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04/12/2025

Richard Moore, ancien chef du MI6 britannique : l’espionnage est une “course aux armements”

Mishal HusainBloomberg Weekend, 14/11/2025
Traduit par Tlaxcala

Mishal Husain (Northampton, 1973) est une journaliste, présentatrice et autrice britannique, rédactrice générale pour Bloomberg Weekend.


Le vétéran du renseignement parle de la gestion de la Chine, de la psychologie de Poutine, et de la raison pour laquelle les espions ne devraient pas attendre de reconnaissance.



Image : Uli Knorzer pour Bloomberg ; Photo source : Jason Alden/Bloomberg

Pendant près de 40 ans, Richard Moore a été agent de carrière au sein du Secret Intelligence Service britannique — plus connu sous le nom de MI6 — ne pouvant dire qu’à ses amis et à sa famille proche ce qu’il faisait dans la vie. Lorsqu’il a été nommé chef de l’agence en 2020, cela a changé : le nom de la personne occupant le poste le plus élevé est le seul rendu public.

Moore a quitté ses fonctions fin septembre, et cet entretien est l’une de ses premières interviews depuis : un retour sur le monde dans lequel il a commencé sa carrière de renseignement et celui dans lequel nous vivons aujourd’hui.

En poste, Moore était connu — comme tous les chefs du MI6 — sous l’appellation « C », rôle qu’Ian Fleming a transformé en « M », le supérieur de James Bond. Et peut-être que ses compétences affinées de longue date pour rester discret sont intactes : lorsqu’il est arrivé dans les bureaux de Bloomberg à Londres pour notre entretien, il a glissé devant le petit comité d’accueil et a récupéré son badge sans que nous le remarquions. C’était peut-être la casquette plate et le manteau — ou peut-être simplement ainsi qu’il a toujours opéré pendant des décennies : discret, modeste, dans l’ombre.

Jusqu’à il y a six semaines, votre travail quotidien consistait à lire des renseignements hautement confidentiels. Puis-je commencer par le présent ? Ce que vous voyez en observant le monde, et que la plupart d’entre nous ne perçoivent pas.

Je pense que nous sommes dans un environnement international extraordinairement contesté. Je ne crois pas qu’en 38 ans en tant qu’officier du renseignement et diplomate j’aie jamais vu le monde aussi peu ordonné.

Il y a un nombre extraordinaire de fils lâches sur la scène internationale, et malheureusement, la manière dont les relations se sont détériorées entre grandes puissances — en particulier après le comportement de la Russie en Ukraine, mais aussi, incontestablement, entre Washington et Beijing — fait que certaines des lignes directrices auxquelles nous étions habitués dans les années suivant 1945 n’existent plus vraiment.

Je n’ai certainement pas laissé le monde dans un meilleur état que celui dans lequel je l’ai trouvé, et j’ai la chance que cela ne figurait pas dans ma description de poste.

Plus contesté veut dire plus dangereux ?

Il y a certainement des dangers dans le monde, et ils peuvent soudain surgir du brouillard devant vous.

Vous avez mentionné la relation qui s’effiloche entre Washington et Pékin. Comment cela s’inscrit-il dans la perception qu'ont le MI6 et la CIA de la Chine, considérée comme le principal défi de renseignement du XXI siècle ?

Je pense qu’il existe depuis un certain temps des problèmes dans cette relation. En particulier, la rupture des contacts diplomatiques normaux qui a eu lieu pendant la pandémie : pendant plusieurs années, des responsables chinois et usaméricains de haut niveau ne se sont tout simplement pas rencontrés.

Et c’est inquiétant. En tant qu’officier du renseignement, lorsque vous percevez les dangers de mauvaises interprétations, vous souhaitez que diplomates et dirigeants se parlent plus régulièrement. Le fait que le président Trump et le président Xi se soient récemment rencontrés — c’est positif. Les tarifs douaniers sont le problème actuel. Mais il existe clairement de multiples points de tension entre les USA et la Chine, ainsi qu’entre les alliés des USA et la Chine.

Aidez-moi à comprendre comment vous voyez la Chine. Vous en avez parlé comme d’une « opportunité et d’une menace », une combinaison qui est assez difficile à saisir. Comment un gouvernement est-il censé gérer un pays qui est à la fois opportunité et menace ?¹

¹ Ces mots proviennent du dernier discours public de Moore en tant que chef, à Istanbul en septembre. « Dans de nombreux domaines des biens communs mondiaux — changement climatique, IA sûre et commerce mondial — la Chine a un rôle immense et bienvenu à jouer », a-t-il déclaré. « Nous, au Royaume-Uni, voulons une relation respectueuse et constructive avec la Chine. Mais la Chine doit respecter les règles d’engagement et de non-ingérence qu’elle promeut publiquement. »

Les gens supposent souvent, à juste titre, que nous ne nous occupons que des menaces. Mais un service de renseignement extérieur comme le MI6 est là pour recueillir du renseignement sur un certain nombre d’enjeux mondiaux.

Vous recueillez également du renseignement pour permettre à vos dirigeants politiques de saisir des opportunités. Concernant la Chine : c’est un pays immense et puissant, et ses valeurs et ses intérêts ne coïncident certainement pas toujours avec les nôtres.

Donc si vous êtes le Premier ministre du Royaume-Uni, comment gérez-vous cette relation de manière à préserver les intérêts britanniques ? Pour moi, cela signifie être très ferme sur le territoire national — essayer de déjouer puis de contrer tout comportement visant votre propre pays, qu’il s’agisse d’espionnage ou de cyberattaques.

Et cela arrive tout le temps ?

C’est assez incessant, oui.

Alors qu’avez-vous pensé de l’effondrement du récent dossier contre deux Britanniques accusés d’espionnage pour la Chine ?²

² L’activité d’espionnage chinoise au Royaume-Uni a été davantage scrutée depuis septembre, lorsqu’une affaire contre deux hommes accusés d’avoir tenté de recueillir des informations sur la politique vis-à-vis de Beijing a été abandonnée. Les procureurs ont indiqué que la Chine n’avait pas été légalement désignée comme menace à la sécurité nationale au moment des faits présumés. Les suspects ont nié les accusations.

La Chine cherche à collecter du renseignement sur le Royaume-Uni, et nous devons en être conscients. Ken McCallum, directeur général du MI5 (renseignement intérieur), en a parlé.

Il s’est dit « frustré ».

Je ne vais pas me prononcer sur une affaire individuelle — cela relève des avocats — mais il est certain qu’ils sont actifs dans ce domaine.

Si vous ne pouvez pas sanctionner les gens qui agissent ainsi, où cela vous laisse-t-il en tant que pays ? Quels sont vos leviers ?

De toute évidence, si vous espionnez pour une puissance étrangère contre le Royaume-Uni, et que vous êtes pris, vous devez vous attendre à en subir les conséquences.

Vous comprendrez également pourquoi j’ai tendance à décourager les responsables politiques d’être trop moralisateurs sur la question même de l’espionnage. Le Royaume-Uni dispose d’organisations de renseignement assez efficaces et nous recueillons activement du renseignement sur d’autres pays.

Je pense que ce à quoi vous devez être moins tolérant, c’est ce genre d’activités de guerre hybride que nous voyons de la part de la Russie : incendies criminels, tentatives d’assassinat. Cela dépasse une tout autre limite selon moi.³
³
En 2018, les responsables du renseignement britannique ont travaillé minutieusement et avec une grande rapidité pour permettre à la Première ministre Theresa May d’accuser la Russie d’être responsable de l’empoisonnement de l’ancien agent du KGB Sergueï Skripal et de sa fille Ioulia avec l’agent neurotoxique Novitchok. Cette année, six hommes ont été condamnés pour un incendie criminel soutenu par la Russie dans un entrepôt londonien contenant de l’aide destinée à l’Ukraine. Il y a également eu des attaques incendiaires visant des propriétés liées au Premier ministre Keir Starmer ; la Russie a nié toute implication.

Alors, en termes de langage, considérez-vous la Chine comme une « menace active à la sécurité nationale » ?

