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06/06/2025

“Je suis à peine de retour que me submerge déjà la tragédie de ce territoire assiégé” : l’historien Jean-Pierre Filiu raconte son séjour à Gaza

 Dans son livre « Un historien à Gaza », paru le 28 mai aux Arènes (224 pages, 19 euros), Jean-Pierre Filiu évoque son voyage de trente-deux jours, du 19 décembre 2024 au 21 janvier 2025, au sein du territoire palestinien. Un témoignage rare, dont « Le Monde » publie des extraits en avant-première.

[« Rien ne me préparait à ce que j’ai vu et vécu à Gaza. Rien de rien. De rien. » Ainsi débute l’ouvrage de l’historien Jean-Pierre Filiu, récit des semaines passées dans la bande de Gaza au sein d’une équipe de Médecins sans frontières, en partie cantonnée à la « zone humanitaire » dans le centre et le sud de l’enclave, entre décembre 2024 et janvier 2025. Ce spécialiste du Proche-Orient se rend régulièrement à Gaza depuis les années 1980. En complément de son témoignage direct des ravages et des souffrances causés par la guerre déclenchée après l’attaque du Hamas le 7 octobre 2023, il propose une mise en perspective historique du conflit entre Israël et ce territoire occupé ou sous blocus depuis sa conquête en 1967. Un récit d’autant plus nécessaire que les autorités israéliennes interdisent à la presse étrangère l’accès à l’enclave. Qu’il s’achève sur les images de liesse lors de la trêve déclarée le 19 janvier rend plus déchirants les espoirs de paix, rompus par le blocus humanitaire décidé par l’Etat hébreu le 2 mars et la reprise des bombardements israéliens le 18 mars.]

Le choc

Redécouvrir Gaza dans la nuit de la guerre est déjà troublant. Mais ce sont des zones ravagées qui émergent de l’ombre à mesure de l’avancée du convoi [des humanitaires, coordonné avec l’armée israélienne]. Un paysage dantesque dont seuls se distinguent des éclats vite engloutis par l’épaisse noirceur. Une litanie de ruines plus ou moins amassées, plus ou moins effondrées qui défilent sans trêve jusqu’à acquérir la consistance d’une séquence continue d’épouvante. Ici c’est un pylône abattu aux branches tordues, là c’est une maison éventrée, plus loin un immeuble écroulé. Le convoi progresse à l’allure la plus vive que lui permet la chaussée défoncée. (…) Les radios crépitent de Jeep à Jeep des messages rassurants. Jusqu’ici tout va bien, relaient-ils en écho. L’invisible ligne de front a été franchie, affirment-ils. La zone d’attaque des pillards [qui s’en prennent régulièrement aux convois d’aide] est elle aussi bientôt dépassée, constatent-ils, sans masquer leur soulagement.

Il est près de minuit quand j’entends des témoignages poignants de la tragédie en cours à Beit Lahya, tout au nord de l’enclave, pratiquement coupée du monde depuis le début du mois d’octobre 2024. L’expression de nettoyage ethnique ne semble pas excessive pour qualifier l’expulsion méthodique de la population, la destruction tout aussi méthodique des bâtiments et le ciblage des derniers lieux de vie organisés que sont les hôpitaux. Je suis à peine de retour dans la bande de Gaza que me submerge déjà la tragédie de ce territoire assiégé.

Le ciel est couvert le lendemain matin, avec des averses intermittentes, tandis que je repars vers Khan Younès, cette fois par la route côtière. De part et d’autre, les tentes se succèdent sur des kilomètres, certains déplacés ayant planté leurs abris de fortune sur la plage, bravant les bourrasques et les rouleaux. Des enseignes surnagent, annonçant un salon de coiffure, une cafétéria ou une boutique aux noms d’autant plus alléchants qu’ils ne masquent que le manque. (…)

Dès le premier contact, les souvenirs de tant d’épreuves endurées débordent, dominés par l’invocation du foyer perdu, là-bas, ailleurs, dans les zones de combat et d’occupation, au nord, au centre, au sud, jusqu’à se retrouver parqués dans ce qui n’était auparavant qu’un immense terrain vague. On me raconte les morts, les disparus, les dépouilles toujours ensevelies sous les décombres, les fuites affolées, la peur au ventre, en serrant contre soi les enfants, les déplacements une fois, deux fois, dix fois, la douleur et la perte, le deuil et l’horreur. J’avais compris depuis longtemps que la Gaza que j’avais connue et arpentée n’existait plus. Maintenant je le sais. Et il me reste un mois pour appréhender une réalité aussi poignante.

En cette fin de 2024, les évaluations par l’ONU de la catastrophe humanitaire donnent le tournis : 87 % des bâtiments d’habitation (soit 411 000) ont été détruits totalement (141 000), sévèrement ou partiellement (270 000). Plus de 80 % des commerces et deux tiers du réseau routier sont hors d’usage. 1,9 million de femmes, d’hommes et d’enfants ont dû fuir d’une à dix fois, une enquête menée auprès des 800 employés locaux de MSF livrant une moyenne de cinq déplacements consécutifs.

Mais, derrière les données patiemment collectées par les organisations humanitaires, il y a la réalité des décharges à ciel ouvert où grouillent des enfants nu-pieds. Il y a les tentes de plastique qui vacillent sous le vent et la pluie, avec un simple balai pour soutenir l’ersatz de plafond et écluser les fuites à répétition. Il y a les trous creusés dans le sable en guise de sanitaires, avec une sommaire cloison de bâches pour préserver une illusion d’intimité. Il y a les puits domestiques forés à l’arrache au coin de la tente. Il y a la puanteur des cloaques de boue stagnante que l’humidité persistante interdit d’assécher.

[Le jour de Noël,] je pénètre dans Khan Younès en passant entre l’hôpital de campagne jordanien et un cimetière ouvert à tout vent. (…) Encore un virage, et un panorama s’offre à moi de ce qui fut Khan Younès. Et là, je chavire à la recherche de repères aujourd’hui pulvérisés, vacillant entre les cratères béants et les amoncellements de décombres. J’ai beau avoir fréquenté par le passé quelques théâtres de guerre, de l’Ukraine à l’Afghanistan, en passant par la Syrie, l’Irak et la Somalie, je n’ai jamais, au grand jamais, rien expérimenté de similaire. (…) Et je comprends mieux pourquoi Israël interdit à la presse internationale l’accès à une scène aussi bouleversante.

Alors je préfère me raccrocher aux éclats de vie qui surnagent d’un tel naufrage. Des fillettes, cartable au dos, surgissent du fond d’une venelle, où elles restent scolarisées dans un établissement soutenu par le sultanat d’Oman. Un rescapé, la tente fichée au milieu des gravats, préserve la décence de son abri en vidant un seau de déchets sur le seuil de sa « porte ». Une famille a trouvé refuge à l’étage d’un immeuble défiguré, avec son linge qui sèche sur un balcon branlant. Des tentes jettent des taches de couleur verte, bleue et rouge dans cet environnement de cendre. (…) Et si l’hôpital Dar Essalam, la « maison de la paix », se dresse encore de toute sa hauteur, il ne subsiste de lui qu’une carcasse vide et ravagée, calcinée de l’intérieur. Ci-gît la ville de Khan Younès en ce jour de Noël.

La survie

[Après de fortes pluies,] il faut ferrailler sur tous les fronts, rafistoler les toiles des tentes, combler les fuites généralisées, réparer les poteaux sur lesquels reposent les fragiles demeures. Les hommes taisent leur fatigue et leur peine, mais une vénérable grand-mère, grelottant dans un châle usé, prend le ciel à témoin qu’elle n’a « jamais eu aussi froid, jamais eu aussi faim ». Une femme, trempée de la tête aux pieds, pleure sur ses matelas gorgés d’eau et jure qu’elle est prête à ne plus rien manger : « Nous ne voulons plus de nourriture, nous voulons juste être au sec. » (…)

Pendant que l’eau du ciel dévaste à l’aveugle, il faut quand même recueillir l’eau potable de la consommation quotidienne. On se presse autour des points de distribution, avec des jerricans de 5, 10 et 25 litres, en plastique transparent, jaune ou bleu. Certains apportent des cuvettes ouvertes, des bidons de tôle et des récipients en tous genres, quitte à renverser un peu du précieux liquide, sous les sarcasmes de l’assistance. (…)

Une telle désolation en ferait oublier que Gaza a été durant des millénaires une oasis réputée pour la richesse de sa végétation et la douceur de son climat. (…) C’est l’occupation de 1967 qui fait basculer les ressources hydrauliques de Gaza sous la coupe d’Israël, avec d’abord l’implantation de Mekorot, la compagnie nationale des eaux de l’Etat hébreu, puis le détournement vers les colonies de peuplement. Celles-ci ont beau n’accueillir que quelques milliers de colons plutôt radicaux, elles accaparent un quart des terres de l’enclave et une allocation disproportionnée de l’eau.

La politique de la terre brûlée qui marque le retrait unilatéral de 2005 interdit à la population de Gaza de profiter des infrastructures établies au profit des colons. L’armée israélienne veille à maintenir l’ensemble du territoire sous son étroite dépendance, un étau qui se resserre en 2007 après la prise de contrôle par le Hamas et l’instauration d’un blocus rigoureux. (…)

A la veille du conflit en cours, l’allocation quotidienne en eau dans la bande de Gaza est d’environ 80 litres par personne, trois fois moins qu’en Israël. Elle a chuté, en ces derniers jours de 2024, à 9 litres par personne et par jour, dont seulement 2 litres d’eau potable.

Le Hamas

[Yahya] Sinouar [tué par l’armée israélienne le 16 octobre 2024, à Rafah] est le premier chef du Hamas à concentrer entre ses mains la direction à la fois politique et militaire du mouvement. Il entérine, en mai 2017, un programme qui envisage un Etat palestinien sur les seuls territoires occupés par Israël un demi-siècle plus tôt. Sinouar continue de refuser toute négociation avec Israël, se bornant à ne pas interdire à [Mahmoud] Abbas [le président de l’Autorité palestinienne (AP)] de mener de tels pourparlers et à en accepter par avance les conclusions. La clause est de pur style, [Benyamin] Nétanyahou [le premier ministre israélien] ayant depuis longtemps réduit les échanges avec l’AP à la simple « coopération sécuritaire », avant tout contre le Hamas.

