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20/09/2023

L’histoire de la statue en bronze de Pinochet (coulée à Bagnolet) et des petits soldats de plomb à son effigie

La seule statue existante d’Augusto Pinochet, haute de 3 mètres et coulée chez Blanchet-Landowski à Bagnolet (France), n’a jamais été exposée en public. Elle est cachée dans un dépôt de l’armée chilienne. En revanche, les petits soldats de plomb à l’effigie du “Tata” (le Papy) ont connu un certain succès. La correspondante principale du quotidien espagnol El País à Santiago nous raconte ces deux histoires, emblématiques de la catastrophe anthropologique qui a frappé le pauvre Chili.-FG

 

Augusto Pinochet en bronze : l’histoire occultée de la statue du dictateur

Rocío Montes, El País, 10/9/2023

Avant de quitter La Moneda en mars 1990, le général avait prévu d’ériger un monument à son effigie dans un espace public de Santiago. Œuvre du sculpteur Galvarino Ponce, la sculpture de trois mètres a été coulée à Paris et a voyagé jusqu’au Chili, mais n’a jamais été installée : elle est cachée.

Photographies d’un buste et de la statue d’Augusto Pinochet conçus par le sculpteur Galvarino Ponce.Photo Rocío Montes

Peu avant de quitter La Moneda en mars 1990, après 17 ans de dictature militaire, Augusto Pinochet avait un projet monumental : une grande statue de lui-même qu’il léguerait à la postérité.

L’histoire commence à la fin des années 1980, lorsque l’armée de terre contacte le sculpteur Galvarino Ponce, l’un des grands génies chiliens du portrait sculptural.

Le sculpteur : réaliste, mais pas royaliste

Né en 1921 - il avait six ans de moins que Pinochet - Ponce est un artiste à la biographie curieuse et au talent exceptionnel. En regardant simplement des photographies ou en observant directement un homme ou une femme pendant quelques instants, il pouvait faire en quelques heures ce que d’autres artistes mettaient des jours ou des semaines à faire : réaliser des têtes qui ressemblaient de façon frappante à celles des personnes représentées. On dit qu’il utilisait la technique russe de modelage : avec des boules d’argile. Il travaillait d’abord le profil, le front, puis le volume. Il était talentueux, mais aussi rapide et prolifique. Ses œuvres sont présentes dans tout le Chili, dans les espaces publics et privés, comme celles de peu de ses confrères.

Teté - comme l’appellaient sa famille et ses amis - a commencé à sculpter avant l’âge de 20 ans. Mais avant de se consacrer pleinement à la sculpture, il a porté un uniforme. Avec des oncles et des parents liés à l’armée, il avait environ 14 ou 15 ans lorsqu’il est entré à l’école militaire de Santiago.

Il y est un élève lucide, brillant, remarquable, un artiste : tout à fait particulier. Cadet de l’école, il fonde la revue satirique El tiburón [Le Requin], où il exploite son côté journaliste. Il écrit des chroniques et dessine des caricatures de ses camarades de classe et de ses professeurs. Ponce réussit même à imprimer la publication qui, sur ordre des autorités, est supervisée et dirigée par un lieutenant d’artillerie : Carlos Prats, un militaire intellectuel, un peu plus âgé, qui supervise le travail de l’équipe d’El tiburón. C’est ainsi qu’est née la profonde amitié entre Ponce et Prats, commandant en chef de l’armée de terre sous le gouvernement de Salvador Allende (1970-1973). Lorsque la dictature de Pinochet l’assassine avec son épouse à Buenos Aires en 1974, Ponce est attristé par sa mort. Il le considérait comme un officier brillant, très distingué et un bon ami.

Il fait partie de la génération d’officiers de 1940 et, après avoir obtenu son diplôme, il commence à travailler à l’école d’infanterie de San Bernardo, dans le sud de Santiago, où il a passé une grande partie de son enfance et de son adolescence. Sans abandonner sa carrière militaire, Ponce commence à travailler comme sculpteur et, grâce au bouche-à-oreille, il reçoit ses premières commandes. Mais ce n’est que dans les années 1950 qu’il décide de se consacrer à l’art et de partir étudier en Italie. Il y parvient grâce à l’armée elle-même, qui l’envoie avec une bourse à l’école d’infanterie de Turin. Lorsqu’il rentre au Chili à l’âge de 32 ans, l’art est entré dans ses veines et il ne se voit pas reprendre les armes. Malgré lopposition de sa femme Chita, il décide de changer de vie et quitte l’armée. Il pensait avoir été bon et distingué en tant qu’officier et voulait devenir un bon civil. « Nous, les militaires, avons une tête très différente de celle des civils, et pour être un bon civil, il faut apprendre. Et pour apprendre à être un bon civil, il faut interagir avec les civils », dira-t-il bien plus tard.

Il tisse des réseaux parmi les radicaux et les francs-maçons. Il devient candidat à la députation pour le parti radical à San Bernardo et participe à la loge d’hommes politiques connus de l’époque. Des entrailles du pouvoir militaire - il a été le compagnon de nombreux commandants de l’armée - Ponce a ensuite circulé parmi le pouvoir politique et, dans les années 1950, il a produit des dizaines de sculptures de tailles et de matériaux différents : des figures universelles comme Homère aux intellectuels chiliens et aux héros de toutes les époques. L’armée, qui reste son univers d’origine, lui commande un grand nombre d’œuvres.

Mais l’une des œuvres les plus importantes, en raison de ses dimensions et de son importance, est probablement le monument de l’Abrazo de Maipú, aujourd’hui installé sur la place du temple votif de cette municipalité, à l’ouest de la capitale chilienne, qu’il a remporté à l’issue d’un concours public (il a envoyé quatre projets sous des pseudonymes différents). Il s’agit d’un monument équestre représentant les généraux San Martín et O’Higgins montés sur des chevaux qui lèvent leurs pattes antérieures comme pour initier un saut dans l’infini. Il en achève le modelage en 1961, ce qui lui permet d’acquérir une certaine notoriété en tant qu’artiste. Grâce aux efforts de ses amis radicaux, le gouvernement de Jorge Alessandri (1958-1964) le nomme attaché culturel du Chili à Rome.

