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04/12/2025

Richard Moore, ancien chef du MI6 britannique : l’espionnage est une “course aux armements”

Mishal HusainBloomberg Weekend, 14/11/2025
Traduit par Tlaxcala

Mishal Husain (Northampton, 1973) est une journaliste, présentatrice et autrice britannique, rédactrice générale pour Bloomberg Weekend.


Le vétéran du renseignement parle de la gestion de la Chine, de la psychologie de Poutine, et de la raison pour laquelle les espions ne devraient pas attendre de reconnaissance.



Image : Uli Knorzer pour Bloomberg ; Photo source : Jason Alden/Bloomberg

Pendant près de 40 ans, Richard Moore a été agent de carrière au sein du Secret Intelligence Service britannique — plus connu sous le nom de MI6 — ne pouvant dire qu’à ses amis et à sa famille proche ce qu’il faisait dans la vie. Lorsqu’il a été nommé chef de l’agence en 2020, cela a changé : le nom de la personne occupant le poste le plus élevé est le seul rendu public.

Moore a quitté ses fonctions fin septembre, et cet entretien est l’une de ses premières interviews depuis : un retour sur le monde dans lequel il a commencé sa carrière de renseignement et celui dans lequel nous vivons aujourd’hui.

En poste, Moore était connu — comme tous les chefs du MI6 — sous l’appellation « C », rôle qu’Ian Fleming a transformé en « M », le supérieur de James Bond. Et peut-être que ses compétences affinées de longue date pour rester discret sont intactes : lorsqu’il est arrivé dans les bureaux de Bloomberg à Londres pour notre entretien, il a glissé devant le petit comité d’accueil et a récupéré son badge sans que nous le remarquions. C’était peut-être la casquette plate et le manteau — ou peut-être simplement ainsi qu’il a toujours opéré pendant des décennies : discret, modeste, dans l’ombre.

Jusqu’à il y a six semaines, votre travail quotidien consistait à lire des renseignements hautement confidentiels. Puis-je commencer par le présent ? Ce que vous voyez en observant le monde, et que la plupart d’entre nous ne perçoivent pas.

Je pense que nous sommes dans un environnement international extraordinairement contesté. Je ne crois pas qu’en 38 ans en tant qu’officier du renseignement et diplomate j’aie jamais vu le monde aussi peu ordonné.

Il y a un nombre extraordinaire de fils lâches sur la scène internationale, et malheureusement, la manière dont les relations se sont détériorées entre grandes puissances — en particulier après le comportement de la Russie en Ukraine, mais aussi, incontestablement, entre Washington et Beijing — fait que certaines des lignes directrices auxquelles nous étions habitués dans les années suivant 1945 n’existent plus vraiment.

Je n’ai certainement pas laissé le monde dans un meilleur état que celui dans lequel je l’ai trouvé, et j’ai la chance que cela ne figurait pas dans ma description de poste.

Plus contesté veut dire plus dangereux ?

Il y a certainement des dangers dans le monde, et ils peuvent soudain surgir du brouillard devant vous.

Vous avez mentionné la relation qui s’effiloche entre Washington et Pékin. Comment cela s’inscrit-il dans la perception qu'ont le MI6 et la CIA de la Chine, considérée comme le principal défi de renseignement du XXI siècle ?

Je pense qu’il existe depuis un certain temps des problèmes dans cette relation. En particulier, la rupture des contacts diplomatiques normaux qui a eu lieu pendant la pandémie : pendant plusieurs années, des responsables chinois et usaméricains de haut niveau ne se sont tout simplement pas rencontrés.

Et c’est inquiétant. En tant qu’officier du renseignement, lorsque vous percevez les dangers de mauvaises interprétations, vous souhaitez que diplomates et dirigeants se parlent plus régulièrement. Le fait que le président Trump et le président Xi se soient récemment rencontrés — c’est positif. Les tarifs douaniers sont le problème actuel. Mais il existe clairement de multiples points de tension entre les USA et la Chine, ainsi qu’entre les alliés des USA et la Chine.

Aidez-moi à comprendre comment vous voyez la Chine. Vous en avez parlé comme d’une « opportunité et d’une menace », une combinaison qui est assez difficile à saisir. Comment un gouvernement est-il censé gérer un pays qui est à la fois opportunité et menace ?¹

¹ Ces mots proviennent du dernier discours public de Moore en tant que chef, à Istanbul en septembre. « Dans de nombreux domaines des biens communs mondiaux — changement climatique, IA sûre et commerce mondial — la Chine a un rôle immense et bienvenu à jouer », a-t-il déclaré. « Nous, au Royaume-Uni, voulons une relation respectueuse et constructive avec la Chine. Mais la Chine doit respecter les règles d’engagement et de non-ingérence qu’elle promeut publiquement. »

Les gens supposent souvent, à juste titre, que nous ne nous occupons que des menaces. Mais un service de renseignement extérieur comme le MI6 est là pour recueillir du renseignement sur un certain nombre d’enjeux mondiaux.

Vous recueillez également du renseignement pour permettre à vos dirigeants politiques de saisir des opportunités. Concernant la Chine : c’est un pays immense et puissant, et ses valeurs et ses intérêts ne coïncident certainement pas toujours avec les nôtres.

Donc si vous êtes le Premier ministre du Royaume-Uni, comment gérez-vous cette relation de manière à préserver les intérêts britanniques ? Pour moi, cela signifie être très ferme sur le territoire national — essayer de déjouer puis de contrer tout comportement visant votre propre pays, qu’il s’agisse d’espionnage ou de cyberattaques.

Et cela arrive tout le temps ?

C’est assez incessant, oui.

Alors qu’avez-vous pensé de l’effondrement du récent dossier contre deux Britanniques accusés d’espionnage pour la Chine ?²

² L’activité d’espionnage chinoise au Royaume-Uni a été davantage scrutée depuis septembre, lorsqu’une affaire contre deux hommes accusés d’avoir tenté de recueillir des informations sur la politique vis-à-vis de Beijing a été abandonnée. Les procureurs ont indiqué que la Chine n’avait pas été légalement désignée comme menace à la sécurité nationale au moment des faits présumés. Les suspects ont nié les accusations.

La Chine cherche à collecter du renseignement sur le Royaume-Uni, et nous devons en être conscients. Ken McCallum, directeur général du MI5 (renseignement intérieur), en a parlé.

Il s’est dit « frustré ».

Je ne vais pas me prononcer sur une affaire individuelle — cela relève des avocats — mais il est certain qu’ils sont actifs dans ce domaine.

Si vous ne pouvez pas sanctionner les gens qui agissent ainsi, où cela vous laisse-t-il en tant que pays ? Quels sont vos leviers ?

De toute évidence, si vous espionnez pour une puissance étrangère contre le Royaume-Uni, et que vous êtes pris, vous devez vous attendre à en subir les conséquences.

Vous comprendrez également pourquoi j’ai tendance à décourager les responsables politiques d’être trop moralisateurs sur la question même de l’espionnage. Le Royaume-Uni dispose d’organisations de renseignement assez efficaces et nous recueillons activement du renseignement sur d’autres pays.

Je pense que ce à quoi vous devez être moins tolérant, c’est ce genre d’activités de guerre hybride que nous voyons de la part de la Russie : incendies criminels, tentatives d’assassinat. Cela dépasse une tout autre limite selon moi.³
³
En 2018, les responsables du renseignement britannique ont travaillé minutieusement et avec une grande rapidité pour permettre à la Première ministre Theresa May d’accuser la Russie d’être responsable de l’empoisonnement de l’ancien agent du KGB Sergueï Skripal et de sa fille Ioulia avec l’agent neurotoxique Novitchok. Cette année, six hommes ont été condamnés pour un incendie criminel soutenu par la Russie dans un entrepôt londonien contenant de l’aide destinée à l’Ukraine. Il y a également eu des attaques incendiaires visant des propriétés liées au Premier ministre Keir Starmer ; la Russie a nié toute implication.

Alors, en termes de langage, considérez-vous la Chine comme une « menace active à la sécurité nationale » ?

Je pense que, clairement, la Chine mène des activités qui menacent nos intérêts et nous devons être très fermes pour repousser celles-ci. Ils s’attendent d’ailleurs à ce que nous le fassions. Beijing respecte la fermeté dans ce domaine.

Donc : rester fidèle à ses valeurs ?

Rester ferme.

