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13/09/2025

RICHARD LUSCOMBE
Après avoir construit une vie tranquille en Floride, Parviz Sabeti, le “tortionnaire en chef” présumé du Shah d’Iran doit désormais faire face à un procès

Richard Luscombe à Orlando, The Guardian, 11/9/2025
Traduit par Tlaxcala

Richard Luscombe est correspondant du Guardian US basé à Miami, Floride

Parviz Sabeti s’était fabriqué une nouvelle vie anonyme pour lui et sa famille – mais il est aujourd’hui visé par une plainte avec demande de dommages et intérêts pour 225 millions de dollars pour atrocités commises dans les prisons de Téhéran et d’ailleurs 

Les voisins de la riche communauté de Windermere, en Floride, les connaissent sous les prénoms de Peter et Nancy, un couple de retraités apparemment aimable qu’ils saluent lors de promenades matinales, et qui semblent toujours heureux de recevoir leurs deux filles adultes brillantes, dont l’une est une professeure de sciences respectée à l’université Harvard.

Pourtant, derrière les hauts murs de leur manoir au bord du lac, d’une valeur de 3,6 millions de dollars, se cache une réalité plus sombre et soigneusement gardée : « Peter » est en réalité Parviz Sabeti, l’ancien chef présumé de la police secrète et « tortionnaire en chef » du régime prérévolutionnaire du Shah d’Iran. Il fait aujourd’hui face, en Floride, à une plainte à 225 millions de dollars pour atrocités commises dans les prisons de Téhéran et d’ailleurs. [chacun des 3 plaignants réclame 75 millions de $ de dommages et intérêts, NdT]

Le mois dernier, un juge fédéral de district a statué que Sabeti, âgé de 89 ans, – après avoir construit avec succès une vie anonyme pour lui et sa famille depuis sa fuite de son pays en 1978 – devait répondre devant la justice dans le cadre d’une plainte déposée par trois plaignants se présentant comme d’anciens prisonniers politiques.

Dans les documents déposés au tribunal, les plaignants affirment avoir fait partie des milliers de personnes arrêtées par la SAVAK, l’agence de sécurité intérieure et de renseignement tristement célèbre pour sa brutalité, parce qu’elles étaient perçues comme des opposants au Shah. Ils disent avoir subi des abus sous les ordres directs de Sabeti : viols, électrochocs, quasi-noyades et arrachage forcé d’ongles.

“Apollo”

Un dispositif particulièrement barbare, affirment-ils, était « Apollo », une chaise électrique baptisée d’après le programme spatial usaméricain, équipée d’un casque métallique qui amplifiait les cris des victimes jusque dans leurs propres oreilles.


Anciens prisonniers mutilés par la SAVAK, la police politique du Shah, 28 février 1980 en Iran – Michel Artault/Gamma-Rapho/Getty Images

Sabeti n’a pas répondu publiquement aux accusations déposées devant le tribunal, mais a déjà nié par le passé que la SAVAK ait torturé des détenus, affirmant qu’il s’était « toujours opposé à la torture ».

Si sa localisation était restée inconnue pendant près de 45 ans, son rôle au sein du gouvernement iranien – en tant que directeur du département de la sécurité intérieure de la SAVAK et architecte présumé de sa cruauté – n’a jamais fait de doute.

Un rapport secret de la CIA, rédigé en 1978 et publié seulement en 2018, l’identifiait comme un allié farouchement loyal du Shah, « largement reconnu comme l’un des hommes les plus puissants et les plus redoutés du régime… avec autorité pour arrêter, interroger et poursuivre les opposants à travers tout le pays », selon la plainte.

Les estimations varient sur le nombre de victimes de la SAVAK entre sa création en 1957 et sa dissolution en 1979, mais plusieurs milliers de personnes auraient été détenues et torturées, et au moins plusieurs centaines tuées.

Les trois plaignants, des Iraniens résidant en Californie âgés de 68 à 85 ans, affirment avoir été enlevés par la SAVAK à Téhéran, battus pour leur arracher de faux aveux, puis emprisonnés. La demande des avocats de Sabeti visant à faire rejeter l’affaire pour prescription a été rejetée par le juge fédéral Gregory Presnell, du district central de Floride, le 12 août. Un procès pourrait avoir lieu dès l’an prochain.

