Toni Negri est mort à Paris dans la nuit du 15 au 16 décembre. Il avait eu 90 ans le 1er août dernier. Celui que les médias italiens s'acharnent à appeler « il cattivo maestro degli anni di piombo », le « mauvais maître des années de plomb », avait su survivre à la répression féroce déchaînée contre l’Autonomie ouvrière organisée, non sans tâter de quelques années prison. Pour qui l’a connu, il restera dans nos mémoires comme une figure élégante, intelligente, chaleureuse, bref un vrai prince de la Renaissance égaré dans une Italie du XXème siècle livrée au Tout-Profit et à la Combinazione. Il croisera peut-être, entre la Troisième et la Septième Sphère du Paradis de Dante d’autres hérétiques, comme l’autre grand Antonio (Gramsci) ou Pierpaolo (Pasolini).-FG
Roberto Ciccarelli, il manifesto, 5/8/2023
Traduit par Fausto
Giudice, Tlaxcala
Rencontre. L’opéraïsme, les années 70, le 7 avril, Rossanda, la reconnaissance mondiale : les 90 ans d’un philosophe communiste
Toni Negri, tu as quatre-vingt-dix ans. Comment vis-tu
ton temps aujourd’hui ?
Je me souviens que Gilles Deleuze
souffrait d’une maladie similaire à la mienne. À l’époque, il n’y avait pas l’assistance
et la technologie dont nous bénéficions aujourd’hui. La dernière fois que je l’ai
vu, il se déplaçait dans un fauteuil roulant avec des bouteilles d’oxygène. C’était
vraiment difficile. C’est également le cas pour moi aujourd’hui. Je pense que
chaque jour qui passe à cet âge est un jour de moins. Tu n’as pas la force d’en
faire un jour magique. C’est comme lorsque tu mangez un bon fruit et qu’il te
laisse un goût merveilleux dans la bouche. Ce fruit, c’est probablement la vie.
C’est une de ses grandes vertus.
Quatre-vingt-dix ans, c’est un siècle bref.
Il peut y avoir divers siècles courts.
Il y a la période classique définie par Hobsbawm qui va de 1917 à 1989. Il y a eu le
siècle américain, beaucoup plus court. Il va des accords monétaires et de la
définition de la gouvernance mondiale à Bretton Woods jusqu’aux attentats de
septembre 2001 contre les tours jumelles. Quant à moi, mon long siècle a
commencé avec la victoire bolchevique, peu avant ma naissance, et s’est poursuivi
avec les luttes ouvrières et tous les conflits politiques et sociaux auxquels j’ai
participé.
Ce siècle bref s’est achevé sur une défaite colossale.
Certes. Mais on pensait que l’histoire
était finie et que l’ère de la mondialisation apaisée avait commencé. Rien n’est
plus faux, comme nous le constatons chaque jour depuis plus de trente ans. Nous
sommes dans une ère de transition, mais en réalité nous l’avons toujours été.
Bien que sous les radars, nous sommes dans un temps nouveau marqué par une
résurgence mondiale des luttes face à laquelle la riposte est dure. Les luttes
des travailleurs ont commencé à croiser de plus en plus les luttes féministes,
antiracistes, pour la défense des migrants et la liberté de circulation, ou les
luttes écologistes.
Philosophe, tu accèdes très jeune à une chaire à
Padoue. Tu participes aux Quaderni Rossi, la revue de l’opéraïsme italien. Tu enquêtes,
tu fais du travail de terrain dans les usines, en commençant par la pétrochimie
à Marghera. Tu as d’abord fait partie de Potere Operaio, puis d’Autonomia
Operaia. Tu as vécu le long 68 italien, à commencer par l’impétueux 69 ouvrier
du Corso Traiano à Turin. Quel a été le moment politique culminant de cette
histoire ?
Les années 1970, lorsque le capitalisme
a anticipé avec force une stratégie pour son avenir. Par le biais de la
mondialisation, il a précarisé le travail industriel ainsi que l’ensemble du
processus d’accumulation de la valeur. Dans cette transition, de nouveaux pôles
productifs ont été allumés : le travail intellectuel, le travail affectif, le
travail social qui construit la coopération. À la base de la nouvelle
accumulation de valeur, il y a bien sûr aussi l’air, l’eau, le vivant et tous
les biens communs que le capital a continué d’exploiter pour contrer la baisse
du taux de profit qu’il connaissait depuis les années 1960.
