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30/10/2025

Armes britanniques, mains émiraties, sang soudanais : la question à laquelle le Royaume-Uni doit répondre

 


Darfur Union in the UK, 30/10/2025
British Weapons, Emirati Hands, Sudanese Blood: The Question the UK Must Answer

أسلحة بريطانية، أيدٍ إماراتية، دماء سودانية: السؤال الذي يجب أن تجيب عليه بريطانيا

Traduit par Tlaxcala

Les récentes révélations du Guardian mettent en lumière un lien profondément troublant : du matériel militaire fabriqué au Royaume-Uni a été retrouvé au Soudan, entre les mains des Forces de soutien rapide (FSR) soutenues par les Émirats arabes unis (EAU), une milice aujourd’hui accusée de génocide à Al-Fashir, au Darfour Nord.

Ce constat n’est pas abstrait. C’est une preuve matérielle que des armes et équipements autorisés à l’exportation par le Royaume-Uni, vendus à l’origine aux Émirats arabes unis, ont été détournés pour alimenter une guerre génocidaire contre des civils soudanais. Les personnes mourant aujourd’hui sous les frappes de drones et les bombardements à Al-Fashir ont peut-être été tuées à l’aide d’armes fabriquées en Grande-Bretagne.

Une question de responsabilité

En vertu du droit international et des obligations du Royaume-Uni au titre du Traité sur le commerce des armes (TCA), le gouvernement est tenu de garantir que les armes britanniques ne soient pas utilisées pour commettre ou faciliter des crimes de guerre. Pourtant, face aux preuves croissantes de transferts émiratis vers les RSF, une question se pose :

Quelles garanties, le cas échéant, le gouvernement britannique a-t-il mises en place concernant ses ventes d’armes aux Émirats arabes unis ?

L’enquête du Guardian [voir ci-dessous], corroborée par des experts de l’ONU, souligne une chaîne d’approvisionnement par complicité : du matériel britannique, réexporté ou sous licence via les Émirats, se retrouve sur les champs de bataille du Darfour. Ces armes alimentent la campagne systématique de meurtres, de famine et de nettoyage ethnique menée par les FSR. 

Quand la pitié est morte : le massacre dans les hôpitaux d’Al-Fashir

À l’intérieur de la ville assiégée d’Al-Fashir, l’horreur a atteint son paroxysme. Tous les blessés et malades hospitalisés – dans l’hôpital saoudien, les chambres de première classe, l’université et les dortoirs – ont été exécutés de sang-froid par la milice FSR soutenue par les Émirats arabes unis : au moins 460 personnes tuées alors qu’elles étaient encore entre la vie et la mort.

En un temps où l’humanité n’a plus de place, la pitié est morte avant que la médecine ne puisse atteindre les victimes.

Les hôpitaux sont tombés dans un silence terrifiant, seulement rompu par des gémissements qui se sont tus soudainement.

Parallèlement, les agressions contre les travailleurs humanitaires, y compris le personnel du Croissant-Rouge, se poursuivent : passages à tabac, humiliations et intimidations, sous la supervision directe des commandants FSR opérant avec le plein soutien et la direction d’Abou Dhabi.

Ces actes s’inscrivent dans une stratégie délibérée : éteindre la vie, effacer les témoins et punir ceux qui aident.

Al-Fashir : une ville sous l’ombre britannique

Aujourd’hui, Al-Fashir n’est plus qu’un champ de ruines. Plus de 2 000 civils ont été massacrés en quelques jours – hommes, femmes, enfants – tandis que les images satellites montrent des flaques de sang tachant les quartiers autrefois pleins de vie. Les hôpitaux, les centres alimentaires et les abris ont été bombardés dans le cadre d’un siège délibéré mené par la milice FSR sous la direction d’Abou Dhabi.

Il est inconcevable qu’en 2025, un composant britannique — moteur, système de ciblage ou unité de communication — puisse jouer un rôle dans l’anéantissement d’une population entière. Et pourtant, nous y sommes.

Questions au gouvernement britannique

Nous, l’Union du Darfour au Royaume-Uni, exigeons des réponses immédiates du gouvernement britannique, et en particulier du secrétaire d’État à la Défense :

1.      Quels mécanismes précis de surveillance de l’utilisation finale existent pour empêcher la réexportation d’armes britanniques des EAU vers des tiers tels que les FSR ?

2.     Le ministère de la Défense ou celui des Affaires étrangères ont-ils ouvert une enquête sur les preuves présentées par The Guardian et les Nations Unies ?

3.     Le gouvernement suspendra-t-il les licences d’exportation d’armes vers les EAU en attendant un examen indépendant des risques de détournement ?

4.    Quelle obligation de rendre des comptes sera-t-elle imposée aux entreprises britanniques dont les produits ont atterri entre les mains des acteurs accusés de génocide ?

Le public a le droit de savoir

Ce n’est pas simplement une question de politique étrangère — c’est une question de responsabilité morale britannique. Le public a le droit de savoir si son gouvernement, sciemment ou par négligence, a facilité le massacre de civils au Darfour.

Les victimes d’Al-Fashir ne sont pas anonymes : enseignants, enfants, mères, gens ordinaires pris sous une pluie de mort, financée par des intérêts étrangers et rendue possible, en partie, par un manque de contrôle au Royaume-Uni.