Le sculpteur Galvarino Ponce travaillant sur un buste. Photo Rocío Montes

Pendant 20 ans, Ponce a poursuivi une carrière diplomatique : tout au long des années 1960 et 1970. Il commence par la capitale italienne, où il bénéficie d’un décret du président Alessandri qui lui permet d’entrer au ministère des Affaires étrangères en tant que fonctionnaire. Il travaille ensuite à Rio de Janeiro, Asunción, Neuquén, Amman en Jordanie, Mendoza et Belgrade, la capitale de l’ex-Yougoslavie. Il prend sa retraite de diplomate en 1981 pour se consacrer à nouveau à la sculpture. Ces décennies ont été prolifiques : présidents, généraux, héros nationaux, intellectuels et prêtres ont alimenté les statues de Ponce, un homme qui attirait l’attention par sa sympathie et ses traits d’esprit.

Il a écrit une courte autobiographie à la machine à écrire, dont voici un résumé :

« Il est très fier d’avoir travaillé si dur : ses adversaires pensent qu’il est au mieux de sa forme....

Il a passé sa vie à lire, étudier et travailler, toujours sur des sujets absolument inutiles.

Les artistes pensent qu’il était un bon diplomate ; les diplomates pensent qu’il était un bon artiste....

Ces dernières années, il a essayé de gagner sa vie avec ses mains. Beaucoup considèrent que c’est un paradoxe... parce qu’il s’appelle Galvarino [héros mapuche dont les mains ont été coupées].

Il est tout à fait réaliste, sans être royaliste.

C’est un sybarite, par construction, mais diverses affections, dont l’âge, le limitent de façon alarmante et progressive.

Sa monomanie est de fabriquer des singes [monos en espagnol]. Il pense qu’il peut devenir un vieil homme heureux. Il a un tempérament très joyeux et ne prend rien au sérieux, sauf le whisky... »

Un “secret d’État”

La commande que l’armée de Pinochet lui a confiée à la fin des années 1980 - et que Ponce a acceptée - consistait en une grande statue et des dizaines de bustes du général à installer dans tous les régiments et garnisons militaires du pays.

Ponce a commencé à le modeler. « C’était des photos, rien que des photos. Les militaires ont envoyé des photos des chaussures, des uniformes, des décorations. Vous savez comment sont les militaires », a-t-il expliqué à la soussignée en mars 2012, lors d’un entretien à son domicile de San Bernardo, dans la partie sud de Santiago, qui conserve une certaine culture rurale.

Pour Ponce, Pinochet était une vieille connaissance : c’est le sculpteur qui a présenté Pinochet à son ancienne épouse, Lucía Hiriart.

19/09/2023

JUAN PABLO CÁRDENAS S.
Chili : Kissinger, la droite indécrottable et la gauche boboriche

Juan Pablo Cárdenas S., Política y Utopía, 18/9/2023
Traduit par Fausto Giudice
, Tlaxcala

Cinquante ans après le coup d’État de septembre 1973, au-delà des justes hommages rendus au Chili et dans le monde à Salvador Allende, nous avons tous eu l’occasion d’observer la tension que cet anniversaire national et mondial produit toujours au sein de la droite.

Ricardo, El Mundo, 13/9/2023

Bien que les années passées nous apportent de plus en plus de preuves que le renversement a été conçu et organisé par Henry Kissinger et le gouvernement usaméricain sous Nixon, curieusement, ce fait a été ignoré par les actes officiels, bien que cette fois-ci il y ait eu des reconnaissances fortes de la part de Washington.

En particulier lorsque la Maison Blanche a dévoilé de nouveaux documents secrets concluants qui révélaient un certain nombre d’actions et de contributions en millions de la CIA visant à déstabiliser le gouvernement de l’Unité populaire afin d’installer Pinochet à la tête de notre pays à l’issue d’une opération criminelle et terroriste.

Bien entendu, les dirigeants chiliens actuels ne sont pas disposés à mettre l’accent sur  la responsabilité de l’impérialisme usaméricain dans des dizaines de coups d’État sur notre continent et dans le monde. Et encore moins d’exiger que les cerveaux usaméricains soient envoyés dans notre pays pour y être jugés en tant que séditieux et assassins.

Ce serait certainement trop demander que l’impunité ne prévale pas à cet égard, de sorte que les dirigeants usaméricains actuels et futurs bénéficient de l’immunité pour continuer à mener des opérations criminelles visant à renverser les gouvernements de toute tendance politique qui mettent en péril les intérêts usaméricains.

Avec le coup d’État de 1973, la puissance impériale a clairement indiqué que ses efforts ne se limitaient pas à la lutte contre les gouvernements de gauche, mais aussi contre tout régime qui propose des changements substantiels en faveur de la justice sociale susceptibles d’affecter ses investissements à l’étranger.

Il y a cinquante ans, un gouvernement démocratiquement élu a été renversé pour imposer un régime néolibéral qui a annulé les acquis démocratiques et sociaux, par exemple la nationalisation du cuivre et la réforme agraire.

Nous trouvons inacceptable que cette année, il n’y ait pas eu non plus de condamnation large et sévère des actions des USA. Cela s’explique par la complicité de la droite et des entités politiques qui ont promu le coup d’État.

Et maintenant, ce qui est encore pire, c’est le silence éhonté de la gauche néolibérale, c’est-à-dire de ces socialistes, démocrates-chrétiens et autres pour lesquels c’est un honneur de serrer la main du secrétaire d’État usaméricain lui-même, qui a atteint 100 ans d’existence sans reproche de la part de ceux qui ont observé et même subi dans leur propre chair les violations des droits humains également encouragées par Washington.