Sinouar est bien conscient de la rancœur que suscitent, chez les habitants de Gaza, l’arbitraire, la brutalité et le népotisme du Hamas. Il n’en est que plus inquiet du calendrier électoral que des formations indépendantes du Fatah comme du Hamas ont réussi à leur imposer. Un scrutin législatif, en mai 2021, est censé être suivi, deux mois plus tard, par une élection présidentielle à laquelle le Hamas ne présentera pas de candidat. Mais Abbas suspend l’ensemble du processus en avril 2021. Les Etats-Unis et l’Union européenne, plutôt que de s’insurger contre ce déni de démocratie, sont soulagés d’avoir évité une éventuelle victoire islamiste en Cisjordanie. Peu leur importe à l’évidence que la population de Gaza soit alors prête à renverser dans les urnes le gouvernement du Hamas. C’est que le monde entier s’est accoutumé à ne considérer la bande de Gaza qu’au prisme du blocus, quitte à l’aménager de manière plus ou moins « humanitaire ». (…)

[Fin 2024, le gouvernement israélien] reste tiraillé entre des militaires qui estiment avoir depuis longtemps atteint leurs objectifs et des suprémacistes qui prônent à cor et à cri la recolonisation de l’enclave, un scénario de cauchemar pour l’état-major israélien.

Vue de Gaza en ce 2 janvier 2025, une telle impasse ne peut que faire le jeu du Hamas. Les ravages infligés à la bande de Gaza ont littéralement décimé la classe moyenne, ainsi que les milieux intellectuels, artistiques et universitaires qui, je peux en témoigner sur la durée, nourrissaient une distance critique, voire une contestation multiforme de la domination du Hamas. L’alternative de la société civile à la mainmise islamiste a tout bonnement sombré dans la mer des camps de tentes. La survie au jour le jour a renforcé la dépendance des foyers envers leur clan de rattachement, mais chacun de ces clans poursuit ses intérêts localisés et s’avère incapable de s’allier à d’autres clans pour constituer un contrepoids sérieux au Hamas

Les acteurs hors sol [du] Fatah pèsent relativement peu face à l’appareil, même résiduel, du Hamas. Certes, le mouvement a été décapité avec l’élimination par Israël [du chef politique du Hamas] Ismaïl Haniyeh, en juillet 2024, à Téhéran, puis de Sinouar. Quant aux brigades [Ezzedine Al-]Qassam, aux effectifs estimés entre 25 000 et 30 000 combattants en octobre 2023, elles ont subi des pertes considérables. Mais le chiffre de 17 000 tués, martelé par la propagande israélienne, n’a pas grand sens ; [il] permet en outre d’affirmer que les « terroristes » représenteraient un tiers des victimes à Gaza, soit une proportion « raisonnable », voire « humanitaire », de deux tiers de morts civiles. La compilation des sources israéliennes elles-mêmes aboutit en fait à un bilan d’environ 8 500 « militants » tués. Et c’est sans compter les nouvelles recrues que la soif de vengeance attire massivement vers les brigades Qassam. Israël a en outre une définition extensive des « terroristes » du Hamas qui inclut les dirigeants politiques, les cadres administratifs et les policiers.

Les profiteurs de guerre

Il est 2 h 30 du matin, le 4 janvier 2025, lorsque je suis réveillé par d’intenses échanges de tirs. L’accrochage se déroule à quelques centaines de mètres, sur la côte, entre la limite méridionale de la « zone humanitaire » et la frontière égyptienne. Cela fait déjà trois semaines que l’armée israélienne ratisse méthodiquement ce « bloc » qui porte le numéro 2360 dans sa nomenclature de la bande de Gaza. Elle en a progressivement chassé la population qui s’y était réfugiée (…). Cette nuit est claire et les quadricoptères israéliens peuvent de nouveau entrer en action. Leur cible est l’escorte de sécurité d’un convoi de 74 camions d’aide humanitaire affrété par l’ONU.

[Après le pillage de plusieurs convois humanitaires en décembre 2024,] l’armée israélienne a pourtant imposé cet itinéraire qui, à partir de Kerem Shalom [point de passage entre Israël et la bande de Gaza], suit le « corridor de Philadelphie » de la frontière égyptienne, avant de remonter le long de la côte. (…)  Les Nations unies accusent Israël d’avoir « lancé un drone sur un véhicule de la communauté locale qui assurait la protection d’une partie du convoi ». Une telle frappe ne peut qu’encourager les pillards qui se heurtent eux-mêmes à la sécurité du convoi, tandis que des habitants, attirés par le vacarme, se précipitent pour s’emparer d’une partie du butin. Le bilan est de onze tués, cinq par l’armée israélienne et six dans les échanges de tirs inter-palestiniens. Cinquante camions sur 74 sont finalement pillés, certaines marchandises se retrouvant sur le marché de Mawassi dès le lendemain matin, évidemment au prix fort. (…) Ces pillages, de plus en plus fréquents et de mieux en mieux organisés, en disent long sur la désintégration de l’ordre public dans la bande de Gaza. (…)

Les militaires israéliens prennent acte de leur incapacité à promouvoir une alternative clanique au Hamas et décident de miser plus ou moins ouvertement sur le crime organisé. La figure-clé de cette manœuvre est un membre jusque-là mineur d’une famille de Rafah, Yasser Abou Shebab, que le Hamas a emprisonné par le passé du fait, déjà, de ses différents trafics. Mais la protection israélienne permet à Abou Shebab d’étendre substantiellement ses activités et de débaucher, dans d’autres clans, une centaine de fidèles prêts à tout, souvent des repris de justice. Ce qu’il faut bien appeler un gang opère sous les yeux de l’armée israélienne, peu après le passage de Kerem Shalom, et il est doté d’armes flambant neuves, un indice irréfutable de sa collaboration avec les occupants. (…)

Durant le mois d’octobre 2024, ce sont 40 % des camions d’aide internationale qui sont pillés, peu après leur entrée par Kerem Shalom. A deux reprises, les 8 et 15 octobre, des drones israéliens ciblent les escortes des convois, tout en épargnant les pillards, qui n’hésitent pas à brutaliser, voire à tuer les chauffeurs.

Ce cercle vicieux du crime organisé aboutit à une hausse spectaculaire du prix des produits de première nécessité sur les marchés de Gaza, ce qui encourage en retour la participation de simples civils aux pillages organisés. (…) Dès le 18 novembre 2024, le Hamas riposte en tuant au moins vingt hommes de main d’Abou Shebab, dont son propre frère. Les autorités locales déclarent que cette opération contre les « gangs de voleurs » a été menée par « les forces de sécurité en coopération avec les conseils des clans ». (…)

Au fil de mes années à séjourner régulièrement à Gaza, j’ai recueilli de nombreux récits de dépossession et de fuite, de bombardements et de blessures. Mais jamais on ne m’a confié tant d’histoires de pillages avec un tel luxe de détails sordides. Chaque jour de cette fin de 2024 m’apporte son lot de bandes prenant d’assaut des convois humanitaires, de barrages improvisés par des coupeurs de routes, d’enfants s’accrochant aux camions pour en dérober un sac de farine ou deux. (…) Les bombardements israéliens ont permis à des milliers de délinquants de s’évader des prisons éventrées. Leur brutalité de prédateurs est leur meilleur atout dans l’effondrement de Gaza. (…)

Les tabous chutent les uns après les autres dans une société jusque-là aussi conservatrice que protectrice. Les femmes, très majoritairement voilées, laissent leur traditionnel sac à main à la maison pour ne plus porter qu’un modeste sac à dos, moins vulnérable aux voleurs à la tire. Des bandes d’enfants des rues, le visage noir de crasse, les vêtements rapiécés et les pieds nus, hantent les ronds-points pour mendier à coups de coups de poing dans les voitures. Les différends sur la redistribution des rares salaires et sur la répartition de l’aide minent les clans, quand ils ne les opposent pas les uns aux autres. Il ne se passe pas une journée sans que j’entende des rafales d’armes automatiques, vite identifiées comme des « disputes familiales ». (…)

Chaque jour aussi me reviennent, toujours insoutenables, des témoignages et des images de tirs dans les rotules. Le Hamas a en effet recours de manière publique et systématique au châtiment qu’il réservait, lors de la guerre civile de 2007, à ses ennemis du Fatah. Il s’agit cette fois de sanctionner les pillards, ou ceux qu’une parodie de justice a désignés comme tels, en les mutilant à vie. Des miliciens masqués traînent leur victime en pleine rue et tirent dans sa rotule à bout portant, tandis qu’un comparse cagoulé filme la scène. (…)

Nétanyahou et son gouvernement déclarent volontiers, quinze mois après le début de cette guerre, que « la solution politique à Gaza n’est pas à l’ordre du jour ». Cet acharnement israélien fait paradoxalement le jeu du Hamas, qui se pose en gardien de ce qui reste d’ordre face à la rapacité des pillards. Mais il s’agit d’un Hamas sensiblement dégradé par l’élimination de ses dirigeants historiques et de ses cadres les plus exposés, donc souvent les plus politiques. La liquidation d’une telle hiérarchie laisse un vide que la piétaille du mouvement, jusque-là chargée des basses œuvres, a occupé par défaut. Et l’aveuglement des envahisseurs finit par livrer le territoire à ces islamistes de choc, plus enclins aux tabassages qu’aux sermons.

Les témoins

L’historien sait d’expérience comment les opinions s’accommodent progressivement des conflits qui s’installent dans la durée. Il n’en est pas moins troublant de constater que la guerre de Gaza s’est banalisée encore plus vite que celle de l’Ukraine. (…)

Vu depuis la bande de Gaza, c’est bel et bien sur le front médiatique qu’Israël a remporté sa seule victoire incontestable du conflit. Une victoire d’autant plus facile que la presse internationale ne s’est pas beaucoup battue pour exercer son droit à l’information libre à Gaza. (…) C’est ainsi que les victimes de Gaza sont tuées deux fois. La première fois quand la machine de guerre israélienne les frappe directement dans leur chair ou les étouffe à petit feu sous leurs tentes. La seconde quand l’intensité de leur souffrance et l’ampleur de leurs pertes sont niées par la propagande israélienne, quand elles ne sont pas accusées d’être collectivement ou individuellement des « terroristes ».