Un appel à l’action

Nous appelons le Parlement, la société civile et la presse britanniques à exiger transparence et reddition de comptes.

L’exportation d’armes ne doit pas devenir l’exportation d’atrocités.

Le Royaume-Uni ne peut pas prétendre défendre les droits humains à l’étranger tandis que ses armes se retrouvent entre les mains de ceux qui commettent un génocide.

Union du Darfour au Royaume-Uni
Justice, obligation de rendre des comptes et protection des civils au Soudan

 ***

Des équipements militaires britanniques utilisés par une milice accusée de génocide retrouvés au Soudan, selon l’ONU

Exclusif : deux dossiers soumis au Conseil de sécurité soulèvent des questions sur les exportations d’armes britanniques vers les Émirats arabes unis, accusés d’avoir fourni des armes au groupe paramilitaire FSR.

Mark Townsend, The Guardian, 28/10/2025
Traduit par Tlaxcala

Mark Townsend est journaliste principal pour la rubrique Développement mondial du Guardian et auteur de No Return: The True Story of How Martyrs Are Made.

Du matériel militaire britannique a été retrouvé sur les champs de bataille du Soudan, utilisé par les Forces de soutien rapide (FSR), un groupe paramilitaire accusé de génocide, selon des documents consultés par le Conseil de sécurité des Nations unies.

Des systèmes de ciblage pour armes légères et des moteurs britanniques pour véhicules blindés de transport de troupes ont été récupérés sur des sites de combat dans un conflit qui a provoqué la plus grande catastrophe humanitaire au monde.

Ces découvertes ravivent les interrogations sur les exportations d’armes du Royaume-Uni vers les Émirats arabes unis (EAU), à plusieurs reprises accusés d’avoir fourni des armes aux FSR au Soudan.
Elles soulèvent également des questions quant au rôle du gouvernement britannique dans l’alimentation de ce conflit.

Des mois après que le Conseil de sécurité a reçu des éléments indiquant que les EAU auraient livré des équipements d’origine britannique aux FSR, de nouvelles données montrent que le gouvernement britannique a continué à approuver des exportations similaires vers cet État du Golfe.

Des moteurs britanniques conçus spécifiquement pour un modèle de véhicule blindé de transport de troupes fabriqué aux EAU semblent aussi avoir été exportés vers l’émirat, malgré des preuves attestant que ces véhicules avaient été utilisés en Libye et au Yémen en violation des embargos sur les armes imposés par l’ONU.


Des images montrent des moteurs britanniques provenant de véhicules militaires produits par Nimr, une société émiratie, censément récupérés sur des positions des FSR au Soudan.
Photo  SOPA Images / LightRocket / Getty Images

Les EAU ont nié à plusieurs reprises apporter un quelconque soutien militaire aux FSR.

Entrée dans sa troisième année, la guerre opposant les FSR à l’armée soudanaise a fait au moins 150 000 morts, forcé plus de 12 millions de personnes à fuir leurs foyers et laissé près de 25 millions dans une situation de famine aiguë. Les deux camps sont accusés de crimes de guerre et d’attaques contre des civils.

L’équipement militaire britannique retrouvé au Soudan figure dans deux dossiers datés de juin 2024 et mars 2025, examinés par le Conseil de sécurité.
Ces dossiers, préparés par l’armée soudanaise, prétendent fournir des preuves détaillées du « soutien émirati » aux FSR.

Le fait que le Royaume-Uni ait continué à fournir du matériel militaire aux EAU, malgré le risque qu’il alimente le conflit meurtrier au Soudan, suscite une profonde inquiétude.

Mike Lewis, chercheur et ancien membre du groupe d’experts de l’ONU sur le Soudan, déclare :

« La législation britannique et les traités internationaux interdisent clairement au gouvernement d’autoriser des exportations d’armes lorsqu’il existe un risque manifeste de détournement ou d’utilisation dans des crimes internationaux. »

Les enquêteurs du Conseil de sécurité ont documenté en détail l’historique de dix ans de détournement d’armes par les Émirats vers des pays sous embargo ou des forces violant le droit international humanitaire.

Lewis ajoute :

« Même avant ces nouvelles informations sur les équipements britanniques au Soudan, ces licences n’auraient jamais dû être délivrées – pas plus qu’à d’autres gouvernements impliqués dans l’armement du conflit soudanais. »

Abdallah Idriss Abugarda, président de l’Association de la diaspora du Darfour au Royaume-Uni, représentant les Soudanais originaires du Darfour, a appelé à une enquête :

« La communauté internationale, dont le Royaume-Uni, doit enquêter d’urgence sur ce transfert et s’assurer qu’aucune technologie ni arme britannique ne contribue à la souffrance des civils soudanais. La reddition de comptes et un contrôle strict de l’usage final sont essentiels pour éviter toute complicité future dans ces crimes graves. »


Un officier de l’armée soudanaise inspecte du matériel saisi après la capture d’une base des FSR à Salha, Omdurman, le 26 mai. Photo Ebrahim Hamid / AFP

Les images incluses dans les deux dossiers, vus par le Conseil de sécurité – dont le Royaume-Uni est membre permanent – suggèrent que des dispositifs de ciblage britanniques pour armes légères ont été récupérés sur d’anciennes positions des FSR à Khartoum et Omdurman.