17/09/2023

RAÚL ZIBECHI
Un demi-siècle après le coup d'État : le Chili, un laboratoire pour ceux d’en haut comme pour ceux d’en bas

Raúl Zibechi, La Jornada, 8/9/2023
Traduit par Fausto Giudice, Tlaxcala

Le coup d'État du 11 septembre 1973 contre le gouvernement de Salvador Allende a marqué un tournant profond dans l'histoire récente. Les États-nations ont été entièrement remodelés par les classes dominantes, le néolibéralisme s'est installé, mettant fin au processus industriel de substitution des importations, et les mouvements d'en bas n’ont plus pu fonctionner de la même manière. Ces changements, il  convient de les évaluer.


Manuel Loayza

Sous le régime militaire d'Augusto Pinochet, les forces armées ont écrasé l'organisation ouvrière, imposant un terrorisme d'État contre tout dissident et, en particulier, contre les travailleurs. Elles ont réussi à refonder le capitalisme chilien, en éliminant l'ancienne industrie et en approfondissant l'accumulation par spoliation. Les relations de travail ont été complètement remodelées en faveur des patrons, puisqu'il n'y avait pas d'opposition ouvrière organisée.

Le néolibéralisme s'est nourri de la violence contre les secteurs populaires qui, avec l'aide de technocrates et d'économistes connus sous le nom de Chicago Boys, ont transformé le Chili en un grand laboratoire où les privatisations (à l'exception de l'entreprise de cuivre, dont les bénéfices sont allés aux forces armées), un nouveau système de retraite privé et des initiatives qui ont condamné la classe ouvrière au chômage et à la faim ont été pratiqués à la main.

Les salaires ont baissé de manière retentissante dans le monde entier.

Deux chercheurs du Program on Race, Ethnicity and the Economy de l'US Economic Policy Institute ont étudié 85 ans d'histoire du salaire minimum. Leur conclusion est lapidaire : « Sans mécanisme en place pour l'ajuster automatiquement à la hausse des prix, la valeur réelle du salaire minimum fédéral a progressivement diminué, atteignant en 2023 son niveau le plus bas depuis 66 ans » (source).

Cette année, le salaire minimum vaut 42 % de moins qu'à son apogée en 1968, et 30 % de moins que lors de sa dernière augmentation, il y a 14 ans, en 2009. « Cette perte significative de pouvoir d'achat signifie que le salaire minimum fédéral actuel est loin d'être un salaire décent », concluent les chercheurs.

La troisième question est celle des transformations de l'action collective. Le centre du mouvement social chilien s'est déplacé des usines vers les poblaciones [quartiers populaires périphériques, souvent des bidonvilles autocontstruits sur des terrains occupés, NdT] qui, depuis 1983, ont été au centre de la résistance à la dictature lors de mémorables journées de protestation. Des pratiques collectives de survie, les ollas comunes [pots communs, soupes populaires autogérées] que l'on théorisera plus tard sous le nom d'“économie solidaire”, s'y sont développées. Le mouvement des pobladores passe de la résistance à l'insurrection.


1983 : "Pinocchio escucha, ándate a la chucha"= " Pinocho [jeu de mots entre Pinochet et Pinocchio] écoute, va t'faire foute" [pour que ça rime aussi en français]

La première manifestation a eu lieu le 11 mai 1983, à l'appel des travailleurs du cuivre et dans des quartiers comme La Victoria, où des barricades ont été érigées, des affrontements avec les carabiniers et les militaires ont eu lieu et plusieurs personnes ont été tuées. En représailles, 5 000 maisons ont été perquisitionnées et toutes les personnes âgées de plus de 14 ans ont été arrêtées.

14/09/2023

OLEG YASINSKY
Les larmes de crocodile à l’occasion du cinquantenaire du coup d’État militaire au Chili

Oleg Yasinsky, Politika, 11/9/2023
Traduit par Fausto Giudice, Tlaxcala

Le grand écrivain portugais José Saramago, en visite au Chili quelques années après le retour à une démocratie timide et craintive, toujours sous la tutelle de Pinochet, avait déclaré :

“Ici, les morts ne sont pas morts et les vivants ne sont pas vivants.”

Chaque année, quand arrivait le mois de septembre, quand des milliers de bougies étaient allumées dans tous les coins du Chili pour rendre hommage aux disparus, je repensais à cette phrase qui, à mon avis, expliquait mieux ce qui se passait dans le pays que des centaines de livres d’analyse et de critique sociale, bons ou mauvais.

En traversant une fois le désert d’Atacama, nous nous sommes perdus parmi ses énormes étoiles et distances tracées sur les routes infinies qui, comme des aiguilles, traversent le paysage aride peint il y a des millions d’années par des fleuves préhistoriques et des fonds marins qui n’existent plus.

Ce sont des lieux qui ressemblent à un décor spécialement créé pour l’apparition de vaisseaux extraterrestres, de dinosaures ou de tout autre fruit de notre pauvre imagination.

Dessin de Carlos Ayress Moreno, 1974



Dessin d’Enrique Olivares Aguirre

Nous sommes arrivés à un endroit qui n’existait pas sur les cartes. Il s’agissait de l’ancienne salpêtrière de Chacabuco, qui a cessé d’exister au début du siècle dernier et qui, en 1973, a été transformée par la dictature en le plus grand camp de concentration du pays.

Il n’y avait là qu’une seule personne, un ancien prisonnier politique. Il était devenu le gardien de la mémoire de cette cité fantôme. Lorsque les militaires se sont retirés, ils ont fait sauter les installations et les traces de leurs crimes. Puis, année après année, des pilleurs sont revenus pour voler tout ce qui était vendable dans les maisons et les baraquements abandonnés derrière les barbelés qui subsistaient.