Que feriez-vous du projet de nouvelle méga-ambassade chinoise en bordure de la City de Londres ? Ce serait la plus grande ambassade d’Europe.

Les pays doivent évidemment avoir des ambassades. Nous en avons besoin d’une à Beijing — et il est important que nous l’ayons — donc il est normal et légitime que les Chinois obtiennent leur ambassade. Que ce soit celle-ci ou une autre , ce n’est pas vraiment à moi d’en juger.

C’est tout de même une ambassade particulièrement grande. Ce sera un site immense.

Je ne suis pas là pour justifier sa taille ni ce qu’elle fait. Mais vous savez, je suis sûr qu’il doit exister une voie permettant qu’ils obtiennent une ambassade appropriée, et que nous puissions conserver et développer notre propre excellente ambassade à Pékin.⁴
Le Royaume-Uni a irrité la Chine en n’approuvant pas encore le projet d’ambassade proposé sur l’ancien site de la Royal Mint, près de la Tour de Londres, un terrain acheté par Beijing en 2018. Bien que le Premier ministre Keir Starmer ait appelé à une relance diplomatique et économique avec la Chine, il subit des pressions — y compris de membres de son propre cabinet — pour adopter une attitude plus ferme.



Les projets chinois visant à construire une nouvelle ambassade élargie sur le site de l’ancien bâtiment de la Royal Mint, près de la Tour de Londres, ont donné lieu à des protestations et à des retards d’approbation. Photo Martin Pope/SOPA Images/LightRocket/Getty Images

 

J’aimerais revenir sur le parcours de votre vie professionnelle pendant près de 40 ans. Votre recrutement au début des années 1980 : comment cela s’est-il passé ?

J’ai bien peur d’être un exemple presque stéréotypé de ce que l’on appelle parfois un « tap on the shoulder » — une tape discrète sur l’épaule — et qui plus est à Oxford.⁵
Avant la mise en place de procédures formelles, les espions étaient souvent recrutés dans les universités d’Oxford et Cambridge, non seulement pour le Royaume-Uni mais — surtout à Cambridge — pour l’Union soviétique. Le « cercle d’espions de Cambridge » comprenait des individus qui étaient des agents doubles travaillant à la fois pour le renseignement britannique et le KGB.

Je ne citerai pas de noms, mais un universitaire m’a approché ; il savait que je m’intéressais à une carrière au Foreign Office — ainsi qu’à votre ancien employeur, la BBC, qui m’a rejeté sans même un entretien.

Eh bien, lorsque j’ai quitté l’université, je n’étais pas éligible pour entrer dans le service que vous avez dirigé, car mes parents n’étaient pas nés au Royaume-Uni.⁶

Jusqu’en 2022, les agences de renseignement britanniques exigeaient que les candidat·es aient au moins un parent né au Royaume-Uni. Sous Moore, cette règle a été supprimée, un porte-parole déclarant qu’elle « avait inutilement empêché des personnes brillantes de postuler ». Désormais, la principale exigence est d’être citoyen britannique.

Dieu merci, nous avons changé cela, comme nous avons aussi changé la manière d’approcher les gens.

Donc cela n’existe plus, la tape sur l’épaule ?

Non, pas de cette manière.

Je me souviens que [l’universitaire qui m’a approché] m’a demandé : « Seriez-vous intéressé par une carrière dans un domaine alternatif des affaires étrangères ? » Je n’avais aucune idée de ce qu’il voulait dire, mais de fil en aiguille…

Cet universitaire à Oxford faisait-il partie du service ? Était-ce une couverture ?

Non, à l’époque, il existait un ensemble très informel de personnes appelées talent spotters — des dénicheurs de talents. Leur rôle était d’observer les jeunes gens brillants qui arrivaient et qu’ils estimaient susceptibles de convenir à notre étrange ligne de travail.

Avez-vous hésité une fois que vous avez compris ce que signifiait « carrière alternative » ? Je sais que votre père était un homme du Foreign Office.

Un vrai.⁷
Moore est né en Libye, lors de l’une des affectations de son père à l’étranger. Lorsqu’ils sont en poste hors du Royaume-Uni, les agents du MI6 ont souvent une couverture diplomatique, mais en disant « vrai », Moore signifie que son père appartenait réellement au service diplomatique britannique. Moore lui-même a temporairement occupé des postes publics, notamment comme ambassadeur du Royaume-Uni en Turquie de 2014 à 2017.

Donc vous connaissiez cet univers. Mais l’espionnage…

Oui, j’y ai longuement réfléchi. Cela m’intriguait, je pensais que ce serait excitant, [mais] je n’en savais pas grand-chose — à l’époque, on ne vous disait pratiquement rien.

J’ai réfléchi aux enjeux, qui sont assez complexes, impliquant un certain degré de dissimulation. Mais encouragé par les gens — dont mon père merveilleux, d’une intégrité absolue, un homme d’une rectitude remarquable, qui avait de nombreux amis au sein du service, ainsi que ma mère, qui m’encourageait — j’ai décidé de tenter l’aventure.

La dissimulation : qu’est-ce que cela signifiait ?

Certains amis proches, des membres de la famille élargie, ne savent pas ce que vous faites dans la vie, et vous devez être à l’aise avec ça.

Si vous êtes avide de reconnaissance, ce n’est pas la bonne profession. Vous devez être satisfait par l’importance intrinsèque de la mission. Vous devez être satisfait de la camaraderie entre ceux qui savent. Vous ne pouvez pas descendre au pub en fin de semaine et vous en vanter à vos amis.⁸
Ian Fleming a déclaré un jour au New Yorker qu’il voulait que son héros James Bond soit « un homme extrêmement banal, inintéressant, à qui il arrive des choses ; je voulais qu’il soit un instrument contondant ».

Quand et comment l’avez-vous dit à vos enfants ?

ça varie selon les familles. C’est une décision importante parce qu’une fois que vous leur dites, vous les faites entrer dans ce cercle de connaissance et vous leur imposez quelque chose : ils deviennent complices. Dans notre cas, lorsque nos enfants étaient dans leurs premières années d’adolescence, cela nous a semblé être le bon moment.

Et les mots que vous avez utilisés ?

À ce stade, j’étais un officier du renseignement expérimenté. J’avais appris à parler aux gens pour leur demander : « Allez-vous travailler avec nous ? » Et j’ai complètement raté mon coup avec mon fils.

[Maggie] et moi avons eu la mauvaise idée de nous asseoir en semblant nerveux. Donc évidemment, je pouvais voir dans ses yeux qu’il pensait que nous étions sur le point d’annoncer notre divorce. Puis j’ai commencé à bafouiller, et c’est sorti n’importe comment. Il m’a regardé et a dit quelque chose que je ne peux pas répéter.

Mais Maggie le savait depuis toujours, puisque vous vous connaissez depuis très longtemps.

Oui, c’est inhabituel. Quand j’ai rejoint le service à 24 ans, nous étions déjà mariés.

Pensez à des collègues qui commencent une relation amoureuse. Comme ils ne peuvent pas le dire au premier rendez-vous, à un moment donné ils doivent trouver le bon moment pour dire qu’ils n’ont peut-être pas été totalement honnêtes lors de la première phase de la relation.

Je veux vous interroger sur ce qu’est réellement le métier d’espion. Lorsque vous êtes entré dans le service, vous aviez sans doute lu John le Carré et Ian Fleming. Était-ce réellement comme ça ?

Donc, c’est une terrible confession à faire, mais lorsque je suis arrivé dans ce métier, je n’avais jamais lu un seul roman d’Ian Fleming. J’avais lu John le Carré. Et je place désormais Mick Herron tout en haut du panthéon.

Les romans Slow Horses.⁹

Ces romans, qui mettent en scène des marginaux du MI5, ont inspiré la série télévisée à succès avec Gary Oldman. Dans une récente chronique de Bloomberg Opinion après l’effondrement de l’affaire d’espionnage chinoise, Matthew Brooker a fait cette comparaison : « Le scandale actuel d’espionnage chinois qui secoue la politique et les médias britanniques rappelle une fois de plus un univers fictif — mais cette fois l’action ressemble davantage au monde chaotique de Slow Horses, où la négligence, la confusion et les rivalités internes sont la norme. »

Oui. Beaucoup de gens connaissent peut-être davantage la série télé, mais les livres sont fantastiques.

