Sergio
Rodríguez Gelfenstein, 27-2-2025
Traduit par Fausto Giudice, Tlaxcala
La semaine dernière, nous avons fait une observation
descriptive des développements internationaux ; l'analyse de ces
développements est un peu plus complexe. Il me semble que les difficultés
proviennent de l'idée qu'il est possible de comprendre la situation actuelle
sur la base d'une vision dichotomique entre unipolarité et bipolarité et que
les catégories d'analyse utilisées pendant la guerre froide sont toujours
valables. Certains analystes parlent même de l'émergence d'une nouvelle
bipolarité Chine-USA.
Il y a quelques jours, un ami toujours bien informé et soucieux de suivre les développements internationaux m'a écrit pour me dire : « Je ne comprends pas ce qui se passe. Je suis perdu. Peut-être que l'empire veut redessiner le monde. Tu avais écrit quelque chose il y a de nombreuses années sur les répartitions... »
Tout cela m'a motivé à écrire cet
article qui, en raison de sa longueur, a dû être publié en deux parties, ce qui
n'est pas forcément avantageux. En effet, en mars 2014, mon livre a été publié
d'abord au Chili puis en Argentine par la maison d'édition Biblos. “La balanza de poder. Las razones del
equilibrio del sistema internacional” [« L'équilibre des
pouvoirs. Les raisons de l'équilibre du système
international »]. Quelques mois plus tard, l'édition anglaise de L’ordre du monde d’Henry
Kissinger est sortie en septembre.
Cherchant à établir ce que serait
le système international du futur, j'ai passé en revue dans mon livre les
variantes existantes basées sur l'étude des causes des conflits et de la
coopération entre les États pour les résoudre. J'ai ensuite expliqué les
propositions de bipolarité, de multilatéralisme, de multipolarité et
d'apolarité qui étaient sur la table. Personnellement, j'ai osé affirmer que
les différentes conditions existantes laissaient présager qu'à moyen terme, un
système international d'équilibre des pouvoirs serait mis en place.
La définition la plus claire de
l'équilibre est apparue dans les études du politologue usaméricain Morton Kaplan qui, dans un
article de 1966 intitulé « Some Obstacles in International Systems
Research », a établi que les acteurs de l'équilibre devaient être au moins
cinq, avoir un caractère exclusivement national et entrer dans la catégorie des
« acteurs nationaux essentiels au fonctionnement du système ».
Il a ensuite établi 6 règles
fondamentales qui caractérisent le système d'équilibre des pouvoirs. Il s'agit
de négocier avant de combattre, de combattre avant de ne pas augmenter les
capacités, de ne pas combattre avant d'éliminer un acteur clé, de s'opposer à
toute coalition qui tente de dominer, de limiter les acteurs qui acceptent les
principes organisationnels supranationaux et de permettre aux acteurs qui sont
vaincus ou limités de réintégrer le système.
Il s'agit là d'un résumé très
succinct de la proposition présentée par Kaplan. Dans mon livre, publié il y a
seulement 11 ans, j'ai soutenu que, de mon point de vue, pour la Chine, la
recherche de l'équilibre fait partie de sa politique permanente, tandis que
pour les USA, une bête blessée et jouant des griffes, l'équilibre est un
impératif de survie.
Mon point de vue était et reste
que le monde évolue vers un équilibre des pouvoirs. La possibilité de détruire
la planète pour imposer le capitalisme n'est pas viable. Les capitalistes sont
immoraux, pas suicidaires. L'accumulation a une limite - actuellement imposée
par les puissances de confrontation - qui indiquent en fait une faiblesse
croissante et la perte de l'hégémonie impériale. Une rationalité du capital -
si elle existe et est possible - établit comme plus viable un équilibre qui lui
permet de préserver une part de pouvoir plutôt que de recourir à une
confrontation nucléaire dans laquelle ils peuvent difficilement obtenir des
gains.