Bien qu’il soit difficile de vérifier ces images sans métadonnées, plusieurs portent des étiquettes indiquant leur fabrication par Militec, une société basée à Mid Glamorgan, au Pays de Galles, spécialisée dans les systèmes d’entraînement et de ciblage pour armes légères.

Les bases de données indiquent que le gouvernement britannique avait délivré des licences d’exportation à Militec vers les EAU dès 2013.

De nouvelles informations révèlent qu’entre janvier 2015 et septembre 2024, le gouvernement britannique a émis 26 licences d’exportation permanente de dispositifs d’entraînement militaire vers les EAU dans la catégorie « ML14 », qui couvre les produits de Militec.

Ces licences ont été accordées à 14 entreprises, dont Militec, mais le gouvernement refuse de divulguer quelles licences ont été attribuées à quelles entreprises.

Les documents montrent qu’au 27 septembre 2024, soit trois mois après que le Conseil de sécurité eut reçu des images prouvant la présence de matériel ML14 au Soudan, le gouvernement britannique a délivré une licence individuelle ouverte pour la même catégorie de produits vers les EAU.

Une telle licence permet au Royaume-Uni d’exporter des quantités illimitées de ce matériel pendant toute la durée de l’accord, sans obligation de suivi de leur destination finale.

À cette date, les inquiétudes grandissaient déjà sur l’implication des EAU dans l’armement des FSR.

Neuf mois plus tôt, en janvier 2024, un rapport du groupe d’experts de l’ONU sur le Soudan – chargé de surveiller l’embargo sur les armes au Darfour – estimait « crédibles » les accusations selon lesquelles les Émirats fournissaient des armes aux RSF.


Véhicule militaire brûlé à l’aéroport international de Khartoum. Photo Giles Clarke / Getty Images

Des années auparavant, le Royaume-Uni avait déjà été alerté que des entreprises basées aux EAU pouvaient constituer un risque de détournement.
Trois ans plus tôt, Londres avait autorisé l’exportation de lunettes de vision nocturne britanniques à une société émiratie, ultérieurement retrouvées entre les mains de combattants talibans en Afghanistan.

Militec, contactée par le Guardian, a refusé de commenter, précisant que toutes ses exportations étaient dûment autorisées par les autorités britanniques compétentes et qu’elle n’avait commis aucune infraction.

Les images incluses dans les dossiers montrent aussi des véhicules blindés de transport de troupes Nimr Ajban, fabriqués aux EAU par Edge Group, un conglomérat d’armement majoritairement étatique.

Une photo datée de 2025 montre la plaque d’un moteur de véhicule Nimr portant la mention « Made in Great Britain by Cummins Inc », fabriqué le 16 juin 2016 par une filiale britannique de Cummins, une entreprise usaméricaine.

Dès 2016, le gouvernement britannique savait que les EAU avaient fourni des véhicules Nimr à des groupes armés en Libye et en Somalie en violation d’un embargo de l’ONU.

Des preuves publiées par le Conseil de sécurité indiquent que les Émirats avaient livré des véhicules blindés aux milices de Zintan en Libye dès 2013.

Aucune donnée de licence britannique ne précise quand ces moteurs ont été exportés, car ils ne sont pas exclusivement conçus pour un usage militaire et ne nécessitent donc pas de licence spéciale.

Véhicules blindés à l’exposition internationale de défense d’Abou Dhabi, 2023. Photo Ryan Lim / AFP

Un porte-parole de Cummins a déclaré :

« Cummins applique une culture de conformité stricte, comme le démontrent les dix principes éthiques de notre code de conduite. Ce code couvre explicitement le respect des sanctions et contrôles à l’exportation dans toutes les juridictions où Cummins opère, souvent au-delà des exigences légales.

Cummins a une politique claire interdisant toute participation, directe ou indirecte, à des transactions liées à des destinations sous embargo sans autorisation complète des autorités compétentes.

Nous examinons minutieusement toutes nos transactions dans le domaine de la défense, obtenons les licences nécessaires et appliquons d’autres mesures de conformité.

Concernant le Soudan, nous avons revu toutes nos transactions passées et n’avons identifié aucune opération militaire impliquant ce pays comme destination finale. »

Un porte-parole du Foreign, Commonwealth and Development Office (FCDO) [ministère des Affaires étrangères] a répondu :

« Le Royaume-Uni dispose de l’un des régimes de contrôle des exportations les plus rigoureux et transparents au monde.
Toutes les licences sont évaluées pour le risque de détournement vers un utilisateur ou un usage final indésirable.
Nous attendons de tous les pays qu’ils respectent leurs obligations au titre des régimes de sanctions de l’ONU. »

Selon des sources gouvernementales, les décisions d’octroi de licences sont prises au cas par cas, et Londres est consciente du risque de détournement vers le conflit au Soudan.
Certaines licences, y compris celles à destination des EAU, auraient déjà été refusées à plusieurs reprises.

Écouter Prise d'El-Fasher au Soudan: que sait-on des crimes contre les civils ?

03/11/2023

GIDEON LEVY
Voici les enfants extraits des décombres après le bombardement du camp de réfugiés de Jabaliya à Gaza

Gideon Levy, Haaretz, 2/11/2023
Traduit par Fausto GiudiceTlaxcala

Un terroriste du Hamas a été sorti des décombres, porté dans les bras de son père. Son visage est couvert de poussière, son corps est agité de soubresauts, son regard est vide. On ne sait pas s’il est vivant ou mort. C’est un enfant de trois ou quatre ans, et son père, désespéré, l’a emmené d’urgence à l’hôpital indonésien de la bande de Gaza, qui débordait déjà de blessés et de morts.