Ce sont des œuvres de fiction, des œuvres de créativité. Évidemment, le Carré a passé une courte période dans le service, donc il y a une certaine vérité, en particulier dans ses portraits du Berlin de la guerre froide. On repère parfois des références au tradecraft — l’art du renseignement — parfois exactes, parfois non.¹⁰
¹⁰
Dans l’ouverture du roman emblématique L’espion qui venait du froid : « À l’est et à l’ouest du Mur s’étendaient les quartiers non restaurés de Berlin, un demi-monde en ruines, dessiné en deux dimensions, des résidus de guerre. »

Bien sûr, dans la réalité, c’est très différent, mais il arrive qu’il y ait un certain degré d’intrigue et d’excitation qui se rapproche de cet univers.

N’y a-t-il pas aussi une forme d’instrumentalisation des gens ? Quand vous repérez des individus, vous essayez de déterminer comment ils peuvent servir les intérêts britanniques, et vous cherchez à les approcher.

Vous cherchez clairement à établir une relation avec un autre être humain, parce que vous avez besoin des secrets qu’il détient, oui.

Cela signifie que vous devez créer une relation d’intimité réelle et de confiance, car vous leur demandez souvent de prendre des risques pour obtenir ces renseignements.

Et parfois vous offrez de l’argent ?

Ce que je peux dire, très clairement, c’est que lorsque des personnes acceptent de vous parler et de prendre de tels risques, elles sont motivées par différentes raisons. Notre mission n’est pas de porter un jugement moral sur ces motivations, mais plutôt de trouver un terrain qui fonctionne pour les deux parties. Si cela implique une compensation financière, oui, bien sûr, nous le faisons.

Avez-vous déjà eu un agent que vous aviez recruté et formé, qui a ensuite été arrêté ou pire, dans un autre pays ?

Eh bien, je vais prendre un peu de distance par rapport à ma propre expérience, car je suis très réticent à donner le moindre indice sur qui aurait pu travailler avec moi dans le passé. Mais bien sûr, cela arrive de temps en temps.

Notre engagement envers ces personnes est de les garder en sécurité, et nous faisons tout notre possible pour cela. Mais dans l’histoire, pour des raisons parfois sans rapport avec l’action du MI6, les circonstances peuvent conduire à leur arrestation. C’est un moment très difficile, parce que nous nous attachons à ces personnes : elles sont la raison d’être d’un service de renseignement humain. C’est très douloureux lorsque ça arrive, mais ça reste rare, car nous sommes très prudents.

Si vous avez la réputation de n’être là que pour utiliser les gens et les abandonner, ils ne choisiront pas de venir vous parler. Ou lorsqu’on les approche, ils diront non très abruptement. Mais ils savent qu’avec le MI6, ils recevront de l’attention, des soins, et que nous prendrons soin d’eux.

Puis-je évoquer une période qui a presque certainement été un test de ce que vous venez de décrire ? Celle qui a suivi le 11 septembre, lorsque les USA et le Royaume-Uni ont travaillé très étroitement. Les USA ont eu recours à la torture sur des détenus — nous le savons depuis le rapport du Sénat usaméricain dirigé par Diane Feinstein en 2014. Le Royaume-Uni, selon des députés britanniques, a ensuite été jugé complice.

Je ne suis pas certain de reconnaître la description que vous venez de donner.

Je veux dire : nous sommes clairement très proches des USA. J’ai travaillé durant cette période, notamment sur des questions difficiles de contre-terrorisme à Islamabad. En fait, ma fille était dans une garderie dont les fenêtres ont été soufflées par une bombe qui a explosé à l’ambassade d’Égypte [en 1995].

Il est très clair que l’administration usaméricaine de l’époque a fait toute une série de choses absolument inacceptables. Nous connaissons tous le waterboarding, qui est clairement de la torture.

Mais le saviez-vous à l’époque ?

Non, car ils ont bien pris le soin de nous en exclure. Ils n’ont absolument pas informé leurs homologues britanniques.

Ce n’est pas vraiment ce qui ressort du rapport parlementaire britannique. Ce rapport concluait que le Royaume-Uni avait toléré un traitement « inexcusable » des détenus des USA. Il affirmait qu’il était « hors de tout doute » que le Royaume-Uni savait comment les USA traitaient certains détenus.

Je ne suis pas certain d’être d’accord avec « hors de tout doute » dans ces termes, parce que j’étais là — eux non. Leur description des activités est parfaitement valable, et je suis d’accord avec elle.

Soyons clairs : nous collaborons avec des partenaires dans le monde entier qui emploient des méthodes que nous n’accepterions jamais. Et nous sommes très attentifs à ce que notre coopération ne facilite ni ne renforce ce type de comportements.

Les députés étaient pourtant très précis : les agences britanniques ont continué de fournir des renseignements tout en sachant ou suspectant des abus dans plus de 200 cas.

Mishal, nous nous écartons légèrement vers un autre sujet. Est-ce que la relation a continué avec les USAméricains, et donc avons-nous transmis des informations, comme le décrivent les députés ? Sans aucun doute. Est-ce que des leçons ont été tirées ? Absolument. Il existe aujourd’hui tout un processus de conformité autour de nous. Cela n’existe pas si l’on ne reconnaît pas qu’il y a eu des erreurs.

En tant qu’officiers individuels — y compris moi à l’époque — non, je ne savais pas que mon homologue usaméricain était impliqué dans ce type de pratiques ; sinon, je n’aurais pas abordé les choses de la même manière.

Y a-t-il un argument disant que nous aurions dû être meilleurs, plus tôt, pour comprendre que des choses se passaient, que nous n’aurions jamais faites ? Oui, bien sûr. Je l’accepte entièrement.

Je voulais simplement résister à toute implication selon laquelle des individus au sein du MI6 auraient été complices — car si cela avait été le cas, ils seraient en prison. Aucun officier du MI6 n’a été poursuivi pour ça, et j’en suis très fier. Ce n’est pas parce qu’ils ne se sont pas fait prendre, Mishal ; c’est parce qu’ils ont une éthique.

Poursuivons jusqu’à aujourd’hui, alors.

Bien sûr.

En septembre 2024, vous êtes apparu sur scène lors d’un événement du Financial Times avec votre homologue usaméricain de l’époque, le directeur de la CIA William Burns. Vous avez dit : « Nous partagerons plus entre nous qu’avec quiconque, en raison des niveaux élevés de confiance construits au fil de nombreuses années. » Comment se sont déroulés les neuf derniers mois de votre service, avec une nouvelle administration Trump ?

Alors, Bill est parti — c’était un collègue formidable et l’un des plus grands serviteurs de l’État usaméricain de ces dernières décennies. Il a été remplacé par un homme appelé John Ratcliffe, qui a été un excellent partenaire.

Il est évident qu’il y a des changements d’administration à Washington. Il y a des changements de gouvernement au Royaume-Uni — dans mon cas, beaucoup trop. Sans parler des politiques, rien que le nombre de Premiers ministres [et] de ministres des Affaires étrangères que j’ai dû traiter en cinq ans.¹¹ Mais ce partenariat reste le plus essentiel pour nos deux pays.
¹¹
Il y a eu six ministres des Affaires étrangères britanniques au cours des cinq années où Moore était en poste. Au cours des dix dernières années, le Royaume-Uni a connu six Premiers ministres.

Les personnes chargées de maintenir ce partenariat — le chef du MI6 et le directeur de la CIA — travaillent très dur pour ça.

Êtes-vous en train de dire qu’il n’y a eu aucun changement ? Il y a pourtant eu un changement très évident en mars, lorsque les USA ont suspendu le partage de renseignements avec l’Ukraine. William Burns lui-même a qualifié cette période aux USA de vraiment difficile — affirmant que les limogeages d’officiels, dont des responsables du renseignement, relevaient davantage de la vengeance que de la réforme.¹²

¹² Après la pause — qui a duré une semaine — Ratcliffe aurait rencontré à Bruxelles des responsables étrangers et du renseignement pour transmettre un message de réassurance. Des responsables néerlandais ont récemment déclaré à un journal qu’ils étaient désormais plus prudents sur ce qu’ils partageaient avec les USA, s’inquiétant de la « politisation » du renseignement.

Ce que je peux dire, c’est que la relation reste très importante et très solide, et que j’ai travaillé très dur à son maintien.

Toutes les relations évoluent, changent. Les personnalités changent, les politiques changent. Lorsque vous êtes chef du MI6, vous devez faire avec le monde tel qu’il est et vous adapter.