Je pense que, clairement, la Chine mène des activités qui menacent nos intérêts et nous devons être très fermes pour repousser celles-ci. Ils s’attendent d’ailleurs à ce que nous le fassions. Beijing respecte la fermeté dans ce domaine.

Donc : rester fidèle à ses valeurs ?

Rester ferme.

Que feriez-vous du projet de nouvelle méga-ambassade chinoise en bordure de la City de Londres ? Ce serait la plus grande ambassade d’Europe.

Les pays doivent évidemment avoir des ambassades. Nous en avons besoin d’une à Beijing — et il est important que nous l’ayons — donc il est normal et légitime que les Chinois obtiennent leur ambassade. Que ce soit celle-ci ou une autre , ce n’est pas vraiment à moi d’en juger.

C’est tout de même une ambassade particulièrement grande. Ce sera un site immense.

Je ne suis pas là pour justifier sa taille ni ce qu’elle fait. Mais vous savez, je suis sûr qu’il doit exister une voie permettant qu’ils obtiennent une ambassade appropriée, et que nous puissions conserver et développer notre propre excellente ambassade à Pékin.⁴
Le Royaume-Uni a irrité la Chine en n’approuvant pas encore le projet d’ambassade proposé sur l’ancien site de la Royal Mint, près de la Tour de Londres, un terrain acheté par Beijing en 2018. Bien que le Premier ministre Keir Starmer ait appelé à une relance diplomatique et économique avec la Chine, il subit des pressions — y compris de membres de son propre cabinet — pour adopter une attitude plus ferme.



Les projets chinois visant à construire une nouvelle ambassade élargie sur le site de l’ancien bâtiment de la Royal Mint, près de la Tour de Londres, ont donné lieu à des protestations et à des retards d’approbation. Photo Martin Pope/SOPA Images/LightRocket/Getty Images

 

J’aimerais revenir sur le parcours de votre vie professionnelle pendant près de 40 ans. Votre recrutement au début des années 1980 : comment cela s’est-il passé ?

J’ai bien peur d’être un exemple presque stéréotypé de ce que l’on appelle parfois un « tap on the shoulder » — une tape discrète sur l’épaule — et qui plus est à Oxford.⁵
Avant la mise en place de procédures formelles, les espions étaient souvent recrutés dans les universités d’Oxford et Cambridge, non seulement pour le Royaume-Uni mais — surtout à Cambridge — pour l’Union soviétique. Le « cercle d’espions de Cambridge » comprenait des individus qui étaient des agents doubles travaillant à la fois pour le renseignement britannique et le KGB.

Je ne citerai pas de noms, mais un universitaire m’a approché ; il savait que je m’intéressais à une carrière au Foreign Office — ainsi qu’à votre ancien employeur, la BBC, qui m’a rejeté sans même un entretien.

Eh bien, lorsque j’ai quitté l’université, je n’étais pas éligible pour entrer dans le service que vous avez dirigé, car mes parents n’étaient pas nés au Royaume-Uni.⁶

Jusqu’en 2022, les agences de renseignement britanniques exigeaient que les candidat·es aient au moins un parent né au Royaume-Uni. Sous Moore, cette règle a été supprimée, un porte-parole déclarant qu’elle « avait inutilement empêché des personnes brillantes de postuler ». Désormais, la principale exigence est d’être citoyen britannique.

Dieu merci, nous avons changé cela, comme nous avons aussi changé la manière d’approcher les gens.

Donc cela n’existe plus, la tape sur l’épaule ?

Non, pas de cette manière.

Je me souviens que [l’universitaire qui m’a approché] m’a demandé : « Seriez-vous intéressé par une carrière dans un domaine alternatif des affaires étrangères ? » Je n’avais aucune idée de ce qu’il voulait dire, mais de fil en aiguille…

Cet universitaire à Oxford faisait-il partie du service ? Était-ce une couverture ?

Non, à l’époque, il existait un ensemble très informel de personnes appelées talent spotters — des dénicheurs de talents. Leur rôle était d’observer les jeunes gens brillants qui arrivaient et qu’ils estimaient susceptibles de convenir à notre étrange ligne de travail.

Avez-vous hésité une fois que vous avez compris ce que signifiait « carrière alternative » ? Je sais que votre père était un homme du Foreign Office.

Un vrai.⁷
Moore est né en Libye, lors de l’une des affectations de son père à l’étranger. Lorsqu’ils sont en poste hors du Royaume-Uni, les agents du MI6 ont souvent une couverture diplomatique, mais en disant « vrai », Moore signifie que son père appartenait réellement au service diplomatique britannique. Moore lui-même a temporairement occupé des postes publics, notamment comme ambassadeur du Royaume-Uni en Turquie de 2014 à 2017.

Donc vous connaissiez cet univers. Mais l’espionnage…

Oui, j’y ai longuement réfléchi. Cela m’intriguait, je pensais que ce serait excitant, [mais] je n’en savais pas grand-chose — à l’époque, on ne vous disait pratiquement rien.

J’ai réfléchi aux enjeux, qui sont assez complexes, impliquant un certain degré de dissimulation. Mais encouragé par les gens — dont mon père merveilleux, d’une intégrité absolue, un homme d’une rectitude remarquable, qui avait de nombreux amis au sein du service, ainsi que ma mère, qui m’encourageait — j’ai décidé de tenter l’aventure.

La dissimulation : qu’est-ce que cela signifiait ?

Certains amis proches, des membres de la famille élargie, ne savent pas ce que vous faites dans la vie, et vous devez être à l’aise avec ça.

Si vous êtes avide de reconnaissance, ce n’est pas la bonne profession. Vous devez être satisfait par l’importance intrinsèque de la mission. Vous devez être satisfait de la camaraderie entre ceux qui savent. Vous ne pouvez pas descendre au pub en fin de semaine et vous en vanter à vos amis.⁸
Ian Fleming a déclaré un jour au New Yorker qu’il voulait que son héros James Bond soit « un homme extrêmement banal, inintéressant, à qui il arrive des choses ; je voulais qu’il soit un instrument contondant ».

Quand et comment l’avez-vous dit à vos enfants ?

ça varie selon les familles. C’est une décision importante parce qu’une fois que vous leur dites, vous les faites entrer dans ce cercle de connaissance et vous leur imposez quelque chose : ils deviennent complices. Dans notre cas, lorsque nos enfants étaient dans leurs premières années d’adolescence, cela nous a semblé être le bon moment.

Et les mots que vous avez utilisés ?

À ce stade, j’étais un officier du renseignement expérimenté. J’avais appris à parler aux gens pour leur demander : « Allez-vous travailler avec nous ? » Et j’ai complètement raté mon coup avec mon fils.

[Maggie] et moi avons eu la mauvaise idée de nous asseoir en semblant nerveux. Donc évidemment, je pouvais voir dans ses yeux qu’il pensait que nous étions sur le point d’annoncer notre divorce. Puis j’ai commencé à bafouiller, et c’est sorti n’importe comment. Il m’a regardé et a dit quelque chose que je ne peux pas répéter.

Mais Maggie le savait depuis toujours, puisque vous vous connaissez depuis très longtemps.

Oui, c’est inhabituel. Quand j’ai rejoint le service à 24 ans, nous étions déjà mariés.

Pensez à des collègues qui commencent une relation amoureuse. Comme ils ne peuvent pas le dire au premier rendez-vous, à un moment donné ils doivent trouver le bon moment pour dire qu’ils n’ont peut-être pas été totalement honnêtes lors de la première phase de la relation.

Je veux vous interroger sur ce qu’est réellement le métier d’espion. Lorsque vous êtes entré dans le service, vous aviez sans doute lu John le Carré et Ian Fleming. Était-ce réellement comme ça ?

Donc, c’est une terrible confession à faire, mais lorsque je suis arrivé dans ce métier, je n’avais jamais lu un seul roman d’Ian Fleming. J’avais lu John le Carré. Et je place désormais Mick Herron tout en haut du panthéon.