Des Palestiniens cherchent des survivants sous les décombres de bâtiments détruits à la suite de frappes aériennes israéliennes dans le camp de réfugiés de Jabaliya, dans le nord de la bande de Gaza, mercredi. Photo : Abed Khaled /AP : Abed Khaled /AP

Une autre terroriste a été extraite de l’épave. Cette fois, elle est bien vivante, ses cheveux clairs et bouclés sont blancs de poussière ; elle a cinq ou six ans et est portée par son père. Elle regarde à droite et à gauche, comme pour demander d’où viendra l’aide.

Un homme vêtu d’un gilet en lambeaux griffonne ici et là, un drap blanc plié comme un linceul dans les mains, recouvrant le corps d’un nourrisson, qu’il agite en signe de désespoir. C’est le corps de son fils, un nouveau-né. Ce nourrisson n’avait pas encore eu la chance de rejoindre le quartier général militaire du Hamas dans le camp de réfugiés de Jabaliya. Il n’a vécu que quelques jours - l’éternité d’un papillon - et a été tué.

Des dizaines de jeunes ont continué à creuser dans les décombres à mains nues dans un effort désespéré pour extraire des personnes encore vivantes ou les corps de voisins, soulevant des morceaux de murs détruits pour dégager un enfant dont la main dépassant des ruines. Cet enfant était peut-être un terroriste de la force Nukhba du Hamas.

Tout autour se tiennent des centaines d’hommes, vêtus de haillons, qui se serrent désespérément les mains. Certains d’entre eux fondent en larmes. Un chauffe-eau solaire israélien portant un autocollant en hébreu gît dans les décombres, rappelant les jours passés. « Nous n’avons plus le temps de ressentir quoi que ce soit » déclare Mansour Shimal, un habitant du camp, à Al Jazeera.

Mardi après-midi, des avions de l’armée de l’air israélienne ont bombardé le bloc 6 du camp de réfugiés de Jabaliya. En Israël, on en a à peine parlé. Al Jazeera a rapporté que six bombes avaient été larguées sur le bloc 6, laissant un énorme cratère dans lequel une rangée d’immeubles d’habitation gris est tombée comme un château de cartes. Les pilotes ont dû annoncer qu’ils avaient atteint leur objectif. Les images étaient horribles.

Lorsque je me suis rendu dans le quartier Daraj de Gaza en juillet 2002, au lendemain de l’assassinat de Salah Shehadeh, j’ai vu une scène très dure. Mais elle était pastorale, comparée à ce que l’on a vu à Jabalya mardi. À Daraj, 14 civils avaient été tués, dont 11 enfants, soit environ un dixième du nombre de personnes tuées dans le bombardement de mardi à Jabaliya, selon les rapports palestiniens.

En Israël, les scènes de Jabaliya n’ont pas été montrées. Et pourtant, difficile à croire, elles ont bien eu lieu. Quelques chaînes étrangères les ont diffusées en boucle. En Israël, on a annoncé que le commandant du bataillon central du Hamas à Jabaliya, Ibrahim Biari, avait été tué lors d’une frappe de l’armée de l’air dans le camp de réfugiés le plus peuplé de Gaza et que des dizaines de terroristes avaient été tués. L’assassinat de Shehadeh avait été suivi d’un débat public incisif en Israël. Ce qui s’est passé mardi à Jabaliya a été à peine évoqué ici. Il s’est produit avant que les mauvaises nouvelles concernant les soldats israéliens tués ne soient annoncées, alors que le feu de camp de la guerre crépitait encore.

Selon les rapports, une centaine de personnes ont été tuées dans l’attentat de Jabaliya et quelque 400 ont été blessées. Les images de l’hôpital indonésien étaient tout aussi horribles. Des enfants brûlés jetés les uns à côté des autres, trois et quatre sur un lit sale ; la plupart d’entre eux ont été soignés à même le sol, faute de lits suffisants. Le mot “traitement” n’est pas le bon. En raison du manque de médicaments, des opérations chirurgicales vitales ont été effectuées non seulement à même le sol, mais aussi sans anesthésie. L’hôpital indonésien de Beit Lahia est devenu un véritable enfer.

Israël est en guerre, après que le Hamas a assassiné et kidnappé avec une barbarie et une brutalité qui ne peuvent être pardonnées. Mais les enfants qui ont été extraits des débris du bloc 6 et certains de leurs parents n’ont rien à voir avec les attaques contre Be’eri et Sderot.

Pendant que les terroristes sévissaient en Israël, les habitants de Jabaliya étaient blottis dans leurs baraques dans le camp le plus peuplé de Gaza, réfléchissant à la manière de passer une journée de plus dans ces conditions, qui ont été aggravées par le siège des 16 dernières années. Ils vont maintenant enterrer leurs enfants dans des fosses communes parce qu’à Jabaliya, il n’y a plus de place pour les enterrer individuellement.