Notre interlocuteur était retourné au cœur du désert pour s’occuper de ce qui restait de sa mémoire et de celle de son pays. Il nous a montré la rue Karl Marx, comme les prisonniers politiques appelaient l’allée principale entre les baraquements où ils vivaient.

Il nous a raconté la rumeur qui s’est répandue parmi eux après la première observation d’“OVNI”, qui abondaient dans ces cieux. « Ce sont les Russes qui sont venus nous sauver », disaient-ils. Et tant d’autres anecdotes de l’époque. Je suis retourné le voir plusieurs fois par la suite. Il était toujours seul, de plus en plus triste, de plus en plus vieux et alcoolique, jusqu’à ce qu’il meure dans un abandon total.

Le désert chilien est une machine à remonter le temps. En tant qu’endroit le plus sec de la planète, il conserve les vestiges du passé, où ce qui s’est passé il y a un siècle est indiscernable de ce qui s’est passé hier. Les corps des personnes tuées par la dictature sont également trop bien conservés. Sur les cadavres momifiés, on peut voir, après plusieurs décennies, non seulement les impacts de balles, mais aussi les traces des tortures les plus sauvages.

Le nouvel État chilien, gouverné par les socialistes et les démocrates-chrétiens, réconciliés pendant la dictature par amour du pouvoir, ne s’est jamais préoccupé de préserver l’histoire et la mémoire de ces temps passés, mais a voulu renforcer l’“image du pays” basée sur le modèle social hérité du pinochetisme et abandonner au plus vite son statut de “tiers-monde” latino-américain pour faire partie du “monde développ”".

13/09/2023

PABLO AZÓCAR
Bagatelles pour un massacre chilien

Pablo Azócar, La Tercera, 11/9/2023
Traduit par
Fausto Giudice, Tlaxcala

Pablo Azócar (San Fernando, 1959) est un écrivain, poète et traducteur chilien, qui a longtemps été journaliste. Son dernier roman, El Silencio del Mundo, est une histoire d’amour sur fond de pandémie et d’explosion sociale au Chili en 2019. Son seul roman traduit en français est Natalia (Actes Sud, 2001)

Je me suis maintes fois demandé pourquoi Augusto Pinochet, dans le monde entier, figure dans toutes les listes des personnages les plus pervers de l’histoire universelle de l’infamie. La première réponse qui me vient à l’esprit est la cruauté. Peu de régimes ont exercé une cruauté aussi rigoureuse, froide et systématique. Le dictateur chilien a non seulement fait tuer plusieurs de ses amis et dirigeants auxquels il avait juré une fidélité éternelle, à commencer par le général Carlos Prats, qui l’avait élevé et hébergé comme on abrite son fils, mais il a aussi mis en place un appareil répressif qui a recouru aux cruautés les plus délirantes et inhumaines de mémoire d’homme.

Un célèbre auteur-compositeur-interprète s’est fait écrabouiller les mains pour qu’il puisse plus jouer de la guitare, une dirigeante étudiante s’est fait poser un fer à repasser brûlant sur le visage pour le déformer, deux adolescents ont été aspergés de paraffine et brûlés de fond en comble, un ouvrier s’est fait arracher les doigts au marteau pour qu’il ne puisse plus jamais exercer son métier, une infirmière s’est fait percer les mains avec des yatagans jusqu’au sang, un paysan de 16 ans s’est fait exploser le visage et a été retrouvé la bouche pleine d’excréments de cheval, un pianiste s’est fait arracher les ongles un par un, un leader politique s’est fait brûler la poitrine au chalumeau.

J’ai rencontré une adolescente enceinte parce qu’elle avait été sauvagement violée à plusieurs reprises dans une prison clandestine. J’ai rencontré un enfant à qui on avait mis de l’électricité dans l’entrejambe devant ses parents pour les faire “parler”. J’ai rencontré une femme qui ne pouvait pas avoir de relations sexuelles parce qu’on lui avait mis des rats dans le vagin, et une autre qui avait été entravée pour être pénétrée par un chien dressé.

Le rapport Rettig et surtout le rapport Valech - documents officiels de l’État chilien, rédigés par des autorités morales et des spécialistes de tout l’échiquier politique - contiennent certaines de ces atrocités. J’ai eu le courage de lire le rapport Valech d’un bout à l’autre, et l’expérience a été plus terrifiante que les pires romans d’horreur. Dans ce rapport, par exemple, on trouve une liste de plus d’un millier d’enfants ayant subi divers abus. Les personnes qui ont rédigé cet horrible rapport ont reçu des dizaines de milliers de témoignages, bien que de nombreuses victimes n’aient pas osé le faire pour ne pas revivre l’horreur, l’humiliation et la peur.

Le rapport Valech souligne que des millions de Chiliens ont également perdu leur emploi ou leur maison, ont été dénigrés, exclus et harcelés, des centaines de milliers ont dû s’exiler, et beaucoup de ceux qui sont restés ont dû endurer la stigmatisation et la persécution. Certains ont été arrêtés à plusieurs reprises et ont dû changer de ville. D’autres, dans leurs villages, ont connu le mépris de devoir vivre avec leurs propres tortionnaires. Plus de 700 casernes, postes de contrôle, commissariats de police, camps de concentration ou prisons secrètes - dans toutes les régions du pays - où les événements se sont déroulés, avec dates et détails, ont été consignés dans ce rapport terrifiant.