Les romans Slow Horses.⁹

Ces romans, qui mettent en scène des marginaux du MI5, ont inspiré la série télévisée à succès avec Gary Oldman. Dans une récente chronique de Bloomberg Opinion après l’effondrement de l’affaire d’espionnage chinoise, Matthew Brooker a fait cette comparaison : « Le scandale actuel d’espionnage chinois qui secoue la politique et les médias britanniques rappelle une fois de plus un univers fictif — mais cette fois l’action ressemble davantage au monde chaotique de Slow Horses, où la négligence, la confusion et les rivalités internes sont la norme. »

Oui. Beaucoup de gens connaissent peut-être davantage la série télé, mais les livres sont fantastiques.

Ce sont des œuvres de fiction, des œuvres de créativité. Évidemment, le Carré a passé une courte période dans le service, donc il y a une certaine vérité, en particulier dans ses portraits du Berlin de la guerre froide. On repère parfois des références au tradecraft — l’art du renseignement — parfois exactes, parfois non.¹⁰
¹⁰
Dans l’ouverture du roman emblématique L’espion qui venait du froid : « À l’est et à l’ouest du Mur s’étendaient les quartiers non restaurés de Berlin, un demi-monde en ruines, dessiné en deux dimensions, des résidus de guerre. »

Bien sûr, dans la réalité, c’est très différent, mais il arrive qu’il y ait un certain degré d’intrigue et d’excitation qui se rapproche de cet univers.

N’y a-t-il pas aussi une forme d’instrumentalisation des gens ? Quand vous repérez des individus, vous essayez de déterminer comment ils peuvent servir les intérêts britanniques, et vous cherchez à les approcher.

Vous cherchez clairement à établir une relation avec un autre être humain, parce que vous avez besoin des secrets qu’il détient, oui.

Cela signifie que vous devez créer une relation d’intimité réelle et de confiance, car vous leur demandez souvent de prendre des risques pour obtenir ces renseignements.

Et parfois vous offrez de l’argent ?

Ce que je peux dire, très clairement, c’est que lorsque des personnes acceptent de vous parler et de prendre de tels risques, elles sont motivées par différentes raisons. Notre mission n’est pas de porter un jugement moral sur ces motivations, mais plutôt de trouver un terrain qui fonctionne pour les deux parties. Si cela implique une compensation financière, oui, bien sûr, nous le faisons.

Avez-vous déjà eu un agent que vous aviez recruté et formé, qui a ensuite été arrêté ou pire, dans un autre pays ?

Eh bien, je vais prendre un peu de distance par rapport à ma propre expérience, car je suis très réticent à donner le moindre indice sur qui aurait pu travailler avec moi dans le passé. Mais bien sûr, cela arrive de temps en temps.

Notre engagement envers ces personnes est de les garder en sécurité, et nous faisons tout notre possible pour cela. Mais dans l’histoire, pour des raisons parfois sans rapport avec l’action du MI6, les circonstances peuvent conduire à leur arrestation. C’est un moment très difficile, parce que nous nous attachons à ces personnes : elles sont la raison d’être d’un service de renseignement humain. C’est très douloureux lorsque ça arrive, mais ça reste rare, car nous sommes très prudents.

Si vous avez la réputation de n’être là que pour utiliser les gens et les abandonner, ils ne choisiront pas de venir vous parler. Ou lorsqu’on les approche, ils diront non très abruptement. Mais ils savent qu’avec le MI6, ils recevront de l’attention, des soins, et que nous prendrons soin d’eux.

Puis-je évoquer une période qui a presque certainement été un test de ce que vous venez de décrire ? Celle qui a suivi le 11 septembre, lorsque les USA et le Royaume-Uni ont travaillé très étroitement. Les USA ont eu recours à la torture sur des détenus — nous le savons depuis le rapport du Sénat usaméricain dirigé par Diane Feinstein en 2014. Le Royaume-Uni, selon des députés britanniques, a ensuite été jugé complice.

Je ne suis pas certain de reconnaître la description que vous venez de donner.

Je veux dire : nous sommes clairement très proches des USA. J’ai travaillé durant cette période, notamment sur des questions difficiles de contre-terrorisme à Islamabad. En fait, ma fille était dans une garderie dont les fenêtres ont été soufflées par une bombe qui a explosé à l’ambassade d’Égypte [en 1995].

Il est très clair que l’administration usaméricaine de l’époque a fait toute une série de choses absolument inacceptables. Nous connaissons tous le waterboarding, qui est clairement de la torture.

Mais le saviez-vous à l’époque ?

Non, car ils ont bien pris le soin de nous en exclure. Ils n’ont absolument pas informé leurs homologues britanniques.

Ce n’est pas vraiment ce qui ressort du rapport parlementaire britannique. Ce rapport concluait que le Royaume-Uni avait toléré un traitement « inexcusable » des détenus des USA. Il affirmait qu’il était « hors de tout doute » que le Royaume-Uni savait comment les USA traitaient certains détenus.

Je ne suis pas certain d’être d’accord avec « hors de tout doute » dans ces termes, parce que j’étais là — eux non. Leur description des activités est parfaitement valable, et je suis d’accord avec elle.

Soyons clairs : nous collaborons avec des partenaires dans le monde entier qui emploient des méthodes que nous n’accepterions jamais. Et nous sommes très attentifs à ce que notre coopération ne facilite ni ne renforce ce type de comportements.

Les députés étaient pourtant très précis : les agences britanniques ont continué de fournir des renseignements tout en sachant ou suspectant des abus dans plus de 200 cas.

Mishal, nous nous écartons légèrement vers un autre sujet. Est-ce que la relation a continué avec les USAméricains, et donc avons-nous transmis des informations, comme le décrivent les députés ? Sans aucun doute. Est-ce que des leçons ont été tirées ? Absolument. Il existe aujourd’hui tout un processus de conformité autour de nous. Cela n’existe pas si l’on ne reconnaît pas qu’il y a eu des erreurs.

En tant qu’officiers individuels — y compris moi à l’époque — non, je ne savais pas que mon homologue usaméricain était impliqué dans ce type de pratiques ; sinon, je n’aurais pas abordé les choses de la même manière.

Y a-t-il un argument disant que nous aurions dû être meilleurs, plus tôt, pour comprendre que des choses se passaient, que nous n’aurions jamais faites ? Oui, bien sûr. Je l’accepte entièrement.

Je voulais simplement résister à toute implication selon laquelle des individus au sein du MI6 auraient été complices — car si cela avait été le cas, ils seraient en prison. Aucun officier du MI6 n’a été poursuivi pour ça, et j’en suis très fier. Ce n’est pas parce qu’ils ne se sont pas fait prendre, Mishal ; c’est parce qu’ils ont une éthique.

Poursuivons jusqu’à aujourd’hui, alors.

Bien sûr.

En septembre 2024, vous êtes apparu sur scène lors d’un événement du Financial Times avec votre homologue usaméricain de l’époque, le directeur de la CIA William Burns. Vous avez dit : « Nous partagerons plus entre nous qu’avec quiconque, en raison des niveaux élevés de confiance construits au fil de nombreuses années. » Comment se sont déroulés les neuf derniers mois de votre service, avec une nouvelle administration Trump ?

Alors, Bill est parti — c’était un collègue formidable et l’un des plus grands serviteurs de l’État usaméricain de ces dernières décennies. Il a été remplacé par un homme appelé John Ratcliffe, qui a été un excellent partenaire.

Il est évident qu’il y a des changements d’administration à Washington. Il y a des changements de gouvernement au Royaume-Uni — dans mon cas, beaucoup trop. Sans parler des politiques, rien que le nombre de Premiers ministres [et] de ministres des Affaires étrangères que j’ai dû traiter en cinq ans.¹¹ Mais ce partenariat reste le plus essentiel pour nos deux pays.
¹¹
Il y a eu six ministres des Affaires étrangères britanniques au cours des cinq années où Moore était en poste. Au cours des dix dernières années, le Royaume-Uni a connu six Premiers ministres.

Les personnes chargées de maintenir ce partenariat — le chef du MI6 et le directeur de la CIA — travaillent très dur pour ça.