Pourquoi la stratégie capitaliste l’a-t-elle emporté
depuis le milieu des années 1970 ?
Parce qu’il y a eu un manque de réaction
de la part de la gauche. En effet, pendant longtemps, l’ignorance de ces
processus a été totale. À partir de la fin des années 1970, on a assisté à la
suppression de toute force intellectuelle ou politique, ponctuelle ou
mouvementiste, qui tentait de montrer l’importance de cette transformation, et
qui visait à la réorganisation du mouvement ouvrier autour de nouvelles formes
de socialisation et d’organisation politique et culturelle. Ce fut une
tragédie. C’est là que la continuité du siècle bref apparaît dans le temps que
nous vivons. Il y a eu une volonté de la gauche de bloquer le cadre politique
sur ce qu’elle possédait.
Marco Pannella (Parti Radical), Rossana Rossanda, Toni Negri et Jaroslav Novak (Potere Operaio)
Et que possédait cette gauche ?
Une image puissante mais déjà alors inadéquate.
Elle a mythifié la figure de l’ouvrier industriel sans se rendre compte qu’il
voulait autre chose. Il ne voulait pas s’installer dans l’usine d’Agnelli, mais
détruire son organisation ; il voulait construire des voitures et les offrir
aux autres sans asservir personne. À Marghera, il ne voulait pas mourir d’un
cancer ou détruire la planète. C’est au fond ce que Marx a écrit dans la Critique
du programme de Gotha : contre l’émancipation par le travail marchandisé de
la social-démocratie et pour la libération de la force de travail du travail
marchandisé. Je suis convaincu que la direction prise par l’Internationale
communiste - de manière évidente et tragique avec le stalinisme, puis de
manière de plus en plus contradictoire et impétueuse - a détruit le désir qui
avait mobilisé des masses gigantesques. Tout au long de l’histoire du mouvement
communiste, c’est autour de ça que s’est menée la bataille.
Qu’est-ce qui s’affrontait sur ce champ de bataille ?
D’une part, il y avait l’idée de
libération. En Italie, elle était éclairée par la résistance contre le nazifascisme.
L’idée de libération a été projetée dans la Constitution elle-même, telle que
nous, les jeunes d’alors, l’avons interprétée à l’époque. Et à cet égard, je ne
sous-estimerais pas l’évolution sociale de l’Église catholique qui a culminé
avec le Concile Vatican II. D’autre part, il y avait le réalisme hérité de la
social-démocratie par le parti communiste italien, celui d’Amendola et des togliattiens
de diverses origines. Tout a commencé à s’effondrer dans les années 70, lorsque
l’occasion s’est présentée d’inventer une nouvelle façon de vivre, une nouvelle
façon d’être communiste.
Tu continues à te qualifier de communiste. Qu’est-ce
que cela signifie aujourd’hui ?
Ce que cela signifiait pour moi quand j’étais
jeune : connaître un avenir dans lequel nous aurions le pouvoir d’être libres,
de travailler moins, de nous aimer les uns les autres. Nous étions convaincus
que les concepts bourgeois tels que la liberté, l’égalité et la fraternité
pouvaient se concrétiser dans les mots d’ordre de la coopération, de la
solidarité, de la démocratie radicale et de l’amour. Nous l’avons pensé et agi,
et c’est ce qu’a pensé la majorité qui a voté à gauche et l’a faite exister.
Mais le monde était et reste insupportable, il entretient un rapport
contradictoire avec les vertus essentielles du vivre ensemble. Mais ces vertus
ne se perdent pas, elles s’acquièrent par la pratique collective et s’accompagnent
de la transformation de l’idée de productivité, qui ne consiste pas à produire plus
de biens en moins de temps, ni à mener des guerres toujours plus dévastatrices.
Il s’agit au contraire de nourrir tout le monde, de moderniser, de rendre
heureux. Le communisme est une passion collective joyeuse, éthique et politique
qui lutte contre la trinité de la propriété, des frontières et du capital.
