Thomas Rogers, The New
York Review of Books, 9/3/2023
Traduit par
Fausto Giudice, Tlaxcala
Thomas Rogers est un journaliste germano-canadien indépendant vivant
à Berlin. Ses reportages sur l’Allemagne ont été publiés entre autres dans le New
York Times, Rolling Stone et Bloomberg Businessweek. @thomasmaxrogers
Les populations
de l’Afrique autrefois occupée par l’Allemagne exigent des réparations pour la
violence coloniale qui marque toujours la région à ce jour.
Des
membres des communautés herero et nama participant à la marche annuelle de
réparation, au départ du mémorial du camp de concentration de Swakopmund, en
hommage aux victimes de la violence coloniale allemande, Swakopmund, Namibie,
mars 2019. Photo Christian Ender/Getty Images
Le 28 mai 2021, le ministre allemand des
Affaires étrangères, Heiko Maas, a tenu une conférence de presse à Berlin pour
annoncer ce qui était censé être une percée importante dans les tentatives du
pays de régler son passé colonial. Maas s’est dit “heureux et reconnaissant” qu’après
cinq ans de pourparlers, les négociateurs allemands et namibiens aient approuvé
un “accord de réconciliation” sur les atrocités commises par les Allemands
pendant la période coloniale. « À la lumière de la responsabilité historique
et morale de l’Allemagne, a-t-il dit, nous demanderons pardon à la Namibie et
aux descendants des victimes ».
Entre les années 1880 et 1919, l’Allemagne
a contrôlé ce qui est aujourd’hui le Togo, le Burundi, le Cameroun, la Namibie
et le Rwanda, entre autres territoires africains, ainsi qu’une partie de ce qui
est aujourd’hui la Papouasie-Nouvelle-Guinée et plusieurs îles du Pacifique
occidental. Même selon les normes du colonialisme européen, les actions de l’Allemagne
en Namibie - alors appelée Afrique du Sud-Ouest allemande - se distinguent par
leur brutalité. Entre 1904 et 1908, des fonctionnaires et des soldats allemands
ont tué des dizaines de milliers de Hereros (aujourd’hui souvent appelés
Ovaherero) et des milliers de Namas dans une campagne d’extermination largement
reconnue comme le premier génocide du XXe siècle.
L’Allemagne a longtemps évité de rendre
des comptes pour ses actions en Namibie. Lorsque le chancelier Helmut Kohl s’est
rendu dans le pays en 1995, il a refusé de rencontrer des représentants des
Hereros, et lorsque le président Roman Herzog s’est rendu dans le pays en 1998,
il a nié l’existence de motifs judiciaires justifiant des réparations. Le
Bundestag n’a jamais reconnu officiellement les massacres comme un génocide.
Mais l’annonce de Maas visait à signaler que l’Allemagne assumait enfin ses
responsabilités historiques et incluait la promesse qu’elle verserait, « dans
un geste de reconnaissance des souffrances incommensurables infligées aux
victimes », 1,1 milliard d’euros d’aide
allouée à la reconstruction et au développement au cours des trente prochaines
années.
Dans les semaines qui suivirent,
cependant, toute bonne volonté résultant de cette annonce s’effrita. Les
principaux groupes représentant les descendants des victimes ont fait valoir qu’ils
avaient été injustement écartés des négociations, notamment en raison du refus
de l’Allemagne d’inclure quiconque en dehors du gouvernement namibien. Beaucoup
ont également dénoncé le paiement comme une compensation inadéquate pour une
injustice aussi horrible, étant donné que le montant était simplement
équivalent à l’aide étrangère que l’Allemagne a accordée à la Namibie depuis
1989, et ont exprimé leur indignation quant au fait que l’accord omettait le
mot “réparations”. Le projet du président allemand Frank-Walter Steinmeier de
se rendre à Windhoek, la capitale namibienne, pour demander officiellement
pardon a été annulé après que des groupes hereros et namas ont menacé d’organiser
une manifestation.