Êtes-vous en train de dire qu’il n’y a eu aucun changement ? Il y a pourtant eu un changement très évident en mars, lorsque les USA ont suspendu le partage de renseignements avec l’Ukraine. William Burns lui-même a qualifié cette période aux USA de vraiment difficile — affirmant que les limogeages d’officiels, dont des responsables du renseignement, relevaient davantage de la vengeance que de la réforme.¹²

¹² Après la pause — qui a duré une semaine — Ratcliffe aurait rencontré à Bruxelles des responsables étrangers et du renseignement pour transmettre un message de réassurance. Des responsables néerlandais ont récemment déclaré à un journal qu’ils étaient désormais plus prudents sur ce qu’ils partageaient avec les USA, s’inquiétant de la « politisation » du renseignement.

Ce que je peux dire, c’est que la relation reste très importante et très solide, et que j’ai travaillé très dur à son maintien.

Toutes les relations évoluent, changent. Les personnalités changent, les politiques changent. Lorsque vous êtes chef du MI6, vous devez faire avec le monde tel qu’il est et vous adapter.

Mais aidez-moi à comprendre comment 9A a évolué dans cette période ? Clairement, la Russie, l’Ukraine, la Chine — ce sont toujours des menaces et des enjeux présents.

Vous utilisez votre influence, n’est-ce pas ? L’Ukraine en est un bon exemple : nous avons des opinions très claires au Royaume-Uni sur la manière de mener cette guerre et sur le soutien à apporter aux Ukrainiens. Notre voix est entendue à Washington. Donc les choses changent, bougent un peu — c’est le style de l’administration actuelle — mais nous sommes toujours là, et c’est notre responsabilité de transmettre exactement ce que dit le renseignement.

Le renseignement nous dit, par exemple, que Poutine n’a aucune intention de conclure un accord, que ce n’est pas pour lui simplement une question de territoire, mais la volonté de dominer et de transformer l’Ukraine en quelque chose qui ressemble plutôt à son voisin, le Bélarus.¹³
¹³
Dans Bloomberg Opinion, Marc Champion décrit le Bélarus, dirigé depuis 1994 par l’autoritaire Alexandre Loukachenko, comme « le modèle de l’union subordonnée d’États russes que Poutine veut construire ». Le pays dépend de l’énergie et de l’aide financière russes. La Russie a utilisé le territoire biélorusse comme base opérationnelle pour des milliers de soldats pendant la guerre en Ukraine, et y a déployé des armes nucléaires tactiques.

Donc, si Vladimir Poutine n’a aucune intention de négocier, comment voyez-vous la fin de cette guerre ?

Dans les conditions actuelles — je me base sur l’accès que j’avais il y a quelques semaines à notre analyse du renseignement — [Poutine] n’est pas prêt à conclure un accord. Pour moi, la réponse est qu’il faut exercer davantage de pression pour qu’il accepte d’en conclure un.

Le président ukrainien est clairement prêt à un accord. Il est — et c’est remarquable dans la quête de la paix — prêt à céder de facto jusqu’à 20 % de son pays.

Donc qu’est-ce qui peut changer ça ?

Plus de pression sur le champ de bataille. L’industrie de défense ukrainienne manque de capital. Elle dispose de capacités inutilisées que des financements pourraient activer. Nous pourrions aussi leur donner davantage d’autorisations concernant l’usage d’armes à longue portée, ainsi que des éléments essentiels de défense aérienne. Et il y a la possibilité d’exercer beaucoup plus de pression sur Poutine chez lui.

Je ne prétends pas que cela donnera des résultats immédiats. Il faut être patient. Il faut être prêts à tenir. J’ai parlé de l’importance fondamentale de ce conflit pour l’alliance occidentale — qu’il ne faut absolument pas perdre cette bataille de volontés.

Vous m’avez donné votre lecture de Poutine. Et votre lecture du président Trump ? Pourquoi accueille-t-il Poutine avec un tapis rouge ? Pourquoi lui accorde-t-il toujours le bénéfice du doute ?¹⁴

¹⁴ La rencontre entre Poutine et Trump en Alaska en août s’est ouverte sur « un spectacle hautement chorégraphié », rapportait Bloomberg. « Les deux hommes sont descendus de leurs avions et ont traversé le tarmac sur des tapis rouges dans une ouverture scénarisée. Trump applaudissait en voyant Poutine s’approcher, puis l’a salué d’une poignée de main chaleureuse et d’une tape sur le bras. »

Mishal, la merveille de ce métier que j’ai eu l’honneur d’exercer, c’est que nous espionnons Poutine, mais pas nos alliés américains. D’autres seraient mieux placés que moi pour commenter la politique usaméricaine.




Trump avait promis de mettre fin à la guerre en Ukraine dès son retour à la Maison-Blanche, mais malgré une rencontre avec Vladimir Poutine en Alaska en août dernier, un accord reste pour l’instant hors de portée. PhotoAndrew Caballero-Reynolds/AFP/Getty Images

Mais votre lecture personnelle, issue de votre expérience, pas d’informations classifiées.

Ce que je dirais, c’est que je reconnais chez le président Trump un engagement sincère pour la paix. Il semble trouver les horreurs de la guerre — comme celles observées en Ukraine ou à Gaza — profondément choquantes, et veut y mettre un terme.

Je pense qu’il y a eu une évolution dans la réflexion de l’administration concernant Poutine.

Clairement, Poutine tente de nous manipuler. C’est un officier du renseignement, Mishal. Je reconnais ce type. Il essaie de nous placer dans une position qui lui convient, et il faut l’en empêcher, ne pas lui laisser cette marge de manœuvre.¹⁵
¹⁵
Poutine a rejoint le KGB en 1975, après l’université à Leningrad. Il a appris l’allemand et a été envoyé en Allemagne de l’Est au moment de la chute du Mur en 1989, observant la prise d’assaut du siège de la Stasi à Dresde. Aujourd’hui, ses anciens collègues du KGB comptent parmi ses plus proches conseillers.

Vous décrivez une guerre longue.

J’étais payé pour voler des secrets, pas pour résoudre des énigmes. Mais il est absolument crucial que nous ne perdions pas cette bataille de volontés. Non seulement à cause de Poutine et d’autres dirigeants russes — ce que ça pourrait encourager comme tests opportunistes de nos défenses, dont certains que nous avons vus ces dernières semaines — mais aussi parce que le président Xi observe ça de très près.

La direction chinoise a construit un récit de faiblesse occidentale depuis la crise financière internationale. Il y a un réel danger que, si elle nous voit faibles en Ukraine, elle en tire des conclusions sur son propre comportement en mer de Chine méridionale, voire vis-à-vis de Taïwan.


Poutine, Xi et Kim Jong Un lors d’un défilé militaire à Beijing en septembre dernier. Photo Sergey Bobylev/POOL/AFP/Getty Images

Les deux pays — la Russie et la Chine — ont-ils été rapprochés par les actions usaméricaines cette année ? Je pense à ces images à Pékin, où l’on voyait Vladimir Poutine, Xi Jinping et Kim Jong Un ensemble.¹⁶

¹⁶ Dans une précédente Weekend Interview, j’avais demandé à l’historienne chinoise Jung Chang de réagir à cette image. « Elle me révulse », disait-elle. « J’ai peur que la Chine prenne le contrôle du monde ; où pourrais-je fuir alors ? Et où les autres pourraient-ils fuir ? »

Je ne pense pas qu’ils aient été rapprochés par les USA. Ils ont été rapprochés par leur alliance, en particulier autour de l’Ukraine. C’est une relation très inégale, mais Poutine est devenu de plus en plus dépendant du soutien chinois. Bien que les Chinois n’aient pas fourni aux Russes certaines des armes les plus sophistiquées, ils ont été très utiles en fournissant des éléments à double usage, pouvant avoir une application civile ou militaire. Les composants chimiques de ces obus sont pour la plupart chinois ; de nombreux éléments des missiles sont chinois.¹⁷
¹⁷
Le gouvernement chinois a nié fournir des armes létales à la Russie et affirme contrôler strictement les exportations de biens dits à double usage.

