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04/10/2022

JEFFREY D. SACHS
En Ukraine, le Grand Jeu devient incontrôlable

 Jeffrey D. Sachs, Other News, 28/9/2022
Traduit par Fausto Giudice, Tlaxcala

Jeffrey David Sachs (Detroit, 1954) est un économiste usaméricain, universitaire, analyste des politiques publiques et ancien directeur de l'Institut de la Terre à l'Université Columbia, où il et professeur et directeur du Centre pour le développement durable. Président du Réseau des solutions de développement durable des Nations Unies, il a été conseiller de trois secrétaires généraux des Nations Unies et est actuellement défenseur des ODD (objectifs de développement durable) auprès du secrétaire général António Guterres.

Zbigniew Brzezinski, ancien conseiller usaméricain à la sécurité nationale, est célèbre pour avoir décrit l'Ukraine comme un « pivot géopolitique » de l'Eurasie, central pour les puissances usaméricaine et russe.  Étant donné que la Russie considère que ses intérêts vitaux en matière de sécurité sont en jeu dans le conflit actuel, la guerre en Ukraine est en train d’escalader rapidement vers une confrontation nucléaire.  Il est urgent que les USA et la Russie fassent preuve de retenue avant que la catastrophe ne se produise. 



Depuis le milieu du XIXe siècle, l'Occident a été en compétition avec la Russie sur la Crimée et plus particulièrement, sur la puissance navale en mer Noire.  Pendant la guerre de Crimée (1853-1856), la Grande-Bretagne et la France s'emparèrent de Sébastopol et bannirent temporairement la marine russe de la mer Noire.  Le conflit actuel est, en substance, la Seconde Guerre de Crimée.  Cette fois, une alliance militaire dirigée par les USA cherche à étendre l'OTAN à l'Ukraine et à la Géorgie, si bien que cinq membres de l'OTAN encercleraient la mer Noire. 

Depuis longtemps, les USA considèrent tout empiètement des grandes puissances de l'hémisphère occidental comme une menace directe à leur sécurité, depuis la doctrine Monroe de 1823, qui dit : « Nous devons donc à la franchise et aux relations amicales qui existent entre les USA et ces puissances [européennes] de déclarer que nous devrions considérer toute tentative de leur part d'étendre leur système à n'importe quelle partie de cet hémisphère comme dangereuse pour notre paix et notre sécurité. »  

En 1961, les USA ont envahi Cuba lorsque le dirigeant révolutionnaire cubain Fidel Castro s'est tourné vers l'Union soviétique pour obtenir son soutien.  Les USA n'étaient pas très intéressés par le « droit » de Cuba de s'aligner sur le pays qu'il voulait – la revendication qu'ils font valoir concernant le prétendu droit de l'Ukraine de rejoindre l'OTAN.  L'échec de l'invasion usaméricaine en 1961 a conduit à la décision de l'Union soviétique de placer des armes nucléaires offensives à Cuba en 1962, ce qui a conduit à la crise des missiles cubains il y a exactement 60 ans ce mois-ci.  Cette crise a mis le monde au bord de la guerre nucléaire.  

01/04/2022

L’élargissement de l’OTAN aux frontières de la Russie : une “erreur tragique”, selon George Kennan en 1998

Traduit par Fausto Giudice, Tlaxcala

Sa voix est un peu frêle maintenant, mais son esprit, même à 94 ans, est aussi vif que jamais. Aussi, lorsque j'ai joint George Kennan [mort en 2005, NdT] par téléphone pour connaître sa réaction à la ratification de l'élargissement de l'OTAN par le Sénat US, je n'ai pas été surpris de constater que l'homme qui a été l'architecte de l'endiguement réussi de l'Union soviétique par les USA et l'un des grands hommes d'État usaméricains du XXe siècle avait une réponse toute prête.

« Je pense que c'est le début d'une nouvelle guerre froide », a déclaré M. Kennan depuis sa maison de Princeton. « Je pense que les Russes vont progressivement réagir de manière assez négative et que cela affectera leurs politiques. Je pense que c'est une erreur tragique. Il n'y avait aucune raison pour cela. Personne ne menaçait qui que ce soit. Cette expansion ferait se retourner dans leur tombe les pères fondateurs de notre pays. Nous avons signé pour protéger toute une série de pays, alors que nous n'avons ni les ressources ni l'intention de le faire de manière sérieuse. [L'expansion de l'OTAN] n'était qu'une action légère d'un Sénat qui ne s'intéresse pas vraiment aux affaires étrangères ».