Malgré les années qui ont passé, les milliers de témoignages contenus dans le rapport Valech sont accablants. « Les fibres de mon anus ont été brisées lorsque des objets contondants ont été enfoncés dans mon corps ». « J’ai perdu la vue de l’œil droit à cause de coups de mitraillette ». « Puis un milicien a sorti son pénis et m’a forcé à le redresser avec ma bouche, puis il y en a eu un autre et un autre, le dernier est entré dans ma bouche, ma vie n’a plus jamais été la même, je n’avais alors que 15 ans ». « Ils m’ont appliqué le ‘téléphone’, me frappant à l’unisson sur les deux oreilles, m’éclatant l’oreille droite ». « Ils m’ont arraché les molaires sans anesthésie ». « Ils m’ont pendue par les pieds, m’ont fait manger des excréments et ont attrapé ma fille de neuf mois par le cou devant moi, en me disant qu’ils allaient la tuer ». « Ils m’ont écrasé les reins sous les coups et j’en garde encore des séquelles ». « Ils m’ont forcée à avoir des relations sexuelles avec mon père et mon frère ». « Ils m’ont tellement battue que j’ai perdu la mémoire et la vue ». « Ils nous ont fait nous déshabiller, en passant une barre entre nos coudes et l’arrière de nos genoux, la sensation était comme un démembrement ». « Mes testicules ont été déchirés par le courant ». « J’ai des traces de brûlures de cigarettes sur tout le corps ». « Mon vagin a été détruit, je n’ai pas pu déféquer sans douleur pendant des années. » « Ils m’ont laissée là et ma jambe s’est gangrenée ». « Mon utérus et mes ovaires ont dû être retirés en raison d’une hémorragie interne ». « Aujourd’hui, j’ai des problèmes cardiaques à cause du courant qu’ils m’ont appliqué ». « Je suis restée avec une terreur qui n’a jamais disparu, la paranoïa, la claustrophobie, l’angoisse ». « Je revois sans cesse ce que j’ai vécu à cette époque ». « Je pleure encore dans mon sommeil ».

Comment mesurer l’immensité de cette douleur ? Comment mesurer cette humanité outragée si massivement et, le plus souvent, si anonymement ? Quelles cicatrices peuvent rester dans la psyché d’un pays après une barbarie d’une telle ampleur ?

Ce qui est déconcertant, c’est le silence qui a suivi. Le pays officiel a tout simplement décidé d’étouffer l’affaire. Au nom de la “réconciliation” et de la stabilité politique, il a été décidé de ne plus jamais en parler. L’héroïque Vicariat de Solidarité a été fermé sans cérémonie, le cardinal Raúl Silva Henríquez a été effacé de l’histoire officielle, les rapports Valech et Rettig et les centaines de milliers de témoignages ont été consciencieusement cachés, il n’y a pas eu de politique de réparation et la presse n’en a pratiquement plus parlé. Les proches sont livrés à eux-mêmes. Comme dans les malédictions bibliques, les enfants, petits-enfants et arrière-petits-enfants ont été laissés seuls avec ce kyste.

Un demi-siècle plus tard, les conséquences sont évidentes. Aujourd’hui encore, de nombreux hommes politiques et parlementaires continuent de déifier Pinochet et de nier l’existence de cette horreur dantesque. Les forces armées refusent toujours de révéler le sort de plus d’un millier de disparus, un mot entré dans le lexique universel depuis les régimes militaires chilien et argentin. Le leader d’extrême droite José Antonio Kast, désormais favori des sondages pour la prochaine élection présidentielle, s’est déclaré “ami personnel” et a participé aux hommages rendus au militaire Miguel Krassnoff, l’un des tortionnaires les plus sanguinaires, condamné à plus de 900 ans de prison pour de multiples cas de violations des droits humains. La droite politique chilienne ne s’est pas “dépinochétisée”. Il n’y a pas de mea culpa, pas de prise de conscience de la sauvagerie de la politique d’extermination menée par l’Etat chilien dans ces années-là. Dirigeants, intellectuels et leaders continuent de parler de “tombés des deux côtés” et soutiennent qu’il ne s’agit que de quelques “excès”.

Lorsque le président Gabriel Boric a remis en juillet une distinction honorifique en Espagne au juriste Baltazar Garzón - qui avait fait arrêter Pinochet à Londres en 1998 au nom de la justice universelle des Nations unies - la droite chilienne a réagi avec indignation et a déposé une plainte formelle auprès du ministère des Affaires étrangères. « La reconnaissance de Garzón est une honte », a déclaré un député. « C’est une provocation », a déclaré un autre. Ils ne pardonnent pas à Garzón : ils ne lui pardonnent pas d’avoir sali la figure du “tata” [papa, papy] Pinochet. Tout cela n’est pas l’apanage de la droite : tout a été caché pendant tant d’années, la mémoire a été si systématiquement fermée, qu’aujourd’hui on peut se livrer gratuitement au négationnisme, ou à la relativisation des faits, ou appliquer le vieux système des liens de connivence.

Le paradoxe est terrible : le Chili est probablement le seul pays au monde où l’on n’a pas encore conscience de la monstruosité du régime Pinochet. Toutes les limites imaginables du bien et du mal ont été repoussées, ni Caligula ni Néron ne sont allés aussi loin. Les Allemands ont consacré des décennies, jour après jour, mois après mois, année après année, à se souvenir de l’holocauste hitlérien, dans des films, des essais et des romans, dans des photographies, des peintures et des monuments, dans des musées, des cérémonies et des mémoriaux.

L’holocauste chilien, quant à lui, n’a même pas de nom. C’est une bagatellisation qui s’est installée avec le poids de la nuit, une broutille qui continue à serpenter aujourd’hui, comme si rien ne s’était jamais passé.

 

12/09/2023

Chili, le coup d’État et les gringos, par Gabriel García Márquez (1974)

 Gabriel García Márquez, Alternativa, 1974
Original
Traduit par Tlaxcala, 11/9/2023

Ce texte, publié en 1974, reste d’actualité car il explique avec simplicité et clarté, en particulier pour la jeune génération, la chute du gouvernement Allende et désigne les exécutants directs et indirects du coup d’État.

