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01/03/2025

“Ou vous faites un deal ou nous, on se casse et vous vous démerdez” : extraits de l’échange entre Trump, Vance et Zelensky à la Maison Blanche
“Un grand moment de télé”

The New York Times, 28/2/2025
Traduit par Fausto GiudiceTlaxcala

Le point de presse [ou plutôt le show] de Trump, Vance et Zelensky vendredi 28 février 2025 dans le bureau ovale s’est transformé en une confrontation houleuse. Ci-dessous des extraits clés de l’échange, qualifié par Trump de « grand moment de télévision »


Thiago Lucas, Brésil 

Trump (répondant à un journaliste) : Je ne suis pas aligné avec Poutine. Je ne suis aligné avec personne. Je suis aligné avec les États-Unis d’Amérique. Et pour le bien du monde. Je suis aligné avec le monde. Et je veux en finir avec cette histoire. Vous voyez la haine qu’il a pour Poutine. C’est très difficile pour moi de faire un marché avec une telle haine. Il a une haine énorme. Et je le comprends. Mais je peux vous dire que l’autre camp n’est pas vraiment amoureux de lui non plus.

Donc ce n’est pas une question d’alignement. Je suis aligné avec le monde. Je veux que les choses s’arrangent. Je suis aligné avec l’Europe. Je veux voir si nous pouvons faire avancer les choses. Vous voulez que je sois dur ? Je peux être plus dur que n’importe quel être humain que vous ayez jamais vu. Je serais très dur. Mais vous n’obtiendrez jamais d’accord de cette façon. C’est comme ça que ça se passe.

Vice-président JD Vance : Je vais répondre à ça. Écoutez, pendant quatre ans, aux États-Unis d’Amérique, nous avons eu un président qui a tenu des conférences de presse et a parlé durement de Vladimir Poutine. Et puis Poutine a envahi l’Ukraine et détruit une partie importante du pays. La voie de la paix et de la prospérité passe peut-être par la diplomatie. Nous avons essayé la voie de Joe Biden, celle de se frapper la poitrine et de prétendre que les paroles du président des États-Unis importaient plus que ses actions.

Ce qui fait de l’Amérique un bon pays, c’est que l’Amérique s’engage dans la diplomatie. C’est ce que fait le président Trump.

Zelensky : Oui. OK. Il l’a occupée, nos régions. De grandes régions d’Ukraine. Une partie de l’est et la Crimée. Il l’a donc occupée en 2014. Donc pendant de nombreuses années, je ne parle pas seulement de Biden. Mais à cette époque, il y avait Obama, puis le président Obama, puis le président Trump, puis le président Biden, maintenant le président Trump. Et que Dieu le bénisse : maintenant, le président Trump va l’arrêter. Mais en 2014, personne ne l’a arrêtée. Il a juste occupé et pris. Il a tué des gens.

Trump : 2015.

Zelensky : 2014.

Vance : 2014 et 2015.

Trump : 2014. Je n’étais pas là.

Zelensky : Mais de 2014 à 2022. (...) Personne ne l’a arrêté. Vous savez que nous avons eu des conversations avec lui, beaucoup de conversations. Ma conversation bilatérale. Et nous avons signé avec lui. Moi, comme un nouveau président. En 2019, j’ai signé avec lui l’accord que j’ai signé avec lui, Macron et Merkel. Nous avons signé le cessez-le-feu, le cessez-le-feu. Tous m’ont dit qu’il ne partirait jamais. Nous l’avons signé. Le contrat gazier. Le contrat gazier. Mais après cela, il a rompu le cessez-le-feu. Il a tué nos gens et il n’a pas échangé de prisonniers. Nous avons signé l’échange de prisonniers, mais il ne l’a pas fait. De quel genre de diplomatie, JD, parlez-vous ? Que voulez-vous dire ?

Vance : Je parle du genre de diplomatie qui mettra fin à la destruction de votre pays.

Vance : Monsieur le Président, Monsieur le Président, avec tout le respect que je vous dois. Je pense que c’est irrespectueux de votre part de venir au bureau ovale et d’essayer de plaider cette affaire devant les médias américains. En ce moment, vous allez de l’avant et vous forcez les conscrits à aller au front parce que vous avez des problèmes de main-d’œuvre. Vous devriez remercier le président d’essayer de mettre fin à ce conflit.

Zelensky : Êtes-vous déjà allé en Ukraine ? Vous dites quels sont nos problèmes.

Vance : Je suis allé en...

Vance : En fait, j’ai regardé et vu les reportages, et je sais que ce qui se passe, c’est que vous amenez des gens, vous les emmenez dans une tournée de propagande, Monsieur le Président. N’êtes-vous pas d’accord pour dire que vous avez eu des problèmes pour faire entrer des gens dans votre armée ?

Zelensky : Nous avons des problèmes. Je vais répondre.

Vance : Et pensez-vous qu’il soit respectueux de venir au bureau ovale des États-Unis d’Amérique et d’attaquer l’administration qui tente d’empêcher la destruction de votre pays ?

Zelensky : Beaucoup de questions. Commençons par le début.

Vance : Bien sûr.

Zelensky : Tout d’abord, pendant la guerre, tout le monde a des problèmes, même vous. Mais vous avez un bel océan [entre les USA et l’Europe, allusion à une phrase de Trump, NdT] et vous ne le ressentez pas maintenant, mais vous le ressentirez à l’avenir.

Trump : Vous n’en savez rien.

Zelensky : Dieu vous bénisse, vous n’aurez pas de guerre.

Trump : Ne nous dites pas ce que nous allons ressentir. Nous essayons de résoudre un problème. Ne nous dites pas ce que nous allons ressentir.

Zelensky : Je ne vous le dis pas.

Trump : Parce que vous n’êtes pas en position de le dicter. Rappelez-vous ceci : vous n’êtes pas en position de dicter ce que nous allons ressentir. Nous allons nous sentir très bien.

Zelensky : Vous ressentirez l’influence. Je vous le dis.

Trump : Nous allons nous sentir très bien et très forts.

Zelensky : Vous ressentirez l’influence.

Trump : Vous n’êtes pas en très bonne position en ce moment.

Trump : Vous vous êtes mis dans une très mauvaise position. Et il a raison à ce sujet. Vous n’êtes pas en bonne position. Vous n’avez pas les cartes en ce moment. Avec nous, vous commencez à avoir des cartes.

Zelensky : Je ne joue pas aux cartes. Je suis très sérieux, Monsieur le Président. Je suis très sérieux. Je suis le président en guerre...

Trump : Vous jouez aux cartes. Vous jouez aux cartes. Vous jouez avec la vie de millions de personnes. Vous jouez avec la Troisième Guerre mondiale. Vous jouez avec la Troisième Guerre mondiale. Et ce que vous faites est très irrespectueux envers le pays, ce pays, qui vous a soutenu bien plus que ce que beaucoup de gens auraient dû faire.

Vance : Avez-vous dit « merci » une seule fois pendant toute cette réunion ? Non. Avez-vous dit « merci » une seule fois pendant toute cette réunion ? Vous êtes allé en Pennsylvanie et vous avez fait campagne pour l’opposition en octobre. Dites quelques mots de reconnaissance pour les États-Unis d’Amérique et le président qui essaie de sauver votre pays.

Zelensky : S’il vous plaît. Vous pensez que si vous parlez très fort de la guerre, vous...

Trump : Il ne parle pas fort. Il ne parle pas fort. Votre pays est en grande difficulté. Attendez une minute.

Zelensky : Puis-je répondre ?

Trump : Non. Non. Vous avez beaucoup parlé. Votre pays est en grande difficulté.

Zelensky : Je sais. Je sais.

Trump : Vous ne gagnez pas. Vous ne gagnez pas cette guerre. Vous avez de très bonnes chances de vous en sortir grâce à nous.