Mais aidez-moi à comprendre comment 9A a évolué dans cette période ? Clairement, la Russie, l’Ukraine, la Chine — ce sont toujours des menaces et des enjeux présents.

Vous utilisez votre influence, n’est-ce pas ? L’Ukraine en est un bon exemple : nous avons des opinions très claires au Royaume-Uni sur la manière de mener cette guerre et sur le soutien à apporter aux Ukrainiens. Notre voix est entendue à Washington. Donc les choses changent, bougent un peu — c’est le style de l’administration actuelle — mais nous sommes toujours là, et c’est notre responsabilité de transmettre exactement ce que dit le renseignement.

Le renseignement nous dit, par exemple, que Poutine n’a aucune intention de conclure un accord, que ce n’est pas pour lui simplement une question de territoire, mais la volonté de dominer et de transformer l’Ukraine en quelque chose qui ressemble plutôt à son voisin, le Bélarus.¹³
¹³
Dans Bloomberg Opinion, Marc Champion décrit le Bélarus, dirigé depuis 1994 par l’autoritaire Alexandre Loukachenko, comme « le modèle de l’union subordonnée d’États russes que Poutine veut construire ». Le pays dépend de l’énergie et de l’aide financière russes. La Russie a utilisé le territoire biélorusse comme base opérationnelle pour des milliers de soldats pendant la guerre en Ukraine, et y a déployé des armes nucléaires tactiques.

Donc, si Vladimir Poutine n’a aucune intention de négocier, comment voyez-vous la fin de cette guerre ?

Dans les conditions actuelles — je me base sur l’accès que j’avais il y a quelques semaines à notre analyse du renseignement — [Poutine] n’est pas prêt à conclure un accord. Pour moi, la réponse est qu’il faut exercer davantage de pression pour qu’il accepte d’en conclure un.

Le président ukrainien est clairement prêt à un accord. Il est — et c’est remarquable dans la quête de la paix — prêt à céder de facto jusqu’à 20 % de son pays.

Donc qu’est-ce qui peut changer ça ?

Plus de pression sur le champ de bataille. L’industrie de défense ukrainienne manque de capital. Elle dispose de capacités inutilisées que des financements pourraient activer. Nous pourrions aussi leur donner davantage d’autorisations concernant l’usage d’armes à longue portée, ainsi que des éléments essentiels de défense aérienne. Et il y a la possibilité d’exercer beaucoup plus de pression sur Poutine chez lui.

Je ne prétends pas que cela donnera des résultats immédiats. Il faut être patient. Il faut être prêts à tenir. J’ai parlé de l’importance fondamentale de ce conflit pour l’alliance occidentale — qu’il ne faut absolument pas perdre cette bataille de volontés.

Vous m’avez donné votre lecture de Poutine. Et votre lecture du président Trump ? Pourquoi accueille-t-il Poutine avec un tapis rouge ? Pourquoi lui accorde-t-il toujours le bénéfice du doute ?¹⁴

¹⁴ La rencontre entre Poutine et Trump en Alaska en août s’est ouverte sur « un spectacle hautement chorégraphié », rapportait Bloomberg. « Les deux hommes sont descendus de leurs avions et ont traversé le tarmac sur des tapis rouges dans une ouverture scénarisée. Trump applaudissait en voyant Poutine s’approcher, puis l’a salué d’une poignée de main chaleureuse et d’une tape sur le bras. »

Mishal, la merveille de ce métier que j’ai eu l’honneur d’exercer, c’est que nous espionnons Poutine, mais pas nos alliés américains. D’autres seraient mieux placés que moi pour commenter la politique usaméricaine.




Trump avait promis de mettre fin à la guerre en Ukraine dès son retour à la Maison-Blanche, mais malgré une rencontre avec Vladimir Poutine en Alaska en août dernier, un accord reste pour l’instant hors de portée. PhotoAndrew Caballero-Reynolds/AFP/Getty Images

Mais votre lecture personnelle, issue de votre expérience, pas d’informations classifiées.

Ce que je dirais, c’est que je reconnais chez le président Trump un engagement sincère pour la paix. Il semble trouver les horreurs de la guerre — comme celles observées en Ukraine ou à Gaza — profondément choquantes, et veut y mettre un terme.

Je pense qu’il y a eu une évolution dans la réflexion de l’administration concernant Poutine.

Clairement, Poutine tente de nous manipuler. C’est un officier du renseignement, Mishal. Je reconnais ce type. Il essaie de nous placer dans une position qui lui convient, et il faut l’en empêcher, ne pas lui laisser cette marge de manœuvre.¹⁵
¹⁵
Poutine a rejoint le KGB en 1975, après l’université à Leningrad. Il a appris l’allemand et a été envoyé en Allemagne de l’Est au moment de la chute du Mur en 1989, observant la prise d’assaut du siège de la Stasi à Dresde. Aujourd’hui, ses anciens collègues du KGB comptent parmi ses plus proches conseillers.

Vous décrivez une guerre longue.

J’étais payé pour voler des secrets, pas pour résoudre des énigmes. Mais il est absolument crucial que nous ne perdions pas cette bataille de volontés. Non seulement à cause de Poutine et d’autres dirigeants russes — ce que ça pourrait encourager comme tests opportunistes de nos défenses, dont certains que nous avons vus ces dernières semaines — mais aussi parce que le président Xi observe ça de très près.

La direction chinoise a construit un récit de faiblesse occidentale depuis la crise financière internationale. Il y a un réel danger que, si elle nous voit faibles en Ukraine, elle en tire des conclusions sur son propre comportement en mer de Chine méridionale, voire vis-à-vis de Taïwan.


Poutine, Xi et Kim Jong Un lors d’un défilé militaire à Beijing en septembre dernier. Photo Sergey Bobylev/POOL/AFP/Getty Images

Les deux pays — la Russie et la Chine — ont-ils été rapprochés par les actions usaméricaines cette année ? Je pense à ces images à Pékin, où l’on voyait Vladimir Poutine, Xi Jinping et Kim Jong Un ensemble.¹⁶

¹⁶ Dans une précédente Weekend Interview, j’avais demandé à l’historienne chinoise Jung Chang de réagir à cette image. « Elle me révulse », disait-elle. « J’ai peur que la Chine prenne le contrôle du monde ; où pourrais-je fuir alors ? Et où les autres pourraient-ils fuir ? »

Je ne pense pas qu’ils aient été rapprochés par les USA. Ils ont été rapprochés par leur alliance, en particulier autour de l’Ukraine. C’est une relation très inégale, mais Poutine est devenu de plus en plus dépendant du soutien chinois. Bien que les Chinois n’aient pas fourni aux Russes certaines des armes les plus sophistiquées, ils ont été très utiles en fournissant des éléments à double usage, pouvant avoir une application civile ou militaire. Les composants chimiques de ces obus sont pour la plupart chinois ; de nombreux éléments des missiles sont chinois.¹⁷
¹⁷
Le gouvernement chinois a nié fournir des armes létales à la Russie et affirme contrôler strictement les exportations de biens dits à double usage.

Et bien sûr, les Iraniens et les Nord-Coréens l’ont aussi aidé. Il y a donc eu un resserrement de ce groupe de quatre pays qui s’associent pour faire de mauvaises choses.

Depuis quelques mois, les USA mènent des frappes sur des bateaux dans les Caraïbes, disant qu’ils transportaient des trafiquants de drogue. Vous avez été confronté à tant de questions de ce genre ; vous avez vécu l’époque des frappes de drones en Afghanistan. Que pensez-vous de cette situation dans les Caraïbes ?

Je ne suis vraiment pas au courant, Mishal. Ce n’est pas au premier plan des intérêts britanniques. Donc je ne sais véritablement pas sur quoi les USA fondent ces frappes.