Comme je l'ai déjà dit, quelques
mois après la publication de mon livre, le groupe d'édition Penguin Random
House a publié le livre de Kissinger sous le titre suggestif de « World
Order: Reflections on the Character of Nations and the Course of History».
D'un autre point de vue, même antagoniste au mien, Kissinger affirme que
l'équilibre est la seule alternative pour que USA conservent leur puissance.
Peu avant la publication de son
livre, à la fin du mois d'août 2014, Kissinger a publié dans The Wall Street
Journal un article intitulé « On the
Assembly of a New World Order ». Dans ce texte, il donne un aperçu de
certains éléments qu'il développe beaucoup plus longuement dans son livre. Il
considère comme positif le fait que la démocratie et la gouvernance
participative soient passées du statut d'aspiration à celui de “réalité
universelle”. Notez la référence de Kissinger à la "gouvernance
participative".
Il note que la majeure partie du
monde est composée de pays qui forment des États souverains indépendants, mais
ajoute que l'Europe n'a pas les attributs pour créer un État, offrant un “vide
d'autorité tentant”. Il semble ici vouloir actualiser les caractéristiques des
États-nations essentiels mentionnés par Kaplan, qui sont orientés vers la
configuration d'un équilibre entre la Chine, la Russie, les USA, l'Inde et un
pays européen qui émergera en tant que leader dans le conflit actuel -
l'Allemagne ? le Royaume-Uni ? la France ? Peu importe lequel, mais ce sera
l'un d'entre eux.
Kissinger était d'avis que
l'ordre international était confronté à un paradoxe, en ce sens que - selon lui
- la prospérité dépendait du succès de la mondialisation, mais que le processus
produisait un contrecoup politique qui visait à remettre en cause ses
objectifs. Pour remédier à cette anomalie, il a proposé la création d'un « mécanisme
efficace permettant aux grandes puissances de se consulter et éventuellement de
coopérer sur les questions les plus importantes ».
Pour ce faire, les USA devraient
accepter l'existence de deux niveaux apparemment contradictoires : les
principes universels d'une part et les particularités locales et régionales
d'autre part. En tout état de cause, Kissinger ne renonce pas à ses fondements
idéologiques impérialistes en affirmant que tout doit être envisagé sous
l'angle du caractère exceptionnel des USA.
Sur le plan intérieur, cela
signifie que les citoyens usaméricains doivent comprendre qu'ils ne sont pas
les seuls à vivre sur cette planète, qu'ils doivent renoncer à certains de
leurs droits pour faire progresser la mondialisation et que même ces droits
doivent continuer à être violés [comme c'est le cas aujourd'hui aux USA] pour
faire de la place aux opinions d'autres pays.
Dès le début du livre, Kissinger
affirme que les différentes traditions culturelles permettent d'établir le
concept d'ordre comme base des relations internationales. Il semble ainsi
contredire Huntington, qui pensait que l'avenir serait marqué par des conflits
civilisationnels. Il estime au contraire que les conflits actuels trouvent leur
origine dans l'identification d'idées concurrentes sur la forme du système
international à un moment où l'enjeu est d'organiser l'ordre régional tout en
veillant à ce que cet ordre soit compatible avec la paix et la stabilité dans
le reste du monde.
Sans que cela semble sortir de sa
plume, Kissinger estime qu'il y a un grand risque à ce que l'Occident tente de
répandre son modèle de démocratie dans le monde, avertissant notamment que “l'idéalisme
américain” sans une stratégie claire pour le mettre en pratique ne conduira pas
à une amplification de la présence de la “démocratie libérale” dans le monde.
Les notions d'impérialisme et
d'équilibre peuvent sembler antagonistes, mais elles ne le sont pas. Je tiens à
le répéter, pour les USA, il s'agit d'une question de survie. Il peut être
nécessaire d'étudier le livre de Kissinger pour comprendre la performance
internationale de la nouvelle administration usaméricaine. On sait que durant
la première administration Trump, bien après l'âge de 90 ans, Kissinger était
un visiteur régulier de la Maison Blanche. Décédé en 2023 à l'âge de 100 ans,
ses idées et son empreinte constituent la colonne vertébrale de l'action
internationale des USA à ce stade.