Zelensky : Monsieur le Président, nous restons dans notre pays, nous restons forts, depuis le tout début de la guerre, nous sommes seuls, et nous en sommes reconnaissants. J’ai dit merci dans ce cabinet, et seulement dans ce cabinet.

Trump : Vous n’avez pas été seuls. Nous vous avons donné, par l’intermédiaire de ce stupide président [Biden, NdT], 350 milliards de dollars [un chiffre inventé par Trump : en fait, les USA ont « donné » un max de 114 milliards, NdT]. Nous vous avons donné du matériel militaire. Et vos hommes sont courageux. Mais ils ont dû utiliser nos militaires. Si vous n’aviez pas eu notre matériel militaire...

Zelensky : Vous m’avez invité...

Trump : Si vous n’aviez pas eu notre matériel militaire, cette guerre aurait été terminée en deux semaines.

Zelensky : En trois jours. C’est ce que m’a dit Poutine : en trois jours.

Trump : Peut-être moins.

Zelensky : C’est quelque chose, en deux semaines. Bien sûr. Oui.

Trump : Ce sera très difficile de faire des affaires comme ça. Je vous le dis.

Vance : Dites simplement merci.

Zelensky : J’ai dit merci au peuple américain à plusieurs reprises.

Vance : Acceptez qu’il y ait des désaccords. Et allons plaider ces désaccords plutôt que d’essayer de vous battre dans les médias américains lorsque vous avez tort. Nous savons que vous avez tort.

Trump : Mais vous voyez, je pense que c’est bien pour le peuple américain de voir ce qui se passe. Je pense que c’est très important. C’est pourquoi j’ai fait durer ça si longtemps. Vous devez être reconnaissant.

Zelensky : Je vous en suis reconnaissant.

Trump : Vous n’avez pas les cartes en main. Vous êtes enterrés là-bas, vos hommes meurent. Vous manquez de soldats.

Zelensky : Non, s’il vous plaît, Monsieur le Président.

Donald Trump : Écoutez. Vous manquez de soldats. Ce serait une sacrée bonne chose. Ensuite, vous nous dites : « Je ne veux pas de cessez-le-feu. Je ne veux pas de cessez-le-feu. Je veux partir, et je veux ça. » Écoutez, si vous pouviez obtenir un cessez-le-feu maintenant, je vous le dirais, prenez-le. Pour que les balles cessent de voler et que vos hommes cessent de se faire tuer.

Zelensky : Bien sûr que nous voulons arrêter la guerre.

Trump : Mais vous dites que vous ne voulez pas de cessez-le-feu.

Zelensky : Mais je vous l’ai dit, avec des garanties.

Trump : Je veux un cessez-le-feu, car vous obtiendrez un cessez-le-feu plus rapidement qu’un accord.

Zelensky : Demandez à nos gens ce qu’ils pensent du cessez-le-feu...

Trump : Ce n’était pas avec moi. Ce n’était pas avec moi. C’était avec un type nommé Biden qui n’était pas intelligent. C’était avec Obama.

Zelensky : C’était votre président.

Trump : Excusez-moi. C’était avec Obama, qui vous a donné des draps [sic], et moi je vous ai donné des Javelines [missiles, NdT].

Zelensky : Oui.

Donald Trump : Je vous ai donné des Javelines pour éliminer tous ces chars. Obama vous a donné des draps. En fait, la déclaration est la suivante : Obama a donné des draps et Trump a donné des javelots. Vous devez être plus reconnaissant, car laissez-moi vous dire que vous n’avez pas les cartes en main. Avec nous, vous avez les cartes en main. Mais sans nous, vous n’avez aucune carte.

Ce sera difficile à faire, car les attitudes doivent changer.

Journaliste : Et si la Russie rompt le cessez-le-feu ? Et si la Russie rompt les négociations de paix ? Que faites-vous alors ? Je crois comprendre que la conversation est animée ?

Donald Trump : Que dites-vous ?

Mark Vance : Elle demande : Et si la Russie rompt le cessez-le-feu ?

Donald Trump : Et si quoi que ce soit ? Et si une bombe vous tombait sur la tête maintenant ? OK ? Et s’ils le rompaient ? Je ne sais pas, ils l’ont rompu avec Biden parce que Biden, ils ne l’ont pas respecté. Ils n’ont pas respecté Obama. Ils me respectent. Laissez-moi vous dire que Poutine a traversé un enfer avec moi. Il a traversé une fausse chasse aux sorcières où ils l’ont utilisé et la Russie, la Russie, la Russie, la Russie. Vous avez déjà entendu parler de cette affaire ? C’était bidon. C’était une arnaque bidon de Hunter Biden, Joe Biden. Hillary Clinton, le sournois Adam Schiff. C’était une arnaque démocrate. Et il a dû subir ça. Et il l’a subi. Nous n’avons pas fini dans une guerre. Et il l’a subi. Il a été accusé de toutes ces choses. Il n’avait rien à voir avec ça. Ça venait de la salle de bain de Hunter Biden. Ça venait de la chambre de Hunter Biden. C’était dégoûtant. Et puis ils ont dit : « Oh, l’ordinateur portable de l’enfer a été fabriqué par la Russie. » Les 51 agents. Tout ça n’était qu’une arnaque. Et il a dû supporter ça.

Il a été accusé de toutes ces choses. Tout ce que je peux dire, c’est ceci : il a peut-être rompu des accords avec Obama et Bush, et il les a peut-être rompus avec Biden. C’est vrai. Peut-être. Peut-être que non. Je ne sais pas ce qui s’est passé. Mais il ne les a pas rompus avec moi. Il veut conclure un accord. Je ne sais pas s’il peut conclure un accord.

Le problème, c’est que je vous ai donné le pouvoir d’être un dur à cuire, et je ne pense pas que vous seriez un dur à cuire sans les États-Unis. Et votre peuple est très courageux.

Vladimir Zelensky : Merci.

Donald Trump : Mais soit vous concluez un accord, soit nous partons. Et si nous partons, vous vous démerderez. Je ne pense pas que ce sera joli, mais vous vous démerderez.

Mais vous n’avez pas les cartes en main. Mais une fois que nous aurons signé cet accord, vous serez dans une bien meilleure position. Mais vous n’agissez pas du tout avec gratitude. Et ce n’est pas gentil. Je vais être honnête. Ce n’est pas gentil.

Très bien. Je pense que nous en avons assez vu. Qu’en pensez-vous ? Ça va être un super moment de télévision. Je vous le dis. Très bien. Nous verrons ce que nous pouvons faire pour mettre ça en place. Merci.

28/02/2025

SERGIO RODRÍGUEZ GELFENSTEIN
De Bruxelles à Riyad en passant par Munich : huit jours qui ont ébranlé le monde (II)

 Sergio Rodríguez Gelfenstein, 27-2-2025
Traduit par Fausto GiudiceTlaxcala

La semaine dernière, nous avons fait une observation descriptive des développements internationaux ; l'analyse de ces développements est un peu plus complexe. Il me semble que les difficultés proviennent de l'idée qu'il est possible de comprendre la situation actuelle sur la base d'une vision dichotomique entre unipolarité et bipolarité et que les catégories d'analyse utilisées pendant la guerre froide sont toujours valables. Certains analystes parlent même de l'émergence d'une nouvelle bipolarité Chine-USA.


Il y a quelques jours, un ami toujours bien informé et soucieux de suivre les développements internationaux m'a écrit pour me dire : « Je ne comprends pas ce qui se passe. Je suis perdu. Peut-être que l'empire veut redessiner le monde. Tu avais écrit quelque chose il y a de nombreuses années sur les répartitions... »

Tout cela m'a motivé à écrire cet article qui, en raison de sa longueur, a dû être publié en deux parties, ce qui n'est pas forcément avantageux. En effet, en mars 2014, mon livre a été publié d'abord au Chili puis en Argentine par la maison d'édition Biblos. “La balanza de poder. Las razones del equilibrio del sistema internacional”  [« L'équilibre des pouvoirs. Les raisons de l'équilibre du système international »]. Quelques mois plus tard, l'édition anglaise de L’ordre du monde d’Henry Kissinger est sortie en septembre.