 « Ce qui me dérange, c'est à quel point tout le débat au Sénat était superficiel et mal informé», a ajouté M. Kennan, qui était présent lors de la création de l'OTAN et dont l'article anonyme de 1947 dans la revue Foreign Affairs, signé ''X'', a défini la politique d'endiguement de la guerre froide de l'USAmérique pendant 40 ans. « J'ai été particulièrement gêné par les références à la Russie en tant que pays brûlant d’attaquer l'Europe occidentale. Les gens ne comprennent-ils pas ? Nos divergences dans la guerre froide étaient avec le régime communiste soviétique. Et maintenant, nous tournons le dos aux personnes mêmes qui ont organisé la plus grande révolution sans effusion de sang de l'histoire pour supprimer ce régime soviétique.

 

L'ambassadeur George F Kennan (à droite) en compagnie de Nikolai Chvernik, président du présidium du Soviet suprême après la présentation de ses lettres de créance, Moscou, 15 mai 1952. À gauche, AF Gorkine, secrétaire du présidium. Photo Sovfoto/Universal Images Group via Getty Images

« Et la démocratie russe est aussi avancée, sinon plus, que n'importe lequel de ces pays que nous venons de nous engager à défendre contre la Russie », a déclaré M. Kennan, qui a rejoint le Département d'État en 1926 et a été ambassadeur des USA à Moscou en 1952 [et déclaré persona non grata 5 mois plus tard, NdT]. « Cela montre une si faible compréhension de l'histoire russe et de l'histoire soviétique. Bien sûr, il y aura une mauvaise réaction de la part de la Russie, et ensuite [les partisans de l'élargissement de l'OTAN] diront : nous vous avons toujours dit que les Russes étaient comme ça, mais c'est tout simplement faux ».

On ne peut que se demander ce que diront les historiens de demain. Si nous avons de la chance, ils diront que l'élargissement de l'OTAN à la Pologne, à la Hongrie et à la République tchèque n'avait tout simplement pas d'importance, parce que le vide qu'il était censé combler l'avait déjà été, mais que l'équipe Clinton ne pouvait pas le voir. Ils diront que les forces de la mondialisation qui intègrent l'Europe, associées aux nouveaux accords de contrôle des armements, se sont avérées si puissantes que la Russie, malgré l'expansion de l'OTAN, a progressé sur la voie de la démocratisation et de l'occidentalisation, et a été progressivement entraînée dans une Europe vaguement unifiée. Si nous n'avons pas de chance, ils diront, comme M. Kennan l'a prédit, que l'expansion de l'OTAN a créé une situation dans laquelle l'OTAN doit maintenant soit s'étendre jusqu'à la frontière de la Russie, déclenchant une nouvelle guerre froide, soit arrêter son expansion après ces trois nouveaux pays et créer une nouvelle ligne de démarcation à travers l'Europe.

Mais il y a une chose que les historiens du futur ne manqueront pas de remarquer, c'est l'absence totale d'imagination qui a caractérisé la politique étrangère usaméricaine à la fin des années 1990. Ils noteront que l'un des événements marquants de ce siècle a eu lieu entre 1989 et 1992 - l'effondrement de l'Empire soviétique, qui avait la capacité, les intentions impériales et l'idéologie pour menacer véritablement l'ensemble du monde libre. Grâce à la détermination de l'Occident et au courage des démocrates russes, cet empire soviétique s'est effondré sans coup férir, donnant naissance à une Russie démocratique, libérant les anciennes républiques soviétiques et conduisant à des accords de contrôle des armements sans précédent avec les USA.

Et quelle a été la réponse de l'USAmérique ? Elle a été d'étendre l'alliance de la guerre froide de l'OTAN contre la Russie et de la rapprocher des frontières de la Russie.

Oui, dites à vos enfants, et aux enfants de vos enfants, que vous avez vécu à l'époque de Bill Clinton et de William Cohen, à l'époque de Madeleine Albright et de Sandy Berger, à l'époque de Trent Lott et de Joe Lieberman, et que vous étiez vous aussi présents lors de la création de l'ordre de l'après-guerre froide, lorsque ces titans de la politique étrangère ont mis leurs têtes ensemble et ont produit... une souris.

Nous sommes dans l'ère des nains. La seule bonne nouvelle, c'est que nous en sommes sortis indemnes parce qu'il y a eu une autre époque, celle des grands hommes d'État qui avaient à la fois de l'imagination et du courage.