Selon la plainte, Sabeti « a passé les quatre dernières décennies loin du regard public, dissimulant son identité et sa localisation ». Lui et son épouse Nasrin, 75 ans, auraient même pu rester incognito si l’une de leurs filles ne l’avait pas « accidentellement révélé » dans un tweet de février 2023, le montrant lors d’un rassemblement à Los Angeles contre le gouvernement islamique iranien.

La photo de Sabeti ressurgit le 19 février 2023 à Munich, dans une manifestation de monarchistes partisans de Reza Pahlavi, surmontée par la phrase “Cauchemar de futurs terroristes” et agrémentée de sa déclaration du 7 septembre 1978 : “Si la SAVAK est dissoute, les terroristes règneront sur l'Iran”


Bien que la révélation ait pu être accidentelle, et ait directement permis aux avocats des plaignants de le localiser et de déposer la plainte, certains y voient une manœuvre de la diaspora iranienne aux USA visant à « blanchir » l’histoire du régime déchu du Shah et à préparer l’opinion en faveur d’un futur gouvernement pro-occidental.

Reza Pahlavi, surnommé parfois le « prince héritier » d’Iran car fils du dernier Shah Mohammad Reza Pahlavi, déclarait dans une interview au Guardian en 2023, au plus fort des manifestations anti-Téhéran, qu’il travaillait à un « charte de principes démocratiques » pour un futur gouvernement iranien. Depuis, il s’est présenté comme prêt à remplacer l’ayatollah Ali Khamenei et à devenir chef d’État par intérim.

Dans ce cadre, Sabeti aurait travaillé comme « conseiller en sécurité » de Reza Pahlavi, selon un article publié en 2023 sur le site du Conseil national de la résistance iranienne, coalition politique se présentant comme un parlement en exil [émanation de l’organisation des Moudjahidines du Peuple, NdT].

Les tentatives du Guardian pour contacter Sabeti – par emails, appels téléphoniques à son domicile et messages à ses quatre avocats – sont restées vaines.

Une chose ne fait pas débat : le confort dont Sabeti et sa famille ont bénéficié aux USA depuis leur arrivée en Floride en 1978, après avoir fui Téhéran quelques semaines avant la révolution islamique de 1979.

Selon des documents du département d’État ayant fuité, la famille Sabeti aurait transféré une somme importante depuis l’Iran – estimée par une source à plus de 20 millions de dollars. En Floride, ils ont américanisé leurs prénoms en Peter et Nancy. Sous ces identités, Sabeti a fondé une société immobilière prospère en Floride centrale. Lui, son épouse et leurs deux filles figurent toujours comme dirigeants de plusieurs entreprises encore actives.

Les registres publics montrent que la famille possède au moins huit propriétés dans le comté d’Orange, dont le manoir de Windermere (5 chambres, 6 salles de bains) acquis pour 3,5 millions de dollars en août 2005.

Le département d’État et la CIA n’ont pas répondu aux questions sur le statut migratoire des Sabeti aux USA ou les conditions de leur admission en 1978. Cependant, Parviz et Nasrin Sabeti disposent d’une inscription électorale active en Floride et ont voté à l’élection présidentielle de 2024, preuve de leur naturalisation usaméricaine.

Une voisine a déclaré voir souvent le couple, en particulier Nasrin, marcher dans le quartier, mais a précisé que les Sabeti semblaient surtout attachés à leur discrétion. Leur maison était presque toujours silencieuse, hormis les visites ponctuelles de leurs filles.

Aucune des filles n’a répondu aux demandes de commentaires.

Le procureur général républicain de Floride, James Uthmeier, n’a pas répondu à la question de savoir s’il ouvrirait une enquête pénale sur les activités de Sabeti, comme il l’a déjà fait pour d’autres personnes accusées de crimes à l’étranger et résidant en Floride.