Cherchant à établir ce que serait le système international du futur, j'ai passé en revue dans mon livre les variantes existantes basées sur l'étude des causes des conflits et de la coopération entre les États pour les résoudre. J'ai ensuite expliqué les propositions de bipolarité, de multilatéralisme, de multipolarité et d'apolarité qui étaient sur la table. Personnellement, j'ai osé affirmer que les différentes conditions existantes laissaient présager qu'à moyen terme, un système international d'équilibre des pouvoirs serait mis en place.

La définition la plus claire de l'équilibre est apparue dans les études du politologue usaméricain Morton Kaplan qui, dans un article de 1966 intitulé « Some Obstacles in International Systems Research », a établi que les acteurs de l'équilibre devaient être au moins cinq, avoir un caractère exclusivement national et entrer dans la catégorie des « acteurs nationaux essentiels au fonctionnement du système ».

Il a ensuite établi 6 règles fondamentales qui caractérisent le système d'équilibre des pouvoirs. Il s'agit de négocier avant de combattre, de combattre avant de ne pas augmenter les capacités, de ne pas combattre avant d'éliminer un acteur clé, de s'opposer à toute coalition qui tente de dominer, de limiter les acteurs qui acceptent les principes organisationnels supranationaux et de permettre aux acteurs qui sont vaincus ou limités de réintégrer le système.

Il s'agit là d'un résumé très succinct de la proposition présentée par Kaplan. Dans mon livre, publié il y a seulement 11 ans, j'ai soutenu que, de mon point de vue, pour la Chine, la recherche de l'équilibre fait partie de sa politique permanente, tandis que pour les USA, une bête blessée et jouant des griffes, l'équilibre est un impératif de survie.

Mon point de vue était et reste que le monde évolue vers un équilibre des pouvoirs. La possibilité de détruire la planète pour imposer le capitalisme n'est pas viable. Les capitalistes sont immoraux, pas suicidaires. L'accumulation a une limite - actuellement imposée par les puissances de confrontation - qui indiquent en fait une faiblesse croissante et la perte de l'hégémonie impériale. Une rationalité du capital - si elle existe et est possible - établit comme plus viable un équilibre qui lui permet de préserver une part de pouvoir plutôt que de recourir à une confrontation nucléaire dans laquelle ils peuvent difficilement obtenir des gains.

Comme je l'ai déjà dit, quelques mois après la publication de mon livre, le groupe d'édition Penguin Random House a publié le livre de Kissinger sous le titre suggestif de « World Order: Reflections on the Character of Nations and the Course of History». D'un autre point de vue, même antagoniste au mien, Kissinger affirme que l'équilibre est la seule alternative pour que USA conservent leur puissance.

Peu avant la publication de son livre, à la fin du mois d'août 2014, Kissinger a publié dans The Wall Street Journal un article intitulé « On the Assembly of a New World Order ». Dans ce texte, il donne un aperçu de certains éléments qu'il développe beaucoup plus longuement dans son livre. Il considère comme positif le fait que la démocratie et la gouvernance participative soient passées du statut d'aspiration à celui de “réalité universelle”. Notez la référence de Kissinger à la "gouvernance participative".

Il note que la majeure partie du monde est composée de pays qui forment des États souverains indépendants, mais ajoute que l'Europe n'a pas les attributs pour créer un État, offrant un “vide d'autorité tentant”. Il semble ici vouloir actualiser les caractéristiques des États-nations essentiels mentionnés par Kaplan, qui sont orientés vers la configuration d'un équilibre entre la Chine, la Russie, les USA, l'Inde et un pays européen qui émergera en tant que leader dans le conflit actuel - l'Allemagne ? le Royaume-Uni ? la France ? Peu importe lequel, mais ce sera l'un d'entre eux.

Kissinger était d'avis que l'ordre international était confronté à un paradoxe, en ce sens que - selon lui - la prospérité dépendait du succès de la mondialisation, mais que le processus produisait un contrecoup politique qui visait à remettre en cause ses objectifs. Pour remédier à cette anomalie, il a proposé la création d'un « mécanisme efficace permettant aux grandes puissances de se consulter et éventuellement de coopérer sur les questions les plus importantes ».

Pour ce faire, les USA devraient accepter l'existence de deux niveaux apparemment contradictoires : les principes universels d'une part et les particularités locales et régionales d'autre part. En tout état de cause, Kissinger ne renonce pas à ses fondements idéologiques impérialistes en affirmant que tout doit être envisagé sous l'angle du caractère exceptionnel des USA.

Sur le plan intérieur, cela signifie que les citoyens usaméricains doivent comprendre qu'ils ne sont pas les seuls à vivre sur cette planète, qu'ils doivent renoncer à certains de leurs droits pour faire progresser la mondialisation et que même ces droits doivent continuer à être violés [comme c'est le cas aujourd'hui aux USA] pour faire de la place aux opinions d'autres pays.

Dès le début du livre, Kissinger affirme que les différentes traditions culturelles permettent d'établir le concept d'ordre comme base des relations internationales. Il semble ainsi contredire Huntington, qui pensait que l'avenir serait marqué par des conflits civilisationnels. Il estime au contraire que les conflits actuels trouvent leur origine dans l'identification d'idées concurrentes sur la forme du système international à un moment où l'enjeu est d'organiser l'ordre régional tout en veillant à ce que cet ordre soit compatible avec la paix et la stabilité dans le reste du monde.

Sans que cela semble sortir de sa plume, Kissinger estime qu'il y a un grand risque à ce que l'Occident tente de répandre son modèle de démocratie dans le monde, avertissant notamment que “l'idéalisme américain” sans une stratégie claire pour le mettre en pratique ne conduira pas à une amplification de la présence de la “démocratie libérale” dans le monde.

Les notions d'impérialisme et d'équilibre peuvent sembler antagonistes, mais elles ne le sont pas. Je tiens à le répéter, pour les USA, il s'agit d'une question de survie. Il peut être nécessaire d'étudier le livre de Kissinger pour comprendre la performance internationale de la nouvelle administration usaméricaine. On sait que durant la première administration Trump, bien après l'âge de 90 ans, Kissinger était un visiteur régulier de la Maison Blanche. Décédé en 2023 à l'âge de 100 ans, ses idées et son empreinte constituent la colonne vertébrale de l'action internationale des USA à ce stade.

En décembre 2022, quelques mois après le début de l'opération militaire russe en Ukraine, alors que Joe Biden est au pouvoir à Washington, Kissinger, dans un article intitulé. “Comment éviter une nouvelle guerre mondiale ?” , a estimé que la paix devait être recherchée avec un double objectif : confirmer la liberté de l'Ukraine et définir une nouvelle structure internationale dans laquelle la Russie devrait avoir sa place. L'ancien secrétaire d'État n'était pas non plus d'accord avec l'idée que la Russie était obligée de devenir un pays impuissant après le conflit en Ukraine, car il était impératif de reconnaître que la Russie « avait contribué de manière décisive à la recherche de l'équilibre mondial et de l'équilibre des pouvoirs pendant plus d'un demi-millénaire » et que « son rôle historique ne devait pas être dégradé ».

Les questions qui ont été mises au premier plan de la dynamique internationale actuelle, telles que les immigrés déportés des USA, le canal de Panama et le Groenland, ne sont que des écrans de fumée destinés à “distraire” le monde et à le faire réfléchir et débattre sur des questions qui ne sont pas prioritaires. Selon le sénateur usaméricain Bernie Sanders, le véritable objectif de Trump est de « démanteler illégalement et inconstitutionnellement les agences gouvernementales » afin que les milliardaires et les « classes dirigeantes [qui] ont toujours voulu et cru que [le pouvoir] leur revenait de droit, [obtiennent] plus de pouvoir, plus de contrôle, plus de richesse ». Pour ce faire, ils doivent dynamiter les institutions du pays et restructurer le système international selon les paramètres définis par Trump.

