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03/08/2023

RAÚL ROMERO
Mexique : les trois guerres contre Ayotzinapa

Raúl Romero, La Jornada, 3/8/2023
Traduit par Fausto Giudice, Tlaxcala

Depuis leur origine, il y a plus de 100 ans, les écoles normales rurales et leurs diplômés ont incarné un projet éducatif critique, d’en bas, en accord avec les besoins des peuples appauvris et opprimés. Dans l’esprit révolutionnaire, agrarien et socialiste de l’époque, les écoles normales rurales ont servi à former des enseignants qui boivent de l’atole, mangent des tortillas au chili et vivent avec le peuple, comme une communauté ñuu savi l’aurait demandé au général Lázaro Cárdenas il y a plusieurs décennies, selon Luis Hernández Navarro dans son merveilleux livre La pintura en la pared. Una ventana a las escuelas normales y a los normalistas rurales.

Le caractère critique de la formation des étudiants des écoles normales rurales, leur tradition organisationnelle, ainsi que leur origine populaire - essentiellement des enfants de paysans et d’indigènes - ont donné naissance à des générations d’enseignants qui luttent pour la défense de l’éducation publique, critique et scientifique, pour l’amélioration de leurs conditions de travail, pour des syndicats démocratiques, pour des projets pédagogiques critiques.

La tradition organisationnelle des normaliens, leur formation à la pensée critique et leur défense permanente de l’éducation publique et gratuite leur ont valu une menace constante de la part de l’État mexicain, qui a non seulement tenté de faire disparaître les écoles avec leurs dortoirs et leurs cantines, mais qui a également persécuté, criminalisé et réprimé leurs étudiants et leurs diplômés. En s’attaquant aux écoles normales et à leurs étudiants, l’État ne s’attaque pas seulement à un projet éducatif de grande valeur, il s’attaque aussi à la semence de lutte et de liberté que représentent de nombreux enseignants, maillons essentiels des processus d’organisation de la base et des nombreuses expériences de lutte dans tout le pays. C’est ce qui a motivé Gustavo Díaz Ordaz lorsqu’en 1969, il a porté un coup brutal en fermant 14 écoles normales rurales.

Que ce soit en les étouffant économiquement, en les réprimant directement, en espionnant et en infiltrant leurs organisations, l’État mexicain a mené une guerre contre-insurrectionnelle contre les normales rurales et leurs étudiants. Dans son objectif, l’État a non seulement cherché à éviter ou à effacer de l’histoire un long passé d’expériences révolutionnaires, mais aussi à empêcher cette tradition d’organisation et de réflexion critique de continuer à être présente dans le pays.

Luis García/ Mexico

À l’ère néolibérale, la guerre contre-insurrectionnelle de l’État contre les écoles normales et leurs étudiants a été complétée par la guerre du marché contre le secteur public en général et contre l’enseignement public gratuit en particulier. Pendant des décennies, les écoles normales et leurs étudiants ont non seulement subi la répression et la stigmatisation, mais ils ont également été confrontés à des problèmes économiques plus graves. Alors que les normaliens se sont battus et se battent encore pour obtenir plus de ressources et de places dans leurs écoles, pour des emplois dignes et bien rémunérés, ils ont dû faire face au discours de criminalisation qui a fait passer leurs écoles pour des écoles du diable et des nids de communistes à des groupes violents liés à la criminalité organisée.