En me disant au revoir au téléphone, M. Kennan a ajouté une dernière chose : « Ça a été ma vie, et cela me fait mal de la voir si gâchée à la fin ».

29/03/2022

JORGE MAJFUD
Qui est piégé dans la guerre froide ?
Réponse à un article du Monde sur la « gauche latina pro-Poutine »

Jorge Majfud, 29/3/2022
Traduit par
Fausto Giudice, Tlaxcala

Le quotidien Le Monde a publié le 27 mars un vaste réquisitoire contre les « intellectuels de gauche » latino-américains, selon lequel nous n'approuvons pas l'invasion de Poutine mais rejetons sur l'OTAN la responsabilité d'avoir provoqué le conflit. Ignacio Paco Taibo II a été accusé d'avoir dénoncé « la nouvelle censure des éditeurs russes par la Foire internationale du Livre de Guadalajara », ce qui ne signifie pas non plus qu'il approuve la censure russe des médias occidentaux.


En ce qui me concerne, le journal français offre un échantillon d'interprétations légères du genre: 

« Dans une série de tribunes publiées dans le quotidien argentin Pagina 12, l’intellectuel uruguayen Jorge Majfud porte la voix de cette gauche qui reste très discrète sur le sujet, et expose « pourquoi une bonne partie de la gauche mondiale soutient Poutine ». « Poutine est trop intelligent pour les leaders d’Occident », lance-t-il, tirant le fil de la posture anti-OTAN et anti-Etats-Unis avec ceci : « L’unique argument que les pouvoirs hégémoniques comprennent est celui des bombes atomiques. »

Et le journal d’enfoncer le clou :

« La guerre russe, « c’est tristement simple », est une « réaction » à une « action largement exercée par Washington », écrit-il encore.

Je ne suis ni la voix de la gauche, ni discrète et encore moins timide. Dites-le à ceux qui nous menacent et nous accusent d'être des radicaux, simplement parce que nous ne nous alignons pas sur le radicalisme belliciste des gentils ou le deux poids deux mesures qui conduit des personnages infâmes comme Condoleezza Rice à affirmer que l'invasion « viole les lois internationales ». Ou un George Bush encore plus néfaste, qui a condamné Poutine pour avoir lancé une guerre “sans provocation et sans justification." Ou le président Joe Biden, déclarant que Poutine est “un criminel de guerre”, un titre qu'il n'accepterait jamais pour aucun ancien président de son pays.

Sans compter les doubles standards classiques des racistes camouflés qui ont magiquement ouvert les frontières de l'Europe pour accueillir les réfugiés ukrainiens, une politique qui aurait été tout à fait correcte si ces mêmes frontières n'avaient pas été fermées à ceux qui fuyaient le chaos de l'Afrique et du Moyen-Orient, chaos produit par les invasions, les pillages, les massacres et les guerres des puissances nord-occidentales pendant deux siècles. Sans parler de l'ouverture magique des frontières par Washington pour accueillir 100 000 réfugiés ukrainiens, ou des rapports sur les facilités que les Ukrainiens trouvent pour traverser la frontière avec le Mexique, cette même frontière qui a toujours été fermée aux réfugiés du sud, enfants et femmes, réfugiés du chaos créé par Washington en Amérique centrale, dans les Caraïbes et au-delà, avec ses dictatures et ses massacres depuis avant, pendant et après la guerre froide. C'est le cas d'Haïti, bloqué et ruiné depuis qu'il est devenu le premier pays libre des Amériques en 1804 et saigné à blanc jusqu'à hier, par la France, par les dictatures des Duvalier, par la terreur des paramilitaires de la CIA, les coups d'État contre Aristide ou l'imposition néolibérale qui ont ruiné le pays, pour ne citer qu'un exemple. Lorsque ces personnes ont fui le chaos, elles ont été pourchassées comme des criminels. En 2021, nous avons assisté à la chasse aux Haïtiens à la frontière, à cheval, comme on chassait les esclaves au XIXe siècle.

Les journalistes des chaînes occidentales ont été encore plus directs, qui ont rapporté la tragédie des Ukrainiens comme quelque chose d'inadmissible, vu que ce sont des "chrétiens blancs", des "gens civilisés", des "blond·es aux yeux bleus". Ou des hommes politiques, comme le député polonais du parti au pouvoir Dominik Tarczyński, qui a fièrement confirmé qu'ils étaient ouverts à l'immigration ukrainienne parce qu'ils étaient des "gens pacifiques", mais qu'ils n'accueilleraient pas un seul réfugié musulman. Zéro. Sur des chefs nazis violents comme Artiom Bonov, réfugiés dans son pays, silence radio.