Les médias occidentaux qui ont accepté d’être interdits de Gaza continuent pourtant de professer un improbable équilibre entre l’envahisseur et les populations qu’il refoule et affame sur leur propre terre. Et ils sont encore nombreux à ne pas traiter sur un pied d’égalité les journalistes palestiniens qui risquent leur vie, jour après jour, pour informer le monde sur l’enfer de Gaza.

Les femmes et les enfants

Un tiers de la population de la bande de Gaza, le tiers le plus jeune et le plus prometteur, est déscolarisé. (…) Les enfants de la Gaza d’avant avaient uniformes et cartables, près de la moitié d’entre eux fréquentaient les établissements de l’UNRWA, l’agence de l’ONU pour les réfugiés palestiniens, dont Israël a décidé d’interdire les activités à la fin de janvier 2025. Alors ce sont des enfants des rues qu’accompagne la mort d’aujourd’hui dans leurs nouvelles errances. Dans les décharges à ciel ouvert qu’ils fouraillent en quête de papier, de carton, de nylon, de tout ce qui pourrait servir à nourrir un peu de feu et donner un peu de chaleur. Aux points d’eau où ils traînent des jerricans à peine moins grands qu’eux. Sur les bords poussiéreux des routes, où ils haranguent le chaland avec un langage de charretier, où ils écoulent la farine à l’assiette et où ils fourguent des bricoles glanées on ne sait où. (…)

L’Unicef estime depuis des mois que pratiquement tous les enfants de la bande de Gaza ont un besoin pressant de soutien psychosocial et de santé mentale. Et ce qui vaut pour les jeunes vaut aussi pour les adultes. Il n’y a que quatre psychiatres dans toute l’enclave, un dans la ville de Gaza, deux dans la « zone humanitaire » et un à Rafah. (…)

La dégradation désastreuse de l’hygiène frappe les femmes encore plus que les hommes. Elles sont deux fois plus nombreuses qu’eux à souffrir d’infections de la peau et elles représentent deux tiers des victimes de l’hépatite A et des infections gastro-intestinales, sans doute du fait de leur rôle essentiel dans le soin des malades. Quant aux pénuries calamiteuses de serviettes hygiéniques, elles ajoutent une souffrance supplémentaire à quelque 700 000 femmes de Gaza, contraintes de recourir à de simples chiffons.

La descente aux enfers des femmes de l’enclave palestinienne pourrait s’arrêter là. Mais les Nations unies lancent dès mai 2024 un cri d’alarme sur la vulnérabilité croissante des femmes et des filles de Gaza aux violences sexuelles et sexistes. Le confinement d’une marée humaine dans la prétendue « zone humanitaire » ne fait depuis lors qu’aggraver la promiscuité, avec tous ses risques et ses zones d’ombre. Le tabou de la dénonciation des violences domestiques commence à tomber. Quant aux violences sexuelles, elles ont atteint une telle gravité que le ministère de la santé édicte, en octobre 2024, les procédures à suivre en cas de viol, avec avortement « facilité » jusqu’au 120e jour de la grossesse. Par ailleurs, certaines familles, effrayées par l’absence d’intimité dans leurs abris de fortune, décident de marier au plus tôt leurs filles pour qu’elles jouissent d’une forme de protection. Comme si le mariage n’était plus qu’un réflexe de survie face à la mort nouvelle qui s’est abattue sur Gaza. (…)

L’impasse et l’abandon

Le peuple de Gaza se sait abandonné du monde. Il a d’abord cru que les images du carnage bouleverseraient l’opinion internationale et la contraindraient à agir pour y mettre fin. Réaliser qu’il n’en serait rien fut une douloureuse prise de conscience, qui ajouta ses plaies à celles des corps blessés. On maudit la passivité des régimes arabes, voire leur complicité. On n’attend pas grand-chose des Etats européens, dont pas un représentant n’a exigé d’être admis à Gaza. (…)

Cela faisait déjà seize années, au 7 octobre 2023, que la bande de Gaza et son peuple étouffaient d’une triple impasse, une impasse israélienne, une impasse palestinienne et une impasse humanitaire. L’impasse israélienne découlait et découle du refus de traiter Gaza autrement que du strict point de vue de la sécurité de l’Etat juif, sans aucun égard pour la réalité humaine de Gaza et ses dynamiques sociopolitiques. Un tel aveuglement, en soi discutable en termes éthiques, n’a pas épargné à Israël la journée la plus sanglante de son histoire. (…) L’impasse palestinienne découlait et découle de la précédente, ainsi que de la priorité absolue que les factions palestiniennes ont accordée à leurs intérêts propres, sans égard pour les droits nationaux et l’intégrité physique du peuple palestinien. (…) L’impasse humanitaire découlait et découle des deux précédentes, puisqu’il est vain de prétendre assister dans la durée une population privée de perspective politique et livrée, même à distance, aux diktats de l’occupant. (…)

Non, rien n’a changé sous le ciel de Gaza, qui ne s’ouvrira vraiment que lorsque s’ouvrira, elle aussi, la route vers un Etat palestinien vivant en paix aux côtés d’Israël. Non, ce qui a changé par rapport aux conflits précédents, relativement limités dans le temps et dans leurs destructions, c’est que les ravages se sont cette fois poursuivis avec méthode et système, semaine après semaine, mois après mois. Non, ce qui a changé, c’est que notre monde ne pouvait cette fois prétendre ignorer l’ampleur d’un tel désastre et que notre monde a laissé faire quand il n’a pas applaudi. (…)

Gaza ne s’est pas juste effondrée sur les femmes, les hommes et les enfants de Gaza. Gaza s’est effondrée sur les normes d’un droit international patiemment bâti pour conjurer la répétition des barbaries de la seconde guerre mondiale. (…) Gaza est désormais livrée aux apprentis sorciers du transactionnel, aux artilleurs de l’intelligence artificielle et aux charognards de la détresse humaine. Et Gaza nous laisse entrevoir l’abjection d’un monde qui serait abandonné aux Trump et aux Nétanyahou, aux Poutine et aux Hamas, un monde dont l’abandon de Gaza accélère l’avènement.


04/06/2025

AMIR GOLDSTEIN
L’“Alliance des voyous”, L’aile fasciste du sionisme qui a adopté le salut nazi

Alors même que les Juifs cherchaient à fuir l’Allemagne, une faction extrémiste de la droite sioniste louait la montée des nazis et voyait en Ze’ev Jabotinsky le “Duce hébreu”

Amir Goldstein, Haaretz 23/52025

Amir Goldstein (1969) est historien au Tel Hai Academic College. L’article se fonde en partie sur les recherches de ceux qui ont jeté les bases de l’étude du sionisme révisionniste : Joseph Heller, Yechiam Weitz, Arye Naor, Eran Kaplan, Colin Shindler et Yaacov Shavit.

Traduit par Fausto GiudiceTlaxcala


Abba Ahiméir, fondateur et chef du groupe de jeunes juifs rebelles antibritanniques connu sous le nom de “Brit Ha’birionim” [Alliance des voyous]. Photo Ze’ev Aleksandrowicz / Institut Jabotinsky

La plate-forme la plus importante sur laquelle repose l’aile politique de la droite sioniste a été mise en place il y a 100 ans. Le 25 avril 1925, Ze’ev Jabotinsky et un groupe de Juifs d’origine russe qui épousaient des vues proches des siennes se sont réunis à Paris et ont déclaré la fondation d’un nouveau parti sioniste, connu sous le nom d’Alliance sioniste révisionniste.

Comme beaucoup d’autres mouvements politiques, Tzohar (son acronyme hébreu) était plus diversifié qu’on ne le pense généralement, tant sur le plan idéologique que sociologique. Dès la fin des années 1920 et le début des années 1930, alors que sa force ne cessait de croître, le parti a été déchiré par une lutte sur son caractère.

Un groupe, relativement modéré, considérait le révisionnisme comme un parti politique qui devait opérer au sein de l’Organisation sioniste (comme l’Organisation sioniste mondiale s’appelait alors) et s’efforcer d’unir autour de lui des groupes issus du centre politique sioniste au sens large. Selon cette approche, une activité organisationnelle systématique et l’appui sur la position éminente de Ze’ev Jabotinsky pouvaient faire du révisionnisme un élément dominant dans les rangs sionistes.

Jabotinsky lui-même adopte une approche différente. Comme les modérés, il cherche à diriger une forme de sionisme politiquement activiste, s’appuyant sur le soutien de l’Empire britannique et cherchant à fusionner un élan national résolu avec le libéralisme. Toutefois, à la différence des modérés, il s’oppose au maintien de l’Alliance au sein de l’organisation sioniste. Pour Jabotinsky, le révisionnisme est une espèce sioniste singulière et, en tant que telle, sa vocation est d’agir comme un mouvement indépendant.

Tzohar réalise une performance impressionnante au Congrès sioniste de 1931, en triplant son soutien et en obtenant plus de 20 % des délégués. Jabotinsky, cependant, n’est pas satisfait de ce résultat et est déterminé à précipiter une crise qui l’aiderait à rompre avec l’Organisation sioniste.


Ze’ev Jabotinsky. Il cherche à diriger une forme de sionisme qui s’appuie sur le soutien de l’Empire britannique. Photo : Roger-Viollet / Léopold Mercier / AFP

Il formule un projet de résolution déclarant que l’objectif du sionisme est l’établissement d’un État juif, et lorsque ce projet est rejeté, il déchire sa carte de délégué et se prépare à déclarer l’établissement d’une fédération sioniste séparée. À son grand dam, même après cet acte démonstratif, la majorité des délégués révisionnistes continue de rejeter l’idée de quitter l’Organisation sioniste.

Un troisième groupe de Tzohar, une faction maximaliste totalement opposée à la ligne modérée, a vu le jour dans les rangs de la droite en Palestine mandataire à la fin des années 1920. Ses fondateurs et dirigeants, qui étaient passés à droite du mouvement travailliste, ne voyaient pas l’intérêt pour le révisionnisme de fonctionner comme un parti d’opposition et soutenaient l’aspiration de Jabotinsky à diriger l’Organisation sioniste.

Dans le même temps, les membres les plus virulents s’opposent à Jabotinsky dans deux contextes liés : ils insistent pour que la Grande-Bretagne soit considérée comme un occupant étranger dans le pays et demandent qu’une révolte soit lancée contre les autorités du Mandat.