En décembre 2022, quelques mois
après le début de l'opération militaire russe en Ukraine, alors que Joe Biden
est au pouvoir à Washington, Kissinger, dans un article intitulé. “Comment éviter une nouvelle guerre mondiale
?” , a estimé que la paix devait être recherchée avec un double
objectif : confirmer la liberté de l'Ukraine et définir une nouvelle structure
internationale dans laquelle la Russie devrait avoir sa place. L'ancien
secrétaire d'État n'était pas non plus d'accord avec l'idée que la Russie était
obligée de devenir un pays impuissant après le conflit en Ukraine, car il était
impératif de reconnaître que la Russie « avait contribué de manière
décisive à la recherche de l'équilibre mondial et de l'équilibre des pouvoirs
pendant plus d'un demi-millénaire » et que « son rôle historique ne
devait pas être dégradé ».
Les questions qui ont été mises
au premier plan de la dynamique internationale actuelle, telles que les immigrés
déportés des USA, le canal de Panama et le Groenland, ne sont que des écrans de
fumée destinés à “distraire” le monde et à le faire réfléchir et débattre sur
des questions qui ne sont pas prioritaires. Selon le sénateur usaméricain
Bernie Sanders, le véritable objectif de Trump est de « démanteler
illégalement et inconstitutionnellement les agences gouvernementales »
afin que les milliardaires et les « classes dirigeantes [qui] ont toujours
voulu et cru que [le pouvoir] leur revenait de droit, [obtiennent] plus de
pouvoir, plus de contrôle, plus de richesse ». Pour ce faire, ils doivent
dynamiter les institutions du pays et restructurer le système international
selon les paramètres définis par Trump.
Certes, pour y parvenir, ils ont
besoin que la Chine, et non la Russie, soit l'ennemi dans le nouveau système
qu'ils entendent construire. Cependant, face à un approfondissement stratégique
de la situation critique, la seule solution pour tenter d'éviter la catastrophe
et de sauvegarder une certaine part de pouvoir est de se concentrer sur la
recherche d'un équilibre, comme l'a souligné Kissinger.
Il y a presque deux ans, en mai
2023, Kathleen Hicks,
la vice-secrétaire d'État à la défense des USA l'a clairement indiqué. Lors d'une conférence
à Washington, elle a déclaré que le Pentagone percevait la Chine comme le
challenger militaire de son pays et « le seul concurrent stratégique ayant
la volonté et, de plus en plus, la capacité de remodeler l'ordre international ».
Elle a ajouté que la Chine constituait “un défi générationnel” qui, même s'il
évoluera avec le temps, “n'ira nulle part”.
Rappelant l'empreinte de
Kissinger au cours du XXe siècle, Hicks a évoqué l'expérience
historique de la confrontation avec l'Union soviétique, un concurrent “lent et lourd”,
alors qu'aujourd'hui, en matière de défense, les USA doivent “évoluer plus vite
que les menaces”.
Hicks a déclaré que dans cette “nouvelle
ère de compétition stratégique”, l'objectif des USA 3est de dissuader, car la compétition
n'est pas synonyme de conflit"” Selon la sous-secrétaire, le Pentagone a
réussi à faire en sorte que « les dirigeants chinois se réveillent chaque
jour, considèrent les risques d'agression et concluent" : “Aujourd'hui
n'est pas le jour” et qu’ils le pensent aujourd'hui et chaque jour entre
aujourd'hui et 2027, aujourd'hui et 2035, aujourd'hui et 2049, et au-delà »,
soulignant curieusement les années phares pour lesquelles la RPC a entrepris
d'atteindre des objectifs stratégiques.