Certes, pour y parvenir, ils ont besoin que la Chine, et non la Russie, soit l'ennemi dans le nouveau système qu'ils entendent construire. Cependant, face à un approfondissement stratégique de la situation critique, la seule solution pour tenter d'éviter la catastrophe et de sauvegarder une certaine part de pouvoir est de se concentrer sur la recherche d'un équilibre, comme l'a souligné Kissinger.

Il y a presque deux ans, en mai 2023, Kathleen Hicks, la vice-secrétaire d'État à la défense des USA  l'a clairement indiqué. Lors d'une conférence à Washington, elle a déclaré que le Pentagone percevait la Chine comme le challenger militaire de son pays et « le seul concurrent stratégique ayant la volonté et, de plus en plus, la capacité de remodeler l'ordre international ». Elle a ajouté que la Chine constituait “un défi générationnel” qui, même s'il évoluera avec le temps, “n'ira nulle part”.

Rappelant l'empreinte de Kissinger au cours du XXe siècle, Hicks a évoqué l'expérience historique de la confrontation avec l'Union soviétique, un concurrent “lent et lourd”, alors qu'aujourd'hui, en matière de défense, les USA doivent “évoluer plus vite que les menaces”.

Hicks a déclaré que dans cette “nouvelle ère de compétition stratégique”, l'objectif des USA 3est de dissuader, car la compétition n'est pas synonyme de conflit"” Selon la sous-secrétaire, le Pentagone a réussi à faire en sorte que « les dirigeants chinois se réveillent chaque jour, considèrent les risques d'agression et concluent" : “Aujourd'hui n'est pas le jour” et qu’ils le pensent aujourd'hui et chaque jour entre aujourd'hui et 2027, aujourd'hui et 2035, aujourd'hui et 2049, et au-delà », soulignant curieusement les années phares pour lesquelles la RPC a entrepris d'atteindre des objectifs stratégiques.

À ce stade, Trump connaît les coûts liés au maintien de 800 bases militaires et de 1,32 million de militaires en dehors de son territoire, sans compter 11 groupes d'attaque de porte-avions dont 7 sont déployés et 4 en réparation, avec un fardeau économique très important conspirant avec l'objectif de faire de « l'Amérique à nouveau grande » une réalité. Pour cette raison, il a anticipé les circonstances et a exprimé le 20 février sa volonté de négocier avec la Russie et la Chine pour réduire le nombre d'ogives nucléaires, soulignant qu'il considère comme inacceptable l'utilisation d'armes atomiques et l'augmentation du nombre de puissances nucléaires. Pour paraphraser l'ancien président Bill Clinton, on pourrait dire “It's the economy, stupid”.

Il faut le dire clairement... et le répéter, le système international de l'après-guerre s'est effondré et est sur le point de céder la place à un nouveau système. Certes, l'OTAN existe encore formellement, mais la réalité est que, comme l'a certifié le président Macron en novembre 2019, elle est en « état de mort cérébrale ». Le Secrétariat général est un poste vide, créé uniquement pour faire croire aux Européens qu'ils peuvent décider de quelque chose. Le véritable pouvoir repose sur les épaules du commandant suprême des forces alliées en Europe, qui est toujours un général usaméricain. Il est déjà question que Trump ordonne le retrait de ses troupes déployées en Europe de l'Est, dans les pays qui faisaient partie de l'Union soviétique ou du Pacte de Varsovie. Cela reviendrait au statu quo de la fin de la guerre froide, lorsque l'Union soviétique a disparu et que l'Occident a pris des engagements envers la Russie qu'il n'a jamais tenus.

Aujourd'hui, alors que des délégations de haut niveau de la Russie et des USA se sont réunies à Riyad, la capitale de l'Arabie saoudite, « les eaux reviennent à la normale ». Marco Rubio sait que Sergueï Lavrov n'est pas le ministre des Affaires étrangères indigne et stupide du Panama et que Poutine n'est pas non plus le José Raúl Mulino qui fait des génuflexions. Il ne s'agit pas d'une question de taille et de puissance d'un pays par rapport à l'autre. Un dirigeant panaméen, le général Omar Torrijos, a forcé les USA à s'asseoir à la table du dialogue, a négocié d'égal à égal avec le seul pouvoir que lui conféraient la dignité et l'histoire du peuple panaméen héroïque, et a gagné : il les a obligés à restituer le canal.

À Riyad, Rubio a dû mesurer ses mots et même ses gestes. Il s'agissait d'un premier pas, qui avait plus à voir avec la politique bilatérale qu'avec une révision de l'agenda international, même si la question de l'Ukraine était sur la table. Mais le fait que les deux plus grandes puissances nucléaires de la planète se soient assises pour discuter et que certains de leurs principaux dirigeants se soient regardés dans les yeux, face à face, et aient éteint l'allumette qui, il y a quelques semaines à peine, menaçait d'allumer le feu de l'hécatombe nucléaire, est un signe de soulagement et une voie positive pour toute l'humanité éprise de paix et de vie.

Aujourd'hui, le doute, la confusion et l'incertitude règnent, et pour les Européens, la perplexité, mais nous devons nous y habituer : c'est la dynamique de Trump et il en sera ainsi pendant au moins les quatre prochaines années. En attendant, tout en reconnaissant et en applaudissant ce qui s'est passé à Riyad et les événements qui ont conduit à la possibilité d'une guerre nucléaire, nous devons toujours nous souvenir du Comandante Ernesto Che Guevara lorsque, le 30 novembre 1964, depuis Santiago de Cuba, il a recommandé que l'on ne fasse pas confiance à l'impérialisme “même un tout petit peu, pas du tout”.

 

 

06/09/2024

JEFFREY SACHS
Comment les néoconservateurs de Washington ont subverti la stabilisation financière de la Russie au début des années 1990
Aux premières loges de la guerre froide qui n’a jamais pris fin

Jeffrey Sachs, Dropsite News, 4/9/2024
Traduit par  
Fausto GiudiceTlaxcala

Partisan résolu – et quelque peu ingénu – d’un capitalisme à visage humain (= keynésien) et d’un « Plan Marshall » pour l’URSS en fin de vie, Jeffrey Sachs raconte ci-dessous son aventure entre Washington, Varsovie et Moscou au début des années 1990, où il eut affaire aux redoutables néocons aux dents longues et aux griffes acérées. Un pan mal connu de l’histoire de la fin du XXème Siècle, dont on vit et subit les conséquences aujourd’hui à l’échelle planétaire.-FG

À la fin des années 1980, le président Mikhaïl Gorbatchev a donné une chance à la paix mondiale en mettant unilatéralement fin à la guerre froide. J'ai été un participant et un témoin de haut niveau de ces événements, d'abord en 1989 en tant que conseiller principal en Pologne, puis à partir de 1990 en Union soviétique, en Russie, en Estonie, en Slovénie, en Ukraine et dans plusieurs autres pays. Si les USA et la Russie se livrent aujourd'hui à une guerre chaude en Ukraine, c'est en partie parce que les USA n'ont pas pu accepter un « oui » comme réponse au début des années 1990. La paix n'était pas suffisante pour les USA ; le gouvernement usaméricain a choisi d'affirmer également sa domination mondiale, ce qui nous amène aux terribles dangers d'aujourd'hui. L'incapacité des USA, et plus généralement de l'Occident, à aider l'Union soviétique puis la Russie sur le plan économique au début des années 1990 a marqué les premières étapes de la quête malavisée de domination des USA

Winston Churchill a écrit : « À la guerre, la résolution ; à la défaite, la défiance ; à la victoire, la magnanimité ; et à la paix, la bonne volonté ». Les USA n'ont fait preuve ni de magnanimité ni de bonne volonté dans les derniers jours de l'Union soviétique et de la guerre froide. Ils ont fait preuve d'insolence et de puissance, jusqu'à aujourd'hui. Dans le domaine économique, ils l'ont fait au début des années 1990 en négligeant la crise financière urgente et à court terme à laquelle étaient confrontées l'Union soviétique de Gorbatchev (jusqu'à sa disparition en décembre 1991) et la Russie d'Eltsine. Il en est résulté une instabilité et une corruption profondes en Russie au début des années 1990, qui ont engendré un profond ressentiment à l'égard de l'Occident. Cependant, même cette grave erreur de la politique occidentale n'a pas été déterminante dans le déclenchement de la guerre chaude actuelle. À partir du milieu des années 1990, les USA ont tenté sans relâche d'étendre leur domination militaire sur l'Eurasie, dans une série d'actions qui ont finalement conduit à l'explosion d'une guerre à grande échelle en Ukraine, ce qui a eu encore plus de conséquences.