Ils s’opposent également à l’engagement manifeste du leader du Tzohar de contrebalancer son propre caractère national agressif par une approche libérale et humaniste. Le fascisme a envoûté ces cercles. Il leur a montré comment une force politique pouvait prendre de l’ampleur, entraîner les masses dans son sillage, prendre le contrôle des institutions d’un État, développer un régime autoritaire et vaincre les partis ouvriers.

Abba Ahiméir est l’une des personnalités du Yichouv - la communauté juive d’avant 1948 en Palestine mandataire - qui a franchi la ligne de démarcation entre la gauche et la droite. Sa répulsion à l’égard de la démocratie était déjà apparente au moment où il est passé des travaillistes au révisionnisme. Pour lui, le parlement jacassant est obsolète, tout comme le libéralisme et les droits humains, qu’il qualifie d’“indulgences”.

Ahiméir exprime explicitement son désir d’un régime tyrannique - une « dictature nationale » - et entreprend de manière démonstrative et avec détermination d’instiller le principe d’une direction fasciste dans le mouvement. Qualifiant Jabotinsky de “Duce” et de “notre Duce”, il tente dans l’un de ses articles de l’encourager, bien que son parti ne constitue qu’une minorité au sein du mouvement sioniste.

La rupture entre Jabotinsky et les maximalistes de son mouvement se produit un mois avant l’assassinat de Haim Arlosoroff.

« L’esprit du Duce ne doit pas faiblir » , écrit Ahiméir, même si « seule une poignée s’est rassemblée sous sa bannière . C’est ainsi que va le monde, la minorité doit gouverner la majorité. Elle régnera vraiment, par la force des armes ou par la force de sa foi » Il exhorte le “Duce hébraïque” à « organiser ici les quelques personnes capables de se conformer à sa discipline » et appelle à la formation d’une force efficace, baptisée « Garde nationale ».

Le groupe maximaliste est une force montante qui attire un nombre croissant de membres de la jeune génération de droite. En 1930, il bénéficie du soutien de la majorité des révisionnistes de la Palestine mandataire. Un an plus tard, ses dirigeants fondent Brit Ha’birionim (Association des Voyous), une organisation indépendante qui n’est pas subordonnée au Parti révisionniste, plus modéré. Par la suite, ils publient un journal qui exprime leurs opinions anti-establishment, nommé Ha’am, qui évolue en Hazit Ha’am (Front national).

À ce stade, d’une part, une alliance existe entre Jabotinsky et les radicaux de son mouvement, basée sur leur désir commun de provoquer le départ des révisionnistes de l’Organisation sioniste, tandis que d’autre part, les différences conceptuelles entre eux remontent à la surface. La question de l’attitude à l’égard de la Grande-Bretagne n’est pas encore au cœur de l’affrontement. La principale controverse portait en fait sur l’influence du fascisme : la droite sioniste serait-elle nationale-libérale ou nationale-intégriste, c’est-à-dire fasciste ?

En avril 1932, lors de la conférence de Tzohar à Tel Aviv, Ahiméir déclare que c’est un désastre que le sionisme « ait été éduqué et développé en accord avec le point de vue libéral ». La demande d’extraire le révisionnisme du « marécage libéral » - aujourd’hui, le terme serait « progressiste » - s’intensifie à l’approche du congrès mondial du mouvement, à l’été de cette année-là. Un certain nombre de délégués souhaitaient que l’accent soit mis sur les aspects fascistes de la droite sioniste. L’un d’entre eux, Leone Carpi, a fait un salut fasciste en entrant dans la salle, ce qui a suscité une réaction similaire de la part de certains délégués. Au cours de son discours, qui portait sur les « affinités entre le fascisme et le révisionnisme », il s’est écrié : « Messieurs, nous avons un leader qui a tout ce qu’il faut pour devenir un dictateur ».

Au congrès, Jabotinsky tente de se frayer un chemin entre les modérés et les maximalistes. Cependant, l’ambiance radicale qui règne ne lui laisse pas d’autre choix que d’émettre un message ferme : « Dans le monde d’aujourd’hui, en particulier parmi la jeune génération, le rêve d’un dictateur est devenu une épidémie. Je saisis cette occasion pour réaffirmer que je suis un ennemi implacable de ce rêve ». Il ajoute : « Je ne travaillerai jamais avec des gens qui sont prêts à subordonner leur opinion à la mienne... Je tiens absolument à la structure démocratique de notre mouvement. »

Le leader de Tzohar a pris note de la force croissante des cercles radicaux en Europe et de leur succès à attirer une partie de la jeune génération. Il souligne qu’il « méprise l’hitlérisme sous toutes ses formes ». Cependant, une demi-année plus tard, lorsque les nazis ont pris le pouvoir en Allemagne, le conflit interne au sein de son mouvement s’est aggravé : les idées explicitement anti-démocratiques du maximalisme révisionniste ont désormais une nouvelle source d’inspiration.

Adolf Hitler, qui avait réussi à transformer un parti d’opposition marginal en une force montante, constituait un nouvel exemple de leadership dynamique et déterminé qui n’hésitait pas à recourir à tous les moyens et qui, par conséquent, réussissait, selon les termes de Yehoshua Heschel Yeivin, membre influent de Tzohar, à construire la « formidable nouvelle Allemagne ».

À ce stade, en 1932, l’antisémitisme nazi n’était pas perçu par Ahiméir et ses associés comme une raison suffisante pour déplorer le nazisme en tant que phénomène général. Le journal du mouvement, Hazit Ha’am, cite l’avocat Zvi Eliahu Cohen, un maximaliste : « S’il n’y avait pas l’antisémitisme d’Hitler, nous n’aurions pas d’objection à sa doctrine. Hitler a sauvé l’Allemagne ». Dans un autre article, publié quelques semaines après l’accession d’Hitler au pouvoir, le journal écrit : « Les sociaux-démocrates de tous bords pensent que le mouvement hitlérien est une coquille vide. Et nous pensons qu’il y a une coquille mais qu’il y a aussi quelque chose à l’intérieur. Il faut se débarrasser de la coquille antisémite, mais pas de l’intérieur antimarxiste ».

À l’arrière-plan, on trouve une lutte mondiale - en tout cas européenne - entre la gauche et la droite, et une confrontation parallèle, de plus en plus dure, dans les rangs sionistes et dans le Yichouv. La violence et une lutte agressive contre le Tzohar se manifestaient également au sein du mouvement travailliste. Le zèle de chaque camp alimente celui de ses rivaux. Les dirigeants de Brit Ha’birionim, observant comment la gauche avait été vaincue en Italie et en Allemagne, espéraient que le tour du révisionnisme révolutionnaire dans le sionisme était maintenant venu pour balayer dans son sillage la rue juive des notions cosmopolites et socialistes.

Jabotinsky lui-même a donné un coup de pouce à la tendance radicale. En mars 1933, frustré par son échec prolongé à persuader les modérés de son mouvement de se retirer de l’Organisation sioniste, il décide de dissoudre les institutions du parti et de s’en faire le chef suprême. Il le fait la veille de l’adoption en Allemagne de la loi d’habilitation, par laquelle Hitler subordonne le Reichstag à son gouvernement.

Les maximalistes se réjouissent de la dissolution des institutions du mouvement révisionniste, dont les positions sont modérées. Ils espèrent que Jabotinsky a enfin décidé d’adopter le principe de direction autoritaire qui était leur idéal depuis quelques années. Ahiméir déclare qu’il s’agit d’une nouvelle étape révolutionnaire dans les annales du sionisme, une étape qui caractérise les mouvements d’orientation nationale dans lesquels les cercles radicaux triomphent après avoir choisi de rompre leurs liens avec la « congrégation du mal », c’est-à-dire les cadres démocratiques défaillants. Parmi les noms prestigieux cités par Ahiméir dans l’article où il loue la démarche radicale de Jabotinsky, on trouve Mussolini et Hitler.

Le 1er mars 1933, Ahiméir est explicite dans les remarques qu’il fait lors d’une réunion à Rosh Pina du mouvement de jeunesse révisionniste, les Escadrons de mobilisation du Betar. « Nous nous trouvons dans une vaste mer de mapaïsme [en référence au parti dominant du Yichouv, dirigé par Ben-Gourion] et nous sommes influencés par lui. La tâche primordiale de notre mouvement devrait être ja, brechen ! [ce qui signifie en yiddish « oui, rompre » et fait référence à un article bien connu de Jabotinsky datant de l’année précédente] avec la gauche et l’Organisation sioniste. Les escouades du Betar ne doivent pas être un faux-semblant, mais de véritables escouades Betari qui ressembleront à celles d’Hitler, de Mussolini ou de Lénine en termes d’empressement à accomplir leur tâche ».

À cette époque, Jabotinsky encourageait un boycott résolu d’Hitler. Il s’oppose à l’accord de transfert que l’Agence juive a signé avec les représentants du gouvernement nazi, qui permet aux Juifs fuyant l’Allemagne de transférer une partie de leurs biens en Palestine. Selon lui, le raisonnement qui sous-tend cet accord constitue une grave entorse à l’idéologie démocratique révisionniste et une position intolérable à l’égard de l’intérêt juif.

Craignant que l’approche d’Ahiméir et de son camp n’inflige des dommages irréversibles à l’image de son parti, il lance un appel « pour arrêter cette folie ». Il n’hésite pas non plus à utiliser des invectives féroces pour fustiger la tendance à adopter des éléments du nazisme, les qualifiant d’“abomination”, d’“ignorance” et d’“hystérie répugnante”. Si le langage utilisé dans Hazit Ha’am par les auteurs de Brit Ha’birionim ne change pas, il avertit qu’il exigerait leur expulsion du parti et qu’il romprait ses liens personnels avec eux.


Abba Ahiméir, menotté, amené au tribunal de Jérusalem, 1933. Il est accusé d’avoir participé à l’assassinat de Haim Arlosoroff. Photo Institut Jabotinsky

La rupture entre Jabotinsky et les maximalistes de son mouvement se produit un mois avant l’assassinat de Haim Arlosoroff, un leader sioniste socialiste du Yichouv. Apparemment, les messages tranchants ont incité Ahiméir et ses associés à affirmer leur opposition au régime nazi, qui avait également commencé à prendre des mesures initiales contre les Juifs d’Allemagne. Brit Ha’birionim a organisé un certain nombre d’actions symboliques contre le consulat allemand dans le pays et a lancé une campagne, qui a parfois glissé vers l’incitation, contre l’accord de transfert et son architecte, Haim Arlosoroff. Les invectives contre Arlosoroff se poursuivent dans les jours qui précèdent son assassinat, en juin 1933, sur le bord de mer de Tel Aviv.