Sara Colón, avocate des plaignants, s’est félicitée du refus du juge Presnell de rejeter l’affaire et de sa décision de préserver l’anonymat de ses clients, qui ont déclaré avoir reçu des menaces de mort depuis le dépôt de la plainte.


Un dissident iranien, le visage dissimulé, couché sur une grille à trois niveaux munie de brûleurs retrouvée dans la cave d’un haut responsable de la SAVAK, incendiée par des manifestants le 31 décembre 1978 – Derek Ive/AP

« Ces décisions représentent une avancée positive pour les survivants de la torture qui cherchent reddition de comptes et justice. Cette affaire ne vise pas seulement à mettre fin à l’impunité, mais à affirmer que les survivants ont le droit de poursuivre la justice et de retrouver leur dignité sans peur », a-t-elle déclaré.

Le Collectif iranien pour la justice et la reddition de comptes, association militant pour les victimes de torture et leurs familles, a dit espérer que l’affaire Sabeti contribue à mettre fin au « cycle de violence » observé en Iran, d’abord sous le Shah puis sous le gouvernement islamiste qui lui a succédé.

« Le message doit être clair et simple : toutes les victimes méritent justice, et tous ceux qui ont participé à la torture et à la répression doivent rendre des comptes », a affirmé un porte-parole.

« Les racines des politiques brutales menées aujourd’hui par la République islamique d’Iran sont liées aux méthodes de torture instaurées par Sabeti et la SAVAK. [Cette affaire] doit marquer le rejet d’un futur Iran qui rétablirait la SAVAK ou accorderait une amnistie générale aux forces de sécurité actuelles impliquées dans la torture et la répression.

Ce n’est qu’à travers justice et reddition de comptes que nous pourrons surmonter la violence et la répression horrifiques qui dominent l’Iran depuis des décennies. »

Témoignages des trois plaignants, dont l’anonymat a été préservé, cités par Justin Rohrlich, The Independent, 24 février 2025 :

John Doe I : Étudiant à l’université de Tabriz, arrêté dans son dortoir en 1974 par la SAVAK. Selon la plainte, il a été torturé pendant des semaines, accusé d’avoir fourni un recueil de poèmes politiques interdits à un camarade. La torture aurait été « coordonnée » et « approuvée » par Sabeti. Après 40 jours d’interrogatoires violents, il a été traduit devant un tribunal militaire, accusé d’atteinte à la sécurité nationale, et condamné à quatre ans de prison.

« Il a souffert toute sa vie de problèmes rénaux dus aux blessures et infections subies en prison. Il porte encore les cicatrices des coups de fouet, qu’il a cachées, ainsi que les détails de son calvaire, à la plupart des gens de son entourage. »

John Doe II : Artiste, membre d’un collectif artistique fermé de force par la SAVAK dans les années 1970. Arrêté et emprisonné à plusieurs reprises pour avoir notamment défendu la liberté d’expression, il a été condamné par un tribunal militaire à 12 ans de prison, dont 7 purgés, au cours desquels il dit avoir été « torturé à répétition » sur ordre de Sabeti.

« Sa torture a laissé une lourde charge psychologique. Chaque jour est une lutte. Il a suivi des années de thérapie pour tenter de surmonter les séquelles. Rien que penser à sa torture est une expérience viscérale et douloureuse. Parfois, il souffre de réactions de stress post-traumatique lorsqu’il essaie d’en parler : tremblements, étourdissements. »

John Doe III : Lycéen lors de son arrestation par la SAVAK, accusé d’avoir diffusé des tracts anti-Shah. Après qu’un camarade, arrêté avec une arme artisanale, l’a dénoncé, il a été inculpé de participation à un groupe armé et condamné à deux ans de prison. Selon la plainte, il y a subi des tortures atroces, « toutes autorisées et supervisées par Sabeti », dont les séquelles l’affectent encore.