La rafle du 7 avril 1979, premier moment de la
répression du mouvement de l’autonomie ouvrière, a marqué un tournant. Pour d’autres
raisons, à mon avis, c’est aussi un tournant pour l’histoire du journal il manifesto grâce à une
vibrante campagne de soutien qui a duré des années, un cas de journalisme unique
mené avec des militants du mouvement, un groupe d’intellectuels courageux, le
parti radical. Huit ans plus tard, le 9 juin 1987, lorsque le château de cartes
des accusations changeantes et infondées a été démoli, Rossana Rossanda a écrit
qu’il s’agissait d’une “réparation tardive et partielle de beaucoup de choses
irréparables”. Qu’est-ce que cela signifie pour toi aujourd’hui ?
C’est avant tout le signe d’une amitié
qui ne s’est jamais démentie. Rossana était pour nous une personne d’une
incroyable générosité. Même si, à un moment donné, elle s’est arrêtée elle
aussi : elle ne parvenait pas à imputer au PCI ce qu’il était devenu.
Qu’était-il devenu ?
Un oppresseur. Il a massacré ceux qui
dénonçaient le pétrin dans lequel il s’était fourré. Dans ces années-là, nous
avons été nombreux à le lui dire. Il y avait une autre voie, celle d’écouter la
classe ouvrière, le mouvement étudiant, les femmes, toutes les nouvelles formes
dans lesquelles s’organisaient les passions sociales, politiques et
démocratiques. Nous avons proposé une alternative de manière honnête, propre et
massive. Nous faisions
partie d’un énorme mouvement qui investissait les grandes usines, les écoles,
les générations. La fermeture de la part du PCI a conduit à l’émergence de l’extrémisme
terroriste. Nous avons payé pour tout cela, et lourdement. À moi seul, j’ai
passé au total quatorze ans en exil et onze ans et demi en prison. Il
manifesto a toujours défendu notre innocence. Il était complètement idiot
que moi ou d’autres membres de l’Autonomia soyons considérés comme les
kidnappeurs d’Aldo Moro ou les assassins de camarades. Cependant, dans la
campagne innocentiste, qui était courageuse et importante, un aspect
substantiel a été laissé de côté.
Lequel ?
Nous étions politiquement responsables d’un
mouvement beaucoup plus large contre le compromis historique entre le PCI et la
DC. Contre nous, il y a eu une réponse policière de la part de la droite, et ça,
ça se comprend. Ce que l’on ne veut pas comprendre, c’est la couverture que le
PCI a donnée à cette réponse. Au fond, ils avaient peur que l’horizon politique
de la classe change. Si l’on ne comprend pas ce nœud historique, comment
peut-on se plaindre de l’inexistence d’une gauche en Italie aujourd’hui ?
Le 7 avril et le “théorème de Calogero*” ont été
perçus comme un pas vers la conversion d’une partie non négligeable de la
gauche au justicialisme et à la procuration donnée par les politiciens au
pouvoir judiciaire. Comment était-il possible de se laisser prendre à un tel
piège ?
Lorsque le PCI a substitué la centralité de la lutte morale à la lutte
économique et politique, et ce par l’intermédiaire de juges qui gravitaient
autour de lui, il a terminé sa course. Croyait-on vraiment utiliser le
justicialisme pour construire le socialisme ? Le justicialisme est l’une des
choses les plus chères à la bourgeoisie. C’est une illusion dévastatrice et
tragique qui les empêche de voir l’utilisation de classe de la loi, de la
prison ou de la police contre les subalternes. Au cours de ces années, les
jeunes magistrats ont également changé. Avant, ils étaient très différents. On
les appelait les “magistrats d’assaut”. Je me souviens des premiers numéros du
magazine Democrazia e Diritto, pour lequel je travaillais
également. Ils me remplissaient de joie parce que nous parlions de justice de
masse. Ensuite, l’idée de justice a été déclinée très différemment, ramenée aux
concepts de légalité et de légitimité. Et dans la magistrature, il n’y avait
plus de position politique, mais seulement des déploiements entre les courants.
Aujourd’hui, donc, nous avons une Constitution réduite à un paquet de normes
qui ne correspondent même plus à la réalité du pays.
En prison, tu as poursuivi le combat politique. En
1983, tu as écrit un document en prison, publié par il manifesto, intitulé Do
You remember revolution [“Te souviens-tu
de la révolution”]. Il y était question de l’originalité du 1968 italien, des
mouvements des années 1970 qui ne pouvaient être réduits aux “années de plomb”.