 

13/09/2023

PABLO AZÓCAR
Bagatelles pour un massacre chilien

Pablo Azócar, La Tercera, 11/9/2023
Traduit par
Fausto Giudice, Tlaxcala

Pablo Azócar (San Fernando, 1959) est un écrivain, poète et traducteur chilien, qui a longtemps été journaliste. Son dernier roman, El Silencio del Mundo, est une histoire d’amour sur fond de pandémie et d’explosion sociale au Chili en 2019. Son seul roman traduit en français est Natalia (Actes Sud, 2001)

Je me suis maintes fois demandé pourquoi Augusto Pinochet, dans le monde entier, figure dans toutes les listes des personnages les plus pervers de l’histoire universelle de l’infamie. La première réponse qui me vient à l’esprit est la cruauté. Peu de régimes ont exercé une cruauté aussi rigoureuse, froide et systématique. Le dictateur chilien a non seulement fait tuer plusieurs de ses amis et dirigeants auxquels il avait juré une fidélité éternelle, à commencer par le général Carlos Prats, qui l’avait élevé et hébergé comme on abrite son fils, mais il a aussi mis en place un appareil répressif qui a recouru aux cruautés les plus délirantes et inhumaines de mémoire d’homme.

Un célèbre auteur-compositeur-interprète s’est fait écrabouiller les mains pour qu’il puisse plus jouer de la guitare, une dirigeante étudiante s’est fait poser un fer à repasser brûlant sur le visage pour le déformer, deux adolescents ont été aspergés de paraffine et brûlés de fond en comble, un ouvrier s’est fait arracher les doigts au marteau pour qu’il ne puisse plus jamais exercer son métier, une infirmière s’est fait percer les mains avec des yatagans jusqu’au sang, un paysan de 16 ans s’est fait exploser le visage et a été retrouvé la bouche pleine d’excréments de cheval, un pianiste s’est fait arracher les ongles un par un, un leader politique s’est fait brûler la poitrine au chalumeau.

J’ai rencontré une adolescente enceinte parce qu’elle avait été sauvagement violée à plusieurs reprises dans une prison clandestine. J’ai rencontré un enfant à qui on avait mis de l’électricité dans l’entrejambe devant ses parents pour les faire “parler”. J’ai rencontré une femme qui ne pouvait pas avoir de relations sexuelles parce qu’on lui avait mis des rats dans le vagin, et une autre qui avait été entravée pour être pénétrée par un chien dressé.

Le rapport Rettig et surtout le rapport Valech - documents officiels de l’État chilien, rédigés par des autorités morales et des spécialistes de tout l’échiquier politique - contiennent certaines de ces atrocités. J’ai eu le courage de lire le rapport Valech d’un bout à l’autre, et l’expérience a été plus terrifiante que les pires romans d’horreur. Dans ce rapport, par exemple, on trouve une liste de plus d’un millier d’enfants ayant subi divers abus. Les personnes qui ont rédigé cet horrible rapport ont reçu des dizaines de milliers de témoignages, bien que de nombreuses victimes n’aient pas osé le faire pour ne pas revivre l’horreur, l’humiliation et la peur.

Le rapport Valech souligne que des millions de Chiliens ont également perdu leur emploi ou leur maison, ont été dénigrés, exclus et harcelés, des centaines de milliers ont dû s’exiler, et beaucoup de ceux qui sont restés ont dû endurer la stigmatisation et la persécution. Certains ont été arrêtés à plusieurs reprises et ont dû changer de ville. D’autres, dans leurs villages, ont connu le mépris de devoir vivre avec leurs propres tortionnaires. Plus de 700 casernes, postes de contrôle, commissariats de police, camps de concentration ou prisons secrètes - dans toutes les régions du pays - où les événements se sont déroulés, avec dates et détails, ont été consignés dans ce rapport terrifiant.

Malgré les années qui ont passé, les milliers de témoignages contenus dans le rapport Valech sont accablants. « Les fibres de mon anus ont été brisées lorsque des objets contondants ont été enfoncés dans mon corps ». « J’ai perdu la vue de l’œil droit à cause de coups de mitraillette ». « Puis un milicien a sorti son pénis et m’a forcé à le redresser avec ma bouche, puis il y en a eu un autre et un autre, le dernier est entré dans ma bouche, ma vie n’a plus jamais été la même, je n’avais alors que 15 ans ». « Ils m’ont appliqué le ‘téléphone’, me frappant à l’unisson sur les deux oreilles, m’éclatant l’oreille droite ». « Ils m’ont arraché les molaires sans anesthésie ». « Ils m’ont pendue par les pieds, m’ont fait manger des excréments et ont attrapé ma fille de neuf mois par le cou devant moi, en me disant qu’ils allaient la tuer ». « Ils m’ont écrasé les reins sous les coups et j’en garde encore des séquelles ». « Ils m’ont forcée à avoir des relations sexuelles avec mon père et mon frère ». « Ils m’ont tellement battue que j’ai perdu la mémoire et la vue ». « Ils nous ont fait nous déshabiller, en passant une barre entre nos coudes et l’arrière de nos genoux, la sensation était comme un démembrement ». « Mes testicules ont été déchirés par le courant ». « J’ai des traces de brûlures de cigarettes sur tout le corps ». « Mon vagin a été détruit, je n’ai pas pu déféquer sans douleur pendant des années. » « Ils m’ont laissée là et ma jambe s’est gangrenée ». « Mon utérus et mes ovaires ont dû être retirés en raison d’une hémorragie interne ». « Aujourd’hui, j’ai des problèmes cardiaques à cause du courant qu’ils m’ont appliqué ». « Je suis restée avec une terreur qui n’a jamais disparu, la paranoïa, la claustrophobie, l’angoisse ». « Je revois sans cesse ce que j’ai vécu à cette époque ». « Je pleure encore dans mon sommeil ».

