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09/05/2025

GIDEON LEVY
Mon ami à Gaza en est à ses dernières gouttes d’insuline


Gideon Levy Haaretz, 7/5/2025
Traduit par Fausto Giudice, Tlaxcala

L’acidocétose diabétique est une complication potentiellement mortelle du diabète, dans laquelle un manque d’insuline et des niveaux élevés d’hormones de stress entraînent une production accrue de corps cétoniques et une acidose. M. est presque à court d’insuline. Au téléphone depuis sa maison brûlée à Beit Lahia, dans le nord de Gaza, où il vient de revenir, il dit qu’il lui en reste deux gouttes. Plus tard, il précise qu’il dit “2 centimètres” ; peut-être voulait-il dire deux unités. Quoi qu’il en soit, il est presque à court d’insuline. Jusqu’à récemment, il l’obtenait à la pharmacie de l’agence de réfugiés de l’UNRWA, mais depuis qu’Israël a arrêté l’entrée de l’aide humanitaire, il n’y a plus d’insuline. 


Beit Lahia. Photo Finbarr O’Reilly/Reuters

Il essaie d’être rassurant : il n’a pas besoin d’insuline en ce moment parce qu’il n’y a pas de pain. Il ne prend de l’insuline que lorsqu’il mange du pain, et il n’y en a pas. Il garde sa dernière dose d’insuline au cas où lui et sa famille trouveraient un peu de pain. Mercredi, son fils est sorti à la recherche de pop-corn pour calmer son estomac. Il a cherché pendant des heures, en vain. « Je lui ai dit qu’il ne trouverait rien », raconte le père. 

« J’ai faim, j’ai vraiment faim », m’a-t-il dit mercredi. C’était la première fois depuis le début de la guerre qu’il prononçait cette phrase avec une telle intensité. Il a toujours essayé d’aplanir les choses, de minimiser ses difficultés pour ne pas susciter la pitié et préserver sa dignité. Enfin, jusqu’à hier. Mercredi, il a admis qu’il avait faim. Réellement faim. 

Mardi a été une journée particulièrement difficile car Israël a bombardé le nord de la bande de Gaza sans relâche. Les enfants voulaient partir, mais M. leur a demandé : « Où irions-nous ? »  Ils sont tous restés dans ce qu’il restait de leur maison, sous les obus tonitruants, espérant le meilleur. Ils ont décidé que si les bombardements

ne cessaient pas d’ici 17 heures, ils partiraient. Heureusement, les bombardements ont diminué avant cela, et mercredi, les armes étaient silencieuses. M. dit qu’il n’y a pas captifs israéliens et pas de Hamas à Beit Lahia, seulement des tas de décombres, alors pourquoi continuent-ils à bombarder cette zone ?

M. est retourné dans les ruines de sa maison après de longs mois dans un camp de tentes dans la zone “humanitaire” de Muwasi, à côté de Khan Younès et de ce qui était autrefois la colonie israélienne de Neveh Dekalim, avant son évacuation en 2005. Il a 63 ans, souffre de diabète et a subi un AVC. Le voyage du camp à sa maison brûlée a coûté 1 200 shekels (300 €). Quatre familles ont partagé le coût, entassées à l’arrière d’un fourgon de transport sur des matelas et des couvertures – tout ce qu’elles possédaient.

Lorsqu’ils ont atteint ce qui était autrefois leur maison, il ne restait rien d’autre que le squelette, couvert de suie. Même les portes avaient disparu. Ils ont nettoyé, posé des matelas et ont fait leur foyer parmi les ruines. Maintenant, ils craignent de devoir bientôt fuir pour sauver leur vie, et il n’y a nulle part où aller. Mercredi marquait 19 mois de guerre. Israël veut la renouveler avec toute sa force ; quelle nouvelle joyeuse et pleine d’espoir.

Mes conversations avec M. sont frustrantes. Mon incapacité à l’aider en quoi que ce soit, mon impuissance, me rend fou. Pendant des années, nous avons parcouru Gaza ensemble ; il était notre guide et notre protecteur. Mercredi, il était assis devant sa maison, face aux restes de la Mercedes à sept places que nous avons conduite et empruntée pendant des années ; parfois avec de l’essence, lorsque c’était disponible, et parfois avec de l’huile de friture usagée provenant des stands de falafels, lorsque l’essence venait à manquer.

La Mercedes jaune doit avoir environ 3 millions de kilomètres au compteur. Maintenant, elle aussi est une épave calcinée. M. la pleure plus qu’il ne pleure sa maison. Il y a passé plus de temps qu’il n’en a passé dans sa maison. Parfois, il la caresse, m’a-t-il dit mercredi, la voix nouée, ouvrant le coffre noirci et se remémorant des souvenirs, soulevant le capot et voyant le moteur calciné. Quelques jours avant le déclenchement de la guerre, il avait acheté quatre nouveaux pneus pour la voiture, mais il n’a pas eu la chance de rouler avec. Maintenant, le taxi est un squelette, tout comme son propriétaire affamé.

Mardi, il a mangé quelques lentilles, et mercredi, il n’a rien mangé. Lorsqu’il parviendra à obtenir de la farine ou du pain, il s’injectera les dernières gouttes d’insuline qu’il lui reste.



31/12/2024

GIDEON LEVY
Dans le nord de Gaza, il ne reste aucune infrastructure, que ce soit pour le terrorisme ou pour la vie

L’armée israélienne a envahi l’enceinte de l’hôpital Kamal Adwan à Beit Lahia tôt vendredi matin et a ordonné à tous les patients et au personnel médical de l’évacuer.