Ahiméir est arrêté et accusé d’être impliqué dans le meurtre. Il est jugé, ainsi que deux membres du mouvement révisionniste, Avraham Stavsky et Zvi Rosenblatt, mais tous trois sont finalement acquittés par le tribunal britannique. Néanmoins, ce meurtre a entaché le mouvement révisionniste d’une réputation permanente de fascisme et de violence politique.

L’inquiétude de Jabotinsky, exprimée quelques semaines plus tôt, concernant les dommages éventuels causés au mouvement par les louanges de Brit Ha’birionim envers le nazisme, s’était maintenant concrétisée, mais elle venait d’une autre direction. Les messages publiés dans Hazit Ha’am ont suscité la méfiance de la gauche à l’égard des militants du groupe d’Ahiméir. La conviction des dirigeants du mouvement travailliste et de nombre de ses membres que le motif du meurtre était politique était sincère, mais on ne peut ignorer que ce point de vue résultait en partie d’un désir de régler leurs propres comptes politiques.

Le printemps et l’été 1933 sont marqués par une intense lutte publique dans le Yichouv, avant les élections des délégués au 18e  congrès sioniste, prévues pour le mois de juillet. Contrairement à l’opinion dominante, les recherches actuelles ne permettent pas d’affirmer que l’assassinat d’Arlosoroff a eu un impact considérable sur les élections. Les partis ouvriers ont récolté le fruit d’un travail intensif entrepris par le biais d’un système organisé qui était déjà en place et qui a été activé de manière opportune et intelligente au moment opportun.



Haim Arlosoroff, leader sioniste socialiste du Yichouv, est assassiné en juin 1933 sur le bord de mer de Tel Aviv.

Le mouvement révisionniste, en revanche, récolte les fruits pourris de la lutte interne qui le déchire. Sa structure organisationnelle se désagrège à la veille même de cette épreuve cruciale, du fait de la rupture que lui impose Jabotinsky en dissolvant ses institutions et en éloignant les dirigeants du courant modéré. Quant aux relations entre la droite et la gauche dans le sionisme, leur exacerbation à la suite de l’assassinat d’Arlosoroff a donné le coup de grâce au départ des révisionnistes de l’Organisation sioniste.

Comment s’est déroulée la lutte sur le caractère du mouvement révisionniste ? L’élan de l’activité d’Ahiméir est ralenti par l’hostilité qui suit son arrestation, ainsi que par sa prétention à devenir une figure politique dominante. Les accusations d’activités illégales portées contre les membres du Tzohar et le procès qui s’ensuit réduisent la tension interne dans les rangs du révisionnisme.

Jabotinsky travaille vigoureusement à la défense des accusés. Le journal de prison d’Ahiméir est rempli de gratitude et d’admiration pour le leader qu’il venait à peine de défier.

Vers la fin de l’année 1934, cependant, la lutte interne semble sur le point d’éclater à nouveau. A ce stade, au milieu de la confrontation amère et violente entre la droite et la gauche dans le Yichouv et dans le mouvement sioniste, Ben-Gourion et Jabotinsky tiennent des discussions intensives à Londres et, pendant plus d’un an, formulent une série d’accords qui visent à apporter une réconciliation interne au sein du mouvement sioniste.

Ahiméir est amèrement déçu d’apprendre que Jabotinsky tente de parvenir à un modus vivendi avec Ben-Gourion. Dans son journal, il décrit les accords entre les deux hommes comme une tentative de ce dernier de se débarrasser de la droite en lui donnant le baiser de la mort. Il critique Jabotinsky pour être tombé dans ce piège, l’attribuant à la noblesse du leader révisionniste, à sa tendance à la paix et peut-être aussi à « son désir de s’attirer des faveurs ».

En fin de compte, l’accord entre Ben-Gourion et Jabotinsky n’est pas appliqué. Des éléments éminents de la gauche, dont la conscience du danger inhérent au fascisme juif avait été renforcée par l’assassinat d’Arlosoroff, rejetèrent l’accord et en provoquèrent l’abandon. Une fois de plus, les relations entre Jabotinsky et Ahiméir s’enveniment. L’ouverture même de Jabotinsky à un rapprochement avec la gauche incite Ahiméir à envisager pour la première fois la possibilité de quitter le mouvement révisionniste et de le déborder en créant un nouveau mouvement.

Un parti semi-fasciste est-il réellement sur le point d’être créé au sein du mouvement sioniste en Terre d’Israël ? Cette possibilité peut être considérée comme une rêvasserie de l’auteur du journal, bien qu’Ahiméir soit entré dans les détails. Il propose un nom pour le nouveau mouvement qu’il va créer avec ses associés maximalistes - « Hazit Ha’am », le « Front du Peuple » - faisant écho au nom du journal qu’il avait été contraint de fermer sur l’ordre des cercles libéraux de Tzohar ; et il expose également ce qu’il propose comme programme de base du nouveau parti : il s’appuiera sur un sionisme politique qui s’efforcera d’établir un État juif dans les frontières de la « Terre d’Israël du roi David ».

Le dénouement de cette étape de la lutte entre le libéralisme et le fascisme dans la droite sioniste se produit quelques mois après la sortie de prison d’Ahiméir en août 1935. Lors d’une visite en Pologne, il reçoit un accueil ému et admiratif de la part des sections du mouvement dans ce pays. S’adressant au quatrième congrès du Betar-Pologne, qui se tient à Varsovie en juin 1936, il reproche au Tzohar d’avoir manqué une occasion historique de renouveler son élan, dans le sillage de ce qu’il appelle l’“accusation de meurtre rituel” qui a suivi l’assassinat d’Arlosoroff.

« À notre époque cruelle », déclara aux Betaris celui qui venait de passer deux années difficiles en prison, « le plus important est d’apprendre à haïr - au milieu de la pitié pour le peuple - ceux qui s’inclinent devant le Moloch rouge et les traîtres ». Jabotinsky ne tarde pas à s’opposer à cette approche. « La haine », souligne-t-il, est « le mot le plus laid que la langue humaine sache prononcer », ajoutant : "Le Betar ne sait pas haïr. Betar ne sait qu’aimer".

Si la visite d’Ahiméir en Pologne avait pour but d’examiner les perspectives de renouvellement du programme de Brit Ha’birionim, elle n’y a pas réussi. Elle peut être considérée comme la dernière corde à son arc en tant que leader politique dans la pratique. Abattu par les épreuves de son emprisonnement, Ahiméir retourna dans la Palestine mandataire et se tourna vers l’intérieur pour reconstruire sa vie, sa famille, son ego usé, et mourut en 1962, à l’âge de 65 ans. Le défi antidémocratique lancé à Jabotinsky s’est largement estompé dans les années qui ont suivi. Pendant quelques années, les opinions semi-fascistes resteront l’apanage de franges étroites de la droite. [avant de prospérer au siècle suivant, NdT]


06/11/2024

ANDRÉS FIGUEROA CORNEJO
Mireille Fanon, fille de l’auteur des Damnés de la terre : « L’État chilien est raciste et colonial »


Andrés Figueroa Cornejo, 5/11/2024

Andrés Figueroa Cornejo est un journaliste et communicateur social chilien, collaborateur de nombreux sites ouèbe

Le 4 novembre, au terme d’une vigoureuse mission d’observation des droits humains au Chili entamée le 16 octobre, l’éminente juriste Mireille Fanon, fille du brillant militant anticolonialiste et intellectuel révolutionnaire Franz Fanon, a fait ses adieux à un jeune public dans la salle d’honneur de l’université de Santiago. Durant son séjour au Chili, son agenda a été marqué par des visites aux prisonniers politiques mapuches et non mapuches.

À cette occasion, la combattante française a évoqué la situation actuelle en Palestine, précisant que « c’est une guerre d’extermination qui est en train de se dérouler. Et il faut reprendre le concept de « génocide » de Raphael Lemkin, qui stipule qu’un acte de génocide est dirigé contre un groupe national et ses entités. Malheureusement, la commission de l’ONU en charge du dossier n’a pas étendu le terme de génocide au-delà du cas juif lui-même. En fait, aujourd’hui, le génocide de la Palestine se déroule avec le soutien de l’ONU et de la communauté internationale. Par conséquent, nous sommes également complices de ce qui se passe », et il a demandé : »Comment est-il possible pour une organisation de commettre un génocide sans avoir à en rendre compte à qui que ce soit ?
Il faut remonter à l’époque de la création de la Palestine, sous mandat britannique, pour comprendre. Après la Seconde Guerre mondiale, alors que les Nations unies venaient d’être créées, les Juifs d’Europe ont réclamé un État qui leur soit propre. La résolution 194 de l’ONU a été utilisée à cet effet, arguant que la Palestine était un territoire sans peuple pour un peuple sans territoire.
Les deux premières fois que la résolution a été votée, la proposition a été rejetée, jusqu’à ce que la pression américaine sur la France fasse passer la résolution ».
La fille de l’auteur des Damnés de la terre a déclaré qu’elle avait passé les deux dernières semaines à visiter les prisons où des membres du peuple mapuche sont détenus et qu’elle s’était rendu compte qu’« il existe de nombreuses similitudes entre les cas palestinien et mapuche. Un réseau d’accords entre l’État espagnol et l’État chilien qui a trompé les représentants du peuple d’origine, plaçant la culture et les relations sociales des Mapuches sous la juridiction de la République chilienne. C’est ce qui permet aujourd’hui aux entreprises capitalistes d’exploiter le territoire ancestral.
Tout comme la résolution 194 a permis à l’État d’Israël de “manger” les territoires palestiniens, un faux traité promu par l’État chilien a permis au capital de “manger” les territoires mapuches. De même, la communauté internationale ne reconnaît pas le droit des peuples palestinien et mapuche à se défendre.
« Dans les deux cas, il est facile de constater que le droit international est comateux. La Convention 169 de l’OIT est inapplicable et inopérante dans le cas des Mapuches. Il en va de même, en général, pour le droit des peuples à se gouverner eux-mêmes.
« Le peuple mapuche devrait bénéficier de la solidarité de tout le peuple chilien pour protéger sa culture, sa terre ancestrale, sa spiritualité, son autonomie et je le dis, tant pour le peuple mapuche que pour le peuple palestinien, et pour les colonies françaises actuelles, dont la Martinique, la terre d’origine de Franz Fanon, le pays de ma famille. Nous avons des exemples similaires ici, en Colombie, en Argentine, aux USA, qui remontent à 1492, lorsque la marchandisation des corps a été imposée pour la première fois et que les colons se sont approprié des terres qui ne leur appartenaient pas par le sang et le vol. Jamais les empires et les colons n’ont payé pour ces crimes, jamais il n’y a eu de réparations politiques et collectives (et je ne parle pas de réparations individuelles qui nous enfermeraient dans la logique du capitalisme libéral, mais de transformation du paradigme de la domination). Depuis, la mondialisation de l’esclavage a émergé en toute impunité. Tout cela au nom de la hiérarchisation des races, société dans laquelle nous vivons encore aujourd’hui et qui est fondée sur la modernité eurocentrique. Cependant, le suprémacisme blanc refuse de reconnaître l’énorme valeur des cultures des Amériques, de l’Afrique, de l’Océanie, de l’Asie, etc. Si nous voulons changer le monde, nous n’avons pas d’autre choix que d’initier ces réparations à partir de cette ère de l’humanité. Si nous voulons changer le monde, nous n’avons pas d’autre choix que d’initier ces réparations pour cette époque de l’humanité. Nous n’avons pas le droit de nous tromper dans la lutte. Sinon, les criminels seront à nouveau récompensés et les victimes seront criminalisées, qualifiées de terroristes, emprisonnées, torturées, harcelées. Nous ne devons pas oublier que plus de la moitié de la population palestinienne a été emprisonnée. Ici il faut citer Franz Fanon : «Chaque génération doit, dans une relative opacité, affronter sa mission : la remplir ou la trahir».