« Revivre et raconter sa torture est une expérience pénible, parfois honteuse et humiliante. Le traumatisme lui a laissé un lourd fardeau qu’il porte depuis toute sa vie, même s’il a fait de son mieux pour y faire face. »

 

28/07/2025

TIGRILLO L. ANUDO
Le procès d’Uribe en Colombie : le début de la fin de l’impunité

Tigrillo L. Anudo, 28 juillet 2025, à quelques heures du prononcé de la sentence pour fraude procédurale et subornation de témoins. Traduit par Tlaxcala

Posez votre petit fondement sur le tabouret
Mettez-vous à l'aise, Monsieur l'inculpé

Nous sommes un pays très jeune. À peine en train d’apprendre à cohabiter, à définir un cap, à instaurer les notions de justice judiciaire, à poser les premières briques dans la construction d’une maison collective, tiraillés entre la haine et l’amour, nous étreignant dans le désespoir et l’utopie.

Le pays n’avance pas de manière significative parce que les pouvoirs stratégiques restent entre les mains de la canaille, protégés par des médias canailles, blindés par des appareils canailles, légitimés par des serviteurs canailles.

Nos institutions ne sont pas aussi solides qu’on nous l’a raconté. Notre démocratie n’a jamais existé telle qu’on nous l’a présentée. La Colombie est un simulacre de maison qui abrite ses citoyens avec des droits inégaux. Certains oui, d’autres non. La vérité a toujours été souillée, voire défenestrée. Parmi toutes les carences de la Colombie, l’absence de vérité est l’une des plus paralysantes pour ses dynamiques de développement humain.

Le début du XXIe siècle fut marqué par l’obscurité, la douleur et l’ignominie avec les deux gouvernements successifs d’Álvaro Uribe Vélez (2002–2010). Ce qui le différencia des présidents précédents, c’est qu’Uribe ne cacha pas son penchant pour le crime et l’aporophobie, sa soif de terres et d’argent mal acquis, sa faim de pouvoir et de manipulation des masses ignorantes.

La principale signification d’une sentence de condamnation que pourrait prononcer la juge Sandra Liliana Heredia dans le procès d’Uribe est la proclamation d’une vérité : un président a utilisé sa fonction pour commettre des délits. Une vérité qui ouvrira la voie à d’importantes déductions.


Cette vérité, dans l’histoire d’un pays rempli d’idoles aux pieds d'argile, contribue à sortir de la naïveté, à dépasser l’adolescence politique, à abandonner l’analphabétisme politique. Elle pousse aussi à une révision collective du type de société grégaire et acritique que nous avons construite, à l’apprentissage de nouvelles valeurs pour remplacer les antivaleurs. C’est une brique de plus dans la construction d’une maison aux colonnes dignes.

Si une condamnation d’Álvaro Uribe Vélez devait être prononcée, un mythe aux multiples significations s’effondrerait. Tomberait le Messie de papier qui ne nous a sauvés d’aucune guérilla. Il ne serait plus le “Grand Colombien”. Ni l’efficace pacificateur. Encore moins le gardien des trois “petits œufs”*. Sa “sécurité” antidémocratique serait discréditée. Lui, qui a gouverné pour favoriser les plus riches. Lui, qui a persécuté les pauvres avec des lois liberticides et des décrets martiaux extrajudiciaires.

On nous a menti : les politiciens, les industriels, les grands propriétaires terriens, les entrepreneurs, les commerçants, les juges, les gouvernants, les acteurs armés, les universitaires, les prêtres. Il y a des exceptions. Les artistes aussi ont menti, mais leurs mensonges ont servi à révéler la vérité à travers leurs œuvres — de beaux mensonges qui dévoilent d’effroyables vérités.

Dans un pays rempli de mensonges, ce serait une grande victoire qu’une juge de la République condamne pour corruption un politicien présenté comme “le plus ferme au cœur grand”. La Colombie a besoin de vérité et de réparation pour les victimes. La contribution à la vérité est, entre autres, l’un des grands enjeux du procès du sociopathe et mythomane Álvaro Uribe. L’idée commence à s’imposer que personne n’est au-dessus de la Loi. Ce serait le début de la fin de l’impunité qui a avili la Colombie.

 NdT

*Lorsque le président Uribe a passé le relais au président Santos en août 2010, il lui a confié la tâche de préserver son héritage, qu'il a résumé en trois piliers, trois "petits oeufs" : la confiance des investisseurs, le progrès social et la sécurité. Dans son discours d'investiture de 2010, le président Santos a promis de préserver ces "petits oeufs".