Comment mesurer l’immensité de cette douleur ? Comment mesurer cette humanité outragée si massivement et, le plus souvent, si anonymement ? Quelles cicatrices peuvent rester dans la psyché d’un pays après une barbarie d’une telle ampleur ?

Ce qui est déconcertant, c’est le silence qui a suivi. Le pays officiel a tout simplement décidé d’étouffer l’affaire. Au nom de la “réconciliation” et de la stabilité politique, il a été décidé de ne plus jamais en parler. L’héroïque Vicariat de Solidarité a été fermé sans cérémonie, le cardinal Raúl Silva Henríquez a été effacé de l’histoire officielle, les rapports Valech et Rettig et les centaines de milliers de témoignages ont été consciencieusement cachés, il n’y a pas eu de politique de réparation et la presse n’en a pratiquement plus parlé. Les proches sont livrés à eux-mêmes. Comme dans les malédictions bibliques, les enfants, petits-enfants et arrière-petits-enfants ont été laissés seuls avec ce kyste.

Un demi-siècle plus tard, les conséquences sont évidentes. Aujourd’hui encore, de nombreux hommes politiques et parlementaires continuent de déifier Pinochet et de nier l’existence de cette horreur dantesque. Les forces armées refusent toujours de révéler le sort de plus d’un millier de disparus, un mot entré dans le lexique universel depuis les régimes militaires chilien et argentin. Le leader d’extrême droite José Antonio Kast, désormais favori des sondages pour la prochaine élection présidentielle, s’est déclaré “ami personnel” et a participé aux hommages rendus au militaire Miguel Krassnoff, l’un des tortionnaires les plus sanguinaires, condamné à plus de 900 ans de prison pour de multiples cas de violations des droits humains. La droite politique chilienne ne s’est pas “dépinochétisée”. Il n’y a pas de mea culpa, pas de prise de conscience de la sauvagerie de la politique d’extermination menée par l’Etat chilien dans ces années-là. Dirigeants, intellectuels et leaders continuent de parler de “tombés des deux côtés” et soutiennent qu’il ne s’agit que de quelques “excès”.

Lorsque le président Gabriel Boric a remis en juillet une distinction honorifique en Espagne au juriste Baltazar Garzón - qui avait fait arrêter Pinochet à Londres en 1998 au nom de la justice universelle des Nations unies - la droite chilienne a réagi avec indignation et a déposé une plainte formelle auprès du ministère des Affaires étrangères. « La reconnaissance de Garzón est une honte », a déclaré un député. « C’est une provocation », a déclaré un autre. Ils ne pardonnent pas à Garzón : ils ne lui pardonnent pas d’avoir sali la figure du “tata” [papa, papy] Pinochet. Tout cela n’est pas l’apanage de la droite : tout a été caché pendant tant d’années, la mémoire a été si systématiquement fermée, qu’aujourd’hui on peut se livrer gratuitement au négationnisme, ou à la relativisation des faits, ou appliquer le vieux système des liens de connivence.

Le paradoxe est terrible : le Chili est probablement le seul pays au monde où l’on n’a pas encore conscience de la monstruosité du régime Pinochet. Toutes les limites imaginables du bien et du mal ont été repoussées, ni Caligula ni Néron ne sont allés aussi loin. Les Allemands ont consacré des décennies, jour après jour, mois après mois, année après année, à se souvenir de l’holocauste hitlérien, dans des films, des essais et des romans, dans des photographies, des peintures et des monuments, dans des musées, des cérémonies et des mémoriaux.

L’holocauste chilien, quant à lui, n’a même pas de nom. C’est une bagatellisation qui s’est installée avec le poids de la nuit, une broutille qui continue à serpenter aujourd’hui, comme si rien ne s’était jamais passé.

 

27/05/2023

GREG GRANDIN
Henry Kissinger, un criminel de guerre, est toujours en liberté à 100 ans

Greg Grandin, The Nation, 15/5/2023
Traduit par Fausto Giudice, Tlaxcala

Greg Grandin (1962), membre du comité de rédaction de The Nation, est un historien usaméricain, professeur d’histoire à l’université de Yale et auteur de nombreux ouvrages. Il a notamment écrit Kissinger’s Shadow: The Long Reach of America’s Most Controversial Statesman (Metropolitan Books, 2015) et The End of the Myth : From the Frontier to the Border Wall in the Mind of America (Metropolitan Books, 2019), qui a reçu le prix Pulitzer 2020 pour la non-fiction générale.

Nous savons aujourd’hui beaucoup de choses sur les crimes qu’il a commis quand il était en fonction, qu’il s’agisse d’aider Nixon à faire échouer les négociations de paix de Paris et à prolonger la guerre du Viêt Nam, ou de donner son feu vert à l’invasion du Cambodge et au coup d’État de Pinochet au Chili. Mais nous savons peu de choses sur les quatre décennies qu’il a passées au sein de Kissinger Associates.

Henry Kissinger aurait dû tomber avec les autres : Haldeman, Ehrlichman, Mitchell, Dean [les plombiers du Watergate, NdT] et Nixon. Ses empreintes digitales étaient partout dans le Watergate. Pourtant, il a survécu, en grande partie en jouant sur la presse.