Comment as-tu vécu ces années ?
Ce document disait des choses
importantes avec une certaine timidité. Je pense qu’il a dit plus ou moins les
choses que je viens de rappeler. C’était une période difficile. Nous étions en
taule, nous devions sortir d’une manière ou d’une autre. Je t’avoue que dans
cette immense souffrance, il valait mieux pour moi étudier Spinoza que de
penser à la morosité absurde dans laquelle nous avions été enfermés. J’ai écrit
un gros livre sur Spinoza et c’était une sorte d’acte héroïque. Je ne pouvais
pas avoir plus de cinq livres dans ma cellule. Et je changeais constamment de
prison spéciale : Rebibbia, Palmi, Trani, Fossombrone, Rovigo. Chaque fois dans
une nouvelle cellule avec de nouvelles personnes. J’attendais des jours et je
recommençais. Le seul livre que j’avais avec moi était l’Éthique de
Spinoza. J’ai eu la chance de terminer mon texte avant l’émeute de Trani en
1981, lorsque les forces spéciales ont tout détruit. Je suis heureux que cela
ait provoqué un bouleversement dans l’histoire de la philosophie.
En 1983, tu as été élu au parlement et tu es sorti de
prison pour quelques mois. Que penses-tu du moment où l’on a voté ton retour en
prison et où tu as décidé de t’exiler en France ?
J’en souffre encore beaucoup. Si je dois
porter un jugement détaché, historique, je pense que j’ai eu raison de partir.
En France, j’ai été utile pour établir des relations entre les générations et j’ai
étudié. J’ai eu l’occasion de travailler avec Félix Guattari et j’ai pu entrer
dans le débat de l’époque. Il
m’a beaucoup aidé à comprendre la vie des sans papiers. Moi aussi, j’ai
enseigné alors que je n’avais pas de carte d’identité. Mes camarades de l’Université
de Paris 8 m’ont aidé. Mais d’une autre manière, je me dis que j’ai eu tort.
Cela me choque profondément d’avoir laissé mes camarades en prison, ceux avec
qui j’ai vécu les plus belles années de ma vie et les émeutes en quatre ans de
détention provisoire. Les avoir quittés me fait encore mal. Cette prison a
dévasté la vie de chers camarades, et souvent de leurs familles. J’ai 90 ans et
je suis sauvé. Cela ne me rend pas plus serein face à ce drame.
Même Rossanda t’a critiqué...
Oui, elle m’a demandé de me comporter comme Socrate. J’ai répondu que je
risquais de finir comme le philosophe. Viu les rapports qui régnaient en
prison, j’aurais pu mourir. Pannella m’a matériellement sorti de prison et m’a
ensuite rejeté toute la responsabilité parce que je ne voulais pas y retourner.
Beaucoup de gens m’ont trompé. Rossana m’avait déjà mis en garde, et elle avait
peut-être raison.
L’a-t-elle fait une autre fois ?
Oui, lorsqu’elle m’a dit de ne pas
revenir de Paris en Italie en 1997, après 14 ans d’exil. Je l’ai vue pour la
dernière fois avant son départ dans un café près du musée de Cluny, le musée
national du Moyen Âge. Elle m’a dit qu’elle voulait m’attacher avec une chaîne
pour m’empêcher de prendre cet avion.
Pourquoi as-tu décidé de retourner en Italie ?
J’étais convaincu que j’allais lutter
pour l’amnistie de tous les camarades des années 1970. À l’époque, il y avait le
bicaméralisme, cela semblait possible. J’ai passé six ans en prison, jusqu’en
2003. Rossana avait peut-être raison.
Quels souvenirs as-tu d’elle aujourd’hui ?
Je me souviens de la dernière fois que
je l’ai vue à Paris. C’était une amie très gentille qui s’inquiétait de mes
voyages en Chine, craignant que je ne sois blessé. C’était une personne
merveilleuse, à l’époque et depuis toujours.
Anna Negri, ta fille, a écrit “Con un piede impigliato
nella storia” [Avec un pied coincé dans l’histoire] (DeriveApprodi) qui raconte
cette histoire du point de vue de vos affects, et d’une autre génération.
J’ai trois enfants merveilleux, Anna,
Francesco et Nina, qui ont souffert de manière indicible de ce qui s’est passé.