Gideon Levy, Haaretz, 29/12/2024
Traduit par Fausto Giudice, Tlaxcala


Un patient évacué de l’hôpital Kamal Adwan dans le nord de la bande de Gaza, vendredi. Photo : Dawoud Abu Alkas / Reuters

Des dizaines de personnes effrayées, dont certaines tenaient à peine debout, se sont entassées dans la cour de l’hôpital dans la nuit froide de Gaza ; puis les soldats leur ont ordonné de se déshabiller et de commencer à marcher, nus.

Une vidéo montre une file de personnes, enfoncées dans le sable, au milieu des décombres ; des hommes nus, les bras levés, entourés de chars israéliens, aussi humiliés qu’il est possible de l’être pour des êtres humains.

Ils sont restés nus pendant des heures dans le froid nocturne de Gaza. Derrière eux se trouvaient les mourants et quelques membres du personnel médical qui ne les avaient pas abandonnés, soit environ 25 personnes.

L’armée israélienne a bombardé l’hôpital ; cinq membres du personnel médical ont été tués. Des incendies ont éclaté dans le laboratoire et le service de chirurgie de l’hôpital.

Incendie à l’extérieur de l’hôpital Kamal Adwan à Gaza, cette semaine. Photo Stringer/Reuters

Certains patients ont été envoyés dans ce qui restait de l’hôpital indonésien voisin, que les forces de défense israéliennes avaient investi trois jours plus tôt.

Des dizaines de personnes ont été arrêtées à Kamal Adwan pour être interrogées, y compris le directeur de l’hôpital, le Dr Hossam Abu Safiya, qui aurait été libéré samedi.

Des médecins de Gaza sont morts lors d’interrogatoires ou en prison. Ibrahim, le fils d’un médecin qui n’abandonnait pas ses patients, a été tué il y a quelques mois et est enterré dans l’enceinte de l’hôpital.

J’ai écrit sur l’hôpital Kamal Adwan, mais la dernière fois que je l’ai visité, en 2006, je l’ai décrit comme une « clinique minable ». À l’époque, un vieil homme blessé avait été transporté d’urgence sur une charrette tirée par un âne vers ce qui ressemblait plus à une clinique du tiers monde qu’à un hôpital.

Il est peu probable que le travail de développement et les dépenses civiles à Gaza pendant les années de siège du territoire par Israël aient élevé Kamal Adwan au rang d’hôpital, mais c’était le dernier endroit dans le nord de la bande de Gaza où l’on pouvait encore dispenser des soins médicaux aux Palestiniens qui n’avaient pas encore fui l’épuration ethnique. Combien de patients survivront aux nuits à venir ? Nous ne le saurons jamais.

L’unité du porte-parole de l’IDF s’est empressée de faire son travail et de masquer les crimes. Les forces « ont commencé à opérer dans la zone de l’hôpital Kamal Adwan à la suite de renseignements préalables concernant la présence d’infrastructures et d’agents terroristes ».

Aucune preuve n’a été présentée samedi, et l’incendie qui s’est déclaré dans l’hôpital n’est pas non plus le fait de l’armée. Les FDI brûlent des hôpitaux ? Inconcevable.

Une enquête préliminaire n’a trouvé « aucun lien » entre l’activité militaire et l’incendie », a déclaré l’armée. La foudre a peut-être frappé le service de chirurgie, la cigarette d’un patient a peut-être déclenché l’incendie.

Jeudi, à Gaza, l’armée a tué cinq journalistes qui se trouvaient à l’intérieur d’un véhicule portant clairement la mention « PRESSE » et a affirmé qu’il s’agissait de « terroristes » et d’« agents de propagande de combat ».

Des membres de la défense civile éteignent l’incendie d’une camionnette de radiodiffusion à la suite d’une attaque israélienne qui a fait cinq morts, jeudi. Photo : Khamis Said/Reuters

Leur « propagande de combat » était certainement bien inférieure à la propagande de combat de presque tous les correspondants militaires en Israël, mais si le Hamas avait tué cinq reporters israéliens, le tollé aurait atteint les cieux.

La veille, les FDI ont empêché l’évacuation vers un hôpital de deux femmes blessées lors de l’attaque d’une maison dans le camp de réfugiés de Toulkarem en Cisjordanie ; elles sont décédées. Apparemment, Gaza se trouve aussi à Toulkarem.

Il n’y a plus de guerre à Gaza, seulement la mort et la destruction infligées par un camp, interrompues occasionnellement par les spasmes de la résistance. Mais lorsque l’objectif est un nettoyage ethnique qui tend vers le génocide, le travail ne peut s’arrêter ne serait-ce qu’un instant. La fin justifie tous les moyens.

Après 14 mois de tueries et de destructions insensées, il ne reste plus aucune « infrastructure terroriste » à l’hôpital Kamal Adwan, tout simplement parce qu’il ne reste plus aucune infrastructure du tout, ni pour la terreur ni pour la vie, dans le nord de la bande de Gaza.

Ces récits ont pour but d’effacer le nettoyage ethnique qui nécessite une destruction complète afin que personne ne puisse jamais retourner dans sa maison, tout comme lors de la précédente Nakba.

Et supposons que parmi les lits des patients mourants de l’hôpital se soient cachés cinq ou peut-être même six terroristes : en décembre 2024, Israël se croit encore autorisé à se déchaîner à sa guise, comme en octobre 2023. Même dans les hôpitaux.