José Antonio González Alcantud, Viento Sur nº 189, 17/8/2023
Traduit
par Fausto Giudice, Tlaxcala
José Antonio González Alcantud (Grenade, 1956),
anthropologue et historien espagnol, est professeur d’anthropologie sociale à l’université
de Grenade. Auteur entre autres de Historia colonial de Marruecos, 1894-1962 (2019) et Qué es el orientalismo. L’Orient imaginé dans la culture mondiale
(2021). Bio-bibliographie
Les observateurs extérieurs sont frappés par la
mansuétude de la gauche marocaine à l’égard du régime politique actuel,
autoritaire, policier et expansionniste, et en particulier à l’égard de son
sommet, le Makhzen. Avant d’aborder les raisons de cette soumission de la
gauche marocaine, il convient de s’interroger sur ce qu’est le Makhzen, une
formulation singulière de l’État, spécifique au Maroc, avec des profils
historiques propres.
Allah, El Watan, El Malik : Dieu, la Patrie, le Roi, devise officielle du
royaume depuis 1962. Ici, au-dessus d’Agadir
Le Makhzen est souvent désigné dans la presse
quotidienne comme un État parallèle, dans l’ombre, dont il est difficile d’interpréter
les intentions ultimes. Le mot makhzen est accepté depuis des années par l’Académie
royale de la langue espagnole, avec le sens littéral de “au Maroc,
anciennement, gouvernement ou autorité suprême”. Mais on sent bien que cette
définition n’est pas très claire, car la question n’est pas seulement
historique, mais surtout politiquement actuelle.
En réalité, le Makhzen est littéralement le Dar El Makhzen,
au sens de maison-entrepôt. C’est l’espace palatial et défensif où se trouve le
siège du pouvoir, la sultaniya, du sultan lui-même - en réalité, ou au
figuré, puisque de nombreux palais royaux sont vides de sa présence - qui
remplit les fonctions de citadelle, en termes de construction, et de cour en
termes de politique. Espace urbain séparé des médinas, siège des corporations d’artisans
et de marchands, toujours ouvert à la fronde, au soulèvement. A Fès, par
exemple, entre Fès El Jdid [Nouvelle Fès], où se trouve Dar El Makhzen, et
aussi le mellah ou ghetto juif qui lui est annexé, et Fès El Bali [Vieille Fès],
la médina, il y a une distance topographique et sociale : la première est l’espace
fermé, le centre névralgique du pouvoir ; la seconde, la ville labyrinthique,
mais ouverte, dans laquelle le visiteur peut déambuler à sa guise. Un exemple
de dar-al-Makhzen historique dans la péninsule ibérique est l’Alhambra de
Grenade, conçu par les Nasrides d’après leurs parents, les Marinides de Fès, au XVe siècle.
En plus d’être le siège du gouvernement, du sultan et
des diwans, présidés par des vizirs, le makhzen historique a également servi de
silo dans une économie de subsistance, un lieu pour fournir des ressources
alimentaires à la population dans les années de mauvaises récoltes. La relation
entre la ville-médina, avec ses élites urbaines, ses centres de culte et de
savoir, et le Makhzen a été problématique tout au long de l’histoire. Le
pouvoir des sultans exigeait pour être légitimé l’allégeance (bayâa) des habitants
du bourg, et ces derniers étaient attentifs aux mouvements de la cour dans le
complexe du Makhzen. La ritualité de la bayâa, rituel d’allégeance, renouvelle
le pacte sacral entre la monarchie divine et ses sujets (Tozy, 2008:75-102).
Cependant, le Makhzen n’était pas une structure despotique, comme on l’imagine
parfois avec une mentalité orientaliste, mais plutôt un système clientéliste, à
l’image du nôtre.
Ainsi, dans la structure du makhzen, une grande
importance est accordée aux figures intermédiaires telles que le secrétaire
privé du sultan, le hajib, qui est un élément fondamental de médiation
entre le cercle intérieur du sultan et le reste des courtisans. Le makhzen fait
partie d’une structure d’autorité socialement apprise, à travers l’assujettissement
clientéliste, qui repose sur la dyade maître/disciple, de telle sorte qu’il s’agit
d’un mécanisme d’acquiescement et de coercition qui pénètre tous les pores de
la société (Hammoudi, 2007).
Le Makhzen a cependant subi des transformations.
Mohammed V (1909-1961), le seul sultan alaouite à avoir réellement tenu tête à
la puissance coloniale française, a aboli le titre de sultan après l’indépendance
en 1956 dans une tentative de modernisation du Makhzen, le transformant en
malik ou roi. Il a également supprimé les diwans et leurs vizirs, les
remplaçant par des ministères et des ministres de style occidental. Mais il n’a
pas renoncé au leadership religieux (amir al mu’minin, commandeur des
croyants) (Waterbury, 1975) ni à l’allélgeance ou bayâa, fondamentaux dans la
structure makhzénienne. Il n’a pas non plus supprimé un lieu essentiel des
intrigues du palais, qui conditionnait l’héritage du trône : le harem. C’est ce
qu’a fait plus tard son petit-fils, Mohammed VI, l’actuel roi depuis 1999.
Le Makhzen n’a pas non plus cessé d’évoluer en
fonction de l’époque. En effet, après l’indépendance en 1956, les bases du
Makhzen ont été modifiées en fonction du degré de collaboration avec le régime
du protectorat. La question de parler l’arabe, le français ou seulement le
tamazight (berbère) a été fondamentale dans la réorganisation. Les notables d’origine
rurale, dont le pouvoir reposait presque exclusivement sur l’entretien de
réseaux tribaux et clientélistes, furent remplacés par des fonctionnaires qui,
tout en maintenant les mêmes relations hiérarchiques, les rendaient plus
opaques au nom de la modernisation de l’État (Leveau, 1985 : 217-219).
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