Et bien sûr, les Iraniens et les Nord-Coréens l’ont aussi aidé. Il y a donc eu un resserrement de ce groupe de quatre pays qui s’associent pour faire de mauvaises choses.

Depuis quelques mois, les USA mènent des frappes sur des bateaux dans les Caraïbes, disant qu’ils transportaient des trafiquants de drogue. Vous avez été confronté à tant de questions de ce genre ; vous avez vécu l’époque des frappes de drones en Afghanistan. Que pensez-vous de cette situation dans les Caraïbes ?

Je ne suis vraiment pas au courant, Mishal. Ce n’est pas au premier plan des intérêts britanniques. Donc je ne sais véritablement pas sur quoi les USA fondent ces frappes.

Vous avez mentionné l’Afghanistan. Nous préférons toujours arrêter les gens et les traduire devant un tribunal. Mais dans certaines régions du monde, à certains moments, des individus qui veulent vous faire du mal ne sont pas atteignables. Et en dernier recours, les ministres peuvent autoriser une opération létale, comme une frappe de drone, afin d’éliminer une menace. Mais lorsque vous faites ça, la loi britannique exige que l’action soit nécessaire et proportionnée à la menace. Il y a généralement un mot très précis : imminence. En d’autres termes, il ne suffit pas d’une menace vague qui pourrait se matérialiser dans 20 ans. Elle doit être réelle et actuelle. C’est sur cette base que nous procédons. Et je ne peux vraiment pas commenter ce qui se passe au Venezuela.¹⁸
¹⁸
Moore ne voulait véritablement pas aborder ce sujet, mais les frappes contre ces bateaux ont commencé en septembre, et il est difficile d’imaginer que la question n’ait pas été portée à sa connaissance en tant que chef du MI6. Peu après notre entretien, CNN a rapporté que le Royaume-Uni avait suspendu un certain partage de renseignements avec les USA, en raison d’inquiétudes concernant ces frappes, ce que le gouvernement britannique n’a pas démenti. Pour un autre point de vue, voir notre récente Weekend Interview avec María Corina Machado, dirigeante de l’opposition vénézuélienne.

J’aimerais maintenant parler plus près de chez nous, des responsables politiques en Europe. Deux d’entre eux ont été accusés de reprendre des éléments de langage russes sur l’Ukraine, d’être complaisants envers la Russie : Nigel Farage, qui pourrait être le prochain Premier ministre britannique, et Marine Le Pen. Auriez-vous des inquiétudes si l’un ou l’autre était élu ?

Mishal, j’ai passé 38 ans à être résolument apartidaire non partisan. Je ne vais pas abandonner cette habitude maintenant.

Le rôle du chef du MI6 ? Servir le gouvernement en place, dans le respect de la loi britannique. Vous fournissez la vérité au pouvoir ; vous vous présentez fréquemment devant le Premier ministre et le ministre des Affaires étrangères et, parfois, vous leur dites des choses qu’ils ne veulent vraiment, vraiment pas entendre — en particulier un vendredi après-midi.

Lorsque vous quittez tout cela, comme c’est votre cas maintenant, que se passe-t-il ? J’imagine qu’on ne peut pas vraiment exercer un travail pareil sans lui consacrer chaque heure éveillée.

Je ne m’inquiétais pas pour les choses que je ne pouvais pas changer. Je me concentrais beaucoup sur notre propre travail, le renseignement humain — maintenir cela dans un monde où les outils de surveillance utilisés contre vous sont très sophistiqués.

Je me demandais : pouvons-nous rester dans la course ? Allons-nous rester suffisamment bons dans nos méthodes, notre tradecraft ? Allons-nous obtenir les technologies adéquates suffisamment vite ?

Est-ce plus une question de technologie que de facteur humain désormais ?

C’est les deux. Ce n’est pas du tout binaire. Il faut d’excellentes technologies. L’intelligence artificielle nous aide énormément à analyser d’immenses volumes de données et peut-être à trouver quelqu’un susceptible de nous aider. En même temps, vous pouvez observer en Chine que l’État de surveillance est très avancé et qu’une grande partie de cette technologie s’exporte. Cela ne doit pas forcément venir de Beijing : vous pouvez rencontrer ça à Dubaï ou dans une autre ville. Nous devons rester très attentifs aux capacités déployées contre nous.

Je m’inquiétais de savoir si nous resterions au sommet. Je suis heureux de dire que je pense que c’est le cas, mais c’est une forme de course aux armements. L’une des raisons pour lesquelles j’ai décidé que nous devions être un peu plus ouverts sur qui nous sommes et parler davantage de notre mission, c’est que je voulais engager la discussion avec le secteur technologique en dehors du gouvernement — qui possède souvent les solutions.¹⁹
¹⁹
Moore est devenu le premier chef du MI6 à donner une interview télévisée en direct alors qu’il était encore en fonction. Il en a donné peu, mais sous son mandat le service a aussi lancé un compte Instagram et publié sur YouTube des instructions expliquant comment le contacter de manière sécurisée.

Vous voulez dire OpenAI, Google ?

Tout — des très grandes entreprises de défense ou de technologie, jusqu’à la femme qui invente quelque chose d’extraordinairement brillant dans son garage. Les grandes entreprises étaient plus faciles à atteindre ; nous avions déjà des structures pour ça. Nous pouvions habiliter certains de leurs employés afin qu’ils puissent voir des éléments classifiés. Mais si vous êtes une petite start-up, ce n’est pas votre monde. Et si nous attendons en disant : « Nous devons vous soumettre à une procédure de sécurité », ces gens auront créé leur entreprise, gagné un milliard et disparu avant que nous ayons fini. Il était donc important d’être plus ouverts.

Avez-vous réussi à créer une forme de procédure accélérée ?

Oui, nous avons fait de très belles choses. Le HMGCC — His Majesty’s Government Communications Centre — qui est un acronyme affreux, je m’en excuse — est notre pôle national d’ingénierie pour la sécurité. Si vous êtes fan de James Bond, c’est ce qui se rapproche le plus de Q Labs. On peut désormais se rendre dans un bâtiment près de la gare de Milton Keynes et littéralement y entrer pour parler de technologies.

Il y a quelques années, sous mon prédécesseur, nous avons décidé de nous lancer dans le capital-risque. Le National Security Strategic Investment Fund (NSSIF) examine les technologies qui, laissées au seul marché, ne seraient peut-être pas financées, mais qui, avec un soutien de la communauté du renseignement, attirent l’intérêt du secteur privé. Sur les technologies financées, 40 % sont effectivement utilisées dans l’organisation. C’est un changement majeur.²⁰
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Le NSSIF, créé en 2018, affirme se concentrer sur l’IA, l’espace, le quantique, et d’autres technologies émergentes. Comparable à In-Q-Tel, créé par la CIA. Il a soutenu notamment Tekever, fabricant de drones — dont le matériel équipe aujourd’hui la Royal Air Force — et Oxford Ionics, une start-up de calcul quantique rachetée ensuite pour 1 milliard de dollars par une entreprise usaméricaine.

Que ressent-on en vivant « à l’extérieur » désormais ?

Si vous faites ces métiers, vous les exercez pendant cinq ans, et vous devez prendre soin de vous.²¹ J’avais une institution extraordinaire sous ma responsabilité, et je pouvais déléguer. Je pouvais m’absenter et prendre des vacances — bien sûr, si quelque chose de massif se produisait, je rentrais.

²¹ Quitter le poste après cinq ans est une convention relativement récente. Le premier chef du MI6, Mansfield Cumming — officier de marine à monoicle et fondateur du service en 1909 — a servi jusqu’en 1923. Il signait ses lettres « C » pour Cumming ; le surnom est resté et a été adopté par ses successeurs.

Je suis aussi, je crois, quelqu’un d’assez calme. Je ne suis pas un grand anxieux. On ne veut pas d’un inquiet dans ce métier.