Au Guerrero, en particulier pour les étudiants de l’école normale rurale Raúl Isidro Burgos, la guerre contre-insurrectionnelle et néolibérale contre le normalisme a revêtu une caractéristique également observable dans d’autres parties du pays : les conflits pour le contrôle territorial entre les entreprises du crime organisé avec leurs bras politiques et leurs forces armées légales et illégales. Grâce au Groupe interdisciplinaire d’experts indépendants (GIEI), nous savons aujourd’hui que les événements tragiques du 26 septembre 2014 ont impliqué la participation coordonnée des forces armées du crime organisé et des forces armées et autorités de l’État mexicain. À Ayotzinapa, nous avons vu et vécu le degré de symbiose entre l’État et le crime organisé, une association qui a fonctionné pendant le crime, qui a fonctionné pour le maintenir dans l’impunité, et qui a touché les présidences et les polices municipales, les gouverneurs et les polices d’État, l’armée, le Cisen [Centre de la Recherche et de la Sécurité Nationale, agence de rensoignements], la marine, l’état-major présidentiel et la présidence de la République. Ce narco-État du passé est toujours d’actualité, dans la mesure où il nous empêche d’accéder à la vérité et à la justice. L’État mexicain, par l’intermédiaire de certaines personnes et institutions, continue de garantir l’impunité de ce réseau criminel complexe et gigantesque.

Nous ne savons pas si l’État et son armée obéissent ou ont obéi au crime organisé, ou si le crime organisé est au service de l’État et de son armée. Il s’agit d’un travail de longue haleine qui permettra de lever les doutes et d’éclaircir le crime d’Ayotzinapa et bien d’autres qui se sont produits et se produisent encore. Pour l’heure, deux choses sont certaines : c’est dans cette symbiose entre l’État et son armée, d’une part, et le crime organisé, d’autre part, que réside la responsabilité du crime d’Ayotzinapa. Il y a des noms et des prénoms de responsables, certes, mais il y a aussi une responsabilité structurelle, institutionnelle et qui traverse les sexennats présidentiels. La deuxième certitude, plus grave, est que, près de neuf ans après cette nuit tragique, 43 étudiants normaliens sont toujours portés disparus.

 

México Despierta / Mexico Wakes Up
Elmer Sosa
Mexico, 2015

 

13/02/2023

RAUL ROMERO
Mexique : Ruido, le Bruit de la Colère

Raúl Romero, La Jornada, 12-2-2023

Traduit par Fausto Giudice, Tlaxcala

Raúl Romero est un sociologue mexicain, chercheur à l’Institut de recherches sociales de l’UNAM, membre du secrétariat académique du site Concepts et phénomènes fondamentaux de notre temps, un projet coordonné par le Dr Pablo González Casanova. Il est membre du groupe de travail “Droits de l’homme, luttes et territorialités” du Conseil latino-américain des sciences sociales (CLACSO). Il a été professeur à la faculté des sciences politiques et sociales de l’UNAM. Il écrit fréquemment pour des médias nationaux et internationaux tels que La Jornada, Rebelión et Agencia Latinoamericana de Información. Il a publié plusieurs textes dans des revues universitaires et des chapitres de livres, dont certains ont été traduits en plusieurs langues. Il est le co-coordinateur du livre Resistencias locales, utopías globales (2015). Ses intérêts de recherche sont les mouvements sociaux, les processus d’émancipation et les économies criminelles. @RaulRomero_mx

 

La lumière du jour décline et l’obscurité annonce que le spectacle est sur le point de commencer. La nuit est froide et les témoignages partagés au micro la rendent encore plus froid.e Une à une, des mères dont les filles ont été victimes de féminicides ou ont disparu prennent la parole. Elles partagent leurs expériences douloureuses, parlent de l’impunité et de la revictimisation. Les cœurs sont serrés. La plupart des femmes présentes écoutent attentivement. Certains pleurent, beaucoup s’embrassent. L’événement lui-même est une étreinte collective. De temps en temps, plusieurs personnes font du bruit avec des casseroles, des tambours et des sifflets pour faire du bruit, pour se faire entendre.