J’ai regardé la série de Bellocchio sur Moro et je n’en reviens toujours pas qu’on
m’ait rendu responsable de cette incroyable tragédie. Je pense à mes deux
premiers enfants, qui allaient à l’école. Certains les voyaient comme les
enfants d’un monstre. Ces garçons, d’une manière ou d’une autre, ont vécu des
événements énormes. Ils ont
quitté l’Italie et sont revenus, ils ont traversé eux-mêmes
ce long hiver. Le moins qu’ils puissent faire est d’éprouver une certaine
colère envers les parents qui les ont mis dans cette situation. Et j’ai une
certaine responsabilité dans cette histoire. Nous sommes redevenus amis. C’est
pour moi un cadeau d’une immense beauté.
À la fin des années 1990, coïncidant avec les nouveaux
mouvements mondiaux et anti-guerre, tu as acquis une solide position de
reconnaissance avec Michael Hardt, en commençant par le livre “Empire”. Comment
définirais-tu la relation entre la philosophie et le militantisme aujourd’hui,
à une époque où l’on assiste à un retour au spécialisme et aux idées
réactionnaires et élitistes ?
Il m’est difficile de répondre à cette
question. Quand on me dit que j’ai fait “un’opera” [une œuvre, mais aussi un
opéra] je réponds : “Lyrique ?” Tu te rends compte ? Je suis obligé
de rire. Parce que je suis plus militant que philosophe. Cela
peut faire rire certains, mais moi, je m’y vois comme Papageno*...
Il ne fait pourtant aucun doute que tu as écrit de nombreux livres...
J’ai eu la chance d’être quelque part entre la philosophie et le militantisme. Dans les meilleures périodes de ma vie, je suis passé en permanence de l’une à l’autre. Cela m’a permis de cultiver un rapport critique à la théorie capitaliste du pouvoir. Pivotant sur Marx, je suis passé de Hobbes à Habermas, en passant par Kant, Rousseau et Hegel. Des gens suffisamment sérieux pour devoir être combattus. En revanche, la ligne Machiavel-Spinoza-Marx constituait une véritable alternative. Je le répète : l’histoire de la philosophie n’est pas pour moi une sorte de texte sacré qui aurait mêlé tout le savoir occidental, de Platon à Heidegger, à la civilisation bourgeoise et transmis des concepts fonctionnels au pouvoir. La philosophie fait partie de notre culture, mais elle doit être utilisée pour ce dont elle a besoin, à savoir transformer le monde et le rendre plus juste. Deleuze a parlé de Spinoza et a repris l’iconographie qui le représente comme Masaniello. J’aimerais que ce soit le cas pour moi. Même à 90 ans, j’ai toujours ce rapport à la philosophie. Vivre le militantisme est moins facile, mais j’arrive à écrire et à écouter, dans une situation d’exil.
L’exil, encore aujourd’hui ?
Un peu, oui. Mais c’est un exil
différent. Cela dépend du fait que les deux mondes dans lesquels je vis, l’Italie
et la France, ont des dynamiques de mouvement très différentes. En France, l’opéraïsme
n’a pas eu beaucoup d’adeptes, même s’il est redécouvert aujourd’hui. Le
mouvement de gauche en France a toujours été porté par le trotskisme ou l’anarchisme.
Dans les années 1990, avec la revue Futur antérieur, avec mon ami et camarade
Jean-Marie Vincent, nous avons trouvé une médiation entre le gauchisme et
l’opéraïsme : cela a marché pendant une dizaine d’années. Mais nous l’avons
fait avec beaucoup de prudence. Nous avons laissé le jugement sur la politique
française à nos camarades français. Le seul éditorial important écrit par des
Italiens dans la revue a été celui sur la grande grève des cheminots de 1995,
qui ressemblait tellement aux luttes italiennes.
Pourquoi l’opéraïsme connaît-il aujourd’hui une
résonance mondiale ?