Mon orientation en tant que conseiller économique

Lorsque je suis devenu conseiller économique de la Pologne, puis de la Russie, j'avais trois convictions fondamentales, fondées sur mes études et mon expérience en tant que conseiller économique.

Ma première conviction fondamentale s'appuyait sur les idées d'économie politique de John Maynard Keynes, le plus grand économiste politique du XXe Siècle. Au début des années 1980, j'ai lu son livre éblouissant Les conséquences économiques de la paix (1919), qui est la critique dévastatrice et prémonitoire de Keynes de la dure paix du traité de Versailles après la Première Guerre mondiale. Keynes s'est insurgé contre l'imposition de réparations à l'Allemagne, qu'il considèrait comme un affront à la justice économique, un fardeau pour les économies européennes et le germe d'un futur conflit en Europe. Keynes a écrit à propos du fardeau des réparations et de l'exécution des dettes de guerre :

« Si nous visons délibérément à l'appauvrissement de l'Europe centrale, la revanche, nous pouvons le prédire, ne se fera pas attendre. Rien alors ne pourra retarder, entre les forces de réaction et les convulsions désespérées de la Révolution, la lutte finale devant laquelle s'effaceront les horreurs de la dernière guerre et qui détruira , quel que soit le vainqueur, la civilisation ne devons-nous pas rechercher quelque chose de mieux, penser que la prospérité et le bonheur d'un État créent le bonheur et la prospérité des autres ,que la solidarité des hommes n'est pas une fiction et que les nations doivent toujours traiter les autres nations comme leurs semblables? »

Keynes a bien sûr eu raison. La paix carthaginoise imposée par le traité de Versailles est revenue hanter l'Europe et le monde une génération plus tard. La leçon que j'ai tirée des années 1980 était le dicton de Churchill sur la magnanimité et la bonne volonté, ou l'avertissement de Keynes de traiter les autres nations comme des « congénères ». À l'instar de Keynes, je pense que les pays riches, puissants et victorieux ont la sagesse et l'obligation d'aider les pays pauvres, faibles et vaincus. C'est la voie de la paix et de la prospérité mutuelle. C'est pourquoi j'ai longtemps défendu l'allègement de la dette des pays les plus pauvres et j'ai fait de l'annulation de la dette une caractéristique des politiques visant à mettre fin à l'hyperinflation en Bolivie au milieu des années 1980, à l'instabilité en Pologne à la fin des années 1980 et à la grave crise économique en Union soviétique et en Russie au début des années 1990.

Ma deuxième conviction fondamentale était celle d'un social-démocrate. Pendant longtemps, j'ai été qualifié à tort de néolibéral par les médias grand public paresseux et les experts non avertis en économie, parce que je croyais que la Pologne, la Russie et les autres pays postcommunistes de la région devaient permettre aux marchés de fonctionner, et qu'ils devaient le faire rapidement pour surmonter les marchés noirs face à l'effondrement de la planification centrale. Pourtant, dès le début, j'ai toujours cru en une économie mixte selon les principes sociaux-démocrates, et non en une économie de libre marché « néolibérale ». Dans une interview accordée au New Yorker en 1989, je m'exprimais ainsi :

« Je ne suis pas particulièrement fan de la version du libre marché de Milton Friedman, de Margaret Thatcher ou de Ronald Reagan. Aux USA, je serais considéré comme un démocrate libéral, et le pays que j'admire le plus est la Suède. Mais que l'on essaie de créer une Suède ou une Angleterre thatchérienne, en partant de la Pologne, on va exactement dans la même direction. En effet, la Suède, l'Angleterre et les USA possèdent certaines caractéristiques fondamentales qui n'ont rien à voir avec la situation actuelle de la Pologne. Il s'agit d'économies privées, où le secteur privé représente la plus grande partie de l'économie. Il existe un système financier libre : des banques, des organisations financières indépendantes, une reconnaissance stricte de la propriété privée, des sociétés anonymes, une bourse, une monnaie forte convertible à un taux unifié. Toutes ces caractéristiques sont les mêmes, qu'il s'agisse de crèches gratuites ou de crèches privées. La Pologne part de l'extrême opposé ».

En termes pratiques, les réformes de type social-démocrate signifiaient ce qui suit. Premièrement, la stabilisation financière (mettre fin à une forte inflation, stabiliser la monnaie) doit être effectuée rapidement, selon les principes expliqués dans l'article très influent de 1982 « The Ends of Four Big Inflations » du futur lauréat du prix Nobel Thomas Sargent. Deuxièmement, le gouvernement doit rester important et actif, en particulier dans les services publics (santé, éducation), les infrastructures publiques et la protection sociale. Troisièmement, la privatisation doit être prudente, circonspecte et fondée sur la loi, afin d'éviter la corruption à grande échelle. Bien que les médias grand public m'aient souvent associé à tort à l'idée d'une « privatisation de masse » rapide par le biais de cadeaux et de bons d'achat, la privatisation de masse et la corruption qui l'accompagne sont tout le contraire de ce que j'ai réellement recommandé. Dans le cas de la Russie, comme décrit ci-dessous, je n'avais aucune responsabilité consultative concernant le programme de privatisation de la Russie.

Ma troisième conviction fondamentale était l'aspect pratique. Il faut apporter une aide réelle, pas une aide théorique. J'ai préconisé une aide financière urgente pour la Pologne, l'Union soviétique, la Russie et l'Ukraine. Le gouvernement usaméricain a tenu compte de mes conseils dans le cas de la Pologne, mais les a fermement rejetés dans le cas de l'Union soviétique de Gorbatchev et de la Russie d'Eltsine. À l'époque, je ne comprenais pas pourquoi. Après tout, mes conseils avaient fonctionné en Pologne. Ce n'est que bien des années plus tard que j'ai mieux compris qu'alors que je discutais du « bon » type d'économie, mes interlocuteurs au sein du gouvernement usaméricain étaient les premiers néoconservateurs. Ils ne cherchaient pas à redresser l'économie russe. Ils voulaient l'hégémonie des USA.

Premières réformes en Pologne

En 1989, j’ai été conseiller du premier gouvernement post-communiste de Pologne et j’ai contribué à l’élaboration d’une stratégie de stabilisation financière et de transformation économique. Mes recommandations en 1989 préconisaient un soutien financier occidental à grande échelle à l’économie polonaise afin d’empêcher une inflation galopante, de permettre la convertibilité de la monnaie polonaise à un taux de change stable et d’ouvrir le commerce et les investissements avec les pays de la Communauté européenne (aujourd’hui l’Union européenne). Ces recommandations ont été prises en compte par le gouvernement usaméricain, le G7 et le Fonds monétaire international.

Sur la base de mes conseils, un fonds de stabilisation du zloty d’un milliard de dollars a été créé pour soutenir la nouvelle monnaie convertible de la Pologne. La Pologne s’est vu accorder un moratoire sur le service de la dette de l’ère soviétique, puis une annulation partielle de cette dette. La communauté internationale officielle a accordé à la Pologne une aide au développement significative sous forme de subventions et de prêts.