Nous sommes le vendredi 27 janvier et les collectifs qui appuient et entretiennent la Glorieta de las mujeres que luchan [Rond-point des femmes qui luttent, un antimonument installé en 2021, NdT] se sont organisés pour projeter le dernier film de Natalia Beristáin,. Ruido [Le Bruit de la Colère en français, visible sur Netflix] Le film compile également un ensemble de témoignages douloureux, similaires à ceux partagés au micro. Mais il est aussi porteur d’espoir, tout comme l’événement au cours duquel le film est projeté. La réalisatrice a porté à l’écran une histoire malheureuse dans laquelle beaucoup se reconnaissent. Il ne s’agit pas d’un documentaire, mais d’un film dans lequel il est impossible de distinguer la fiction de la réalité. Grâce à l’interprétation magistrale de Julieta Egurrola, le film rend visibles de nombreux problèmes de notre société à partir d’une histoire particulière : féminicides, disparitions de personnes, meurtres de journalistes, crime organisé, traite des femmes, corruption. Il porte également à l’écran une partie de la résistance qui émerge sur ce territoire, celle des mères chercheuses et des femmes qui luttent, deux des mouvements sociaux les plus représentatifs de notre époque.

Parmi les personnes présentes se trouvait Doña María Herrera, mère de quatre enfants disparus. Doña Mary, comme on l’appelle affectueusement, a frappé à toutes les portes à la recherche de ses enfants. Elle a parcouru tout le pays. Elle a exigé de Felipe Calderón, d’Enrique Peña Nieto et du président actuel des politiques efficaces pour rechercher ses enfants et toutes les personnes disparues, ainsi que des moyens de pacifier le pays et de mettre un terme à la violence. Doña Mary s’est rendue aux USA pour demander la fin de la guerre contre la drogue. Elle a également rencontré le pape François pour lui parler de la situation des victimes au Mexique. Doña Mary a depuis longtemps appris à marcher en collectivité et accompagne désormais d’autres mères qui se trouvent dans une situation similaire à la sienne. Après avoir vu Ruido, Doña Mary, au mciro, remercie la réalisatrice pour le film et envoie ses salutations à Julieta Egurrola. Doña Mary connaît Julieta, l’actrice a accompagné les déplacements des victimes à différents moments.

Le 8 mars 2019, devant le Palais des Beaux-Arts, l’Antimonumenta a été mise en place par différents collectifs, une forme de protestation contre un pays féminicide. Le 25 septembre 2021, un grand nombre de ces mêmes femmes ont investi l’ancien rond-point Christophe Colomb, qu’elles ont rebaptisé Glorieta de las mujeres que luchan et, là où il y avait auparavant une statue du conquistador, elles ont placé une statue de femme.

Outre la Glorieta de las mujeres que luchan, on trouve dans d’autres quartiers de Mexico au moins 13 autres anti-monuments : à Samir Flores, aux victimes du 2 octobre 1968, aux mineurs piégés à Pasta de Conchos, aux 49 enfants de la crèche ABC, aux 43 étudiants d’Ayotzinapa, aux 72 migrants de San Fernando … Ce sont des espaces publics récupérés pour nous rappeler qu’il y a des crimes qui restent sans justice et sans vérité. Des crimes, tels que les féminicides et les disparitions forcées de personnes, qui continuent de se produire quotidiennement. [100 000 personnes disparues à ce jour, dont 31 000 ces trois dernières années, NdT]

Depuis sa naissance, la Glorieta de las mujeres que luchan est devenue un mémorial d’en bas, soutenu par des collectifs de femmes et de victimes, ainsi que par des personnes de la communauté artistique. Des femmes issues de luttes très diverses sont venues enrichir le mémorial et participer à son entretien. Magdalena García, femme mazahua et victime de la répression à San Salvador Atenco en 2006, est l’une d’entre elles. Les mères des 43 étudiants disparus d’Ayotzinapa étaient également présentes, ainsi que les femmes mazatèques d’Eloxochitlán de Flores Magón qui luttent pour la liberté de leurs prisonniers politiques. Ce n’est donc pas un hasard si la projection de Ruido est également suivie par des dizaines de militants, d’artistes, de mères chercheuses et de journalistes solidaires.

Dans Ruido, Natalia Beristáin a réussi à communiquer une partie de la douleur de ce pays. Elle l’a fait à partir du pouvoir de l’art avec la force de la résistance. Les organisations de victimes et de femmes ont commencé à s’approprier le film. Une partie de ce qui est nouveau et aussi de ce qui est urgent converge dans ce dialogue. Continuons à faire du bruit.