Vous avez mentionné l’Afghanistan. Nous préférons toujours arrêter les gens et les traduire devant un tribunal. Mais dans certaines régions du monde, à certains moments, des individus qui veulent vous faire du mal ne sont pas atteignables. Et en dernier recours, les ministres peuvent autoriser une opération létale, comme une frappe de drone, afin d’éliminer une menace. Mais lorsque vous faites ça, la loi britannique exige que l’action soit nécessaire et proportionnée à la menace. Il y a généralement un mot très précis : imminence. En d’autres termes, il ne suffit pas d’une menace vague qui pourrait se matérialiser dans 20 ans. Elle doit être réelle et actuelle. C’est sur cette base que nous procédons. Et je ne peux vraiment pas commenter ce qui se passe au Venezuela.¹⁸
¹⁸
Moore ne voulait véritablement pas aborder ce sujet, mais les frappes contre ces bateaux ont commencé en septembre, et il est difficile d’imaginer que la question n’ait pas été portée à sa connaissance en tant que chef du MI6. Peu après notre entretien, CNN a rapporté que le Royaume-Uni avait suspendu un certain partage de renseignements avec les USA, en raison d’inquiétudes concernant ces frappes, ce que le gouvernement britannique n’a pas démenti. Pour un autre point de vue, voir notre récente Weekend Interview avec María Corina Machado, dirigeante de l’opposition vénézuélienne.

J’aimerais maintenant parler plus près de chez nous, des responsables politiques en Europe. Deux d’entre eux ont été accusés de reprendre des éléments de langage russes sur l’Ukraine, d’être complaisants envers la Russie : Nigel Farage, qui pourrait être le prochain Premier ministre britannique, et Marine Le Pen. Auriez-vous des inquiétudes si l’un ou l’autre était élu ?

Mishal, j’ai passé 38 ans à être résolument apartidaire non partisan. Je ne vais pas abandonner cette habitude maintenant.

Le rôle du chef du MI6 ? Servir le gouvernement en place, dans le respect de la loi britannique. Vous fournissez la vérité au pouvoir ; vous vous présentez fréquemment devant le Premier ministre et le ministre des Affaires étrangères et, parfois, vous leur dites des choses qu’ils ne veulent vraiment, vraiment pas entendre — en particulier un vendredi après-midi.

Lorsque vous quittez tout cela, comme c’est votre cas maintenant, que se passe-t-il ? J’imagine qu’on ne peut pas vraiment exercer un travail pareil sans lui consacrer chaque heure éveillée.

Je ne m’inquiétais pas pour les choses que je ne pouvais pas changer. Je me concentrais beaucoup sur notre propre travail, le renseignement humain — maintenir cela dans un monde où les outils de surveillance utilisés contre vous sont très sophistiqués.

Je me demandais : pouvons-nous rester dans la course ? Allons-nous rester suffisamment bons dans nos méthodes, notre tradecraft ? Allons-nous obtenir les technologies adéquates suffisamment vite ?

Est-ce plus une question de technologie que de facteur humain désormais ?

C’est les deux. Ce n’est pas du tout binaire. Il faut d’excellentes technologies. L’intelligence artificielle nous aide énormément à analyser d’immenses volumes de données et peut-être à trouver quelqu’un susceptible de nous aider. En même temps, vous pouvez observer en Chine que l’État de surveillance est très avancé et qu’une grande partie de cette technologie s’exporte. Cela ne doit pas forcément venir de Beijing : vous pouvez rencontrer ça à Dubaï ou dans une autre ville. Nous devons rester très attentifs aux capacités déployées contre nous.

Je m’inquiétais de savoir si nous resterions au sommet. Je suis heureux de dire que je pense que c’est le cas, mais c’est une forme de course aux armements. L’une des raisons pour lesquelles j’ai décidé que nous devions être un peu plus ouverts sur qui nous sommes et parler davantage de notre mission, c’est que je voulais engager la discussion avec le secteur technologique en dehors du gouvernement — qui possède souvent les solutions.¹⁹
¹⁹
Moore est devenu le premier chef du MI6 à donner une interview télévisée en direct alors qu’il était encore en fonction. Il en a donné peu, mais sous son mandat le service a aussi lancé un compte Instagram et publié sur YouTube des instructions expliquant comment le contacter de manière sécurisée.

Vous voulez dire OpenAI, Google ?

Tout — des très grandes entreprises de défense ou de technologie, jusqu’à la femme qui invente quelque chose d’extraordinairement brillant dans son garage. Les grandes entreprises étaient plus faciles à atteindre ; nous avions déjà des structures pour ça. Nous pouvions habiliter certains de leurs employés afin qu’ils puissent voir des éléments classifiés. Mais si vous êtes une petite start-up, ce n’est pas votre monde. Et si nous attendons en disant : « Nous devons vous soumettre à une procédure de sécurité », ces gens auront créé leur entreprise, gagné un milliard et disparu avant que nous ayons fini. Il était donc important d’être plus ouverts.

Avez-vous réussi à créer une forme de procédure accélérée ?

Oui, nous avons fait de très belles choses. Le HMGCC — His Majesty’s Government Communications Centre — qui est un acronyme affreux, je m’en excuse — est notre pôle national d’ingénierie pour la sécurité. Si vous êtes fan de James Bond, c’est ce qui se rapproche le plus de Q Labs. On peut désormais se rendre dans un bâtiment près de la gare de Milton Keynes et littéralement y entrer pour parler de technologies.

Il y a quelques années, sous mon prédécesseur, nous avons décidé de nous lancer dans le capital-risque. Le National Security Strategic Investment Fund (NSSIF) examine les technologies qui, laissées au seul marché, ne seraient peut-être pas financées, mais qui, avec un soutien de la communauté du renseignement, attirent l’intérêt du secteur privé. Sur les technologies financées, 40 % sont effectivement utilisées dans l’organisation. C’est un changement majeur.²⁰
²⁰
Le NSSIF, créé en 2018, affirme se concentrer sur l’IA, l’espace, le quantique, et d’autres technologies émergentes. Comparable à In-Q-Tel, créé par la CIA. Il a soutenu notamment Tekever, fabricant de drones — dont le matériel équipe aujourd’hui la Royal Air Force — et Oxford Ionics, une start-up de calcul quantique rachetée ensuite pour 1 milliard de dollars par une entreprise usaméricaine.

Que ressent-on en vivant « à l’extérieur » désormais ?

Si vous faites ces métiers, vous les exercez pendant cinq ans, et vous devez prendre soin de vous.²¹ J’avais une institution extraordinaire sous ma responsabilité, et je pouvais déléguer. Je pouvais m’absenter et prendre des vacances — bien sûr, si quelque chose de massif se produisait, je rentrais.

²¹ Quitter le poste après cinq ans est une convention relativement récente. Le premier chef du MI6, Mansfield Cumming — officier de marine à monoicle et fondateur du service en 1909 — a servi jusqu’en 1923. Il signait ses lettres « C » pour Cumming ; le surnom est resté et a été adopté par ses successeurs.

Je suis aussi, je crois, quelqu’un d’assez calme. Je ne suis pas un grand anxieux. On ne veut pas d’un inquiet dans ce métier.

Au cours des six dernières semaines, beaucoup d’amis s’attendaient à me voir totalement transformé, mais je ne me sens pas ainsi. J’ai passé de très belles vacances en Toscane avec Maggie, puis nous sommes rentrés, et je réfléchis à ce que je pourrais faire ensuite.

Il y a un poste vacant d’ambassadeur à Washington.

Ce n’est pas pour moi. Je souhaite la meilleure des chances à celui qui prendra ce rôle, et je suis sûr qu’ils choisiront un excellent candidat.

Pourquoi dites-vous non aussi facilement ?

Je le dis facilement parce que, bien sûr, j’y ai beaucoup réfléchi et j’ai pris ma décision. Je pense qu’il y a des gens mieux qualifiés que moi pour ce poste. Après cinq années d’un travail vraiment intense, je suis prêt à faire autre chose — y compris passer davantage de temps avec mon petit-fils.

08/11/2025

Influence, sécurité, neutralité : comment mettre fin à la Guerre Froide 2.0. ?

 Ci-dessous quatre contributions à un débat fondamental : comment établir une véritable coexistence pacifique sur la planète ? Jeffrey Sachs a une proposition, discutée par John Mearsheimer et Biljana Vankovska. François Vadrot commente ces contributions. Toute autre contribution bienvenue[email].