Fin 1969, trois généraux du Pentagone ont dîné avec quatre officiers militaires chiliens dans une maison de la banlieue de Washington. L’hôte était alors le colonel Gerardo Lopez Angulo, attaché aérien à la mission militaire chilienne aux États- Unis, et les invités chiliens étaient ses collègues des autres armes. Le dîner était organisé en l ’honneur du directeur de l’école d’aviation chilienne, le général Toro Mazote, arrivé la veille pour une visite d ’étude. Les sept soldats ont mangé de la salade de fruits, du rôti de bœuf et des petits pois, bu les vins chaleureux de leur lointaine patrie méridionale où les oiseaux brillaient sur les plages tandis que Washington faisait naufrage dans la neige, et parlé en anglais de la seule chose qui semblait intéresser les Chiliens à ce moment-là : les élections présidentielles de septembre prochain. Au dessert, l’un des généraux du Pentagone a demandé ce que ferait l’armée chilienne si le candidat de gauche Salvador Allende remportait les élections. Le général Toro Mazote lui répond : « Nous prendrons le palais de la Moneda en une demi-heure, même si nous devons y mettre le feu ».

L’un des invités était le général Ernesto Baeza,  ’actuel directeur de la sécurité nationale du Chili, qui a mené l’assaut contre le palais présidentiel lors du récent coup d’État et qui a donné l’ordre d’y mettre le feu. Deux de ses subordonnés de l’époque sont devenus célèbres le même jour : le général Augusto Pinochet, président de la junte militaire, et le général Javier Palacios, qui a participé à la dernière échauffourée contre Salvador Allende. Le général de brigade aérienne Sergio Figueroa Gutiérrez, actuel ministre des travaux publics, et ami proche d’un autre membre de la junte militaire, le général d’aviation Gustavo Leigh, qui a donné l’ordre de bombarder le palais présidentiel à l’aide de roquettes, était également présent à la table. Le dernier invité était l ’actuel amiral Arturo Troncoso, aujourd’hui gouverneur naval de Valparaíso, qui a procédé à la purge sanglante des officiers progressistes de la marine et a déclenché le soulèvement militaire aux premières heures du 11 septembre.

Ce dîner historique fut le premier contact du Pentagone avec les officiers des quatre armes chiliennes. Au cours d’autres réunions successives, tant à Washington qu’à Santiago, il a été convenu que les militaires chiliens les plus dévoués à l’âme et aux intérêts des États-Unis prendraient le pouvoir en cas de victoire de l’Unité Populaire aux élections. Ils l’ont planifié à froid, comme une simple opération de guerre, et sans tenir compte des conditions réelles au Chili.

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Chile, el golpe y los gringos
Texto de Gabriel García Márquez (1974)

Gabriel García Márquez, Alternativa, 1974

Aunque escrito hace tiempo, el presente texto no pierde validez ya que explica con sencillez y claridad, sobre todo a las jóvenes generaciones, la caída del Gobierno Allende, y señala a los ejecutores directos e indirectos del golpe de Estado.

A fines de 1969, tres generales del Pentágono cenaron con cuatro militares chilenos en una casa de los suburbios de Washington. El anfitrión era el entonces coronel Gerardo López Angulo, agregado aéreo de la misión militar de Chile en los Estados Unidos, y los invitados chilenos eran sus colegas de las otras armas. La cena era en honor del Director de la escuela de Aviación de Chile, general Toro Mazote, quien había llegado el día anterior para una visita de estudio.

Los siete militares comieron ensalada de frutas y asado de ternera con guisantes, bebieron los vinos de corazón tibio de la remota patria del sur donde había pájaros luminosos en las playas mientras Washington naufragaba en la nieve, y hablaron en inglés de lo único que parecía interesar a los chilenos en aquellos tiempo: las elecciones presidenciales del próximo septiembre.

A los postres, uno de los generales del Pentágono preguntó qué haría el ejército de Chile si el candidato de la izquierda Salvador Allende ganaba las elecciones. El general Toro Mazote contestó:

«Nos tomaremos el palacio de la Moneda en media hora, aunque tengamos que incendiarlo»

Uno de los invitados era el general Ernesto Baeza actual director de la Seguridad Nacional de Chile, que fue quien dirigió el asalto al palacio presidencial en el golpe reciente, y quien dio la orden de incendiarlo. Dos de sus subalternos de aquellos días se hicieron célebres en la misma jornada: el general Augusto Pinochet, presidente de la Junta Militar, y el general Javier Palacios, que participó en la refriega final contra Salvador Allende.

También se encontraba en la mesa el general de brigada aérea Sergio Figueroa Gutiérrez, actual ministro de obras públicas, y amigo íntimo de otro miembro de la Junta Militar, el general del aire Gustavo Leigh, que dio la orden de bombardear con cohetes el palacio presidencial.

El último invitado era el actual almirante Arturo Troncoso, ahora gobernador naval de Valparaíso, que hizo la purga sangrienta de la oficialidad progresista de la marina de guerra, e inició el alzamiento militar en la madrugada del once de septiembre.

Aquella cena histórica fue el primer contacto del Pentágono con oficiales de las cuatro armas chilenas. En otras reuniones sucesivas, tanto en Washington como en Santiago, se llegó al acuerdo final de que los militares chilenos más adictos al alma y a los intereses de los Estados Unidos se tomarían el poder en caso de que la Unidad Popular ganara las elecciones. Lo planearon en frío, como una simple operación de guerra, y sin tomar en cuenta las condiciones reales de Chile.

El plan estaba elaborado desde antes, y no sólo como consecuencia de las presiones de la International Telegraph & Telephone (I.T.T), sino por razones mucho más profundas de política mundial. Su nombre era «Contingency Plan». El organismo que la puso en marcha fue la Defense Intelligence Agency del Pentágono, pero la encargada de su ejecución fue la Naval Intelligency Agency, que centralizó y procesó los datos de las otras agencias, inclusive la CIA, bajo la dirección política superior del Consejo Nacional de Seguridad.