05/05/2024

AMIRA HASS
Les conséquences de l’anonymat confortable accordé à l’armée et aux forces de répression israéliennes

Amira Hass, Haaretz, 27/4/2024
Traduit par Fausto Giudice, Tlaxcala

Italiano:  LE CONSEGUENZE DELLE VIOLENZE ISRAELIANE PROTETTE DALL'ANONIMATO CONCESSO AI MILITARI E AI SERVIZI DI SICUREZZA ISRAELIANI

Lorsque nous marchons dans une rue israélienne, il est probable que, dans l’heure qui suit, nous rencontrerons des dizaines d’Israéliens tout à fait ordinaires qui ont été et sont activement impliqués dans le meurtre de Palestiniens armés et non armés, dans les tirs et les blessures, dans leur dépossession, dans la destruction de leurs maisons, dans l’interrogatoire des détenus palestiniens au moyen de la torture, dans les mauvais traitements infligés à eux et à leurs frères et sœurs aux points de contrôle, dans une rue de Jérusalem ou dans leurs maisons au cours d’un raid nocturne.

Des soldats israéliens avec un chargement de Palestiniens capturés à Shuja’iyya, Gaza, en décembre 2023.  Photo : Moti Milrod

Des Israéliens ordinaires tiraient et tirent, torturaient et torturent, brutalisaient et brutalisent, parfois directement, ou bien ils faisaient et font des ordres, signent des ordres et paient des salaires. Ils ont approuvé lexpulsion de familles de leurs maisons, ainsi que la fourniture généreuse d’eau à des Israéliens au détriment de l’approvisionnement en eau de Palestiniens. Ils ont planifié des routes pratiques qui coupent les communautés palestiniennes les unes des autres. Leurs faits et gestes ne sont pas inscrits sur leur front. Eux-mêmes ne se considèrent pas comme des criminels, des meurtriers, des voleurs.

Les actes de ces centaines de milliers d’Israéliens sont connus, mais ils ne sont pas liés personnellement à leurs auteurs : les soldats et les petits fonctionnaires sont protégés par l’anonymat confortable que leur accorde l’État. Ce n’est que dans des cas exceptionnels que leurs noms sont publiés dans le contexte d’actes spécifiques de violence. Les noms des commandants responsables sont connus du public, mais en Israël, il n’est pas d’usage de leur accoler les étiquettes de criminel, meurtrier, voleur, dépossesseur ou extorqueur.

Il en va de même pour les législateurs qui proposent des lois d’apartheid, ou les chefs d’état-major militaires et les responsables du Shin Bet. Il serait contraire aux conventions sociales et linguistiques d’ajouter ces terribles épithètes au nom d’un fonctionnaire bien connu : cela ne passerait jamais les fourches caudines des rédacteurs en chef d’un média quelconque.

Les gradés subalternes - dont les pilotes de chasse idolâtrés par les Israéliens - sont protégés par le secret institutionnel, profondément ancré dans les lois et usages du pays. Les hauts fonctionnaires bien connus sont protégés parce qu’ils ont fait ce qu’ils ont fait au nom et au service de l’État.

Ainsi, l’ancien chef d’état-major des FDI, Benny Gantz, et l’ancien commandant de l’armée de l’air israélienne, Amir Eshel, étaient persuadés qu’un tribunal civil néerlandais rejetterait une action civile intentée contre eux, demandant des dommages et intérêts pour le meurtre de six membres d’une famille dans le camp de réfugiés d’Al Boureij en 2014.

Ismail Ziada, citoyen néerlandais, avait porté plainte pour le bombardement de la maison familiale et la mort de sa mère de 70 ans, Muftiah, de trois de ses frères, Jamil, Yousef et Omar, de l’épouse de Jamil, Bayan, et de leur fils de 12 ans, Shaban. La Cour suprême des Pays-Bas a confirmé les décisions de deux juridictions inférieures selon lesquelles Gantz et Eshel - les personnes qui ont directement ou indirectement donné l’ordre de bombarder et de tuer une famille à l’intérieur de sa maison - bénéficient d’une « immunité fonctionnelle » qui les protège des poursuites civiles aux Pays-Bas parce qu’ils ne faisaient qu’appliquer la politique du gouvernement israélien.