SOMMAIRE
Jeffrey Sachs & John J. Mearsheimer

Les sphères de sécurité : refermer le cercle de la sécurité du siècle multipolaire

Biljana Vankovska

Ce que le débat Sachs–Mearsheimer omet

Le monde est une sphère, mais il a besoin de zones de paix

François Vadrot
Les géants et les marges : repenser le monde après Sachs et Mearsheimer





Les sphères de sécurité : refermer le cercle de la sécurité du siècle multipolaire

Jeffrey Sachs, Neutrality Studies, 27/8/2025, suivi d’un échange avec John J. Mearsheimer

1. Sphères de sécurité contre sphères d’influence : repenser les frontières des grandes puissances

Peu de notions en relations internationales sont aussi débattues que celle de « sphère d’influence ». Des partages coloniaux du XIX siècle à la division de l’Europe pendant la guerre froide, les grandes puissances ont revendiqué le droit d’intervenir dans les affaires politiques, économiques et militaires de leurs voisins. Mais ce langage familier confond deux idées très différentes :

– la nécessité légitime pour une grande puissance d’éviter un encerclement hostile ;
– et la prétention illégitime à intervenir dans les affaires intérieures d’États plus faibles.

La première relève d’une sphère de sécurité, la seconde d’une sphère d’influence.

Reconnaître cette distinction n’est pas une question de vocabulaire : elle détermine ce qui doit être jugé légitime dans la politique mondiale et ce qui doit être rejeté. Elle éclaire aussi des doctrines historiques telles que la Doctrine Monroe et son corollaire rooseveltien, et permet d’aborder les débats contemporains entre la Russie, la Chine et les USA sous l’angle de la sécurité nationale. Enfin, elle ouvre une voie pratique pour les petits États pris entre grandes puissances : la neutralité, qui respecte les préoccupations sécuritaires des puissants sans se soumettre à leur domination.

Définir la distinction

Une sphère d’influence est l’affirmation d’un droit de contrôle d’une grande puissance sur les affaires intérieures d’un autre pays. Elle suppose que l’État puissant puisse dicter ou orienter fortement les politiques internes et extérieures d’États plus faibles, au moyen de la force militaire, de la pression économique, de l’ingérence politique ou de la domination culturelle.

Une sphère de sécurité, au contraire, reconnaît la vulnérabilité d’une grande puissance face à la possible intrusion d’une autre grande puissance. Elle ne relève pas de la domination, mais d’un intérêt défensif légitime : empêcher qu’un rival établisse des bases, opérations secrètes ou systèmes d’armes à ses frontières. Ainsi, les USA n’ont pas besoin de contrôler le gouvernement mexicain pour affirmer légitimement qu’aucun missile russe ou chinois ne doit être déployé au Mexique ; de même, la Russie n’a pas à diriger la politique intérieure de l’Ukraine pour être légitimement préoccupée par la présence d’infrastructures de l’OTAN ou d’opérations de la CIA à ses portes.

La Doctrine Monroe comme sphère de sécurité

Le texte de 1823, souvent cité comme la première affirmation de domination hémisphérique des USA, était en réalité plus modeste : James Monroe déclarait que les puissances européennes ne devaient plus coloniser ni s’ingérer dans les affaires du Nouveau Monde, tandis que les USA s’engageaient à ne pas interférer dans les affaires européennes. C’était une doctrine de sécurité réciproque : l’Amérique cherchait à se protéger des rivalités européennes, non à contrôler ses voisins.

Le corollaire Roosevelt comme sphère d’influence

Huit décennies plus tard, Theodore Roosevelt réinterpréta la Doctrine Monroe en affirmant non seulement le droit, mais le devoir d’intervenir dans les pays latino-américains jugés « faillibles ». Sous couvert de « police internationale », les USA envoyèrent les Marines, occupèrent les douanes et prirent le contrôle des finances de plusieurs nations. Le corollaire rooseveltien transforma une posture défensive en projet impérial : les USA se firent gendarmes de leur hémisphère.

Les concepts russes et chinois de « sécurité indivisible »

Les notions modernes de sécurité indivisible et de sécurité collective, souvent invoquées par Moscou et Pékin, s’accordent avec celle de sphère de sécurité. La sécurité indivisible stipule qu’aucun État ne peut renforcer sa sécurité au détriment d’un autre. Pour la Russie, l’expansion de l’OTAN en Ukraine ou en Géorgie constitue une menace directe ; pour la Chine, les alliances militaires américaines autour de ses côtes sont perçues comme des intrusions.

Les critiques américaines accusent ces deux pays d’utiliser ce concept pour masquer leurs ambitions régionales, sans reconnaître leurs inquiétudes légitimes quant aux bases et missiles américains, ni le fait que Washington refuserait toute présence comparable dans l’hémisphère occidental.

La neutralité comme voie vers la sécurité sans influence

Comment, dès lors, les petits États peuvent-ils préserver à la fois leur indépendance et la sécurité de leurs grands voisins ? Par la neutralité, solution crédible et éprouvée. Une Ukraine neutre, souveraine et démocratique, mais sans bases de l’OTAN ni de la Russie, respecterait la sphère de sécurité de Moscou tout en échappant à sa sphère d’influence. L’exemple autrichien de 1955 ou finlandais de la guerre froide montre que cette voie peut garantir la stabilité mutuelle. La neutralité n’est pas la soumission : c’est une position diplomatique active, visant à maximiser la souveraineté tout en reconnaissant la géographie et la puissance des voisins.

Pourquoi la distinction importe

1.      Clarifier la légitimité : les préoccupations de sécurité aux frontières sont légitimes ; les ingérences politiques ne le sont pas.

2.     Guider la diplomatie : les négociations sur l’Ukraine ou Taïwan doivent se concentrer sur des garanties réciproques de sécurité, non sur la domination.

3.     Renforcer le droit international : la reconnaissance de sphères de sécurité peut s’intégrer dans des traités de neutralité et de contrôle des armements.

4.    Favoriser la stabilité : respecter les sphères de sécurité réduit les risques de guerre entre grandes puissances, tout en affirmant la souveraineté égale des nations.

2. La critique de John J. Mearsheimer

Dans un échange d’e-mails daté du 26-27 août 2025, Jeffrey Sachs propose à John Mearsheimer de distinguer clairement sphère de sécurité et sphère d’influence. Mearsheimer lui répond qu’aucun précédent historique n’existe et qu’une telle distinction ne peut fonctionner que dans un monde hautement coopératif, où les États s’engagent de manière crédible à ne pas interférer. Autrement dit, il faudrait suspendre la logique réaliste elle-même.

Sachs rétorque qu’une « Doctrine Monroe réciproque » pourrait stabiliser le monde : les USA reconnaîtraient la sphère de sécurité de la Russie (Ukraine) ; la Russie, celle des USA (Caraïbes, Mexique, Amérique centrale). L’Ukraine, neutre, cesserait d’être champ de bataille entre empires.

Mearsheimer reconnaît l’intérêt du concept, mais souligne que la politique internationale reste marquée par la compétition : les engagements sont réversibles, les États doivent rester vigilants et, souvent, s’ingérer dans les affaires de leurs voisins pour prévenir d’éventuelles menaces — ce qui ruine l’idée même de sphère de sécurité.

Conclusion

La confusion entre sécurité et influence a longtemps nourri les interventions, les guerres et les hégémonies. Mais distinguer les deux notions, les reconnaître et les articuler à la neutralité, offrirait un cadre stable pour la coexistence des puissances. Les sphères de sécurité, si elles étaient admises réciproquement, pourraient refermer le cercle de la sécurité mondiale : non par la domination, mais par la reconnaissance mutuelle des vulnérabilités.

Sous le regard de Rosa Lux depuis le paradis, Biljana interpelle Mister Sachs et Mister Mearsheimer...

Ce que le débat Sachs–Mearsheimer omet
Le monde est une sphère, mais il a besoin de zones de paix
Biljana Vankovska, Substack, 6/11/2025

En tant que membres d’un public intellectuel mondial, soucieux non seulement de savoir mais aussi de la survie de l’humanité, nous aspirons à des débats aussi rigoureux que transformateurs — c’est-à-dire capables d’imaginer un ordre mondial fondamentalement différent. Le récent échange entre deux des plus éminents professeurs américains, Jeffrey Sachs et John Mearsheimer, s’est révélé à la fois fascinant et nécessaire. Pourtant, à mon sens, il ne transcende pas les paradigmes existants (malgré l’introduction du concept de « sphères de sécurité ») et n’apporte aucune solution aux problèmes structurels et enracinés. Comme promis, quoiqu’avec un certain retard, j’entre dans l’arène de ces géants intellectuels des relations internationales et de l’économie politique. Mon intention n’est pas de contester leur intelligence ni leur intégrité, mais de plaider pour une pluralisation des voix et des perspectives. Les petits États et les périphéries postcoloniales continuent de payer le prix de la « politique des grandes puissances » ; peut-être alors que les penseurs venus des marges ont, eux aussi, le droit — et même le devoir — de penser à voix haute, de déranger, et d’apporter leur propre éclairage à ce débat.

