Traduit par Alfredo Gómez-Muller
Nous sommes des enseignantes et des enseignants qui travaillons avec la jeunesse colombienne, qui témoigne d’une capacité d’autonomie et de pensée critique qui lui a permis de comprendre que le pays se trouve à un tournant. Le peuple colombien ne supporte plus une nouvelle réforme régressive portant sur la fiscalité, la santé, les régimes de retraite ou le code du travail. Il est clair que l’actuel projet de réforme contribue à aggraver l’appauvrissement et la précarisation des couches populaires et des malnommées « classes moyennes ». La concentration des richesses, la corruption politique, l’inefficacité de l’administration, les dépenses militaires pour la guerre et la dilapidation des finances publiques ont un coût qui ne devrait pas être financé au moyen d’une fiscalité régressive qui priverait les citoyens du nécessaire pour vivre ; elles devraient plutôt être supprimées, et l’on devrait exiger que les responsables en rendent des comptes devant la justice.
La grève nationale qui se développe depuis le 28 avril dernier est un mouvement massif rassemblant diverses couches de la population colombienne, lassée des abus d’une classe politique dont l’autoritarisme, le penchant anti-démocratique et l’incompétence à gouverner se révèlent en plein jour. On assiste à une perte des garanties citoyennes, visible notamment dans la décision, contraire à la Constitution, d’interdire la protestation sociale, ainsi que, plus grave encore, dans l’ordre donné de tirer contre les manifestants qui défendent leurs droits et ceux des générations à venir.
En tant que professeurs et professeures qui sommes partie prenante d’une université critique et engagée dans la construction d’une vie digne pour tous, nous adressons un appel urgent aux organisations humanitaires internationales afin qu’elles prennent position à l’égard des graves violations des droits humains qui ont lieu actuellement en Colombie. Des centaines de milliers de personnes sont sortis dans les rues sur l’ensemble du territoire national, afin de s’opposer à la prétention du gouvernement d’imposer une nouvelle réforme fiscale qui risque de précipiter la majorité de la population dans une misère jamais vue jusqu’ici. Il est irrationnel que cette réforme absurde ait été concoctée dans l’un des pays les plus touchés par la pandémie en raison de l’inefficacité des politiques publiques de santé, de l’improvisation de l’État ou du détournement des fonds publics. Mais la dilapidation des fonds publics par le gouvernement ne peut pas être à la charge d’un peuple dont la survie est menacée par la pandémie, le chômage et la violence.
La protestation sociale est un droit constitutionnel. Il fait partie de la Déclaration universelle des droits de l’homme, et touche à la liberté de pensée et d’expression. Un État social de droit est tenu de garantir à sa population l’exercice de ce droit qui est un rempart de la démocratie. Pourtant, en Colombie la réponse à ces justes exigences a été l’ordre du Président de militariser les rues et les lieux publics et de faire un usage disproportionné de la force contre les manifestants, en invoquant l’« assistance militaire ». On a ainsi déclenché une guerre ouverte contre les citoyens au nom d’une prétendue « sécurité citoyenne », déployant des militaires armés et entraînés contre une population civile sans armes.
Là où il existe un collectif rassemblé dans le cadre du droit à la protestation, il y a démocratie participative et citoyenneté. Les rassemblements dans les grandes villes ont été endeuillés par la violence perpétrée contre des dizaines de jeunes manifestants qui ont été blessés par balle ou assassinés sans autre forme de procès. Des preuves documentaires suffisantes permettent d’affirmer que des gens en uniforme ou bien des civils qui les accompagnent tirent sur les manifestants, les passent à tabac ou les retiennent de force. Le bilan encore approximatif de cette barbarie fait état d’une vingtaine de morts, 500 personnes retenues, la plupart arbitrairement, 200 blessés dont 18 avec des lésions oculaires, 42 cas d’abus ou d’agressions contre des journalistes ou des membres d’organisations humanitaires, et 10 cas de violence sexuelle et de genre. Les incidents les plus graves ont eu lieu dans la ville de Cali, où le Recteur de l’université du Valle et la Gouverneure du Département ont donné l’ordre, légalement discutable, de déloger par la force un groupe d’étudiants qui se trouvaient dans le campus en attendant de pouvoir négocier les conditions pour la reprise des cours dans le contexte de la pandémie. La situation s’est aggravée encore à Puerto Resistencia, Puente del Comercio et Llanogrande (Palmira), avec des victimes à déplorer. Dans notre pays les entités garantes du bien-être des citoyens ne sont pas crédibles, comme les defensorías et les personerías, car ces organismes sont cooptés par un gouvernement criminel qui donne l’ordre de tirer sur le peuple et assassine les jeunes, les citoyens qui sont en première ligne pour défendre la démocratie. En raison de tout ce qui précède, nous refusons formellement l’usage immodéré des mécanismes de répression de l’État, nous exigeons la justice pour les victimes et nous exprimons énergiquement notre opposition aux réformes sociales régressives que le gouvernement entend soumettre au pouvoir législatif en matière de fiscalité, de santé, de retraites et de droits du travail. En conséquence, nous adressons un appel urgent à la communauté internationale pour exiger la protection des droits humains des manifestants et des manifestantes.