Une enquête des FDI sur l’incident a conclu que « l’ampleur du préjudice attendu pour les civils à la suite de l’attaque » - c’est-à-dire le meurtre d’une grand-mère, de sa belle-fille et de sa petite-fille – « ne serait pas excessive par rapport à l’important bénéfice militaire attendu » : c’est-à-dire les dommages causés à ce que les avocats des FDI ont affirmé être un centre de commandement militaire, et le meurtre des agents militaires supposés qui se trouvaient dans l’immeuble.

À l’époque, on considérait qu’il était permis de tuer trois civils pour tuer quatre agents militaires supposés. Aujourd’hui, comme nous le montrent le nombre considérable de civils tués lors de chaque frappe aérienne à Gaza et les quelque 15 000 enfants qui y ont été tués jusqu’à présent, ainsi que les enquêtes choquantes de Yuval Avraham pour +972 Magazine, le taux de mortalité que les juristes de Tsahal et l’État autorisent aujourd’hui pour les pilotes et les opérateurs de drones est de 20, 30, 40, voire un quartier entier de civils, pour un seul militant du Hamas.

L’histoire et les juristes ont autorisé les États à recourir à la violence contre leurs propres citoyens et contre d’autres États. Ce sont les États qui accordent l’autorisation et l’immunité à leurs citoyens au sein de la police, de l’armée et des agences de sécurité pour qu’ils utilisent la violence dans le cadre de ce qui est défini comme la défense de la patrie et du peuple. C’est parfois le cas. Mais très souvent, il s’agit de la défense des privilèges des classes supérieures, d’une dictature, du vol institutionnalisé, de l’oppression et de l’abus organisé des minorités.

Les États et leurs juristes ont également déterminé que tous ceux qui utilisent la violence contre eux et leurs élites - c’est-à-dire tous ceux qui résistent violemment à la violence de l’État de quelque manière que ce soit - sont des criminels, des meurtriers, des combattants illégaux. Nous parlons ici de membres de groupes minoritaires, de peuples autochtones devenus minoritaires à la suite de massacres systématiques et de migrations massives, de travailleurs, de migrants, de peuples conquis et déshérités.

Chaque Palestinien naît dans cette injustice inhérente : la violence bureaucratique, militaire et policière à leur encontre, qui a coûté la vie à des dizaines de milliers de personnes et déplacé des millions d’autres au fil des ans, est légale et n’est donc pas de la violence, mais plutôt de l’autodéfense et de l’héroïsme sublime et noble. En revanche, les actions des Palestiniens - qu’il s’agisse d’une affiche, d’un message sur les médias sociaux, d’une manifestation, d’un jet de pierres ou d’un attentat-suicide - sont définies a priori comme une infraction pénale.

Qui plus est, un Israélien qui ôte la vie de nombreux Palestiniens est un héros vénéré, tandis qu’un Palestinien qui ôte directement ou indirectement la vie d’un Israélien est puni même après sa mort.

Telle est la réalité totalement asymétrique dans laquelle Walid Daqqa est né et dans laquelle il est mort. La soif de vengeance éternelle de l’État et d’un grand nombre de ses citoyens l’a maintenu en prison, où il a développé sa profonde philosophie humaniste. Cette même soif de vengeance envoie à chaque Palestinien le message que la violence israélienne est incurable, même si les juristes ne la considèrent pas comme un crime.

Carlos Latuff

30/01/2024

MOUIN RABBANI
Pourquoi l'arrêt de la CIJ sur la plainte pour génocide contre Israël est historique

Mouin Rabbani, DAWN, 26/1/2024
Traduit par Fausto Giudice, Tlaxcala

La première ordonnance émise  vendredi 26 janvier 2024 par la Cour internationale de justice sur les accusations de génocide portées contre Israël est entrée dans l'histoire, et ce n'est pas une hyperbole. 