Comment juges-tu le régime chilien après ta visite ?
« L’État chilien est raciste, il trafique avec des entreprises capitalistes auxquelles il vend des terres mapuches. C’est un État fortement colonial, et pas seulement avec les Mapuches. En fait, il ne mentionne même pas qu’il y a des Afro-Chiliens dans le nord du pays, qui sont invisibles pour lui. Même les Mapuches n’en parlent pas. J’ai rencontré des jeunes en prison qui déclarent ne pas être racistes, mais qui ne considèrent pas l’invisibilisation des Afro-Chiliens comme un problème. Cela m’amène à penser qu’il existe un important racisme structurel institutionnalisé. Et ce qui le sous-tend, non seulement dans l’État chilien, mais dans de nombreux États à travers le monde, c’est la croyance que la société est divisée entre êtres humains et es êtres non-humains. C’est pourquoi je suis convaincue que seule la force des peuples a entre ses mains la tâche de surmonter les relations de colonialité qui prévalent ».


15/09/2024

MARAM HUMAID
À Gaza en guerre, des femmes déplacées réinventent la mloukhiya

 Maram Humaid, Aljazeera, 8/4/2024
Photos d’Abdelhakim Abu Riash/Al Jazeera
Traduit par
Fausto Giudice, Tlaxcala 




Maram Humaid est la correspondante numérique d’Al Jazeera English à Gaza. @MaramGaza

 


Siham Abu Shaaban (avec sa mère) et sa famille ont été déplacées vers le sud de la ville de Gaza en novembre, après avoir enduré près de deux mois de bombardements ininterrompus

Az-Zawayda, Gaza - Il y a un an, Siham Abu Shaaban a préparé la mloukhiya pour la série d’Al Jazeera Fork the System, expliquant qu’elle est considérée comme un “porte-bonheur”, un plat que de nombreuses familles se doivent d’avoir sur leur table de Ramadan.

Cette année, dans des circonstances extrêmement différentes et éprouvantes, elle et sa famille sont revenues, recréant la belle soirée de l’année dernière dans un camp de déplacés à Az-Zawayda, alors que la guerre d’Israël contre Gaza détruit des vies.

Six mois après le début d’une guerre israélienne implacable contre Gaza, Al Jazeera a pris contact avec Siham pour documenter l’impact de la guerre sur elle et sa famille, et pour cuisiner à nouveau avec une famille qui ne s’attendait pas à ce que sa vie soit bouleversée en moins d’un an.


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NYLAH IQBAL MUHAMMAD
Deuil, solidarité et mloukhiya : comment les Arabes de Chicago se coltinent le génocide de Gaza

Alors que le monde est aux prises avec la violence à Gaza, de plus en plus d'USAméricains d'origine arabe se solidarisent autour de bols réchauffants de ragoût de feuilles de corète.

Nylah Iqbal Muhammad, Eater Chicago, 22/8/2024
Photos de Jack X. Li
Traduit par Fausto Giudice, Tlaxcala 



La mloukhiya  est un plat égyptien populaire qui a a apporté du réconfort à de nombreux membres de la diaspora du Machrek

Manal Farhan a perdu l'appétit. Nous sommes en novembre 2023, plus d'un mois après l'attaque du 7 octobre par le Hamas en Israël, qui a tué 1 139 civils et soldats israéliens et pris plus de 200 otages. Les violences de ce jour-là ont déclenché un siège israélien de la bande de Gaza qui avait déjà tué plus de 14 000 habitants (le bilan s'est alourdi de manière astronomique depuis), détruit des bâtiments et créé une grave crise humanitaire. Farhan, une USAméricaine d'origine palestinienne en proie à un chagrin intense, a cousu à la main un drapeau palestinien et l'a accroché à l'extérieur de sa maison de Logan Square. Elle raconte avoir reçu un appel de la société de gestion représentant le propriétaire Mark Fishman, lui demandant de l'enlever, faute de quoi elle serait expulsée. « J'ai dit :“Je suis Palestinienne et il y a un génocide”. Ils m'ont répondu que je devais rester neutre », raconte Farhan.

Entre l'angoisse de l'expulsion et l'horreur des Palestiniens massacrés et démembrés par des bombes chaque jour sur les médias sociaux, Farhan a eu du mal à manger. « Lorsque vous subissez un tel niveau de stress, votre corps ne réagit plus à la faim. La faim devient une préoccupation secondaire », explique-t-elle. Mais la faim revenait souvent lorsque sa mère Karima préparait la mloukhiya (ملوخية), un ragoût de feuilles de corète d’origine égyptienne et qui représente aujourd'hui un plat unificateur dans le monde arabe. La Mloukhiya, le plat national de l'Égypte, est très ancienne. Les racines préarabes de son nom signifient « pour les rois » ou « pour les dieux ». Les feuilles, également appelées mauves de jute, se sont répandues depuis l'Égypte à travers le monde arabe au gré des migrations et des échanges commerciaux. Elle est assaisonnée simplement avec du sel, de l'ail et du citron, bouillie dans un bouillon de poulet et souvent servie avec du poulet ou de l'agneau.


Cette humble soupe, à base de verdure et souvent de bouillon de poule, est devenue un symbole apaisant de solidarité dans le contexte de la violence à Gaza

En période de troubles, nous nous tournons vers les plats qui nous rassurent et, ces jours-ci, les habitants de Chicago - où vit l'une des communautés d'immigrants palestiniens les plus importantes et les plus anciennes du pays - sont de plus en plus nombreux à chercher du réconfort dans un bol de mloukhiya. Alors qu'un décompte estime qu'au moins 186 000 Palestiniens ont été tués par les forces israéliennes - selon une lettre publiée par des chercheurs dans la revue médicale britannique The Lancet -, les USAméricains d'origine arabe cherchent par tous les moyens à trouver du réconfort et de la solidarité. Dans ce climat, le plat prend une nouvelle signification politique pour de nombreux Arabes qui le découvrent pour la première fois. Presque tous les week-ends, des organisations telles que le Réseau de la communauté palestinienne des USA et les Étudiants pour la justice en Palestine organisent de grandes manifestations dans le centre-ville. Le jeudi 22 août, des groupes se sont rassemblés devant l’ United Center pour protester contre l'exclusion d'un orateur usaméricain d'origine palestinienne lors de la Convention nationale démocrate. Des groupes autonomes ont bloqué les rues de Wicker Park, protesté contre les fabricants d'armes comme Boeing dans le Loop, et ont même teint la fontaine de Buckingham en rouge sang, en taguant à la bombe « Gaza saigne ». Aujourd'hui, alors que la convention nationale du parti démocrate se déroule à Chicago, les manifestants défilent et perturbent les discours des hommes politicien
·nes
, les condamnant pour le financement l'armée israélienne. Ignorer la réalité politique des personnes qui aiment ce plat reviendrait donc à raconter une histoire incomplète de la place de la mloukhiya à Chicago.

« Je ne connais aucun Palestinien qui n'aime pas la mloukhiya », dit Farhan alors que nous mangeons et discutons de son cas au restaurant Salam, qui appartient à des Palestiniens, à Albany Park. Le même drapeau palestinien que Farhan a fabriqué en novembre est toujours accroché à l'extérieur de sa maison, alors qu'elle continue à se battre contre ce qu'elle considère comme une expulsion illégale. (Le propriétaire fait valoir qu'un contrat de bail interdit d'exposer quoi que ce soit à la fenêtre). Les Palestiniens de Chicago et leurs alliés ont protesté contre l'expulsion, boycottant le Logan Theater, dont Fishman est propriétaire. Le fait d'être expulsé ici, à Chicago, pour avoir « exprimé l'amour et la fierté » de son héritage, comme l'indique le procès fédéral qu'elle a intenté à Fishman, est une ironie pour Farhan. La maison de sa grand-mère maternelle en Palestine occupée est aujourd'hui habitée par des colons israéliens. (L'action en justice de Farhan, qui soutenait que la neutralité n'avait jamais été l'objectif - les autres locataires pouvaient accrocher des décorations de Noël et de Hanoukka à leurs fenêtres, selon l'action en justice de Farhan - a été rejetée en mars et Farhan est en attente d'un appel).