Au cours des six dernières semaines, beaucoup d’amis s’attendaient à me voir totalement transformé, mais je ne me sens pas ainsi. J’ai passé de très belles vacances en Toscane avec Maggie, puis nous sommes rentrés, et je réfléchis à ce que je pourrais faire ensuite.

Il y a un poste vacant d’ambassadeur à Washington.

Ce n’est pas pour moi. Je souhaite la meilleure des chances à celui qui prendra ce rôle, et je suis sûr qu’ils choisiront un excellent candidat.

Pourquoi dites-vous non aussi facilement ?

Je le dis facilement parce que, bien sûr, j’y ai beaucoup réfléchi et j’ai pris ma décision. Je pense qu’il y a des gens mieux qualifiés que moi pour ce poste. Après cinq années d’un travail vraiment intense, je suis prêt à faire autre chose — y compris passer davantage de temps avec mon petit-fils.

07/06/2025

GABOR STEINGART
“Si tu veux la paix, parle à tes ennemis, pas à tes amis” : entretien avec Klaus von Dohnanyi

     NdT

“La plus grande menace pour l’Allemagne ne vient pas de Poutine, mais des conséquences sociales, humanitaires et démocratiques du changement climatique.”

Klaus von Dohnanyi, Hamburger Abendblatt, 23/6/2023

Klaus von Dohnanyi, 97 ans, est un dinosaure de la „bonne Allemagne”, celle qui n’a pas oublié l’histoire et qui a tout simplement une conscience. Il a de qui tenir : son père Hans fut un résistant, exécuté par les nazis en avril 1945 à Sachsenhausen, sa mère Christel échappa de peu à la pendaison, son oncle Dietrich, pasteur militant de l’Église confessante, fut lui aussi pendu, en avril 1945, au camp de concentration de Flossenburg. Klaus, militant du SPD depuis 1957, fut ministre de Willy Brandt et Premier maire de Hambourg de 1981 à 1988. Très critique à l’égard de la politique belliciste des dirigeants du SPD et des Verts, il a déclaré en juillet 2024 qu’il soutenait l’Alliance Sahra Wagenknecht pour ses positions sur la guerre d’Ukraine tout en restant membre du SPD. Ci-dessous un entretien avec von Dohnanyi, Traduit par Fausto GiudiceTlaxcala 

 Gabor Steingart, The Pioneer, 7/6/2025

À 97 ans, Klaus von Dohnanyi est le témoin d’un siècle mouvementé. En tant qu’ancien membre du Bundestag, comment voit-il les événements mondiaux actuels ? Il s’entretient avec Gabor Steingart sur le pouvoir de la diplomatie, la sécurité de l’Europe dans l’ombre de la Russie et Donald Trump.

The Pioneer : Donald Trump affirme que l’UE a été fondée pour obtenir des avantages commerciaux vis-à-vis des USA. Les USAméricains, que nous avons connus comme des transatlantistes, sont-ils encore nos amis ?

Klaus von Dohnanyi : ça dépend des USAméricains auxquels vous faites référence. Dans l’ensemble, ils ne l’ont jamais été. Ils ont toujours eu leurs propres intérêts. L’USAmérique est toujours intervenue en Europe et nous a en réalité plus nui qu’aidé.

Mais au départ, l’Amérique nous a tout de même aidés – non seulement avec le plan Marshall, mais aussi plus tard avec l’OTAN, qui nous a énormément aidés à devenir le pays que nous sommes aujourd’hui. Ce ton hostile n’est apparu qu’avec Donald Trump. Ou diriez-vous plutôt que ce ton s’inscrit dans la continuité des intérêts ?

Il s’inscrit dans la continuité des intérêts, qui ont bien sûr évolué en fonction des circonstances. Pendant la guerre froide et après la chute du mur, c’était différent.

Devrions-nous donc nous imposer la sérénité et ne pas nous énerver autant ? Ou devrions-nous reconnaître nos intérêts, peut-être aussi européens, et répondre à la grossièreté par la grossièreté ?

Je trouve cette façon de penser trop euro-américaine. La Russie fait bien sûr partie de l’Europe et du reste du monde, d’une manière particulière. La Russie est voisine de l’Europe et n’est manifestement pas sans danger. Et plus un voisin est dangereux, plus il faut s’intéresser à lui et lui parler. J’ai lu récemment cette belle phrase : « Si tu veux la paix, parle à tes ennemis, pas à tes amis. »

C’est à mon avis un avertissement important. Nous nous sommes complètement laissé exclure de tout contact avec la Russie et continuons aujourd’hui encore à agir comme si les USAméricains étaient nos tuteurs – ils doivent tirer les marrons du feu pour nous, alors qu’ils ont en partie jeté eux-mêmes ces marrons dans le feu.

Ça veut dire que nous devons nous prendre en main et prendre notre destin en main, d’autant plus que l’homme à la Maison Blanche ne veut plus être notre tuteur.

C’est exact. Et pour ça, nous devons avoir le courage de faire deux choses : premièrement, parler nous-mêmes avec la Russie et Poutine. Et deuxièmement, expliquer aux USAméricains que c’est aussi notre devoir. Si nous suivons vraiment le principe « Si tu veux la paix, parle avec tes ennemis », je pense que nous avons plus de chances d’instaurer la paix en Europe que si nous attendons Trump.

Vladimir Poutine à Moscou le 26 mai 2025 © Imago

La Russie est-elle notre ennemie historique ?

Non, et la Russie ne doit pas être notre ennemie historique. Nous avons également connu de bonnes périodes et de bonnes formes de coopération, et le fait que nous n’y parvenions pas actuellement est d’ailleurs peut-être aussi un problème qui sert les intérêts des USA. Il existe un livre célèbre du politologue et conseiller à la sécurité du présidentus américain Jimmy Carter, Zbigniew Brzeziński, qui postule qu’une amitié entre la Russie et l’Allemagne serait dangereuse pour les USA. C’est pourquoi je pense que certains problèmes trouvent leur origine non seulement en Russie, mais sont également alimentés par les USA.

Vous voulez dire que USA ont intérêt à ce que nous ne nous engagions pas trop avec notre grand voisin géographique – qui nous surpasse à bien des égards, non seulement en termes de ressources naturelles, mais aussi en termes de superficie – du point de vue usaméricain ?

Tout à fait. Même en temps de paix, avant la guerre en Ukraine, les USAméricains sont intervenus dans le projet Nord Stream 1 et 2, car ils trouvaient que ça rapprochait trop l’Allemagne et la Russie. Cette relation historique, qui remonte à l’époque où le tsar a été l’un des libérateurs de l’Allemagne pendant la guerre napoléonienne, est une épine dans le pied des USAméricains. Brzeziński le décrit très intensément dans son ouvrage important intitulé Le grand échiquier.

Vous avez toutefois également constaté que vous vous étiez trompé dans votre évaluation des intérêts stratégiques de Poutine, d’où la réédition de votre livre. Comment le voyez-vous aujourd’hui ?

Lorsque j’ai écrit cela, je partais du principe que le président Joe Biden était un homme raisonnable et qu’il ne se laisserait pas entraîner à aller à l’encontre des intérêts des USA et de l’Europe en soulevant à nouveau la question de l’adhésion de l’Ukraine à l’OTAN. Trump avait tout à fait raison lorsqu’il a déclaré récemment que nous étions d’accord, en USAmérique et en Occident, de ne pas accepter l’Ukraine dans l’OTAN. Pourquoi Biden doit-il revenir là-dessus en 2021, 2022 ? Lui et son secrétaire général de l’OTAN, Jens Stoltenberg, ont, à mon avis, une grande part de responsabilité dans cette affaire. C’était inutile et provocateur – et on peut comprendre que Poutine ne veuille pas de l’Ukraine dans l’OTAN et donc en Crimée.

Joe Biden, Olaf Scholz et Jens Stoltenberg (à droite) lors du sommet de l’OTAN le 10 juillet 2024 © dpa

Poutine a-t-il vraiment servi ses intérêts, même en gardant à l’esprit les exemples historiques, ou les a-t-il plutôt exagérés ? Même après trois ans de guerre, il n’a pas réussi.