Comme exemple à suivre, Le Monde a salué "le jeune président chilien, Gabriel Boric" qui a « condamné sans ambages « l’invasion de l’Ukraine, la violation de sa souveraineté et l’usage illégitime de la force » ». En d'autres termes, si vous ne comprenez pas que la réalité est un match de football et que vous devez être à cent pour cent dans un camp sans critiquer l'autre, c'est parce que vous êtes dans un camp sans critiquer l'autre.

Ce n'est pas un hasard si, depuis des générations, les puissances impériales n'ont pas accepté d'être appelées par ce nom. Pour elles, ce n'est pas le moment de mentionner l'impérialisme occidental. Ce n'est jamais le bon moment pour parler d'impérialisme, à moins qu'une autre puissance militaire ne songe à faire de même.

Le Monde nuance lorsqu'il me cite à nouveau sur un point que nous répétons depuis des mois avant la guerre : « Que l’on considère que l’OTAN est le premier responsable du conflit en Ukraine ne signifie pas que l’on soutient Poutine, ni aucune guerre… ». Mais dans sa façon de penser, ce n'est là qu’un détail sans importance. La thèse est autre : la critique de l'OTAN est due au fait que « l'anti-américanisme reste ancré dans le sous-continent ». Comme le vieil argument enfantin selon lequel « ils nous détestent parce que nous sommes riches et libres ».

Récemment, John Mearsheimer, professeur à l'université de Chicago et expert de la région, a accusé les USA d'être responsables de la guerre en Ukraine dans The Economist et The New Yorker. Il y a quelques jours, Noam Chomsky m'a rappelé que non seulement il avait mis en garde, il y a des années, contre le danger d'une guerre si on ne maintenait pas la neutralité de l'Ukraine, mais aussi que « George Kennan, Henry Kissinger, le chef de la CIA et pratiquement tout le haut corps diplomatique qui connaissait un tant soit peu la région étaient du même avis. C'est fou ».

C'est fou, mais il y a une explication : la cupidité sans limite des marchands de mort, contre lesqujels le président et général Eisenhower lui-même avait mis en garde dans son discours d'adieu comme étant un danger majeur pour la démocratie et les politiques des USA.

Maintenant, que nous soyons d'accord avec Kissinger et la CIA elle-même sur les causes du conflit ne signifie pas que nous soyons d'accord sur les objectifs. Un exemple que j'ai signalé dans mon livre La Frontière sauvage résume tout : la CIA a inoculé à la population latino-américaine l'idée que les dictatures fascistes d'Amérique latine devaient combattre le communisme et que, par exemple, Salvador Allende allait faire du Chili un nouveau Cuba, alors que ses agents et analystes rapportaient le contraire : s'ils n'avaient rien fait, il est fort probable qu'en raison de la politique de ruine de l'économie chilienne menée par Washington, Allende aurait perdu les élections suivantes. Mais l'objectif était de créer un laboratoire néolibéral sous la tutelle d'une dictature, comme si souvent auparavant. La CIA a promu dans la presse latino-américaine et même dans les rues avec des tracts et des affiches un discours auquel elle ne croyait pas et dont elle se moquait même. Aujourd'hui encore, la « menace communiste » inexistante est répétée avec fanatisme par ses majordomes, des politiciens pro-oligarchie à la presse et ses journalistes honoraires et mercenaires.

Pour se faire une idée de la poursuite de cette manipulation médiatique, il suffit de considérer que les agences secrètes occidentales disposent de budgets plusieurs fois supérieurs à ceux qu'elles avaient en 1950 ou 1990 et qu'elles ne les utilisent pas uniquement pour former des milices néonazies en Ukraine, ce qu'elles ont appelé, comme dans tant d'autres pays, « autodéfense ». Des forces d'autodéfense qui n'ont pas servi à empêcher une invasion russe ou la chose même que le président Zelenski veut maintenant négocier, la première exigence de la Russie : la neutralité de l'Ukraine.

Alors, est-ce que ce sont les critiques de gauche qui sont piégés dans la guerre froide ou les mercenaires des grandes entreprises, de l'OTAN et des multiples interventions impérialistes ?