Les résultats économiques et sociaux obtenus par la suite par la Pologne parlent d’eux-mêmes. Bien que l’économie polonaise ait connu une décennie d’effondrement dans les années 1980, la Pologne a entamé une période de croissance économique rapide au début des années 1990. La monnaie est restée stable et l’inflation faible. En 1990, le PIB par habitant de la Pologne (mesuré en termes de pouvoir d’achat) représentait 33 % de celui de l’Allemagne voisine. En 2024, il atteignait 68 % du PIB par habitant de l’Allemagne, après des décennies de croissance économique rapide.

La recherche dun Grand Marchandage pour lUnion soviétique

 Sur la base de la réussite économique de la Pologne, j’ai été contacté en 1990 par Grigori Iavlinski, conseiller économique du président Mikhail Gorbatchev, pour offrir des conseils similaires à l’Union soviétique, et en particulier pour aider à mobiliser un soutien financier pour la stabilisation économique et la transformation de l’Union soviétique. L’un des résultats de ce travail a été un projet entrepris en 1991 à la Harvard Kennedy School avec les professeurs Graham Allison, Stanley Fisher et Robert Blackwill. Nous avons proposé conjointement un « Grand Bargain » [Grand marchandage] aux USA, au G7 et à l’Union soviétique, dans lequel nous avons préconisé un soutien financier à grande échelle de la part des USA et des pays du G7 pour les réformes économiques et politiques en cours de Gorbatchev. Le rapport a été publié sous le titre Window of Opportunity : The Grand Bargain for Democracy in the Soviet Union (1er  octobre 1991).

                                                                    Etta Hulme, 1987

La proposition d’un soutien occidental à grande échelle à l’Union soviétique a été catégoriquement rejetée par les guerriers froids de la Maison Blanche. Gorbatchev s’est rendu au sommet du G7 à Londres en juillet 1991 pour demander une aide financière, mais il est reparti les mains vides. À son retour à Moscou, il est kidnappé lors de la tentative de coup d’État d’août 1991. Boris Eltsine, président de la Fédération de Russie, prend alors la direction effective de l’Union soviétique en crise. En décembre, sous le poids des décisions prises par la Russie et d’autres républiques soviétiques, l’Union soviétique a été dissoute avec l’émergence de 15 nations nouvellement indépendantes.

31/12/2023

ALEX ANFRUNS
Le Niger dans une perspective historique anticoloniale

Alex Anfruns, 29/12/2023
Original
Níger bajo una perspectiva histórica anticolonial
Traduit par Fausto Giudice, Tlaxcala

Alex Anfruns est l’auteur du livre Niger: ¿Otro Golpe de Estado o la Revolución Panafricana ? [ Niger : un coup dÉtat de plus ou la révolution panafricaine ?]. Pendant quatre ans, il a publié avec Olivier Ndenkop le mensuel Journal de l’Afrique. Il est spécialisé dans l’histoire du droit au développement en Amérique latine et en Afrique. Il a travaillé comme analyste politique pour Telesur, Rusia Today en español et Abya Yala TV. Après avoir vécu en Espagne, en France et en Belgique, il enseigne actuellement à Casablanca et mène des recherches sur les liens thématiques entre les littératures hispanique et arabe et sur le droit au développement dans une perspective historique panafricaine.  @AlexAnfruns

L’actuel gouvernement nigérien du Conseil National pour la Sauvegarde de la Patrie (CNSP), arrivé au pouvoir le 26/07/2023 en renversant le fantoche Mohammed Bazoum, allié des Français, est venu avec la volonté de s’inscrire dans une lutte historique, la lutte anticoloniale après les Indépendances. Le néocolonialisme est une réalité. Ce qui se matérialise aujourd’hui, à travers l’Alliance des États du Sahel (Mali, Niger, Burkina Faso), c’est une coopération régionale en faveur de la souveraineté qui ouvre la porte à d’autres partenaires comme la Russie et la Chine.


Avant d’analyser le cas du Niger et de l’Alliance des États du Sahel, il est nécessaire de rappeler brièvement l’histoire des luttes anticoloniales. Cette nouvelle génération panafricaine n’est pas née du néant. Elle s’inscrit dans une longue histoire de luttes anticoloniales. Depuis la conférence de Berlin, à la fin du XIXe siècle, les puissances européennes ont tenté de se partager le gâteau du continent africain, parce qu’à l’époque, elles avaient déjà jeté leur dévolu sur ses formidables ressources. Les sociétés africaines sont déstructurées depuis des siècles, notamment par l’esclavage, et la colonisation française est bien implantée en Algérie. D’autres régions sont envisagées : c’est ce que Lénine analysait comme « l’impérialisme, stade suprême du capitalisme ». À cette époque, à la fin de la première guerre mondiale, les puissances européennes victorieuses se partagent les colonies.

Une gravure représentant Abdelkrim Al Khattabi à cheval dirigeant les rebelles du Rif contre les forces espagnoles, Maroc, années 1920 ; Apic/Getty Images

Mais elles ne s’attendaient pas à ce que la lutte anticoloniale oppose une forte résistance, si forte qu’elle a même eu un impact sur les sociétés européennes. Cette résistance à la colonisation du nord du Maroc, notamment lors de la guerre du Rif, s’est manifestée en France, mais aussi en Espagne. Des manifestations d’opposition à l’envoi de troupes espagnoles ont eu lieu. En outre, Abdelkrim Al Khattabi a mené une résistance très vigoureuse contre l’occupation, contre la colonisation espagnole. La bataille d’Annual, qui s’est déroulée en août 1921, a été un événement décisif. Bien que, d’un point de vue eurocentrique, elle soit connue sous le nom de « désastre d’Annual », du point de vue africain, il s’agit d’un exemple clair de victoire anticoloniale. Et ce fut aussi une leçon que les peuples africains pouvaient s’organiser eux-mêmes, en innovant dans leur stratégie pour vaincre les troupes coloniales. Cette victoire a tellement bouleversé la donne que la France a dû venir en aide à son concurrent, le voisin espagnol colonisateur qui exerçait un protectorat sur le Nord du Maroc :  ils furent contraints de s’allier pour vaincre le dirigeant de la guérilla rifaine !

 

Le campement espagnol à Annual après sa prise par les Rifains, Maroc, 21 juillet 1921. Photo12/UIG via Getty Images

Puis, après la Seconde Guerre mondiale, une autre phase s’est ouverte. Lorsque l’on parle de la Libération de l’occupation nazie de la France, les combattants maghrébins ou ceux des autres pays africains colonisés ne sont pas appréciés à leur juste valeur et sont même souvent oubliés. En réalité, la participation des soldats des régions colonisées a été très importante. Mais leur reconnaissance après la Libération n’a pas été à la hauteur. Surtout, il est très important de garder à l’esprit qu’une fois la Libération intervenue en mai 1945, une très forte répression s’est immédiatement abattue sur les colonies françaises, comme l’Algérie ou Madagascar, faisant des milliers de victimes. En effet, ceux qui croyaient que la France représentait le progrès face à la barbarie nazie se sont réveillés avec une réalité bien différente. Aujourd’hui encore, à Sétif, en Algérie, le souvenir de ces massacres est très présent. Après la Seconde Guerre mondiale, la lutte anticoloniale a donc continué !

Cette lutte a donné naissance au Front de libération nationale algérien (FLN) en novembre 1954, qui était la matérialisation de décennies de souffrance du peuple algérien sous la colonisation. Les crimes du colonialisme doivent être rappelés, parce qu’ils dépassent complètement la conception de ce qu’est l’humanité, parce que le colonialisme est brutal : il l’était et l’est encore, comme nous le voyons dans d’autres arènes. Il faut le dénoncer et s’en souvenir. La résistance anticoloniale du Front de libération nationale algérien est arrivée à vaincre le colonialisme français en 1962. C’est ainsi qu’a culminé la disparition progressive de l’empire français, qui, avec l’empire britannique, avait façonné la réalité politique au niveau mondial. À cette époque, à partir de 1946, a également eu lieu la guerre d’Indochine qui, comme nous le savons, s’est poursuivie par la guerre du Viêt Nam jusqu’en 1975. Il s’agissait d’une continuité entre le colonisateur français et celui qui allait plus tard prendre la relève, l’empire usaméricain.