Eh bien, que signifie « exagérés » ? Imaginez un peu : l’Ukraine conserve la Crimée. La Crimée décide de l’accès de la Russie à des eaux chaudes. Croyez-vous vraiment que Poutine serait resté les bras croisés jusqu’à ce que l’OTAN s’installe à Sébastopol ? Tout est lié.

Mais qu’est-ce que ça signifie pour la suite des événements ? Quel peut être notre intérêt, qu’avons-nous à lui offrir et qu’a-t-il à nous offrir ?

C’est très, très difficile à dire. Poutine veut une Ukraine faible qui ne se mette plus en travers de son chemin. Et l’Ukraine elle-même veut être forte et, si possible, récupérer tous les territoires conquis par la Russie. C’est une situation sans issue.

À l’époque, le SPD et le chancelier Helmut Schmidt, dont vous faisiez partie du cabinet, avaient organisé la situation grâce à toute une série d’accords et de négociations – par exemple la conférence d’Helsinki – sur la réorganisation de l’Europe et une coexistence fondée sur des règles entre le bloc communiste et le bloc capitaliste. Cela pourrait-il servir de modèle pour les négociations actuelles ?

Permettez-moi de revenir un peu en arrière : Lorsque Bismarck est parti en 1890, son successeur, le secrétaire d’État Holstein, a rompu le traité dit « de réassurance » deux ans plus tard, quelques années seulement après la démission de Bismarck. Plus tard, Willy Brandt – et j’en ai moi-même été témoin – a compris, avec Egon Bahr, au prix d’un travail minutieux, que la paix et la sécurité sont le fruit d’un travail quotidien. Ces efforts du gouvernement Brandt ont tout simplement été réduits à néant. Les gens disent que c’était une erreur, que c’était trop conciliant et que la politique de paix passe par le recours aux armes. C’est absurde. Bien sûr, la dissuasion peut garantir la sécurité, mais cela ne suffit pas. Il faut avoir la volonté d’instaurer la paix.

Congrès électoral du SPD en 1980 à Essen : Egon Bahr et Willy Brandt.  © Imago

C’est pourquoi, rétrospectivement, votre gouvernement de l’époque n’était pas pacifiste, mais a même investi une part plus importante du produit intérieur brut dans l’armement que le gouvernement actuel.

C’est vrai, Brandt n’était pas pacifiste. Brandt et Bahr étaient conscients de la nécessité de la force. Mais ils savaient aussi que cela ne suffisait pas. Si vous voulez la paix, vous devez respecter les intérêts de l’autre partie, même si vous ne les suivez pas toujours. Helmut Schmidt l’a très bien écrit dans son livre à l’époque : « S’il y a une réunification, nous devons d’abord veiller à ce qu’elle ne porte pas trop atteinte à la sécurité de l’Union soviétique. » Et malheureusement, nous ne l’avons pas fait. Dès la chute du mur, nous avons veillé à ce que les pays du côté soviétique soient admis dans l’OTAN. Ce fut une erreur fondamentale.

Beaucoup en Europe disent qu’il faut maintenant plus que jamais se réarmer pour montrer à Poutine où sont les limites. Ou diriez-vous qu’il faut abandonner l’Ukraine ?

Non, mais il faut discuter sérieusement avec l’Ukraine pour qu’elle rétablisse une situation qu’elle ne peut pas créer elle-même. Et les USAméricains disent actuellement que la patate est trop chaude pour eux. Il faut dire à Volodymyr Zelensky qu’il y a des choses sur lesquelles il ne peut pas insister. À mon avis, l’Ukraine n’a aucun droit sur la Crimée et le Donbass. Le Donbass est tellement russe dans sa structure que l’Ukraine doit comprendre que cette partie ne lui appartiendra pas à l’avenir. Et il va sans dire que la Crimée n’appartient pas à l’Ukraine. Elle appartient à la Russie depuis 1783.

Explosion en Crimée en août 2022. © Imago

Et l’Ukraine devrait se contenter de ce reste d’État amputé ? Pour garantir quoi ? Sa vie et sa survie à l’Ouest, dans l’UE et dans l’OTAN ?

Pas dans l’OTAN, mais dans l’UE. En ce qui concerne l’OTAN, je pense que la décision est prise depuis longtemps. Même les USAméricains ne le veulent plus, et ne l’ont d’ailleurs jamais voulu. Je ne comprends pas pourquoi Biden est revenu sur sa position. Je pense qu’il faut remonter plus loin que la période où il luttait pour la présidence pour comprendre l’état d’esprit de Biden.

L’Ukraine doit donc être pacifiée le plus rapidement possible – et après ?

L’Ukraine entrera dans l’UE, comme ça a été promis. Ce sera une situation très difficile pour l’UE, car il n’est pas facile d’avoir un membre qui est structurellement hostile à notre grand voisin. Mais c’est probablement la solution. L’Ukraine doit renoncer aux territoires qu’elle ne peut récupérer.

Si nous supposons un accord de paix sur cette base, que se passera-t-il ensuite ? Le commerce germano-russe reprendra-t-il là où il s’était arrêté avant les sanctions ?

Nous ne devons en aucun cas nous préparer à une hostilité permanente avec la Russie. La guerre en Ukraine, déclenchée par Poutine et la Russie, a considérablement compliqué la situation. Mais nous devons essayer de nous entendre à nouveau avec ce grand voisin. Il n’est pas nécessaire de viser immédiatement une amitié. Nous devons être prêts à parler nous-mêmes avec Poutine et ne pas laisser cette tâche à Trump. Nous ne sommes pas sous la tutelle de Washington.

Mais dans quel but ? La Russie a trouvé de nouveaux partenaires entre-temps.

Les relations commerciales ne seront plus ce qu’elles étaient avant la guerre en Ukraine, ni ce qu’elles étaient peut-être dans la grande tradition entre la Russie et l’Europe occidentale. Mais nous devons les relancer.

Le ministre-président de Saxe, Michael Kretschmer, se dit favorable à des discussions avec la Russie sur Nord Stream – les gazoducs pourraient être réactivés.

Les deux gazoducs ont en fait été abandonnés à cause des sanctions usaméricaines. Ces sanctions ont été mises en place par Biden et ses prédécesseurs, y compris Barack Obama. Elles pourraient être levées un jour avec Trump. Les USAméricains pourraient eux-mêmes avoir intérêt à rapprocher la Russie de l’Occident.

Friedrich Merz a trouvé votre point de vue sur l’USAmérique scandaleux. Pensez-vous être aujourd’hui plus proche de lui, ce qui pourrait être dû non seulement à sa candidature à la chancellerie, mais aussi à l’évolution de la situation avec l’USAmérique ?

Le président Trump reçoit le chancelier Merz à la Maison Blanche  © dpa

J’apprécie beaucoup Merz, c’est notre chancelier fédéral et je le soutiendrais partout si possible. Mais il s’est mis en travers de mon chemin et je pense qu’il ne le ferait plus aujourd’hui. Je pense qu’il doit reconnaître aujourd’hui que mon évaluation de l’égocentrisme des intérêts usaméricains s’est confirmée depuis lors et que je ne faisais pas fausse route.

Vous aviez déjà une attitude très, très critique envers les USA à l’époque. Depuis que Trump sévit, y compris envers ses amis allemands, on a l’impression que vous avez peut-être même minimisé les choses.

Un ancien Premier ministre anglais, Lord Palmerston, disait déjà au XVIIIe siècle : « En politique internationale, il n’y a pas d’amis, il n’y a que des intérêts. » C’est toujours vrai aujourd’hui. Si nos intérêts s’opposent, les USAméricains choisiront toujours les leurs – et je pense que l’Allemagne devrait en faire autant.

Votre livre s’intitule “Nationale Interessen” (Intérêts nationaux). Je ne fais pas partie de ceux qui veulent abandonner précipitamment l’État-nation. Néanmoins, sous la pression de l’USAmérique et de Moscou, quelque chose de nouveau est en train de se former. L’UE ne semble-t-elle pas heureusement se révéler être plus qu’une simple solution d’urgence après la guerre ?

