La capitale, Damas, est tombée dimanche 8 décembre sans coup férir et avec elle le régime baassiste mis en place par les Assad. Bachar a quitté le pays tandis que le chef djihadiste, Abou Mohammed Al Jolani, est entré triomphalement dans la grande mosquée des Omeyyades. Mais les différentes factions ne sont pas unies et les combats continuent notamment dans les zones kurdes.
Qui aurait pu penser qu’en seulement douze jours, le leader djihadiste Ahmed Al Sharaa, plus connu sous son nom de guerre de Abou Mohammed Al Jolani, à la tête de Hayat Tahrir al-Cham (HTS), allait entrer sous les acclamations de la foule dans la fameuse et si belle mosquée des Omeyyades, à Damas ?
À l’inverse, c’est en catimini, sans doute dans la nuit de samedi à dimanche, que Bachar Al Assad s’est enfui vers une destination inconnue. La Russie ? L’Iran ? Interrogé à ce sujet, Anwar Gargash, conseiller du président des Émirats arabes unis (EAU), n’a pas nié pas qu’Assad s’était réfugié dans son pays. Mais il n’a pas non plus confirmé, maniant juste l’humour, une fois n’est pas coutume. « Lorsque les gens demandent où va aller Bachar Al Assad, je réponds qu’en y regardant de plus près, il s’agit d’une note de bas de page de l’Histoire », a-t-il lâché.
Ce n’est sans doute pas la préoccupation la plus importante en Syrie. La première expression de joie qui a prévalu a consisté à s’attaquer aux symboles du pouvoir. Les affiches à l’effigie de Bachar Al Assad ont été déchirées, les statues le représentant ainsi que celles de son père ont été déboulonnées. Jusqu’au drapeau national réduit en charpie et remplacé par un autre.
Des gages de bonne conduite
Les deux étoiles centrales vertes ont été remplacées par trois rouges et la bande rouge supérieure a laissé la place à une étoffe verte ! Mais l’euphorie pourrait bien laisser la place à la désillusion. Si, en Syrie comme ailleurs, tout le monde se réjouit de la chute des Assad, les forces qui ont pris leur place ne sont peut-être pas porteuses d’un avenir très réjouissant.
Depuis le début de l’offensive, Al Jolani fait preuve d’une rare intelligence politique. L’homme, né en 1984 à Deraa, au sud du pays, où ont démarré les premières manifestations en 2011, était pourtant plus préoccupé par le djihad que par les revendications sociales.
Parti en Irak en 2003, il côtoie très vite les leaders irakiens et jordaniens d’al-Qaida, puis les fondateurs de l’« État islamique » en Irak, qui va devenir l’« État islamique » en Irak et au Levant (EIIL) – Daech – après son expansion en Syrie. Al Jolani va fonder le front al Nosra à son retour au pays en 2011 après les premiers rassemblements contre le gouvernement. Il prêtera d’abord allégeance à l’organisation de Ben Laden avant de faire, officiellement, cavalier seul, développant un djihad national (qu’il n’a pas abandonné) en fondant Hayat Tahrir al-Cham.
Regroupé à Idleb, au nord, avec toutes les factions islamistes qui ont perdu du terrain après 2015 et l’arrivée de l’armée russe, il s’impose comme leader et compose avec la Turquie dont les 10 000 hommes postés dans cette province sont les garants d’un cessez-le-feu avec le pouvoir central. L’occasion d’un rapprochement et de la mise en place d’une aide logistique et matérielle de la part d’Ankara.
Mais, depuis le 27 novembre, il donne des gages de bonne conduite. Des signaux certainement destinés aux pays occidentaux. « La victoire que nous avons remportée est une victoire pour tous les Syriens. Bachar Al Assad a propagé le sectarisme et aujourd’hui notre pays appartient à nous tous ! » a-t-il affirmé dimanche. Quelques jours auparavant, il assurait que toutes les communautés avaient leur place en Syrie et appelait au retour de tous les réfugiés.
L’offensive qui a démarré le 27 novembre à Idleb, au nord du pays, et qui s’est terminée dimanche 8 décembre, dans la capitale, après avoir traversé Alep, Hama et Homs, est surtout révélatrice de l’inanité du pouvoir. Celui-ci tenait encore grâce à quelques poches où vivaient les populations alaouites – dont fait partie le clan Assad – et, pour les zones mixtes, grâce à une bourgeoisie sunnite prête à toutes les compromissions pourvu que son statut de classe soit préservé.