Parce qu’il répond à un besoin de
résistance et de résurgence des luttes, comme dans d’autres cultures critiques
avec lesquelles il dialogue : féminisme, écologie politique, critique
post-coloniale par exemple. Et puis parce qu’il n’est la propriété de rien ni de
personne. Il ne l’a jamais été, pas plus qu’il n’a été un chapitre de l’histoire
du PCI, comme certains s’en font l’illusion. Il s’agit plutôt d’une idée
précise de la lutte des classes et d’une critique de la souveraineté qui
coagule le pouvoir autour du pôle maître, propriétaire et capitaliste. Mais le
pouvoir est toujours divisé, il est toujours ouvert, même lorsqu’il ne semble
pas y avoir d’alternative. Toute la théorie du pouvoir comme extension de la
domination et de l’autorité faite par l’école de Francfort et ses évolutions
récentes est fausse, même si elle reste malheureusement hégémonique. L’opéraïsme
balaie d’un revers de main cette lecture brutale. C’est un style de travail et
de pensée. Il prend l’histoire par le bas, faite de grandes masses en
mouvement, il cherche la singularité dans une dialectique ouverte et
productive.
Tes références constantes à François d’Assise m’ont
toujours impressionné. D’où vient cet intérêt pour le saint et pourquoi l’as-tu
pris comme exemple de ta joie d’être communiste ?
Dès mon plus jeune âge, on s’est moqué
de moi parce que j’utilisais le mot “amour”. On me prenait pour un poète ou
pour un illuminé. Au contraire, j’ai toujours pensé que l’amour était une
passion fondamentale qui maintient l’humanité debout. Il peut devenir une arme
pour vivre. Je viens d’une famille qui a connu la misère pendant la guerre et
qui m’a appris une affection avec laquelle je vis encore aujourd’hui. François
est au fond un bourgeois qui vit à une époque où il saisit la possibilité de
transformer la bourgeoisie elle-même, et de faire un monde où les gens s’aiment
et aiment le vivant. L’appel à lui, pour moi, est comme l’appel aux Ciompi***
de Machiavel. François, c’est l’amour contre la propriété : exactement ce que
nous aurions pu faire dans les années 70, en inversant cette évolution et en
créant une nouvelle façon de produire. François n’a jamais été suffisamment
pris en compte, pas plus que l’importance que le franciscanisme a eue dans l’histoire
de l’Italie. Je le mentionne parce que je veux que des mots comme amour et joie
entrent dans le langage politique. [Lire Ce communiste de Saint François]
NdT
*Pietro Calogero, substitut du procureur à Padoue, responsable de l’enquête conduisant au coup de filet du 7 avril, aurait déclaré : » « Puisqu’on ne peut pas attraper le poisson [les Brigades rouges], il faut assécher la mer [le mouvement subversif] », appliquant ainsi les principes de la guerre contre-insurrectionnelle appliqués par les militaires français “maoïstes” en Algérie, tirant les leçons de leur défaite au Vietnam (d’où était originaire sa mère). Calogero, alias Kalogero, est devenu célèbre en raison du théorème qui lui est attribué et qui établit un lien entre les responsabilités de certains professeurs d’université prêchant la subversion (appelés “professorini”, petits profs) et les actions terroristes. Le magistrat a indiqué dans ses ordres d’arrestation des crimes tels que la “formation de et la participation de bandes armées” et “l’insurrection armée contre les pouvoirs de l’État”, ainsi que des attentats, des meurtres, des blessures et des enlèvements, affirmant que les publications de l’Autonomia Operaia et d’autres documents, ainsi que les témoignages, avaient fourni des “indications suffisantes de culpabilité”. Les dirigeants du Parti communiste italien apportèrent un soutien inconditionnel à ce chevalier blanc de la contre-subversion.
** Papageno est un personnage masculin de La Flûte enchantée de Mozart, dont le rôle est écrit pour une voix de baryton. C’est un oiseleur au service de La Reine de la Nuit, « gai, léger, chantant, habillé d’un pittoresque vêtement de plumes », et « l’un des personnages les plus populaires de tout le répertoire lyrique ».
***Les Ciompi, les “batteurs” de laine, étaient la catégorie la plus pauvre des travailleurs de l’industrie textile de la république de Florence. Leur révolte (“tumulto”) de juin à août 1378 leur permit d’obtenir en juillet la création de guildes spécifiques et Michele di Lando, simple ouvrier cardeur, fut promu gonfalonnier de justice de la république de Florence. Mais l’exercice du pouvoir n’est pas sans problèmes et le mois d’août voit le retour à l’ordre antérieur. Cette révolte a fait l’objet de développements dans L’Histoire de Florence de Machiavel, qui la présente du point de vue des classes supérieures.