Oui, c’est tout à fait vrai. Nous faisons également des progrès en matière de politique commerciale. En matière de politique étrangère, je ne pense pas que ce sera le cas, ne serait-ce que parce que les intérêts au sein de l’UE sont très divergents. Chacun est responsable de sa propre politique étrangère et il serait de notre devoir de diriger l’Europe en matière de politique étrangère.

Vous ne voyez donc pas de politique étrangère européenne, mais plutôt un rôle de leader pour l’Allemagne ? En matière de politique de défense, nous sommes déjà plus proches de la réalité paneuropéenne.

Je ne partage pas votre avis selon lequel nous sommes plus avancés en matière de politique de défense européenne. Essayez donc de trouver un point commun entre l’Espagne, la France et la Pologne. Je ne pense pas non plus que la bombe atomique française, ou même britannique, offre une quelconque protection à l’Europe.

L’Europe ne doit-elle pas alors se débrouiller seule et penser par elle-même, y compris en ce qui concerne l’OTAN ?

C’est une question très difficile. À l’heure actuelle, une stratégie de dissuasion sur le continent européen est inconcevable sans les USAméricains – et ils ne le souhaitent pas non plus. Car les USA savent que s’ils perdent leur domination en Europe, ils perdent aussi leur domination mondiale. La tête de pont est d’une importance cruciale pour la politique mondiale usaméricaine.

On ne peut pas être tout à fait sûr que Trump reconnaisse l’importance de cette tête de pont eurasienne pour la puissance mondiale usaméricaine.

Trump ne sera pas éternel. C’est pourquoi je pense que l’intérêt usaméricain pour l’Europe ne disparaîtra pas complètement.

Dans le même temps, on se demande où se situe votre parti, le SPD, dans ce débat stratégique sur l’Europe et les relations avec la Russie et les USA.

Vous me demandez où se situe le SPD en matière de politique étrangère et de sécurité ? Je vous réponds : nulle part.


Willy Brandt lors du congrès fédéral du SPD en 1972 © Imago

Comment est-ce possible ?

On a enterré l’héritage de Willy Brandt. On ne comprend toujours pas aujourd’hui l’importance qu’a eu cette tentative de maintenir et de développer un pont pendant la guerre froide.

Mais à qui revient-il de répondre à cette question aujourd’hui ? Le SPD occupe tout de même le poste de ministre de la Défense. Helmut Schmidt l’a également occupé pendant un certain temps – c’est une position qui permet, voire qui oblige à participer à ces débats.

Avez-vous déjà entendu le collègue Boris Pistorius [ministre SPD de la Défense, NdT] dire que la diplomatie est également un facteur de sécurité ? On ne l’entend parler que lorsqu’il s’agit de canons, de chars, de dépenses pour l’armement ou la Bundeswehr. Et c’est une erreur. La politique de sécurité dépend fortement de la diplomatie – et de la volonté de connaître son adversaire, de dialoguer avec lui et de le rallier à sa cause. Je trouve que c’est une véritable lacune de ce ministre de la Défense par ailleurs très estimé.

Lorsque le nouveau ministre des Affaires étrangères, Johann Wadephul, a récemment évoqué un budget de défense de 5 % du produit intérieur brut, soit le double, le ministre de la Défense du SPD s’est contenté de répondre qu’il était compétent en la matière. Cela ne m’a pas semblé être une réponse adéquate à cette demande. Que répondriez-vous ?

Je ne peux pas juger du montant nécessaire pour disposer d’une Bundeswehr dissuasive dans le cadre de la défense européenne. Mais je lierais toujours cela à la nécessité d’un dialogue diplomatique avec la Russie. Je n’ai jamais entendu Pistorius dire un mot à ce sujet. Et je trouve cela effrayant, car c’était toujours un thème central pour le ministre de la Défense Helmut Schmidt.

Le ministre des Finances Lars Klingbeil © dpa

Le président du SPD, Lars Klingbeil, aurait très bien pu briguer le poste de ministre des Affaires étrangères, qui avait servi de tremplin à Willy Brandt pour accéder à la chancellerie. Était-ce une erreur de se présenter au poste de ministre des Finances pour des raisons de politique intérieure ?

Si Klingbeil l’avait fait, cela n’aurait eu de sens qu’avec une autre politique étrangère. La politique étrangère doit reposer sur deux piliers : la sécurité, c’est-à-dire l’armement et le développement d’une capacité de défense, qui n’est toujours pas pleinement effective, et la tentative d’une politique de sécurité fondée sur la diplomatie, la conciliation des intérêts, etc. Tout l’héritage de Willy Brandt a été trahi, et ce dès l’époque d’Olaf Scholz.

Scholz sait ce que vous savez sur la politique étrangère, et il n’a fait aucune tentative sérieuse pour s’opposer aux souhaits de Washington en faveur d’un changement de régime à Moscou.

Je pense que c’est là que réside le grand échec du SPD. Le parti a toujours puisé sa grande force dans deux racines : la politique sociale et la politique de paix. On a trahi cette partie du SPD qui prônait la paix. On aurait peut-être dû s’armer davantage, en particulier à l’époque d’Angela Merkel. C’est possible, je n’y connais pas grand-chose. Mais on ne doit jamais renoncer à la nécessité de combiner l’armement avec le dialogue avec l’autre partie. On s’est laissé entraîner dans cette politique antirusse qui, à mon avis, n’était pas utile à la paix en Europe.

Conseilleriez-vous au nouveau chancelier de se rappeler la politique de détente de Brandt et Helmut Kohl et de ne pas se laisser mettre dans le pétrin ?

Je l’encouragerais principalement à poursuivre le développement des relations diplomatiques avec la Russie. D’après ce que je sais, l’ambassadeur allemand à Moscou, Alexander Graf Lambsdorff, est un ennemi déclaré de la Russie. Je ne sais pas si je le nommerais à ce poste, j’ai des doutes.

Avez-vous une meilleure nomination en tête ?

Non, mais il y a des gens intelligents qui pourraient éventuellement être recrutés. Les USA ont eu de grands ambassadeurs comme William Burns, qui est devenu plus tard le chef de la CIA sous Biden. Nous devons renouer avec cette tradition.

Aujourd’hui, de nombreux politiciens disent que c’est une image naïve et peut-être aussi romantique de Poutine. La situation a changé, l’homme n’est plus accessible par le dialogue.

Une chose est absolument certaine : si l’on n’engage pas les meilleurs diplomates pour traiter avec la Russie, on ne réussira pas.

The Pioneer : Il ne s’agit donc pas de simplifier l’adversaire, mais de laisser agir la diplomatie à long terme, avec une issue incertaine ?


Willy Brandt et Klaus von Dohnanyi, 1982. © Imago

Oui, tout est incertain dans la vie. Nous le savons bien. J’ai accompagné Willy Brandt pendant une grande partie de son travail, et lui aussi a connu des moments de désespoir où il pensait ne pas parvenir à ses fins dans les négociations avec l’Union soviétique. Et à la fin de sa carrière politique, il y avait aussi Mikhaïl Gorbatchev, si vous voulez. Du côté russe, une confiance s’est installée dans l’idée qu’il était vraiment possible de dialoguer et de traiter avec cette Allemagne. Le nouveau gouvernement fédéral doit comprendre que sa mission n’est pas de défendre le statu quo actuel, mais de le changer.

Vous avez vécu la Seconde Guerre mondiale, vous aviez dix ans au début du conflit. Sommes-nous à l’aube d’une nouvelle phase d’entente ou au début d’une situation guerrière dans toute l’Europe ?

Il n’est pas nécessaire qu’il y ait une grande guerre. Il existe des possibilités de concilier les intérêts et de parvenir à nouveau à une entente, y compris avec la Russie et la Chine. Mais si l’on veut absolument avoir raison, si l’on se moque des intérêts de l’autre partie et que l’on considère que cette autre partie a de toute façon tort et est mauvaise, alors on ne pourra peut-être pas éviter la guerre.

Monsieur von Dohnanyi, merci beaucoup pour cet entretien.