Mais, dans l’ensemble, c’est toute une population laborieuse, paysans et travailleurs, qui a fêté la chute d’un régime honni parce qu’incapable de comprendre et encore moins de répondre aux souffrances d’un peuple et de lui ouvrir un avenir autre que celui de l’allégeance ou de la prison.
Les franges les plus progressistes éradiquées
La répression menée par le régime autoritaire contre toute forme d’opposition a surtout éradiqué les franges les plus progressistes, qui ont perdu toute capacité d’organisation et d’expression. Ce qui n’est pas le cas des mouvements islamistes. Eux aussi traqués et emprisonnés, ils ont su garder, à travers les mosquées, un canal politique pour leurs messages d’autant plus difficile à maîtriser qu’ils étaient diffusés publiquement, au grand dam des moukhabarat, les agents des services de renseignements.
C’est ce qui s’est passé en Syrie où les difficultés économiques grandissantes dans les années 2000, l’abandon de l’ouverture politique et d’expression (le fameux « printemps de Damas ») remplacée par une répression féroce, et la mainmise du parti Baas (nationaliste arabe laïc) sur les institutions publiques, se sont traduites par une colère qui a explosé en 2011. Les seules forces organisées – bien que réprimées – se trouvaient être les organisations islamistes, notamment les Frères musulmans.
À l’extérieur, les pays européens, les États-Unis et les pays du Golfe mettaient sur pied une opposition dirigée par des intellectuels laïcs en exil, masquant un projet islamiste pourtant déjà présent. Le mouvement populaire, parti de Deraa, axé d’abord sur des revendications sociales, s’est vite tourné contre le pouvoir central, préférant les balles au dialogue. Dans cet espace se sont infiltrés des groupes armés, en place dès 2011 mais particulièrement actifs à partir de 2012, notamment avec l’arrivée d’al-Qaida puis de Daech.
De nombreuses questions demeurent et la situation est loin d’être claire. Les images sur les réseaux sociaux – comme celles de Jolani entrant dans la mosquée des Omeyyades – ne sauraient faire oublier que les combats se poursuivent dans le pays et sur plusieurs fronts. Le HTS a décidé de se concentrer sur les villes de Lattaquié et de Tartous, sur la côte méditerranéenne.
Les forces venues du Sud, plus hétéroclites et moins disciplinées que les djihadistes, sont d’abord entrées à Damas. Certaines unités ont alors décidé de se diriger vers Deir ez-Zor, en prenant au passage un village détenu par Daech, toujours en embuscade dans la vallée de l’Euphrate, très actif ces derniers mois, et dont on ne sait pas encore comment il va se comporter vis-à-vis des autres groupes.
Le rôle de Tel-Aviv
Mais, pour l’Armée nationale syrienne (ANS), composée de factions islamistes et créée par la Turquie, l’objectif numéro un est les zones kurdes. D’importants combats avaient lieu ce 8 décembre à Manbij, dans le gouvernorat d’Alep, au sud de Kobané, opposant l’ANS aux Forces démocratiques syriennes (FDS) dominées par les groupes de combattants kurdes YPG et YPJ.
Le but de l’ANS réside dans la destruction de l’Administration autonome du nord-est syrien (Aanes) en s’appuyant sur les communautés arabes. Celles-ci ont, jusque-là, accepté les autorités kurdes par rejet du pouvoir central. Elles pourraient bien se retourner contre les Kurdes à la faveur de l’arrivée des islamistes de l’ANS.
L’enjeu syrien n’est pas que national. Avec la disparition du pouvoir baasiste, les cartes sont redistribuées. Personne n’ignore plus le rôle de Tel-Aviv, qui, en bombardant les positions du Hezbollah en Syrie, a facilité la progression de HTS. Israël a d’ailleurs pris, dimanche, le contrôle du versant syrien du mont Hermon sur le plateau du Golan, selon Haaretz. Et les Kurdes ont coupé les voies d’approvisionnement du Hezbollah par l’Iran.
La Russie et l’Iran, principaux alliés de Bachar Al Assad, n’ont pas pu (certains disent pas voulu) le sauver, se bornant à protéger son départ de Syrie. Les discussions entamées au Qatar avec la Turquie n’ont rien donné. Recep Tayyip Erdogan savait qu’il n’avait rien besoin de concéder.