Nous devons d’urgence introduire la perspective des petits États dans cette vaste conversation théorique. Le cadre binaire des « sphères d’influence ou de sécurité » efface en réalité l’agentivité des petits États, les réduisant à de simples zones tampons de sécurité plutôt qu’à des acteurs moraux et politiques à part entière. De plus, le débat reste remarquablement silencieux sur la question de la moralité, tandis que les perspectives de gauche et la théorie critique sont trop souvent exclues du discours dominant en relations internationales.

Rappelons la maxime toujours actuelle de Robert Cox : « Toute théorie est faite pour quelqu’un et pour un but. » Aucune théorie, aussi bienveillante soit-elle, n’est jamais neutre. Chacune naît d’un contexte historique particulier et sert certains intérêts — explicitement ou implicitement.

C’est dans cet esprit que je propose les réflexions critiques suivantes :

1. Le piège du réalisme stato-centrique

Malgré sa rigueur analytique, le débat demeure enfermé dans la grammaire du réalisme stato-centrique. Les deux penseurs, malgré leurs divergences, acceptent la hiérarchie des États comme un fait fixe et inévitable. La distribution inégale du pouvoir — qu’il soit dur ou doux — est traitée comme une donnée. Autrement dit, le pouvoir (militaire, économique ou culturel) est considéré comme un fait exogène, et non comme une construction sociale. Le principe d’égalité souveraine, inscrit dans la Charte des Nations unies, est discrètement écarté au profit d’une hiérarchie des préoccupations et des intérêts des puissances « légitimes ». L’inégalité systémique entre « ceux qui décident » et « ceux qui doivent s’adapter » demeure intacte. Ainsi, le débat reproduit le même déterminisme géopolitique qu’il prétend expliquer. Toute critique qui ne va pas jusqu'à la couche la plus profonde — la base systémique — est vaine. Le véritable débat ne devrait donc pas opposer « influence » et « sécurité », mais « pouvoir » et « justice » — ou, selon les termes de Johan Galtung, « paix négative » et « paix positive ».

2. Le complexe militaro-industriel-médiatique-académique

Leur regard stato-centrique néglige aussi les véritables racines et moteurs du pouvoir mondial. L’orthodoxie réaliste nous aveugle face aux véritables centres du pouvoir au XXI siècle. Les États ne sont plus des acteurs autonomes ; ils opèrent au sein de ce que l’on peut appeler le Complexe militaro-industriel-médiatique-académique (MIMAC), une vaste machinerie qui fusionne inégalités, coercition, idéologie, production et spectacle. Le MIMAC ne se contente pas de fabriquer le consentement et de contrôler les récits ; il prédétermine aussi les frontières de l’imagination et de l’action politiques. Il façonne l’opinion publique, militarise le savoir et marchandise aussi bien la guerre que la paix. Même si les grandes puissances adoptaient des « sphères de sécurité » prétendument bienveillantes, le MIMAC garantirait que l’exploitation, le changement de régime et la marchandisation de la souffrance humaine demeurent le moteur vital du système. L’économie politique du génocide de Gaza en est l’accusation la plus flagrante. Le monde actuel ne peut plus être compris simplement comme une interaction entre États souverains ; il doit être conçu comme une totalité de structures capitalistes imbriquées et d’un appareil d’État privatisé qui perpétue l’inégalité, la dépendance et la violence systémique sous des bannières idéologiques sans cesse renouvelées. Ce que Galtung appelait la violence structurelle n’est pas seulement vivant : il a été affiné, globalisé et esthétisé par les mécanismes du pouvoir moderne.

3. Le danger moral des « sphères »

L’idée même de tracer des sphères est à la fois conceptuellement obsolète et moralement dangereuse. Elle suppose que le globe puisse être découpé selon le pouvoir, comme si les peuples, les cultures et les écosystèmes étaient des actifs négociables. Comment, par exemple, ces « sphères de sécurité » intégreraient-elles les relations entre la Russie et la Chine, ou entre l’Inde et ses voisins ? Qu’en est-il des États voyous comme Israël, ou des peuples sans État comme les Palestiniens ? Dans tous les cas, les « intérêts légitimes » des forts sont privilégiés au détriment des droits existentiels des faibles. La multipolarité, ainsi cadrée, risque de devenir une version modernisée de l’ancien paradigme « l’Occident et le reste », simplement remplacé par « les grandes puissances et le reste ». Les hiérarchies demeurent ; seuls les noms changent.

4. Socialisme ou barbarie : un choix civilisateur

D’un point de vue de gauche, la véritable question n’est pas de savoir quelles puissances dominent le monde, mais pourquoi la domination persiste. Le choix fondamental devant l’humanité est celui qu’avait identifié Rosa Luxemburg il y a plus d’un siècle : socialisme ou barbarie. Soit nous démocratisons le pouvoir mondial et réorganisons la production, la gouvernance et la connaissance autour de la justice et de l’égalité ; soit nous sombrons davantage dans la barbarie de la guerre perpétuelle, de l’effondrement écologique et de la déshumanisation. Ce que Sachs et Mearsheimer présentent comme un « dilemme stratégique » est en réalité un dilemme de civilisation. Le concept de paix positive de Galtung — fondé sur l’égalité, la justice sociale et l’absence de violence structurelle — offre un cadre pour dépasser la logique déterministe du réalisme ou du libéralisme des grandes puissances. La vision de Galtung ne cherche pas à restaurer les anciens équilibres de puissance, mais à inventer de nouvelles formes de coopération tournées vers l’avenir, qui autonomisent les sociétés au lieu de les subjuguer. Pour sortir de cette impasse, nous devons retrouver et élargir la tradition de la pensée créatrice de la paix. La paix positive possède à la fois des dimensions internes et internationales ; plus encore, elle fournit la base d’une politique et d’un ordre international émancipateurs. Une telle paix exige de démanteler la machine du capitalisme militarisé et d’y substituer des systèmes coopératifs fondés sur la solidarité sociale, la responsabilité écologique et une gouvernance participative à la fois locale et mondiale. Il ne s’agit pas d’« équilibrer » les pouvoirs, mais de transformer la logique même du pouvoir.

5. Des précédents existent

Le modèle de l’ASEAN, malgré toutes ses imperfections, démontre que le consensus et le dialogue peuvent garantir la stabilité sans coercition. Les zones exemptes d’armes nucléaires et les cadres régionaux de désarmement prouvent que des États peuvent volontairement limiter leur propre capacité de destruction au nom de la sécurité collective. Même des nations petites et vulnérables ont innové par des politiques de neutralité et de coopération régionale défiant les diktats des grandes puissances. Ces exemples éclairent la voie à suivre : concevoir la paix et la sécurité comme des projets humains partagés, non comme des marchandages stratégiques ou des découpages territoriaux. Les géants intellectuels, du haut de leur empire, ne voient peut-être pas que, pour les sociétés petites et fragiles, « sphères d’influence » et « sphères de sécurité » se ressemblent : deux formes de domination extérieure justifiées par un nouveau vocabulaire. Dans ma région du monde, nous parlons depuis une épistémologie des marges. Et c’est une position légitime dans le monde actuel — peut-être même dominante si l’on prend en compte les préoccupations du Sud global. Nous devons déconstruire le privilège épistémique occidental et réaffirmer l’universalité morale.

La critique d’extrême gauche met également à nu la faillite morale du discours géopolitique contemporain. La souffrance de millions de personnes — sous l’occupation, les sanctions ou la dévastation écologique — reste invisible, tandis que le cadre du grand débat demeure obsédé par la protection des intérêts « légitimes » des puissants. Le Sud global, les dépossédés, les précaires  ne sont pas les notes de bas de page de l’histoire : ils en sont la conscience. Un débat véritablement transformateur sur la multipolarité doit placer la sécurité humaine au centre, démanteler la privatisation du pouvoir et contester les inégalités structurelles.

6. Pour une refondation radicale de la gouvernance mondiale

Pour atteindre cet objectif, il nous faut une refondation radicale de la gouvernance mondiale. Renforcer l’ONU doit signifier non seulement une réforme procédurale, mais un renouveau moral et structurel : restaurer son rôle de gardienne de la paix collective plutôt que d’instrument des puissants. La neutralité et le non-alignement doivent redevenir des expressions d’autonomie démocratique, non des dépendances imposées. Les puissances émergentes ne doivent pas reproduire les schémas impériaux occidentaux, mais forger une multipolarité post-impériale fondée sur la justice, non sur la domination.

