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31/03/2023

GIANFRANCO LACCONE
L’ère des mythes ne s’arrête jamais : du colosse de Rhodes au pont du détroit de Messine
Mussolini l'a rêvé, Melosalvini va le faire

Gianfranco Laccone, Climateaid.it, 30/3/2023
Traduit par
Fausto Giudice, Tlaxcala

C’est une Arlésienne typiquement italienne : le pont sur le Détroit de Messine, qui relierait sur 3,3 km la botte à la Sicile, qui, ainsi, « cesserait d’être une île ». La première tentative fut faite par le consul romain Lucius Caecilius Metellus durant l’été de l’an 250 av. J.C., pour transférer son armée et les 104 éléphants capturés au Carthaginois Hasdrubal durant la Bataille de Palerme. L’historien Strabon raconte : « ayant fait rassembler à Messine un grand nombre de tonneaux vides, il les fit disposer en ligne sur la mer, attachés deux par deux de manière à ce qu’ils ne puissent ni se toucher ni se heurter. Sur les tonneaux, il forma un passage de planches recouvertes de terre et d’autres matériaux et fixées à des parapets en bois sur les côtés, afin que les éléphants ne tombent pas dans la mer ». La mer déchaînée entre Charybde et Scylla balaya rapidement le pont flottant et on procéda à la navigation par bateaux. D’autres projets chimériques virent le jour sous Charlemagne, sous les rois normands, sous les Bourbon de Naples. En 1866, le ministre des travaux publics du Royaume d’Italie, Stefano Jacini, chargea l’ingénieur Alfredo Cottrau, responsable des chemins de fer, de concevoir le « lien stable » entre la Calabre et la Sicile. Celui-ci proposa de cultiver en travers du détroit un banc de moules géant qui en cinquante ans constituerait l’assise naturelle d’un pont. L’Arlésienne est réapparue dans les 1950 et 1960, puis 1980 et 1990. Berlusconi, Bettino Craxi & Co. ont régulièrement relancé le projet et « étudié » des contre-projets de tunnel : concours, études de faisabilité, signature de contrats et tout le tintouin, ont permis de dilapider au fil des ans quelques centaines de millions (p. ex. 78 000 euros dépensés en un an en photocopies et « travaux héliographiques »).  Berlusconi dixit à propos de la « Huitième merveille du monde » : « Nous construirons le pont, de sorte que si l’on a un grand amour de l’autre côté du détroit, on puisse s’y rendre même à quatre heures du matin, sans attendre les ferries... » Puis on a cru l’Arlésienne enterrée. Il n’en était rien : le gouvernement melosalvinien vient de la ranimer. Un Grand Projet Inutile caractérisé qui fait se lécher les babines à Cosa Nostra et à la N’drangheta, à l’affût des deux côtés du détroit. Et dans une zone sismique qui a connu le séisme le plus meurtrier de l’histoire, qui a fait 120 000 morts (estimation) en 1908. Mussolini l'a rêvé [«Après la victoire, je jetterai un pont sur le détroit de Messine, de sorte que la Sicile perdra sa physionomie insulaire...», 1941], Melosalvini va le faire. En 3 mots, Boia chi molla -FG

Parmi les récentes décisions du gouvernement figure, entre autres, le lancement de la procédure de construction du « pont sur le détroit de Messine », un projet qui, en raison de son ampleur, pourrait engager l’État, les forces politiques et la société italienne pendant des décennies et qui aura un impact sur notre vie et celle des générations suivantes.  Le fait qu’il ait été mentionné en marge et parmi d’autres décisions prises, décisions certes importantes mais peut-être de moindre impact sur l’avenir de la population, montre une certaine sous-estimation et également un manque de perspective dans lequel se meuvent les actions de ceux qui gouvernent.



Les gouvernements italiens n’ont pas toujours agi avec une telle insouciance : la décision (1959) de créer un mégacentre sidérurgique à Tarente, mythiquement considéré comme le plus grand et le plus moderne de la planète, a été prise à l’issue d’un débat national, impliquant l’opposition politique et les syndicats, qui a recueilli le consensus de personnes d’orientations culturelles différentes, proposant une perspective imaginaire et concrète à la société, une idée de bien-être et de vie confortable grâce aux méga-machines industrielles qui conduiraient l’Italie. Bien plus tard, certains de ceux qui avaient soutenu l’usine sidérurgique de Tarente se rendront compte que c’était une erreur et essaieront de trouver n’importe quelle solution pour éviter les problèmes créés par le mégacentre, qui tuait ses travailleurs et produisait des effets contraires aux attentes qu’il avait suscitées. Cette décision, que nous considérons aujourd’hui comme erronée et mortelle pour la région concernée et l’ensemble du système italien, était le produit d’une culture qui a façonné l’imagination de plusieurs générations et le mode de vie de toutes les classes. Il était difficile d’avoir une idée différente et les rares personnes (comme moi) qui la professaient étaient considérées avec une certaine condescendance ; c’était, disait-on, notre formation spécialisée qui nous conduisait à des conclusions catastrophiques sur la nature de l’industrie sidérurgique. Le temps est un grand sculpteur et il est impitoyable dans les images qu’il produit.   

J’ai évoqué l’affaire du « monstre d’acier » dont on ne sait plus comment se débarrasser (mais on pourrait en citer d’autres plus éloignés, comme Tchernobyl ou la défunte mer d’Aral) pour souligner l’aspect du mythe qui a précédé et soutenu une telle intervention, un mythe qu’il ne faut pas sous-estimer, même dans ses effets à long terme.

Et c’est de mythes que je voudrais parler, pour évoquer le rapport entre la construction du pont sur le détroit de Messine et le changement climatique, un fait inéluctable qui conditionnera l’esprit avec lequel nous affronterons les temps à venir.  Je ne m’attarderai donc pas sur les raisons rationnelles pour et contre un tel ouvrage, car elles ne pèseront pas sur les décisions finales et sur la volonté de soutenir toute décision au-delà de toute limite. Pensez-vous qu’Hitler était rationnel lorsqu’il pensait faire la guerre d’un petit État sur deux fronts (est et ouest) ? Que Napoléon ou Alexandre le Grand étaient rationnels en pensant partir avec une poignée d’hommes à la conquête de territoires démesurés et inconnus ?  Et je ne parlerai pas des mythes liés à la victoire des hommes sur les hommes (comme ceux évoqués), mais de ceux qui visent à exalter la grandeur des œuvres humaines sur la Nature, corollaire du mythe de Prométhée dérobant aux dieux le secret du feu, représenté aujourd’hui par le « vol » du secret de l’atome ou de celui de l’ADN. Sans une culture qui sanctionne la fin d’un « mythe », on ne peut songer à éviter une manière d’agir liée à celui-ci et, inversement, les mythes doivent être maniés avec précaution, car ils sont annonciateurs, surtout dans leur chute, de douloureuses transitions d’époque. L’absence d’une telle culture conduit à la défaite et à un sentiment de frustration, comme cela s’est produit en Italie pour ceux qui ne se sont pas résignés au résultat d’un référendum populaire qui, le 8 novembre 1987, a éliminé la perspective de créer des centrales nucléaires dans le pays.  Aujourd’hui, on voudrait reproposer une voie aussi dépassée, et reproposer le passé comme avenir est toujours l’indice de perspectives limitées. Aujourd’hui, alors que le mythe du progrès vacille et que le mythe de l’industrie créatrice de richesses s’est certainement étiolé, quel mythe alimentera la perspective d’un pont sur le détroit de Messine ? Et que deviendrait cette œuvre, quel sens aurait-elle pour la postérité ?