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11/04/2023

JACQUES LE GOFF
Un nouveau visage du peuple

« Dans la théorie républicaine, seul trouve droit de cité le « peuple » souverain constitutif de la « nation » en tant que réalité sociologique de l’ordinaire des jours convertie en ensemble politique formé de citoyens raisonnables, socle de la démocratie représentative opposée à l’ochlocratie, pouvoir de la foule. »

 La foule n’a pas de légitimité  tranchait récemment Emmanuel Macron en vue de remettre les choses à leur juste place. C’est peu dire qu’il n’a pas convaincu. Car s’il avait juridiquement raison, il avait non moins politiquement tort.

Le droit, en effet, ne connaît la  foule  autrement que comme facteur de désordre et creuset de violences potentielles. Ses agissements relèvent du droit pénal plus que du droit constitutionnel. Identifiée à la  populace , elle nourrit un imaginaire fantasmatique de feu et de sang dans un débordement de passions sans retenue. Les eaux paisibles des défilés peuvent à tout instant s’enfler et se transformer en impétueux torrents dévastateurs. C’est Belleville et Montreuil déferlant sur Paris au XIXe siècle, c’est le 6 février 1934 avec ses trente morts et mai 1968. Telle est la représentation qu’en a le droit qui a pourtant constitutionnalisé celui de manifester.  Par le seul fait qu’il fait partie d’une foule, l’homme descend de plusieurs degrés sur l’échelle de la civilisation  écrivait, fin XIXe, Gustave Lebon dans sa Psychologie des foules. Bref, à ses yeux, l’état de nature.

Dans la théorie républicaine, seul trouve droit de cité le  peuple  souverain constitutif de la  nation  en tant que réalité sociologique de l’ordinaire des jours convertie en ensemble politique formé de citoyens raisonnables, socle de la démocratie représentative opposée à l’ochlocratie, pouvoir de la foule. Deux images viennent à l’esprit : celle du volcan dont la lave initialement ravageuse ne devient fertile qu’au prix de son refroidissement et de sa régénération par le cratère tonnant ; ou encore l’image d’un lac de barrage hydroélectrique impassible (peuple) bien qu’alimenté par des torrents (foules) et producteur d’énergie démocratique pérenne.

Repenser le logiciel de la démocratie

Mais c’est une vue théorique qui est mise en défaut par une évolution insensible des esprits à l’origine de l’intégration, à la vie politique, de la société prise comme telle dans toute l’épaisseur sociale de sa concrétude. C’est le peuple des places et des marchés, des rues et des chemins de campagne, de la capitale et des provinces…. La foule des individus de tous les jours économiquement, socialement, culturellement situés, est au cœur de ce nouvel imaginaire en rupture avec le jacobinisme exclusivement politique.

Tel est l’âge des foules dont procède un système démocratique mixte caractéristique de ce que Pierre Rosanvallon a nommé  contre-démocratie  en rien opposée à la démocratie mais réservée sur un fonctionnement révélant l’écart entre le  peuple-principe  qui élit ses représentants et le  peuple-société  qui, dans l’intervalle des scrutins, veut continuer d’influer sur la décision politique. D’où une tension permanente entre la légitimité des élus et celle, instituante, de ceux dont ils tiennent leur mandat. Mais n’est-ce pas ce qui caractérise la  démocratie continue  (O. Jacob, 2022) appelée de ses vœux par Dominique Rousseau, ou la démocratie d’opinion, opinion qui, nous explique Jacques Julliard, est pour la société  son identité dont elle prend conscience pour parvenir progressivement à la maîtrise de soi  (La reine du monde, Flammarion) ?

Ce qui nous oblige à repenser le logiciel de la démocratie devenue plus effervescente que jamais mais sans perdre de vue l’avertissement de Le Bon :  Les individus réunis en foule perdant toute volonté se tournent d’instinct vers qui en possède une  allant dans le sens de leurs désirs.