Conclusion : pour des zones de paix

Le débat Sachs–Mearsheimer nous rappelle moins combien nous savons que combien nous osons peu imaginer. Le réalisme peut expliquer le monde, mais il est incapable de le transformer. Comme le souligne la tradition socialiste, l’explication sans transformation revient à la complicité avec la décadence hyper-impériale. La véritable question n’est pas de savoir comment gérer des sphères d’influence, d’intérêt ou de sécurité, mais comment construire des zones de paix et de coopération authentiques.

Nous vivons bien sur une sphère commune. Le défi n’est pas d’y tracer des lignes, mais de veiller à ce qu’elle demeure habitable, juste et libre. Pour parvenir à cette sphère harmonieuse de vie partagée, nous avons besoin de débats sur l’avenir — non de retours nostalgiques à des modèles antérieurs à l’ONU. Mon ami Jan Øberg a parfaitement raison d’insister sur la nécessité de dialogues sur des futurs possibles (au pluriel), seule voie pour en créer un meilleur ensemble. Les débats géopolitiques, en revanche, sont profondément déficients : ils se concentrent sur les événements présents (et le statu quo), sans vision d’un avenir différent, sans voie vers des solutions structurelles. Ils se bornent à négocier des compromis minimaux pour éviter la catastrophe nucléaire — fût-ce au prix d’un monde aliéné, appauvri et sans âme.

Les géants et les marges : repenser le monde après Sachs et Mearsheimer

François Vadrot, 7/11/2025

Le débat entre Jeffrey Sachs et John Mearsheimer a suscité un intérêt planétaire, à la mesure du poids intellectuel de ces deux figures. L’un parle au nom de la morale internationale, l’autre au nom du réalisme stratégique. Ensemble, ils dessinent les contours d’un monde multipolaire qu’ils pensent régénérer, sans voir qu’ils en reconduisent la structure. Leur affrontement, présenté comme une opposition entre humanisme et pragmatisme, repose sur une même prémisse : il y aurait des grandes puissances, dont la sécurité constitue la clé de l’équilibre mondial, et des nations périphériques, condamnées à vivre sous leur ombre. C’est cette évidence tacite que Biljana Vankovska a choisie de briser, en appelant à sortir du face-à-face des empires pour ouvrir des zones de paix.

Sa critique est d’autant plus précieuse qu’elle vient d’une voix marginale, universitaire d’un petit pays des Balkans, et donc hors du cercle de reconnaissance où se distribue la légitimité intellectuelle occidentale. Elle rappelle que le débat entre sphères d’influence et sphères de sécurité n’est qu’une variation rhétorique d’un même langage de domination. La question n’est pas de savoir comment les puissants se protégeront sans s’affronter, mais pourquoi le monde continue d’accepter la hiérarchie qui les place au-dessus des autres. Tant que cette hiérarchie n’est pas remise en cause, la paix reste un sous-produit de la puissance, un moment d’équilibre entre deux menaces, jamais un ordre autonome.

Biljana Vankovska relève aussi que ce débat, comme la quasi-totalité des discussions géopolitiques contemporaines, reste enfermé dans le cadre du réalisme d’État. La souveraineté est envisagée comme propriété exclusive des grandes puissances, la sécurité comme une fonction de leur capacité à dissuader. Le reste du monde, qu’il s’agisse des nations du Sud ou des petits États européens, est réduit à un rôle de tampon. Ce cadrage théorique ne tient que parce qu’il est soutenu par une machine beaucoup plus vaste : le complexe militaro-industriel-médiatique-universitaire (MIMAC), qui façonne la perception de la réalité politique et fixe les limites du pensable. Même la dissidence intellectuelle, comme celle de Sachs, circule à l’intérieur de ce système, alimentée par les mêmes circuits économiques et médiatiques. Le MIMAC tolère la critique à condition qu’elle reste dans le cadre du spectacle : une opposition intégrée, qui soulage la conscience du public sans menacer la structure. C’est le même mécanisme que celui d’Hollywood : un monde de catastrophes évitées, de héros solitaires et de rédemptions morales qui neutralisent toute réflexion sur les causes structurelles de la domination.

Ce verrouillage narratif est visible dans un épisode passé presque inaperçu : la déclaration de Tulsi Gabbard, le 31 octobre 2025, lors du Dialogue de Manama. Nous l’avions qualifiée d’armistice militaire, faisant suite à l’armistice économique de Séoul la veille. Cette double détente aurait pu marquer un tournant symbolique, une sortie du cycle d’escalade entre Washington et Pékin. Pourtant, elle n’a été reprise par personne, ni dans la presse dite mainstream, ni dans la presse dite alternative. Les premières y ont vu une anomalie, les secondes un piège. Dans les deux cas, le principe est le même : la paix n’est pas une information valide. Elle rompt le tempo du désastre, menace la dynamique de peur qui nourrit à la fois le pouvoir politique et la critique permanente. Ce silence partagé illustre parfaitement la remarque de Biljana Vankovska : dans un monde saturé de sécurité, il est devenu impossible de nommer la paix sans la discréditer.

C’est dans ce contexte que la référence de Biljana à l’ASEAN prend tout son sens. L’Asie du Sud-Est expérimente une forme de coexistence qui n’entre dans aucun des modèles dominants. Ni bloc, ni alliance, ni neutralité passive : une architecture souple, où le temps devient instrument de souveraineté. Chaque État avance à son rythme, ajuste ses dépendances, ajourne les décisions irréversibles. C’est une forme de paix active, sans vainqueur ni garant, où l’ambiguïté elle-même devient ressource politique. Ce modèle, largement ignoré en Occident, offre une démonstration empirique de ce que pourraient être les « zones de paix » évoquées par Biljana : des espaces de régulation mutuelle, fondés non sur la peur, mais sur la gestion concrète de l’interdépendance.

L’autre transformation majeure, que le débat entre les deux géants ignore tout autant, est celle du passage d’une domination par la tête à une domination par la colonne vertébrale. L’Occident a gouverné le monde par le récit : idéologies, valeurs, soft power, gestion de la croyance. La Chine, elle, gouverne par la matière : production, logistique, métaux rares, infrastructures. Là où l’empire américain cherchait à convaincre, la puissance chinoise relie. Ce transfert de l’hégémonie intellectuelle vers l’hégémonie structurelle modifie la nature même du pouvoir mondial : la dépendance n’est plus seulement idéologique, elle devient organique. Paradoxalement, ce déplacement ouvre peut-être la voie à l’équilibre souhaité par Biljana Vankovska : une interdépendance contrainte, mais stabilisatrice, où le conflit d’idées cède la place à la symbiose des flux.

Ce que Biljana appelle « zones de paix » pourrait alors se lire comme la traduction politique de cette interdépendance matérielle : des espaces où la sécurité n’est plus gérée par des traités, mais par des chaînes logistiques partagées ; où la souveraineté ne s’oppose plus à la coopération, mais s’y inscrit. Dans cette configuration, la paix n’est plus un idéal abstrait, mais une condition d’équilibre systémique. Elle ne dépend ni des moralistes ni des stratèges ; elle se construit dans les marges, entre les flux, par ceux qui refusent de penser le monde uniquement depuis les hauteurs du pouvoir.

Post-scriptum

Vu d’Europe, l’exemple de l’ASEAN paraît presque inaccessible. L’Union européenne n’est plus un espace de coexistence, mais un système de normes où l’appartenance suppose l’alignement. Là où l’Asie du Sud-Est pratique la lenteur, le compromis et la pluralité, l’Europe impose la convergence et la morale. Elle n’accepte ni la divergence, ni la temporalité propre à chaque État, ni même la possibilité d’un désaccord durable. Tout y est absorbé par la logique technocratique de l’harmonisation, qui confond stabilité et immobilité. Ce rationalisme procédural, devenu idéologie, prête le flanc aux intérêts les mieux organisés, ceux qui savent habiter la norme et parler son langage. C’est sans doute là la différence essentielle : l’ASEAN fait de la diversité une méthode, l’Europe en a fait une faute. Son centre de gravité s’est figé, sa marge s’est vidée. Elle ne peut plus produire ces zones de paix silencieuses que Biljana Vankovska évoque.