Henny Seibeb, chef adjoint du Landless
People’s Movement de Namibie, un parti d’opposition représentant les groupes
qui ont perdu des terres sous le colonialisme, m’a dit par téléphone l’année
dernière qu’il considérait le montant proposé comme une “pure plaisanterie” qui
ne reflétait pas la profondeur de l’injustice. Paul Thomas, l’un des dirigeants
du comité technique sur le génocide des Namas, m’a dit :
À ce jour, nous sommes toujours sans terre et dans la pauvreté à cause de
ce qui s’est passé il y a 115 ans. Mon arrière-grand-père a été décapité,
certains de ses concitoyens ont été placés dans des camps de concentration et
ont travaillé jusqu’à la mort. Il n’y a rien pour nous dans cet accord. Il est
vide.
D’autres ont souligné une discordance qui a
plané sur les négociations : bien que l’Allemagne ait refusé de tenir des
pourparlers directs avec les représentants des Hereros et des Namas, elle a
versé depuis 1952 plus de 90 milliards de dollars d’indemnisation aux victimes
de l’Holocauste, en partie grâce à un accord négocié avec la Claims Conference,
une ONG représentant les Juifs du monde entier. En juin 2021, le chef suprême ovaherero,
Vekuii Rukoro, a déclaré dans une interview télévisée que l’Allemagne était
prête à négocier avec la Claims Conference mais pas avec les Hereros et les
Namas « parce qu’ils étaient des Européens blancs et que nous sommes des
Africains noirs ».
Les Allemands sont arrivés pour la
première fois dans ce qui est devenu l’Afrique du Sud-Ouest allemande en 1883
avec l’intention d’y établir un comptoir commercial. Un an plus tard, les
commerçants ont contribué à convaincre le chancelier Otto von Bismarck de faire
de ce territoire un protectorat allemand. Bismarck avait longtemps résisté aux
appels du public et de ses rivaux politiques à établir un empire outre-mer. Les
raisons de son changement d’avis font encore l’objet de débats, mais il a été
en partie influencé par des rapports faisant état de gisements de diamants
potentiels dans la région et par l’espoir, finalement faux, que des marchands
privés supporteraient une grande partie du fardeau financier.
À l’époque, le territoire comptait entre
200 000 et 250 000 habitants, dont environ 80 000 membres de l’ethnie herero,
qui vivaient avec de grands troupeaux de bétail. Les autres groupes
comprenaient les Namas, les Ovambos, les Damaras, les Sans et les Basters. La
zone fertile du territoire était bordée à l’ouest par le désert de Namibie et l’océan
Atlantique, et au nord-est par l’Omaheke, une étendue de désert presque sans
eau qui s’étend jusqu’au Botswana.
Lorsque les colons et les administrateurs
allemands sont arrivés dans la région, ils ont trompé les Africains pour leur acheter
de grandes parcelles de terre, les ont maltraités et ont humilié leurs chefs.
Dans certains cas, ils ont également encouragé l’animosité entre les groupes
locaux. Lorsque les Africains se sont défendus, Berlin a envoyé davantage de
troupes. En janvier 1904, le conflit entre les Hereros et les Allemands s’est
aggravé, conduisant les Hereros à lancer une offensive pour reprendre leur territoire.
Plus d’une centaine d’Allemands ont été tués ; en réponse, Berlin a envoyé le
général Lothar von Trotha, un vétéran de la rébellion des Boxers en Chine
obsédé par l’idée de “guerre raciale”, pour prendre la tête de la colonie.
L'ordre d'extermination du général von Trotha (unique copie conservée au Botswana) :
Le conflit, connu sous le nom de Guerre
des Hereros et des Namas, devint le prétexte d’atrocités généralisées. En août
1904, Trotha a attaqué environ 50 000 hommes, femmes et enfants hereros sur le plateau
du Waterberg, dans le nord du territoire. Lorsque les survivants tentent de s’enfuir
dans le désert d’Omaheke, les Allemands établissent un périmètre pour les
encercler, occupent les puits d’eau et ordonnent de tuer tous ceux qui tentent
de fuir le désert. En octobre, Trotha a publié une proclamation désormais
célèbre appelant à l’extermination des Hereros :
Les Hereros ont cessé d’être des sujets allemands.....
Le peuple herero doit quitter ce pays. S’ils ne le font pas, je les
obligerai à le faire avec le Grand Canon.
À l’intérieur des frontières du territoire allemand, tout Herero, avec ou
sans arme à feu, avec ou sans bétail, sera abattu ; je ne donnerai plus refuge
aux femmes et aux enfants. Je les repousserai vers leur peuple ou les ferai
tirer dessus.