À côté de photos de cadavres et de décombres, je vois sur les réseaux sociaux des Palestiniens déplacés qui fabriquent de la mloukhiya à Gaza. « La Mloukhié est l'un des plats les plus populaires que les habitants de Gaza aiment et préparent. Habituellement, il est préparé avec du poulet ou du bouillon de poulet, mais comme aucune source de protéines n'est actuellement disponible, nous le préparons avec du bouillon de poulet transformé. Comme d'habitude, c'est fait avec amour, au milieu de la guerre », écrit Renad, un créateur de contenu de Gaza âgé de 10 ans, dans une légende. Le manque de poulet est flagrant, la viande étant pratiquement impossible à trouver ou à acheter en raison du blocus israélien sur la nourriture, les produits d'hygiène et les médicaments. De nombreuses personnes, en particulier dans le nord de Gaza, sont mortes de faim. Pourtant, le plat semble conserver sa signification festive et réconfortante, même au plus profond de l'enfer. « La nourriture palestinienne est l'un des aspects fondamentaux de la socialisation dans notre culture... indépendamment du fait que [les réfugiés] ont été déplacés et dépossédés », explique Lubnah Shomali, directrice du plaioyer à Badil, une organisation de défense des droits humains pour les réfugiés palestiniens.

Lubnah, chrétienne palestinienne, a grandi dans la banlieue de Chicago avant d'installer sa famille, y compris sa fille, mon amie Rachel, en Cisjordanie pour se rapprocher de leur culture, même si la vie était plus difficile sous l'occupation. Lubnah explique que les réfugiés s'inspirent souvent les uns des autres de différentes méthodes de fabrication de la mloukhiya, avec les mêmes débats que ceux que j'ai entendus à Chicago. « Dans les camps de réfugiés, le besoin d'accueillir, d'inviter des gens et de préparer des repas persiste », explique Lubnah.

Pour les juifs mizrahim, les juifs d'origine arabe, la mloukhiya fait également partie de leur mémoire, même si la Nakba a rompu ces liens. Hisham Khalifeh, propriétaire de la Middle East Bakery à Andersonville, se souvient d'avoir rencontré un juif mizrahi de 80 ans à Chicago. « Il avait encore sa carte d'identité palestinienne dans sa poche », raconte Khalifeh. L'homme voulait parler de la nourriture qu'il avait aimée en Palestine et de tout ce qui avait changé depuis qu'il avait été séparé de ses voisins musulmans et chrétiens par la formation d'Israël, l'apartheid et le nettoyage ethnique. Khalifeh raconte que l'homme lui a dit en arabe, leur langue ancestrale commune : « Naaoud lil tarikh ». Revenons à l'histoire.

« Les Blancs adorent les tacos [et] les enchiladas... mais je me souviens qu'enfant, je mangeais de la mloukhiya à l'école et que tout le monde disait : “Beurk, c'est un ragoût vert visqueux” », se souvient Iman, une Chicagolaise palestino-mexicaine. Iman reconnaît que le mloukhiya fait partie intégrante de Chicago, mais elle doute que d'autres le voient de cette façon - ce qui ne la dérange pas. « C'est l'une de ces choses que j'aime tant, mais qui n'a pas encore été revendiquée ou reprise par la culture blanche ».

Les premiers Palestiniens sont arrivés à Chicago dans les années 1800, bien avant la création de l'État d’Israël, selon Loren Lybarger, professeur à l'université de l'Ohio et auteur de Palestinian Chicago : Identity in Exile. Il se souvient d'avoir fréquemment mangé de la mloukhiya chez des dirigeants de la communauté palestinienne de Chicago au cours de ses recherches.

La mloukhiya, plat national égyptien, est très ancienne. Les racines pré-arabes de son nom signifient « pour les rois » ou « pour les dieux ». Un livre de cuisine syrien du XIIIe siècle répertorie quatre versions différentes, dont l'une mentionne des oignons carbonisés réduits en pâte et une autre des boulettes de viande. Ce plat a inspiré des mythes et une ferveur religieuse, puisqu'il est dit que la soupe a permis au souverain égyptien du Xe siècle, le calife fatimide al-Hakim bi-Amr Allah, de recouvrer la santé, d'où son nom. (On l'appelle aussi parfois « mauve des Juifs », en référence à l'affirmation selon laquelle les rabbins juifs auraient été les premiers à la découvrir et à la cultiver). Les Druzes, un groupe ethno-religieux du Machrek, croyaient et croient toujours que le calife était Dieu. C'est pourquoi de nombreux Druzes ne mangent pas de mloukhiya, même aujourd'hui, obéissant ainsi à son ordre. Pour la plupart des gens, cependant, la mloukhiya n'est plus réservée aux rois ou aux dieux. Mais sa préparation peut être une affaire digne de la royauté.

« Chacun la fait à sa façon, et chacun est convaincu que sa façon est meilleure »

Les feuilles de mloukhiya cuites ont une « qualité visqueuse, semblable aux nopales [raquettes de figuier de Barbarie, NdT] de la cuisine mexicaine », explique la cheffe libanaise Sabrina Beydoun. La mloukhiya est un plat réconfortant, quelque chose de plein et de juste dans les verts profonds, avec une odeur d'herbe et de terre. « Ma mère la préparait avec beaucoup de fierté », dit-elle. « En vieillissant, j'y repense avec tendresse et nostalgie ».

Et chacun aime la mloukhiya à sa façon - les variations et les débats font pratiquement partie de l'expérience. « Chacun la fait à sa façon, et chacun est convaincu que sa façon est meilleure », dit Beydoun en riant.

Mon amie Rachel, ancienne joueuse de l'équipe nationale de basket-ball de Palestine, préfère les feuilles de mloukhiya entières (Beydoun dit que c'est courant chez les Libanais), tandis que mon autre amie palestinienne, Rayean, a grandi avec des feuilles moulues. Karima, la mère de Farhan, utilise quant à elle un peu d'acide citrique comme ingrédient spécial.


La mloukhiya est préparée différemment selon le foyer et le restaurant


L'équipe père-fils d'Ahmed et Mohammed Saleh dans leur restaurant, Cairo Kebab

Au Cairo Kebab, le seul restaurant égyptien de Chicago, la mloukhiya est devenu le deuxième plat le plus demandé par les clients arabes depuis que l'établissement a commencé à le servir tous les jours en 2023 sur la célèbre Maxwell Street de Chicago, dans University Village, selon le copropriétaire Mohammed Saleh. « Les aliments locaux nous ancrent et nous font devenir ce que nous sommes », explique-t-il. La mloukhiya s'inscrit sans doute dans une évolution plus large, où les restaurants appartenant à des groupes ethniques marginalisés servent de plus en plus de plats autrefois relégués à la maison, en raison à la fois d'une plus grande sensibilisation par les médias, du désir de ces plats parmi les communautés immigrées qui aspirent à des aliments familiers, et du fait que les chefs se sentent autorisés à explorer leurs identités de manière plus approfondie.

« Beaucoup de nos clients palestiniens ou jordaniens nous demandent un filet de citron ou de ne pas cuisiner avec de l'ail », explique Mohammed.

Ahmed, propriétaire et chef cuisinier du Cairo Kebab et père de Mohammed, ajoute qu'à moins d'avoir déjà mangé la mloukhiya, « les USAméricains la mangent de la façon dont nous la servons ».

Ahmed prépare la version du restaurant avec beaucoup d'ail dans du beurre grésillant, tandis que la famille de Raeyan ne met pas trop d'ail. J'adore le poulet à la peau croustillante et rôtie, et j'alterne fréquemment entre le mloukhiya à la cuillère sur le riz et le poulet, et le riz et le poulet à la cuillère dans la mloukhiya. Certains l'aiment sans peau et bouilli. La plupart de mes amis la mangent avec du riz ; Ahmed dit que beaucoup préfèrent l'absorber avec du pain, et certains le mangent nature comme une soupe, avec une cuillère ou en buvant de légères gorgées dans le bol. Le plus souvent, elle est servie avec un filet de citron frais.

Khalifeh se souvient très bien de la mloukhiya aux cailles. Ahmed explique que dans la deuxième plus grande ville d'Égypte, la ville portuaire d'Alexandrie, la mloukhiya est souvent préparée avec des crevettes, et certains utilisent du lapin. En Tunisie, la mloukhiya est séchée et réduite en poudre, ce qui donne un ragoût soyeux, de couleur presque noire, avec de l'agneau. Les Soudanais, en raison de leur histoire commune avec l'Égypte, aiment également la mloukhiya. ça s'écrit molokhia, mlokheya, molokhia..., les différences sont infinies et vertigineuses.

« Lorsque j'étais enfant en Égypte, la mloukhiya n'était pas seulement un aliment, c'était un événement », écrit par courriel Eman Abdelhadi, écrivaine égypto-palestinienne et professeure de sociologie à l'université de Chicago. « Une journée entière était consacrée aux processus ardus de lavage, de séchage et de découpage. C'était quelque chose que nous attendions tous avec impatience ». Ahmed raconte que pendant les iftars du Ramadan, un moment de rassemblement après avoir jeûné toute la journée pendant le mois sacré musulman, de nombreux clients demandent au moins deux assiettes de mloukhiya au moment de rompre le jeûne.


Ahmed Saleh, propriétaire du Cairo Kebab, s'est installé à Chicago en 1990

Pour les habitants arabes de Chicago qui n'ont pas grandi avec la mloukhiya, Chicago est souvent l'endroit où ils l'ont goûtée pour la première fois. « Nous n'avons pas de mloukhiya au Maroc. Mais j'en ai entendu parler parce que nous avions l'habitude de regarder de vieux films [égyptiens] », explique Imane Abekhane, employée au Cairo Kebab. « Puis je suis venue à Chicago, j'ai essayé la mloukhiya égyptienne et j'ai adoré ».

Lorsque j'ai commencé à enquêter sur le mloukhiya pour cet article, beaucoup de mes amis arabes m'ont dit que le Cairo Kebab était le meilleur endroit pour le déguster à Chicago - un bol m'a permis de comprendre pourquoi. Du poulet rôti tendre, une mloukhiya vert vif équilibrée avec juste assez d'ail et de sel, des vermicelles dans le riz, et un accompagnement de sauce piquante maison à base de tomates avec des flocons de piment, du piment rouge et du poivre noir - tout cela est délicieux. À ma table, Ahmed a préparé la mloukhiya comme on le fait parfois en Égypte, avec brio et performance, une rivière verte et gluante cascadant d'une casserole à l'autre avant de s'accumuler dans mon bol. Mohammed remarque qu'il a vu plus de Palestiniens et d'Arabes venir au Cairo Kebab pour des plats maison comme la mloukhiya depuis que la dévastation a commencé en Palestine l'année dernière.