La plus haute juridiction des Nations unies à La Haye a estimé qu'il était « plausible » qu'Israël ait commis des actes contre les Palestiniens de Gaza en violation de la convention sur le génocide. Bien que sa décision ne constitue pas encore un verdict sur la question de savoir si Israël a commis un génocide, ce qui pourrait prendre des années à la Cour, la CIJ s'est déclarée compétente pour poursuivre l'affaire intentée par l'Afrique du Sud, rejetant le principal argument d'Israël.

La Cour a ordonné des mesures provisoires pour protéger la population ravagée de Gaza contre le risque de génocide, notamment en demandant à Israël de veiller « avec effet immédiat » à ce que ses forces militaires ne commettent aucun des actes interdits par la Convention sur le génocide et de « prendre toutes les mesures » pour prévenir et punir l'incitation directe et publique au génocide contre les Palestiniens de Gaza. Chacune des six mesures provisoires a été adoptée à une écrasante majorité par les 17 juges de la Cour, par 16 voix contre 1 et 15 voix contre 2.

À ce stade de la procédure à La Haye, l'affaire se résume à une seule question : la CIJ a-t-elle déterminé que l'Afrique du Sud avait présenté une accusation plausible selon laquelle Israël commet un génocide et, sur cette base, a-t-elle autorisé la poursuite de l'affaire en vue d'une audience complète ? Tout le reste est secondaire. Sur ce point crucial, le verdict de la Cour a été sans ambiguïté : les arguments présentés par l'Afrique du Sud devant la CIJ au début du mois étaient suffisamment convaincants, et la réfutation et les dénégations d'Israël peu convaincantes. La CIJ va maintenant mener une audience complète et appropriée pour déterminer si Israël est non seulement accusé de manière plausible, mais aussi substantiellement responsable du crime de génocide à Gaza.

C'est là que l'histoire s'est écrite. À partir du 26 janvier 2024, Israël et ses sponsors occidentaux ne pourront plus utiliser l'Holocauste pour se soustraire à l'obligation de rendre compte de leurs crimes contre le peuple palestinien. Raz Segal, éminent professeur d'études sur l'Holocauste et les génocides, a récemment souligné que l'État d'Israël était né dans l'impunité. « L'idée que l'État juif puisse commettre des crimes de guerre, sans parler de génocide, devient dès le départ une idée impensable », a-t-il déclaré. « L'impunité d'Israël est inscrite dans le système ».

Ce n’est plus le cas.

10/09/2023

GIDEON LEVY
Tout d’un coup, les soldats et les officiers israéliens sont des criminels de guerre

Gideon Levy, Haaretz, 10/9/2023
Traduit par Fausto Giudice, Tlaxcala

L’anxiété, vraie ou fausse, s’est emparée des chefs de l’armée et de la justice : la révolution judiciaire met les soldats des Forces de défense israéliennes et leurs commandants face à un risque concret de poursuites à l’étranger. Il est difficile de savoir si la vague de briefings qui a submergé les médias au cours du week-end n’était qu’une menace dans le cadre de la lutte contre le coup d’État gouvernemental ou si l’appréhension est réelle. Quoi qu’il en soit, les commandants de Tsahal, qui craignent pour leur avenir, se mettent soudain à dire les choses telles qu’elles sont, comme jamais auparavant, et à présenter une vérité qu’ils n’avaient jamais admise auparavant.


Cour Pénale Internationale, La Haye : "Prenez place"
Carlos Latuff

Selon ces personnes craintives, jusqu’à présent, les membres des forces de défense israéliennes bénéficiaient d’une protection efficace sous la forme de tribunaux israéliens de renommée mondiale. Maintenant que cette protection commence à se fissurer, les soldats sont susceptibles d’être poursuivis à La Haye et devant d’autres tribunaux à l’étranger. Pour la première fois, la défense et la justice israéliennes admettent qu’il y a des raisons de soupçonner que Tsahal commet des crimes de guerre et que seule la renommée des tribunaux israéliens l’a protégée jusqu’à présent.