Era normal que el proyecto se encomendara a la marina, y no al ejército, porque el golpe de Chile debía coincidir con la Operación Unitas, que son las maniobras conjuntas de unidades norteamericanas y chilenas en el Pacífico. Estas maniobras se llevaban a cabo en septiembre, el mismo mes de las elecciones y resultaba natural que hubiera en la tierra y en el cielo chilenos toda clase de aparatos de guerra y de hombres adiestrados en las artes y las ciencias de la muerte.

Por esa época, Henry Kissinger dijo en privado a un grupo de chilenos: “No me interesa ni sé nada del Sur del Mundo, desde los Pirineos hacia abajo”. El Contingency Plan estaba entonces terminado hasta su último detalle, y es imposible pensar que Kissinger no estuviera al corriente de eso, y que no lo estuviera el propio presidente Nixon.

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31/08/2023

LUIS CASADO
Une lettre pour le général*

Luis Casado, POLITIKA, 29/8/2023
Traduit par Fausto Giudice, Tlaxcala

Si la définition du concept de transition donnée par le dictionnaire est juste, on est mal barrés. Cette définition dit : Transition : Action et résultat du passage d'un état ou d'une manière d'être à un autre. Puisque nous sommes dans la même situation, où est la transition ?

“Car de leur vague ennui, le néant les enivre.
Parce qu’exister sans vivre est le fardeau le plus lourd...
Ceux qui vivent sont ceux qui se battent
Victor Hugo, Paris, décembre 1848, dans Les Châtiments, 1852.


La diffusion dans POLITIKA d’extraits du livre du général Ricardo Martínez, qu’il devait présenter mardi, à l’Université catholique de Santiago du Chili, a suscité quelques commentaires, dont le plus succinct est venu d’Argentine et dit, très simplement :

-> « Je répète : je n’oublie pas, je ne pardonne pas, je ne me réconcilie pas.... » <-.

Cela montre clairement que les atrocités commises, les assassinats de personnalités, la destruction de la coexistence sociale, l’imposition d’un régime économique prédateur et la perpétuation d’un ordre institutionnel antidémocratique sont des pilules impossibles à avaler.

Si Patricio Aylwin a pu déclarer que c’est là toute la démocratie à laquelle nous pouvons aspirer, et si Alejandro Foxley [économiste, ministre Aylwin et de Bachelet, NdT] a pu juger que Pinochet était un visionnaire (Felipe Portales. 50 ans de néolibéralisme (II). POLITIKA 29/08/23). Et même si toute cette Concertación accommodante qui aspirait à une part du butin - et l’a plus qu’obtenue - a rejeté ce qu’elle avait promis à ceux qui avaient cru en elle.

Le quotidien mexicain La Jornada estime que Ricardo Martínez, ancien commandant en chef de l’armée chilienne, reconnaît dans son livre les très graves violations des droits humains commises par la dictature, ce qui constitue une véritable première.

Jusqu’à présent, l’éthique des forces armées - pour reprendre la formule de Martínez - n’autorisait que la négation de l’évidence, les mensonges systématiques et l’imputation des crimes à d’autres.

Reste à savoir si Ricardo Martínez croit ce qu’il écrit ou s’il s’agit d’une nouvelle ruse pour rejeter la faute sur un compagnon d’armes, un subordonné, un prédécesseur qu’il n’a pas eu la présence d’esprit - le courage - de punir comme il aurait dû le faire.

Dans une interview accordée à El Mercurio dimanche dernier (26/08/23), Martínez reprend à son compte les mêmes aspirations à l’impunité que les coupables ont toujours formulées, formulées ensuite par José Antonio Kast à l’égard des criminels contre l’humanité qui purgent des peines à Punta Peuco.

El Mercurio demande:

« Aujourd’hui des condamnés pour crimes contre l’humanité sont détenius à Punta Peuco. Il y a une initiative au Conseil constitutionnel, proposée par des Républicains, pour permettre aux personnes de plus de 75 ans de purger leur peine en étant assignées à résidence. Êtes-vous d’accord ? »

Le général (ER) Martínez apporte la réponse suivante :

3Avant de répondre à cette question, il est indispensable de dire que rien ne suffira à atténuer la douleur des familles des victimes qui, depuis des années, réclament justice. Je crois également que l’essence d’une société démocratique est de faire preuve d’une plus grande éthique et de ne pas se comporter comme ceux qui lui ont fait du tort. C’est pourquoi j’approuve cette initiative humanitaire visant à permettre, conformément aux décisions de justice, aux personnes en phase terminale ou souffrant d’un handicap mental ou physique de continuer à purger le reste de leur peine dans le cadre d’une assignation à résidence totale.

Felipe Portales rejette cette curieuse assimilation :

« Incroyablement, Martinez va jusqu’à l’aberration d’assimiler éthiquement et juridiquement les dommages infligés par ces criminels contre l’humanité à la souffrance que ces mêmes criminels subiraient s’ils étaient laissés en prison à vie et dans des conditions - que tout le monde reconnaît - bien meilleures que celles des prisonniers de droit commun - pour des crimes qualitativement moins graves - dans notre pays ! »

Je me suis alors souvenu du pathétique maréchal Pétain, collaborateur des nazis pendant l’Occupation de la France (juin 1940 - septembre 1944), condamné à mort à la Libération, ainsi que de Pierre Laval, dernier président du Conseil des ministres du régime de Vichy.

Laval a été fusillé.

À la demande du tribunal, Charles de Gaulle a commué la peine de mort de Philippe Pétain en détention à perpétuité. D’abord emprisonné au fort du Portalet, Pétain est transféré en novembre 1945 au fort de Pierre Levée, sur l’île d’Yeu. Il ne quitte cette prison qu’en juillet 1951 pour mourir dans une maison de Port-Joinville, sur la même île.