 

Revenons à la question des indépendances africaines. C’est en Guinée que le leader syndical Sekou Touré a donné une formidable gifle historique aux projets de la France. Touré a dit “non”. Il ne voulait pas adhérer aux projets de la Communauté française, qui était le projet néocolonial après les Indépendances. En d’autres termes, un “Non” au projet d’établir des indépendances purement nominales, ou formelles. Et ce n’était pas seulement sa perception. Sékou Touré n’était pas le seul à rejeter l’indépendance dans le cadre d’arrangements néocoloniaux, mais il y avait la même prise de conscience ailleurs en Afrique de l’Ouest, notamment au Niger, qui est le cas que j’étudie dans mon livre (“Níger: ¿Otro golpe de Estado o la Revolución panafricana?”). En effet, il y avait Djibo Bakary, éphémère Président du Conseil (3 mois) du Niger, écarté du pouvoir pour avoir appelé à voter « non » au référendum sur la « Communauté française », puis forcé à la clandestinité et à l’exil.

Parfois, lorsque l’on parle de néocolonialisme, certains discours de propagande le présentent comme s’il s’agissait de quelque chose d’artificiel, comme s’il s’agissait de pure rhétorique. Non, il n’en est rien. Ces accords coloniaux avaient une signification très précise. Dans mon livre, j’analyse un document appelé « Accords de défense 1960-1961 », qui mérite d’être cité en raison de son intérêt. Il s’agit d’accords entre la France et les nouveaux États africains : « Les parties contractantes décident de coopérer dans le domaine des matériels de défense : hydrocarbures liquides et gazeux, uranium, thorium, lithium, béryllium, leurs minéraux et leurs composés"» Mais ce n’est pas seulement au niveau de la coopération, c’est au niveau de la défense que s’établit en réalité une relation privilégiée dans la vente de matières premières stratégiques à l’ancien maître colonial, la France. En d’autres termes, les nouveaux pays dépendants se retrouvaient pieds et poings liés. En outre, les exportations étaient restreintes. Il était interdit d’exporter vers d’autres pays, c’est-à-dire que les nouveaux États africains ne pouvaient pas coopérer librement avec d’autres partenaires, en particulier l’Union soviétique, dans ce que l’on appelait le bloc socialiste. Il s’agissait plutôt de les faire entrer dans le monde capitaliste.

 

Comme le disait Djibo Bakary, qui envisageait de suivre le chemin tracé par Sékou Touré, ce projet était « imprégné d’impérialisme ». En réalité, la France a complètement saboté cette résistance anticoloniale, notamment en distribuant des masses d’argent. Et aussi en envoyant des troupes d’Alger à Niamey, des troupes françaises, mais aussi des troupes africaines, qui avaient participé à la répression brutale en Algérie. Ainsi, le référendum qui, à l’époque, aurait pu donner au Niger une situation de véritable indépendance, a été saboté. Le résultat a été un “oui” grâce à l’ingérence de la France, une ingérence documentée par un historien néerlandais nommé Klas Van Rawel - et un autre chercheur que je cite dans mon livre, Tomas Borrel - qui explique comment le scrutin a été complètement truqué. Cela a provoqué la fuite de 40 000 paysans nigériens vers le Nigeria. Il a également causé plusieurs années de morts et de drames au Niger, car une lutte armée a éclaté à l’époque, qui a finalement été écrasée au milieu des années 1960.

 

Venons-en aux années 1970 : ce qui s’est passé au Niger à la fin de la décennie précédente, c’est la découverte de gisements d’uranium, qui était - et est toujours - une matière première stratégique d’un grand intérêt pour la France. Au Niger, entre le début des années 1970 et 1979, l’exploitation de l’uranium est passée de 9 % à 70 % des exportations. Comme je l’explique dans mon livre, la question est de savoir ce que l’exploitation de l’uranium a signifié pour l’économie et la population du Niger. À l’époque, on a tenté de renforcer le rôle de l’État en créant des entreprises publiques nationales. Cependant, lorsque le régime de Hamani Diori a tenté de renégocier le prix de l’uranium en 1974, il a été victime d’un coup d’État militaire. À l’époque, le Niger ne pouvait déjà plus utiliser ces revenus, car il s’agissait d’une matière première très précieuse. Le Niger a été empêché de se développer, car lorsqu’on aborde la question du développement en Afrique, on doit toujours tenir compte de cette relation entre l’exploitation des ressources et l’ingérence. L’histoire nous offre de nombreux exemples de cette ingérence.

 

Après l’échec de cette tentative de renégociation du prix de l’uranium, les années 1980 ont été celles de la dette. On tente alors d’imposer par la force des politiques de démantèlement de l’État par le biais du Fonds monétaire international. Il s’agissait de réduire ce que l’on appelle les “dépenses publiques” des États, du point de vue du capitalisme. C’est ce qui s’est passé dans ces années-là, empêchant de nombreux pays de progresser en matière de souveraineté et de développement. Au début des années 1990, il y a eu un processus de participation démocratique au Niger, à la suite des luttes qui ont eu lieu contre les politiques économiques du FMI. Il s’agit de luttes sociales qui ont été réduites au silence ; elles sont peu connues et devraient être davantage étudiées. En 1991, il y a eu un retour à une forme de démocratie. Mais ce n’était que des mots, car durant cette décennie, les politiques néolibérales du FMI n’ont pas été remises en cause. Il y a donc eu un processus clairement traçable qui a consisté à démanteler l’État, ce qui a empêché les Nigériens de pouvoir disposer de services de qualité, qui auraient permis à la population de sortir d’une situation de misère.  

 

Carlos Latuff

Je voudrais maintenant citer quelques chiffres sur le Niger, qui est le sujet principal de mon livre : il faut savoir que les chiffres actuels de l’extrême pauvreté sont de l’ordre de 42%. Quand on met cela en relation avec l’exploitation de l’uranium et d’autres matières premières dans ce pays et dans cette région, on ne peut s’empêcher de se poser la question : comment se fait-il qu’avec autant de richesses, avec un niveau d’exportation aussi élevé, cela ne se traduise pas par une amélioration de la population, de la situation de la population ? Lorsque je parlais de la privatisation qui s’est accentuée au Niger dans les années 1990, cela se reflète également dans les chiffres que j’analyse dans mon livre. En effet, bien que les entreprises publiques existent, elles ont été soumises à un processus de démantèlement et de privatisation. Tout d’abord, l’électricité : moins de 10 % de la population y a accès. Et ce chiffre est encore plus réduit dans les zones rurales, où l’électricité n’atteint même pas 1 % de la population. Deuxièmement, l’eau : il s’agit d’une autre ressource du Niger, que le pays possède potentiellement en raison du passage du fleuve Niger, qui est le troisième plus grand fleuve d’Afrique. Or, l’accès à l’eau est à 85 % entre les mains du secteur privé. Jusqu’à récemment, 51 % de l’eau appartenait à Veolia, une multinationale française. Puis 34 % étaient entre les mains d’acteurs privés nigériens. En d’autres termes, une fois de plus, l’accès à l’eau n’était pas garanti. Troisièmement, les communications. Si nous prenons l’exemple du réseau ferroviaire, nous retrouvons encore une fois un acteur bien connu, le groupe Bolloré, qui est une multinationale française qui a d’ailleurs été condamnée par la Cour suprême du Bénin, le pays au sud du Niger, parce qu’il y avait un projet de réseau ferroviaire transfrontalier qui intéressait les Français... Bolloré a été condamné parce qu’il n’avait pas géré ce contrat de manière légale.