Mais le prestige des tribunaux sur ces questions est une fabrication totale, dont les diffuseurs savaient pertinemment qu’elle était fausse. Il n’existe pas en Israël de système d’enquête sur les crimes de l’occupation. Les tribunaux militaires sont manifestement une plaisanterie pathétique, et le prestige dont jouit la Haute Cour de justice n’est justifié que tant qu’elle n’est pas confrontée à l’establishment de la défense.

Des décennies d’occupation, sans un seul jour où des crimes de guerre n’ont pas été commis, n’ont pas donné lieu à une seule enquête digne de ce nom, qui n’ait pas été blanchie et muselée, à un seul acte d’accusation qui soit à la hauteur des faits, et certainement pas à une seule peine qui corresponde au crime. Un État dans lequel le procès d’Elor Azaria - qui a abattu un assaillant palestinien blessé et hors d’état de nuire - se termine par une peine de 18 mois de prison pour homicide involontaire, réduite à 14 mois pour des “raisons de compassion et de considération”, puis réduite d’un tiers, et où l’affaire est considérée comme un traumatisme national - est un État qui n’enquête pas, ne poursuit pas et ne punit certainement pas les personnes qui commettent des crimes de guerre.

Le procès Azaria aurait dû être une lumière pour les nations et la Cour internationale de justice : c’est l’exception qui confirme la règle. Et la règle, c’est qu’Israël n’enquête pas et ne punit pas les soldats ou les commandants pour crimes de guerre. Les dossiers prennent la poussière dans le bureau de l’avocat général de l’armée, se couvrant des mensonges et des tromperies des soldats et de leurs commandants, jusqu’à ce qu’ils soient mis de côté.

Ainsi, quelqu’un d’autre doit faire le travail pour l’État. Il était commode pour La Haye et le monde de s’accrocher à la douce illusion qu’Israël est sérieux dans ses enquêtes sur les membres du service. Le coup d’État judiciaire est arrivé, et soudain, nous n’avons plus d’avocat général militaire qui enquête, ni de Haute Cour de justice qui lutte contre les crimes de guerre.

Il n’y a pas de mal sans bien. Tout comme la tentative de coup d’État a tiré un grand nombre d’Israéliens de leur torpeur et les a fait descendre dans la rue, elle permettra peut-être au monde de se réveiller de son coma.

Après plus de 35 ans de reportages sur l’occupation, après avoir entendu des milliers d’histoires époustouflantes qui se terminent toujours de la même manière : des tireurs d’élite de l’armée qui tirent sur des enfants et d’autres civils innocents, des tirs réels lors de manifestations, des frappes aériennes sur des civils sans défense, des malades au seuil de la mort qui se voient refuser l’entrée en Israël pour y recevoir des soins médicaux, des punitions collectives, des détentions sans procès, des perquisitions brutales au domicile de personnes innocentes, devant leurs enfants, des humiliations, des coups, des abus, l’utilisation de chiens d’attaque, des fouilles à nu et une myriade d’autres délits, qui se terminent tous de la même manière.

« Nous n’avons pas connaissance de plaintes concernant des violences commises par des soldats. Toute allégation de ce type sera examinée » ; « Nous ne sommes pas au courant de l’allégation selon laquelle des soldats auraient utilisé des enfants en bas âge comme boucliers humains » ; « Nous sommes au courant de l’allégation concernant la mort d’un mineur. Les circonstances font l’objet d’une enquête ».

Juges du monde : ces “enquêtes” sont éternelles et n’ont d’autre but que de tromper le monde et de maintenir l’immunité sacrée et absolue des soldats de Tsahal. Peut-être que l’abrogation du critère de raisonnabilité* vous incitera enfin à agir, auquel cas le coup d’État judiciaire aura un résultat non destructeur : la fin de l’ère du mensonge selon lequel Israël et ses militaires enquêtent sur eux-mêmes. Ils n’ont jamais eu l’intention de le faire.

NdT

*La Knesset a adopté en juillet dernier une mesure qui empêche la Cour suprême d’annuler les décisions du gouvernement au motif qu’elles sont « déraisonnables ». Ses partisans disent que la norme actuelle de « raisonnabilité » donne aux juges non élus des pouvoirs excessifs sur la prise de décision par les élus.