Un officier allemand, Ludwig von Estorff,
a décrit dans son journal intime des “scènes terribles” alors que les Hereros
fuyaient d’un point d’eau à l’autre « en perdant presque tout leur bétail
et de très nombreuses personnes ». Certains Hereros égorgeaient leurs
animaux et buvaient leur sang pour ne pas mourir de soif.
Pendant la guerre, les Allemands ont créé
des camps de concentration destinés à fournir de la main-d’œuvre aux
entreprises allemandes, mais les conditions y étaient si horribles que peu de
prisonniers étaient en mesure de travailler. De nombreux Namas, qui avaient
lancé une guérilla contre les Allemands, ont également été confinés dans les
camps.
Dans un camp situé sur Shark Island [l’Île
aux requins], un affleurement rocheux et exposé de la côte atlantique, les
prisonniers ne reçoivent pratiquement aucun vêtement, aucune nourriture et
aucun abri. Berthold von Deimling, le commandant de la région sud du
protectorat, déclara que tant qu’il serait aux commandes, “aucun Hottentot” -
terme péjoratif pour désigner les Namas – “ne serait autorisé à quitter Shark
Island vivant”. Entre septembre 1906 et mars 1907, 1 032 des 1 795 prisonniers
du camp sont morts. Le nombre exact de victimes du génocide reste incertain,
mais lorsque les prisonniers ont été autorisés à sortir des camps en 1908,
jusqu’à 100 000 Hereros et environ 10 000 Namas avaient péri.
Après le génocide, les autorités
allemandes ont exproprié la quasi-totalité du territoire des Africains et les
ont forcés à rejoindre un marché du travail “semi-libre” dans lequel ils n’avaient
guère d’autre choix que de travailler pour les propriétaires terriens
allemands. Ceux qui refusaient étaient affectés de force à un employeur, et
chaque Africain âgé de plus de sept ans était tenu de porter en permanence “un
disque métallique à porter visiblement” et de le présenter sur demande à la
police ou à “toute personne blanche”. Les mariages entre Africains et Allemands
étaient interdits. Il était également interdit aux Africains de marcher sur les
trottoirs et de monter à cheval, et tous les Africains étaient tenus de saluer
les Allemands qui passaient. En 1921, le traité de Versailles a transféré la
colonie à l’Afrique du Sud, qui a ensuite imposé le système d’apartheid sur le
territoire.
Bien que la publication de Morenga (1978),
un roman anticolonial à succès d’Uwe Timm, adapté par la suite en une mini-série
populaire en trois parties, ait brièvement fait entrer l’Afrique du Sud-Ouest
dans la conscience ouest-allemande, elle est restée éclipsée par les crimes des
nazis et le traumatisme de la division nationale d’après-guerre. Même après la
réunification allemande et l’indépendance de la Namibie vis-à-vis de l’Afrique
du Sud en 1990, de nombreux Allemands n’étaient que vaguement conscients des
atrocités commises en Afrique du Sud-Ouest ou s’imaginaient que le projet
colonial allemand était plus éclairé que ceux de la Grande-Bretagne, de la
France et de la Belgique.
Cette situation a commencé à changer au
début des années 80, en grande partie grâce à la pression des groupes hereros
et namas. Ces deux peuples sont peu représentés dans le gouvernement de la Namibie
depuis l’indépendance. La South West Africa People’s Organisation (SWAPO) a
dominé toutes les élections depuis 1990, en grande partie grâce au soutien des
Ovambos. (Lors de l’élection la plus récente, en 2019, le parti a remporté
soixante-trois des quatre-vingt-seize sièges du Parlement). Et malgré les
programmes de redistribution de la Namibie, une quantité disproportionnée de
terres appartient toujours à une petite minorité blanche. En 2003, la Herero
People’s Reparations Corporation a intenté une action en justice devant le
tribunal du district de Columbia (USA) pour demander des réparations à l’Allemagne
- une procédure rendue possible par l’Alien
Tort Statute [compétence universelle pour juger des crimes commis par
des étrangers contre des étrangers en dehors des USA, NdT] des USA, qui
permet aux étrangers de demander réparation pour des violations internationales
des droits humains. Le gouvernement allemand a fait valoir qu’il était à l’abri
de telles demandes parce que la convention des Nations unies sur le génocide de
1948 ne pouvait pas être appliquée rétroactivement. Bien que la plainte ait
finalement été rejetée, elle a permis d’ouvrir la porte à des négociations.