En plus d’un chapitre qui étudie les effets de la privatisation sur le peuple nigérien, mon livre contient également un autre chapitre qui analyse l’histoire du point de vue des matières premières, c’est-à-dire des grands intérêts économiques. D’une part, il y a la lutte des classes : comme je l’expliquais, pour des raisons historiques, les luttes sociales n’ont pas pu arrêter l’offensive néolibérale contre les services publics. D’autre part, il y a les grands projets d’infrastructure et l’histoire des matières premières. Nous devons partir du fait que ces trois pays, le Mali, le Niger et le Burkina Faso, ont encore une économie peu diversifiée. Dans le cas du Mali, l’or représentait jusqu’à récemment 75 % des recettes d’exportation nationales. En outre, il s’agit toujours d’économies largement informelles, à hauteur d’environ 60 %. J’affirme que le secteur secondaire a été détruit d’une manière planifiée. Comment peu-on dire qu’ils n’ont pas été capables de créer les conditions pour développer l’industrie ? En réalité, c’était la volonté d’acteurs tels que le FMI et l’ancienne puissance coloniale. Il est inconcevable que 60 ans après les indépendances, cette région ne soit pas industrialisée. Certains répondront simplement par une idée fantaisiste selon laquelle les peuples africains ne peuvent pas ou sont incapables de le faire. Non, ce n’est pas le cas. Et je le montre dans mon livre en parlant de l’autre type de coopération qui a existé avec l’Union soviétique et que la Russie est en train de relancer.

Mais revenons à la question des matières premières. Au Niger, il y a le fleuve Niger, le troisième plus grand fleuve d’Afrique. Il existe un projet d’infrastructure, le barrage hydroélectrique de Kandadji, qui a été conçu il y a plusieurs décennies pour réduire la dépendance énergétique du Niger. Il permettrait de multiplier par deux la production d’électricité. Cependant, il n’y a pas eu la volonté ou la capacité de mettre en œuvre ce projet en raison d’intérêts qu’il convient d’analyser en détail. Cet état de fait remet en cause la coopération qui a prévalu depuis l’indépendance, à savoir la coopération avec la France et les pays de l’Union européenne. Il est incompréhensible que des projets d’infrastructures de développement aussi importants ne se soient pas encore concrétisés. Ils pourront certainement se concrétiser maintenant que des pays comme le Niger, le Burkina Faso et le Mali ont chassé l’ancien pouvoir, confirmant qu’il interférait dans le Sahel d’une manière contraire à leurs intérêts. Plusieurs mesures allant dans ce sens sont déjà annoncées. Parmi les projets importants, il y a non seulement le barrage, mais aussi la découverte de pétrole, puisque le Niger ne disposait pas de cette ressource jusqu’à récemment. C’est sous le gouvernement de Mamadou Tandja - qui a été renversé par un coup d’État militaire, ce qui n’est pas un hasard - qu’il y a eu une volonté claire de diversifier les partenaires du Niger afin de progresser dans l’exploitation du pétrole. Depuis 2009-2010, il y a eu cette prise de conscience que les gisements de pétrole pouvaient apporter des revenus importants au Niger. L’exportation du pétrole nigérien a été envisagée via le Bénin, à travers ce qui serait “le plus grand oléoduc d’Afrique”. Cela représenterait un revenu de plus de 4 milliards de dollars, soit 1/4 du produit intérieur brut.

 

Il est clair qu’il y a un problème si l’on voit que le Niger a des ressources formidables et qu’en même temps, il a été jusqu’à présent l’un des pays les plus appauvris de la planète. Mon livre est né de cette réalité, de la mise en relation de ces deux éléments et de la volonté d’amener le lecteur à me rejoindre dans mon hypothèse. Pourquoi ? me suis-je demandé. Quelle est la relation entre ces deux éléments ? Entre l’extrême pauvreté de 42% dans un pays comme le Niger et des ressources aussi formidables, par exemple, car c’est l’un des principaux producteurs d’uranium au monde. Il s’agit d’une matière première stratégique qui permet à un pays comme la France de se présenter comme “souveraine” en matière d’énergie grâce à ses centrales nucléaires. Il y a une relation entre ces deux facteurs que je qualifie de relation où il y a des complices et des coupables.

Le gouvernement actuel du Conseil National pour la Sauvegarde de la Patrie (CNSP), arrivé au pouvoir le 26/07/2023 en renversant la marionnette Mohammed Bazoum, allié à la France, est venu avec la volonté de participer à un combat historique, un combat anticolonial après les Indépendances. Le néocolonialisme est une réalité, et ce qui se matérialise aujourd’hui, à travers l’Alliance des États du Sahel, c’est une coopération régionale qui ouvre la porte à d’autres partenaires comme la Russie et la Chine.

Mon livre s’inscrit également en faux contre ce que prétend la propagande de l’OTAN ou des médias hégémoniques, selon laquelle la Russie et la Chine seraient toutes deux “les nouveaux colonisateurs”. Tout d’abord, s’il n’y a pas eu de développement jusqu’à aujourd’hui dans ces pays africains, alors qu’ils disposent de tant de ressources, c’est à cause de deux facteurs. Le premier est évidemment la corruption. Les nouvelles autorités nigériennes ont mis en place un organisme de lutte contre la corruption (COLDEFF) et - en plus des personnes qui ont fui le pays - toute la criminalité économique et fiscale qui s’est déroulée au fil des ans est déjà mise au jour et fait l’objet d’une enquête. L’autre raison que j’évoque provient d’une conversation que j’ai eue avec l’ancien conseiller présidentiel de l’Ouganda. Cet homme a travaillé avec des communautés paysannes dans différents pays africains comme le Zimbabwe. Il s’est spécialisé dans les questions de développement et a écrit un livre intitulé “Trade is War”. C’est un auteur ougandais d’origine indienne, Yash Tandon, qui explique quelque chose qui me semble très important. L’un des facteurs est la corruption, mais l’autre est celui dont parle Tandon. Il s’agit du type de coopération qui a été privilégié historiquement et qui, au lieu de le favoriser, a empêché le transfert de technologie au niveau mondial. Le droit au développement des pays du Sud est une question importante. Leur droit d’être libres de créer et de développer leur propre technologie. Il n’est pas facile à résoudre, car il y a le problème des brevets qui ont été progressivement introduits par le réseau d’acteurs néocolonialistes. Yash Tandon explique qu’un autre type de coopération était possible dans le passé. L’Union soviétique, par exemple, autorisait le transfert de technologies sans brevets. De cette manière, la technologie pouvait être imitée, et c’est ainsi qu’il y a eu un processus d’industrialisation dans certains pays africains, qui a ensuite été interrompu par l’offensive néolibérale. L’histoire des relations soviétiques avec le continent africain nous permet de mieux comprendre la situation actuelle.

Un projet de coopération vient d’être signé entre l’Université de Saint-Pétersbourg en Russie et 42 universités africaines. Il s’agit d’une coopération russo-africaine dont l’objectif est précisément de former les étudiants africains au développement et à la technologie. Ainsi, lorsque vous entendez cette propagande selon laquelle la Russie et la Chine seraient de nouveaux colonisateurs, vous devriez répondre sur la base d’une analyse détaillée des faits. La Russie et la Chine ne sont pas derrière ces pays en train de tirer les ficelles, elles sont à leurs côtés et les soutiennent dans la lutte pour leur souveraineté.

Bien sûr, les relations internationales sont une question d’intérêts. Mais il y a la possibilité que ces intérêts soient aussi fondés sur le respect mutuel, dans la mesure du possible. Sans être naïfs, les pays africains qui sont dans une nouvelle dynamique d’intégration régionale panafricaine ont cette conscience et cette idée claire : ils sont conscients que la situation de “nouvelle guerre froide” leur offre de nouvelles possibilités. D’abord, résoudre par leurs propres moyens le problème de la sécurité dans la zone des trois frontières. Deuxièmement, l’Alliance des États du Sahel n’envisage pas seulement une alliance militaire défensive, ce qui est crucial, mais aussi le développement d’une union monétaire et économique. Il s’agit donc d’un moment historique pour le panafricanisme.