Illustration de Steve Brodner

Jusqu’en 1968, Kissinger avait été un républicain de Nelson Rockefeller, bien qu’il ait également été conseiller au département d’État dans l’administration Johnson. Selon les journalistes Marvin et Bernard Kalb, Kissinger a été stupéfait par la défaite de Richard Nixon face à Rockefeller lors des primaires. « Il a pleuré », écrivent-ils. Kissinger pensait que Nixon était « le plus dangereux de tous les hommes en lice à avoir comme président ».

Kissinger n’a pas tardé à ouvrir une voie détournée vers l’entourage de Nixon, en proposant d’utiliser ses contacts à la Maison Blanche de Johnson pour divulguer des informations sur les pourparlers de paix avec le Nord-Vietnam. Encore professeur à Harvard, il traite directement avec le conseiller en politique étrangère de Nixon, Richard V. Allen, qui, dans une interview accordée au Miller Center de l’université de Virginie, déclare que Kissinger, « de son propre chef », a proposé de transmettre des informations qu’il avait reçues d’un assistant qui participait aux pourparlers de paix. Allen a décrit Kissinger comme agissant de manière très discrète, l’appelant depuis des téléphones publics et parlant en allemand pour rendre compte de ce qui s’était passé pendant les pourparlers.

Fin octobre, Kissinger déclare à la campagne de Nixon : « Ils sabrent le champagne à Paris ». Quelques heures plus tard, le président Johnson suspend les bombardements. Un accord de paix aurait pu permettre à Hubert Humphrey, qui se rapprochait de Nixon dans les sondages, de prendre le dessus. Les collaborateurs de Nixon ont réagi rapidement en incitant les Sud-Vietnamiens à faire échouer les pourparlers.

Grâce aux écoutes téléphoniques et aux interceptions, le président Johnson a appris que la campagne de Nixon disait aux Sud-Vietnamiens de « tenir jusqu’après les élections ». Si la Maison-Blanche avait rendu cette informationpublique, l’indignation aurait pu faire basculer l’élection en faveur de Humphrey. Mais Johnson hésite. « C’est de la trahison  », a-t-il déclaré, cité dans l’excellent ouvrage de Ken Hughes, Chasing Shadows : The Nixon Tapes, the Chennault Affair, and the Origins of Watergate. « Ça ébranlerait le monde ».

Johnson a gardé le silence. Nixon a gagné. La guerre a continué.

Cette surprise d’octobre a donné le coup d’envoi d’une série d’événements qui allaient conduire à la chute de Nixon.

Kissinger, qui a été nommé conseiller à la sécurité nationale, conseille à Nixon d’ordonner le bombardement du Cambodge afin de faire pression sur Hanoi pour qu’il revienne à la table des négociations. Nixon et Kissinger étaient prêts à tout pour reprendre les pourparlers qu’ils avaient contribué à saboter, et leur désespoir s’est manifesté par la férocité. L’un des collaborateurs de Kissinger se souvient que le mot “sauvage” a été utilisé à maintes reprises lors des discussions sur les mesures à prendre en Asie du Sud-Est. Le bombardement du Cambodge (un pays avec lequel les USA n’étaient pas en guerre), qui allait finir par briser le pays et conduire à la montée des Khmers rouges, était illégal. Il fallait donc le faire en secret. La pression exercée pour garder le secret a fait naître la paranoïa au sein de l’administration, ce qui a conduit Kissinger et Nixon à demander à J. Edgar Hoover de mettre sur écoute les téléphones des fonctionnaires de l’administration. La fuite des Pentagon Papers de Daniel Ellsberg a fait paniquer Kissinger. Il craignait qu’Ellsberg, ayant accès aux documents, puisse également savoir ce que Kissinger combinait au Cambodge.

Le lundi 14 juin 1971, le lendemain de la publication par le New York Times de son premier article sur les Pentagon Papers, Kissinger a explosé en s’écriant : « Ça va totalement détruire la crédibilité américaine pour toujours.... Ça détruira notre capacité à mener une politique étrangère en toute confiance.... Aucun gouvernement étranger ne nous fera plus jamais confiance ».

« Sans la stimulation d’Henry », écrit John Ehrlichman dans ses mémoires, Témoin du pouvoir, « le président et le reste d’entre nous auraient pu conclure que les documents étaient le problème de Lyndon Johnson, et non le nôtre ». Kissinger « a attisé la flamme de Richard Nixon ».

Pourquoi ? Kissinger venait d’entamer des négociations avec la Chine pour rétablir les relations et craignait que le scandale ne sabote ces pourparlers.

Pour attiser les rancœurs de Nixon, il a dépeint Ellsberg comme un homme intelligent, subversif, aux mœurs légères, pervers et privilégié : « Il a épousé une fille très riche », a dit Kissinger à Nixon.

« Ils ont commencé à s’exciter l’un l’autre », se souvient Bob Haldeman (cité dans la biographie de Kissinger par Walter Isaacson), « jusqu’à ce qu’ils soient tous les deux dans un état de frénésie ».