Entre-temps, plusieurs universitaires -
dont Joachim Zeller, Henning Melber, Isabel Hull, et surtout Jürgen Zimmerer,
professeur d’histoire à l’université de Hambourg - ont commencé à attirer l’attention
sur les crimes coloniaux de l’Allemagne. En 2001, Zimmerer a publié Deutsche
Herrschaft über Afrikaner (German Rule, African Subjects),
apparemment le premier livre approfondi sur les politiques de l’Afrique du
Sud-Ouest allemande.
Il se concentre sur les tentatives
des autorités allemandes de créer un “État racial” utopique dans la colonie.
Bien que le livre soit peut-être trop détaillé pour un lectorat général, il a
été décisif pour dissiper ce que Zimmerer décrit comme le “brouillard” d’amnésie
autour du colonialisme allemand.
Ce brouillard s’est encore levé au cours
de la dernière décennie. En 2016, le Musée historique allemand de Berlin, le
plus grand et le plus important musée d’histoire allemande, a accueilli la
première grande exposition du pays sur sa période coloniale. L’achèvement
maintes fois retardé du Humboldt Forum - un musée abritant des objets
ethnologiques dans une reconstruction du palais berlinois des Hohenzollern - a
également attiré l’attention sur l’histoire coloniale allemande. Alors que les
protestations contre les inégalités raciales se multipliaient à l’étranger et
en Allemagne, des militants et des universitaires ont fait valoir que les
responsables du forum n’avaient pas fait suffisamment d’efforts pour enquêter
sur la provenance de nombre de ses artefacts. En conséquence, de véritables
changements sont intervenus dans la politique culturelle. L’été dernier, l’Allemagne
a signé un accord inédit avec le Nigeria pour le rapatriement de tous ses Bronzes
du Bénin, des sculptures pillées par les troupes britanniques en 1897 qui ont
ensuite été vendues ou données à un certain nombre de musées européens et usaméricains.
La ministre d’État à la Culture, Claudia Roth, a annoncé au début de l’année
2022 qu’elle envisageait des restitutions plus étendues, ajoutant que les
crimes de l’ère coloniale constituaient « une tache blanche dans la
culture mémorielle ».
Les efforts pour trouver un terrain d’entente
avec les Hereros et les Namas restent plus délicats. Fin 2021, le nouveau
gouvernement allemand dirigé par le social-démocrate Olaf Scholz a présenté un
accord de coalition avec les Verts et les libéraux-démocrates (FDP), dans
lequel il a fait de vagues promesses de commander des études indépendantes sur
le colonialisme allemand et de commencer à développer un « site d’apprentissage
et de mémoire du colonialisme ». Il a également promis de « faire
avancer la recherche sur l’histoire coloniale » et de pousser à la “réconciliation”
avec la Namibie.
Cela ne sera pas facile. Le gouvernement
namibien a fait marche arrière sur son projet de ratifier l’accord de
réconciliation et a demandé qu’il soit renégocié, et le gouvernement allemand a
jusqu’à présent rejeté les appels à la réouverture des discussions. Ces
discussions constitueraient un test pour la ministre verte des Affaires
étrangères, Annalena Baerbock, qui a promis de mener une politique étrangère
conforme aux principes progressistes, écologistes et féministes de son parti [vis-à-vis
de l’Ukraine, par exemple ? NdT].
De nouveaux pourparlers devraient vraisemblablement
impliquer directement les Hereros et les Namas et leurs diasporas, qui sont
susceptibles d’exiger que tout paiement soit officiellement reconnu comme des
réparations. Une telle concession, cependant, serait probablement rejetée par
les négociateurs allemands, car elle pourrait ouvrir l’Allemagne à des
revendications similaires de la part de la Grèce et de l’Italie, qui demandent
une compensation pour les crimes commis pendant la Seconde Guerre mondiale.
Elle renforcerait également les actions en justice d’autres anciennes colonies
contre les puissances européennes et pourrait donner lieu à une nouvelle vague
de poursuites.