À ce stade, Trump connaît les
coûts liés au maintien de 800 bases militaires et de 1,32 million de militaires
en dehors de son territoire, sans compter 11 groupes d'attaque de porte-avions
dont 7 sont déployés et 4 en réparation, avec un fardeau économique très
important conspirant avec l'objectif de faire de « l'Amérique à nouveau grande »
une réalité. Pour cette raison, il a anticipé les circonstances et a exprimé le
20 février sa volonté de négocier avec la Russie et la Chine pour réduire le
nombre d'ogives nucléaires, soulignant qu'il considère comme inacceptable
l'utilisation d'armes atomiques et l'augmentation du nombre de puissances
nucléaires. Pour paraphraser l'ancien président Bill Clinton, on pourrait dire “It's
the economy, stupid”.
Il faut le dire clairement... et
le répéter, le système international de l'après-guerre s'est effondré et est
sur le point de céder la place à un nouveau système. Certes, l'OTAN existe
encore formellement, mais la réalité est que, comme l'a certifié le président
Macron en novembre 2019, elle est en « état de mort cérébrale ». Le
Secrétariat général est un poste vide, créé uniquement pour faire croire aux
Européens qu'ils peuvent décider de quelque chose. Le véritable pouvoir repose
sur les épaules du commandant suprême des forces alliées en Europe, qui est
toujours un général usaméricain. Il est déjà question que Trump ordonne le
retrait de ses troupes déployées en Europe de l'Est, dans les pays qui
faisaient partie de l'Union soviétique ou du Pacte de Varsovie. Cela
reviendrait au statu quo de la fin de la guerre froide, lorsque l'Union
soviétique a disparu et que l'Occident a pris des engagements envers la Russie
qu'il n'a jamais tenus.
Aujourd'hui, alors que des
délégations de haut niveau de la Russie et des USA se sont réunies à Riyad, la
capitale de l'Arabie saoudite, « les eaux reviennent à la normale ».
Marco Rubio sait que Sergueï Lavrov n'est pas le ministre des Affaires
étrangères indigne et stupide du Panama et que Poutine n'est pas non plus le
José Raúl Mulino qui fait des génuflexions. Il ne s'agit pas d'une question de
taille et de puissance d'un pays par rapport à l'autre. Un dirigeant panaméen,
le général Omar Torrijos, a forcé les USA à s'asseoir à la table du dialogue, a
négocié d'égal à égal avec le seul pouvoir que lui conféraient la dignité et
l'histoire du peuple panaméen héroïque, et a gagné : il les a obligés à
restituer le canal.
À Riyad, Rubio a dû mesurer ses
mots et même ses gestes. Il s'agissait d'un premier pas, qui avait plus à voir
avec la politique bilatérale qu'avec une révision de l'agenda international,
même si la question de l'Ukraine était sur la table. Mais le fait que les deux
plus grandes puissances nucléaires de la planète se soient assises pour
discuter et que certains de leurs principaux dirigeants se soient regardés dans
les yeux, face à face, et aient éteint l'allumette qui, il y a quelques
semaines à peine, menaçait d'allumer le feu de l'hécatombe nucléaire, est un
signe de soulagement et une voie positive pour toute l'humanité éprise de paix
et de vie.
Aujourd'hui, le doute, la
confusion et l'incertitude règnent, et pour les Européens, la perplexité, mais
nous devons nous y habituer : c'est la dynamique de Trump et il en sera ainsi
pendant au moins les quatre prochaines années. En attendant, tout en
reconnaissant et en applaudissant ce qui s'est passé à Riyad et les événements
qui ont conduit à la possibilité d'une guerre nucléaire, nous devons toujours
nous souvenir du Comandante Ernesto Che Guevara lorsque, le 30 novembre 1964,
depuis Santiago de Cuba, il a recommandé que l'on ne fasse pas confiance à
l'impérialisme “même un tout petit peu, pas du tout”.