Un artiste du subterfuge : Bien que le Watergate ait été autant son œuvre que celle de Nixon, Kissinger s’en est sorti indemne grâce à ses admirateurs dans les médias. Ici, avec Lê Đức Thọ, le dirigeant du FNL du Sud-Vietnam, avec lequel il a reçu le Prix Nobel de la Paix en 1973. Lê Đức Thọ a refusé le prix, et Mister K. ne l'a jamais réceptionné. (Photo Michel Lipchitz / AP)

Si Ellsberg s’en sort indemne, dit Kissinger à Nixon, « Cela montrera que vous êtes un faible, Monsieur le Président », ce qui incite Nixon à créer les Plombiers, l’unité clandestine qui a procédé à des écoutes et à des cambriolages, y compris au siège du Comité national démocrate dans le complexe du Watergate.

Seymour Hersh, Bob Woodward et Carl Bernstein ont tous publié des articles accusant Kissinger d’être à l’origine de la première série d’écoutes téléphoniques illégales mises en place par la Maison Blanche au printemps 1969 pour garder le secret sur les bombardements du Cambodge.

Atterrissant en Autriche en route pour le Moyen-Orient en juin 1974 et découvrant que la presse avait publié davantage d’articles et d’éditoriaux peu flatteurs à son sujet, Kissinger a tenu une conférence de presse impromptue et a menacé de démissionner. Tout le monde s’accorde à dire qu’il s’agissait là d’un coup d’éclat. « Lorsque l’histoire sera écrite », a-t-il déclaré, apparemment au bord des larmes, « on se souviendra peut-être que certaines vies ont été sauvées et que certaines mères peuvent dormir plus tranquilles, mais je laisse cela à l’histoire. Ce que je ne laisserai pas à l’histoire, c’est une discussion sur mon honneur public ».

La manœuvre a fonctionné. Il « semblait totalement authentique », s’extasie le New York Magazine. Comme s’ils reculaient devant leur propre acharnement à dénoncer les crimes de Nixon, les journalistes et les présentateurs de journaux télévisés se sont ralliés à Kissinger. Alors que le reste de la Maison Blanche se révèle être une bande de voyous à deux balles, Kissinger reste quelqu’un en qui l’Amérique peut croire. « Nous étions à moitié convaincus que rien ne dépassait les capacités de cet homme remarquable », a déclaré Ted Koppel, d’ABC News, dans un documentaire de 1974, décrivant Kissinger comme « l’homme le plus admiré d’Amérique ». Il était, ajoutait Koppel, « le meilleur atout que nous ayons eu ».

Nous en savons aujourd’hui beaucoup plus sur les autres crimes de Kissinger, sur les immenses souffrances qu’il a causées pendant les années où il a occupé des fonctions publiques. Il a donné son feu vert à des coups d’État et permis des génocides. Il a dit aux dictateurs de tuer et de torturer rapidement, a vendu les Kurdes et a dirigé l’opération bâclée d’enlèvement du général chilien René Schneider (dans l’espoir de faire échouer l’investiture du président Salvador Allende), qui s’est soldée par l’assassinat de Schneider. Après le Vietnam, il s’est tourné vers le Moyen-Orient, laissant cette région dans le chaos, ouvrant la voie à des crises qui continuent d’affliger l’humanité.

En revanche, nous savons peu de choses sur ce qui s’est passé plus tard, au cours de ses quatre décennies de travail avec Kissinger Associates. La « liste des clients » de la société est l’un des documents les plus recherchés à Washington depuis au moins 1989, lorsque le sénateur Jesse Helms a demandé en vain à la voir avant d’envisager de confirmer Lawrence Eagleburger (un protégé de Kissinger et un employé de Kissinger Associates) au poste de secrétaire d’État adjoint. Plus tard, Kissinger a démissionné de son poste de président de la Commission du 11 septembre plutôt que de soumettre la liste à l’examen du public.

Kissinger Associates a été l’un des premiers acteurs de la vague de privatisations qui a suivi la fin de la guerre froide dans l’ex-Union soviétique, en Europe de l’Est et en Amérique latine, contribuant à la création d’une nouvelle classe oligarchique internationale. Kissinger avait utilisé les contacts qu’il avait noués en tant que fonctionnaire pour fonder l’une des entreprises les plus lucratives au monde. Puis, ayant échappé à la bavure du Watergate, il a utilisé sa réputation de sage de la politique étrangère pour influencer le débat public - au profit, on peut le supposer, de ses clients. Kissinger a été un ardent défenseur des deux guerres du Golfe, et il a travaillé en étroite collaboration avec le président Clinton pour faire passer l’ALENA au Congrès.

L’entreprise a également profité des politiques mises en place par Kissinger. En 1975, en tant que secrétaire d’État, Kissinger a aidé Union Carbide à installer son usine chimique à Bhopal, en travaillant avec le gouvernement indien et en obtenant des fonds des USA. Après la catastrophe provoquée par la fuite de produits chimiques de l’usine en 1984, Kissinger Associates a représenté Union Carbide, négociant un règlement à l’amiable dérisoire pour les victimes de la fuite, qui a causé près de 4 000 décès immédiats et exposé un demi-million d’autres personnes à des gaz toxiques.

Il y a quelques années, la donation par Kissinger de ses documents publics à Yale a fait grand bruit. Mais nous ne connaîtrons jamais la plupart des activités de son entreprise en Russie, en Chine, en Inde, au Moyen-Orient et ailleurs. Il emportera ces secrets dans la tombe. [il n’est donc pas immortel ?, NdT]