n’y a que quatre psychiatres dans toute l’enclave, un dans la ville de Gaza, deux dans la « zone humanitaire » et un à Rafah. (…)
La dégradation désastreuse de l’hygiène frappe les femmes encore plus que les hommes. Elles sont deux fois plus nombreuses qu’eux à souffrir d’infections de la peau et elles représentent deux tiers des victimes de l’hépatite A et des infections gastro-intestinales, sans doute du fait de leur rôle essentiel dans le soin des malades. Quant aux pénuries calamiteuses de serviettes hygiéniques, elles ajoutent une souffrance supplémentaire à quelque 700 000 femmes de Gaza, contraintes de recourir à de simples chiffons.
La descente aux enfers des femmes de l’enclave palestinienne pourrait s’arrêter là. Mais les Nations unies lancent dès mai 2024 un cri d’alarme sur la vulnérabilité croissante des femmes et des filles de Gaza aux violences sexuelles et sexistes. Le confinement d’une marée humaine dans la prétendue « zone humanitaire » ne fait depuis lors qu’aggraver la promiscuité, avec tous ses risques et ses zones d’ombre. Le tabou de la dénonciation des violences domestiques commence à tomber. Quant aux violences sexuelles, elles ont atteint une telle gravité que le ministère de la santé édicte, en octobre 2024, les procédures à suivre en cas de viol, avec avortement « facilité » jusqu’au 120e jour de la grossesse. Par ailleurs, certaines familles, effrayées par l’absence d’intimité dans leurs abris de fortune, décident de marier au plus tôt leurs filles pour qu’elles jouissent d’une forme de protection. Comme si le mariage n’était plus qu’un réflexe de survie face à la mort nouvelle qui s’est abattue sur Gaza. (…)
L’impasse et l’abandon
Le peuple de Gaza se sait abandonné du monde. Il a d’abord cru que les images du carnage bouleverseraient l’opinion internationale et la contraindraient à agir pour y mettre fin. Réaliser qu’il n’en serait rien fut une douloureuse prise de conscience, qui ajouta ses plaies à celles des corps blessés. On maudit la passivité des régimes arabes, voire leur complicité. On n’attend pas grand-chose des Etats européens, dont pas un représentant n’a exigé d’être admis à Gaza. (…)
Cela faisait déjà seize années, au 7 octobre 2023, que la bande de Gaza et son peuple étouffaient d’une triple impasse, une impasse israélienne, une impasse palestinienne et une impasse humanitaire. L’impasse israélienne découlait et découle du refus de traiter Gaza autrement que du strict point de vue de la sécurité de l’Etat juif, sans aucun égard pour la réalité humaine de Gaza et ses dynamiques sociopolitiques. Un tel aveuglement, en soi discutable en termes éthiques, n’a pas épargné à Israël la journée la plus sanglante de son histoire. (…) L’impasse palestinienne découlait et découle de la précédente, ainsi que de la priorité absolue que les factions palestiniennes ont accordée à leurs intérêts propres, sans égard pour les droits nationaux et l’intégrité physique du peuple palestinien. (…) L’impasse humanitaire découlait et découle des deux précédentes, puisqu’il est vain de prétendre assister dans la durée une population privée de perspective politique et livrée, même à distance, aux diktats de l’occupant. (…)
Non, rien n’a changé sous le ciel de Gaza, qui ne s’ouvrira vraiment que lorsque s’ouvrira, elle aussi, la route vers un Etat palestinien vivant en paix aux côtés d’Israël. Non, ce qui a changé par rapport aux conflits précédents, relativement limités dans le temps et dans leurs destructions, c’est que les ravages se sont cette fois poursuivis avec méthode et système, semaine après semaine, mois après mois. Non, ce qui a changé, c’est que notre monde ne pouvait cette fois prétendre ignorer l’ampleur d’un tel désastre et que notre monde a laissé faire quand il n’a pas applaudi. (…)
Gaza ne s’est pas juste effondrée sur les femmes, les hommes et les enfants de Gaza. Gaza s’est effondrée sur les normes d’un droit international patiemment bâti pour conjurer la répétition des barbaries de la seconde guerre mondiale. (…) Gaza est désormais livrée aux apprentis sorciers du transactionnel, aux artilleurs de l’intelligence artificielle et aux charognards de la détresse humaine. Et Gaza nous laisse entrevoir l’abjection d’un monde qui serait abandonné aux Trump et aux Nétanyahou, aux Poutine et aux Hamas, un monde dont l’abandon de Gaza accélère l’avènement.