Même si tout le monde n'est pas d'accord sur la façon de la préparer, tous ceux à qui j'ai parlé s'accordent à dire que la mloukhiya est un plat égyptien. Mais en raison de la forte population de Palestiniens à Chicago, la première rencontre avec la mloukhiya - y compris la mienne - a lieu chez un ami palestinien ou dans une épicerie palestinienne comme Middle East Bakery, où Khalifeh explique que les non-arabes viennent souvent après l'avoir vue en ligne, dans le cadre d'un plaidoyer croissant en faveur de la cuisine et de la cause palestinienne - leur résistance à l'occupation israélienne. Cela confère à ce plat une certaine importance politique.

Lorsque nous avons préparé la mloukhiya, Rachel a utilisé des feuilles séchées que sa grand-mère lui avait rapportées de Palestine, une expérience que Mohammed Saleh qualifie de courante. « Lorsque nous allons en Égypte, mes parents ramènent toujours au moins une valise pleine de produits secs préemballés, dont la mloukhiya », explique-t-il.

Les feuilles congelées et séchées sont également faciles à trouver à Chicago, à Middle East Bakery, Sahar's International Market ou Feyrous Pastries and Groceries à Albany Park. Raeyan et Rachel insistent toutes deux sur le fait que les feuilles séchées - qui ont une couleur plus foncée que les feuilles congelées - sont meilleures. Ahmed affirme que le séché a ses mérites, mais que les feuilles congelées préservent mieux le mloukhiya dans son état d'origine, le processus de séchage lui donnant un goût et une couleur différents. « Le congelé est aussi proche que possible des feuilles de mloukhiya récoltées à la main en Égypte », affirme-t-il. Khalifeh, en revanche, est convaincu que le séché est toujours meilleur, car il a une saveur et une texture que le congelé ne peut jamais atteindre. L'une de ses tactiques consiste à mettre un peu de feuilles congelées dans les feuilles séchées, ce qui permet d'en améliorer la couleur et la consistance. Mais lui et Ahmed disent tous deux que tout le monde n'est pas capable de faire de la mloukhiya séchée correctement.

Et peut-être que quelque chose se perd dans la modernité de la congélation, quelque chose qui s'échange lorsque l'on renonce à tamiser les feuilles de mloukhiya. « Ma mère et mes tantes s'assoient par terre, enlevant les tiges et les restes d'autres récoltes, comme les feuilles de tabac », explique Beydoun. « C'est une pratique communautaire. C'est une chose poétique à laquelle on assiste. Dans les feuilles séchées, je vois la survie - un moyen de transporter les plantes ancestrales pour les diasporas dispersées. La mloukhiya congelée doit être conditionnée. Mais la mloukhiya séchée peut être transportée ; elle ne dépend d'aucune entreprise, seulement de ceux qui ont une relation avec la plante.

Cependant, presque tout le monde s'accorde à dire que les feuilles fraîches sont les meilleures - si vous pouvez les trouver. Sahar's propose des feuilles de mloukhiya fraîches cet été, mais « elles partent vite et nous ne savons pas toujours quand elles arriveront », m'a dit un épicier au téléphone. Hisham m'a également orienté vers Vit Hoa Plaza, où j'ai trouvé des feuilles fraîches qui, selon les épiciers, sont rarement stockées en raison de la popularité croissante de la mloukhiya dans la cuisine de l'Asie orientale. Selon la Markaz Review, les agriculteurs japonais ont commencé à cultiver la plante après que des publicités des années 80 avaient mis en avant la mloukhiya avec des slogans tels que « le secret de la longévité et le légume préféré de Cléopâtre ».

« La mloukhiya est très populaire dans les épiceries japonaises et coréennes », explique Kate Kim-Park, PDG de HIS Hospitality, qui ajoute que sa version est légèrement plus collante. « La plante est appelée 아욱 (ah-ohk) en coréen », précise-t-elle.

Le chef Sangtae Park d'Omakase Yume, dans le West Loop, a de bons souvenirs de la cuisson de la mloukhiya et de sa dégustation avec ses amis et sa famille. « Je l'ajoute à la soupe miso traditionnelle [coréenne] ou aux plats d'accompagnement [banchan] en blanchissant les feuilles et en mélangeant parfois de l'huile de sésame, du sucre et des flocons de piment rouge coréen », explique Park.


Ahmed Saleh tient une assiette de poulet et de riz, l'une des nombreuses façons dont on peut savourer la mloukhiya

Il est également possible de les cultiver soi-même. Iman a décidé de commencer à planter de la mloukhiya et d'autres plantes utilisées dans la cuisine palestinienne, comme le thym sauvage (parfois appelé za'atar, comme le mélange d'épices du même nom) en mars dernier. « J'ai eu le sentiment qu'il s'agissait d'un acte de préservation et de résistance alors que les gens essaient d'effacer les Palestiniens », explique Iman. Dans le monde entier, les cultures indigènes soulignent l'importance de la conservation des semences, et les Palestiniens ne sont pas différents. Mais planter de la mloukhiya s'est avéré difficile dans le froid de Chicago. « Le mloukhiya préfère des températures comprises entre 21 et 32 degrés Celsius et un sol limoneux bien drainé et riche en matières organiques », explique Luay Ghafari, jardinier palestinien et fondateur d’ Urban Farm and Kitchen, ajoutant que les habitants de Chicago doivent commencer à planter les graines à l'intérieur sous des lampes de culture “quatre semaines avant la date de la dernière gelée” et les transplanter dans le jardin lorsque les risques de gelée sont écartés et que le sol s'est réchauffé.

« Il faisait très chaud, puis il faisait très froid à nouveau, alors je les faisais constamment entrer et sortir de l'appartement lorsqu'ils étaient de petits semis », explique Iman. Aujourd'hui, les plants de mloukhiya sont sains et matures, rien à voir avec les rendements qu'Iman observe dans les champs palestiniens, mais elle en est fière. Ghafari explique que la mloukhiya est une plante annuelle qui peut atteindre plusieurs mètres de haut dans des conditions optimales. « Pendant la saison des récoltes, on la trouve souvent vendue en grosses balles, car il faut une grande quantité de feuilles pour obtenir des quantités suffisantes pour la consommation. Mais les plantes cultivées à Chicago, comme celles d'Iman, ne produisent pas assez de feuilles pour être consommées autrement que dans de petites marmites de ragoût. La mère mexicaine d'Iman s'occupe des plantes dans la maison familiale, près de la banlieue. « C'est ce qui nous unit », dit Iman.

Nancy Roberts, la mère de Raeyan et traductrice d'arabe, a dactylographié la recette de mloukhiya de la grand-mère de Raeyan - la recette à partir de laquelle nous avons cuisiné - qui a été transmise de génération en génération. Il s'agit là aussi d'une sorte de conservation de semences sacrées.

« J'ai l'intention de transmettre [les recettes] à mes enfants jusqu'à la libération », dit Abdelhadi. « Mahmoud Darwich a dit que les occupants avaient peur des souvenirs, et les Palestiniens ont fait de la mémoire un passe-temps national ».

Après avoir couru dans la chaleur estivale de Chicago à la recherche d'histoires sur cette plante, quels étaient mes souvenirs de la mloukhiya ? Ce n'étaient pas ceux de Rachel, de Raeyan, d'Iman ou de Laith - des souvenirs d'enfance, de famille, d'héritage. Mais j'étais sur le site en train de construire une relation avec la mloukhiya.

Une collègue a dit un jour: « La Palestine tapisse mon esprit ». Je ne l'ai jamais oubliée, car elle décrivait si bien ces dix derniers mois pour moi. Maintenant, d'une manière ou d'une autre, la mloukhiya s'était installée là aussi, devenant une partie de ma mémoire de cette période brutale, s'entremêlant avec la Palestine, avec Gaza. « C'était très dur aujourd'hui », dit Hisham à voix basse lorsque je mentionne Gaza au cours de notre entretien, en référence à la frappe aérienne israélienne qui a eu lieu ce jour-là à al-Mawassi, une “zone de sécurité” désignée, et qui a tué plus de 100 personnes en l'espace de quelques minutes, dont la plupart étaient des enfants. Dans tous les entretiens que j'ai réalisés pour cet article, le génocide est revenu sur le tapis ou la tension était palpable lorsqu'on en parlait. Dès la, comment écrire sur la mloukhiya en se limitant à l’aspect nourriture ? Comment la recherche, la consommation et la fabrication de la mloukhiya ne pourraient-elles pas faire en sorte que la Palestine occupe mon esprit et entre dans mes rêves ?

Une nuit, j'ai rêvé que Rachel, Raeyan et moi étions en train de nous affairer dans ma cuisine pour faire de la mloukhiya, moi tamisant les feuilles avec des mains tachées de henné, Raeyan remuant près de la cuisinière, Rachel hachant de l'ail. Mon ami Omar était lui aussi dans la cuisine, en train de regarder. C'était presque une réplique exacte de la façon dont nous avions regardé quand nous l'avions cuisiné.

Sauf qu'Omar ne vit pas à Chicago. Il est à Gaza.

Le jour du rêve, Omar m'a dit que les bombardements étaient intenses et qu'il ne passerait peut-être pas la nuit. « J'espère que tu survivras. Qu'Allah te protège » , lui ai-je répondu. Au lever du soleil suivant, j'ai reçu une réponse. Alhamdulillah. Dieu merci. Omar était toujours en vie. Depuis des mois, c'est la cadence de nos messages. Je ne passerai peut-être pas cette nuit. J'espère que vous vivrez. Qu'Allah vous protège. Alhamdulillah.

Il y a eu une nuit où, après avoir vu une nouvelle image horrible du corps d'un Palestinien mutilé par les attaques israéliennes et les armes usaméricaines, il a été suggéré, j'ai oublié par qui, que nous allions au lac Michigan et que nous criions. Une fois sur place, nous sommes restés silencieux pendant un long moment. Ce n'était pas par gêne, mais par crainte que Dieu ait cessé d'écouter nos cris. Quelle preuve avions-nous du contraire ? Puis, presque à l'unisson, nous avons crié, le son portant sur l'eau. Et je dois croire que nous avons été entendus.

Naaoud lil tarikh. Revenons à l'histoire. Nataqadam lil houriya. Allons de l'avant vers la liberté.

 

Nylah Iqbal Muhammad est une journaliste indépendante usaméricaine écrivant sur toutes sortes de thèmes, de l’ethnogastronomie et des styles de vie à la Palestine. Instagram, Substack, Twitter/X.