Le Fort du Portalet dans les Pyrénées...

 

Le Fort de Pierre Levée, sur l’île d’Yeu


La prison de Punta Peuco, au Chili

 

Des prisons peu agréables pour celui qui était considéré [par certains] comme un héros de la Première Guerre mondiale.

Nos criminels sont beaucoup plus fragiles au niveau de l’hypophyse : ils ne supportent pas les embruns, ils ont besoin d’un environnement sain, de préférence à l’air libre. En montagne ?

L’une des questions fondamentales posées par la “culture éthique” évoquée par Martínez concerne le principe de l’obéissance due. Il n’y a rien de plus exonérateur de responsabilité que l’obéissance aveugle.

Pourquoi avez-vous commis ce crime, demande le juge. Je n’ai fait qu’exécuter les ordres, répond le criminel. Le juge ne peut pas, ne veut pas, n’ose pas demander qui a donné les ordres.

Cela dit, est-il licite d’obéir à des ordres criminels ? Est-il licite d’obéir à des ordres criminels, s’agit-il des forces armées ou d’une mafia de Chicago - The Outfit ou The Organization - dans les années 1920, contrainte à l’omertà ?

Entre compagnons d’armes - ou d’âmes ? - est-il éthique de dissimuler les crimes de l’autre ?

L’éthique des forces armées, à laquelle Martínez fait référence, devrait conduire ses membres à refuser tout acte criminel et à dénoncer ceux qui les commettent et/ou y incitent.

Interrogés sur les événements qui ont constitué la Caravane de la mort, de nombreux commandants de différentes provinces ont rejeté toute la responsabilité sur le général Arellano Stark. « Avant l’arrivée de mon général Arellano, il n’y a pas eu de morts. Ni après son départ ».

Comment interpréter ces déclarations ? Sans enquêtes judiciaires, poursuites et condamnations, les auraient-ils faites ?

D’autre part, les nombreux crimes - détention illégale, enlèvement illégal, viol, torture, meurtre, destruction de cadavres et de preuves, enterrements illégaux, exhumations illégales (opération téléviseurs usagés), autres dissimulations de cadavres et de restes de personnes assassinées - ne peuvent se résumer aux actions perverses d’un seul général de l’armée.

J’ai déjà dit et répété que, au contraire, il serait injuste de proclamer que chaque membre des forces armées était, ou est, un criminel. Parmi les victimes figurent de nombreux hommes et femmes en uniforme.

Mais le 1er mars de l’année dernière, le journaliste Mauricio Weibel a pu s’exclamer :

« C’est la seule armée au monde dont tous les anciens commandants en chef font l’objet d’une enquête judiciaire ».

Weibel réagissait à la décision de la ministre Romy Rutherford de convoquer le commandant en chef de l’armée de l’époque, le général Ricardo Martínez, pour qu’il témoigne en tant qu’accusé.

La présidente de la commission de la Défense de la Chambre des députés, Carmen Hertz, a ajouté :

« Il est extrêmement grave pour l’institutionnalité de notre pays, pour le rôle et le prestige des forces armées, que tous les commandants en chef, depuis Pinochet jusqu’à aujourd’hui, soient poursuivis pour des délits de malversation et de détournement de ressources fiscales ».

L’avocat de Ricardo Martínez a insisté pour que la procédure - la citation à comparaître - se déroule au domicile de l’accusé dans le dossier « Passages et Fret » de l l’affaire « Fraudes dans l’armée ».

Après la bataille, dit-on, vient le pillage.

Pour être juste, il convient de préciser que les officiers supérieurs des forces armées ne sont pas les seuls à avoir participé aux vols, ni même les pires d’entre eux. Outre une certaine croûte de politiciens qui comprend que l’accès aux postes de responsabilité équivaut à une sinécure associée à des “opportunités d’affaires”, ceux qui ont vraiment fait fortune sont le grand capital, les multinationales, les investisseurs directs étrangers, l’empire qui a promu, organisé et financé le coup d’État.

Privatisations, concessions, licences d’exploitation, subventions, exonérations fiscales et autres royalties inventives ont permis le transfert massif de richesses inimaginables dans les poches des donneurs d’ordre réels. Des ordres qui sont respectés, et même accompagnés de nouvelles théories économiques qui justifient et applaudissent le pillage. C’est à ça que servent les économistes “visionnaires”, comme le dit Alejandro Foxley, un autre “visionnaire”.

Le livre de Ricardo Martínez ne résout pas ce qui précède. Si le journal La Jornada, qui a eu le privilège de lire en avant-première quelques pages de son livre, a raison, il s’agit d’une première pierre, d’un caillou, dans la construction de la vérité.

La construction d’un pays digne de ce nom exige bien plus que cela.

******************************
Alors que je finissais d’écrire cette note, j’ai reçu un appel de Fausto, de Tunis. Il m’informait qu’un ancien général de brigade, condamné pour l’enlèvement et l’assassinat du chanteur Víctor Jara, s’est suicidé lorsqu’on est venu le chercher pour exécuter la sentence prononcée à son encontre.
Dans l’Allemagne nazie de 1945, une vague de suicides de civils, de fonctionnaires et de militaires a eu lieu dans les dernières semaines du Troisième Reich.
Cette vague de suicides a débuté au premier trimestre 1945 avec l’avancée des troupes soviétiques. La propagande nazie, qui exigeait une loyauté jusqu’à la mort aux principes et aux valeurs du parti nazi, a conduit de nombreux civils et militaires à mettre fin à leurs jours. D’autres, plus avisés, se sont engagés dans l’armée usaméricaine, comme Werner von Braun, ou se sont enfuis en Amérique du Sud avec l’aide du Vatican. Vous voulez une liste ?

NdT

*Référence au titre du roman de Gabriel García Márquez Pas de lettre pour le colonel (El coronel no tiene quien le escriba)