Le débat sur la réconciliation a été
compliqué par d’autres événements. Au printemps 2020, un étrange conflit a
éclaté à la suite de la décision de la Triennale de la Ruhr, un festival
artistique de l’ouest de l’Allemagne, d’inviter l’universitaire camerounais
Achille Mbembe à donner une conférence. Après qu’un politicien local a cité des
passages de l’œuvre de Mbembe hors de leur contexte - ils établissaient des
parallèles entre l’Holocauste et l’apartheid sud-africain et critiquaient les
actions d’Israël en Palestine - le commissaire fédéral allemand à l’antisémitisme,
Felix Klein, a déclaré que de telles comparaisons entre la Shoah et d’autres
événements historiques représentaient un « modèle antisémite
reconnaissable » et a demandé que Mbembe soit désinvité.
Bien que le festival ait finalement été
annulé à cause du Covid-19, l’intervention de Klein a indigné de nombreux
membres de la gauche qui estimaient que Mbembe et d’autres devaient être
autorisés à suggérer des liens entre les crimes coloniaux et l’Holocauste. Les
dirigeants de plus de trente institutions culturelles, dont le Deutsches
Theater de Berlin et le Moses Mendelssohn
Zentrum für europäisch-jüdische Studien de Potsdam, ont signé une lettre
affirmant que « la responsabilité historique de l’Allemagne ne doit pas
conduire à une délégitimation morale ou politique générale d’autres expériences
historiques de violence et d’oppression ».
Depuis, journalistes et historiens se
disputent à ce sujet dans les médias allemands. Le débat rappelle l’Historikerstreit,
la “Querelle des historiens”, des années 1980, qui a éclaté après que l’historien
Ernst Nolte a soutenu que l’Allemagne ne portait pas une charge exceptionnelle
de culpabilité pour l’Holocauste, puisque des massacres avaient eu lieu
auparavant - notamment en Union soviétique - et qu’ils n’étaient pas
historiquement uniques. De nombreux chercheurs n’étaient pas d’accord : Jürgen
Habermas a affirmé que de telles comparaisons minimisaient la responsabilité
allemande et que l’Holocauste devait être considéré comme un événement
historique unique. Le point de vue de Habermas est finalement devenu la pierre
angulaire de l’approche allemande de la culture mémorielle.
Dans le cadre de ce que l’on appelle le Historikerstreit
2.0, Zimmerer - qui est le chercheur le plus connu à avoir étudié les liens
entre l’Afrique du Sud-Ouest allemande et le Troisième Reich - est l’un des
nombreux historiens à plaider en faveur d’une vision comparative. Il précise qu’il
ne croit pas que le génocide des Hereros et des Namas ait été une répétition de
l’Holocauste ou que les deux soient équivalents en termes d’échelle ou de
motivation. Mais il soutient qu’en examinant les parallèles entre les deux, on
peut parvenir à une vision plus précise des forces qui régissent l’histoire
allemande et mondiale :
Pour l’histoire allemande, le génocide en
Afrique du Sud-Ouest est significatif à deux égards. D’une part, il a montré l’existence
de fantasmes génocidaires de violence (et les actions qui ont suivi) dans l’armée
et l’administration allemandes dès le début du XXe siècle, et d’autre
part, il a popularisé cette violence, contribuant ainsi à sa légitimation.
Zimmerer écrit que « les expériences
coloniales représentent un réservoir culturel de pratiques culturelles dont
pouvaient se prévaloir les personnes au service des nationaux-socialistes ».
Dans les années 1920 et 1930, l’Afrique du Sud-Ouest allemande a été romancée
dans les monuments commémoratifs publics, les programmes scolaires, les films
et les livres, y compris un genre populaire connu sous le nom de “Kolonialliuteratur”.
Jusqu’en 1945, le livre le plus vendu pour les jeunes lecteurs en Allemagne
était Le Voyage de Peter Moor au Sud-Ouest, de Gustav Franssen qui
raconte l’histoire d’un jeune homme qui se porte volontaire comme soldat dans
la colonie allemande et participe héroïquement à la campagne contre les Hereros
et les Namas. Zimmerer affirme que ces influences culturelles ont contribué à
renforcer le soutien aux politiques nazies fondées sur la différence raciale et
l’antisémitisme.
Il note que les géographes affiliés à l’université
Friedrich-Wilhelm de Berlin (aujourd’hui Université Humboldt) ont participé à
la conception de la politique coloniale à la fin du XIXe siècle et
au début du XXe siècle, et ont encouragé les politiques
expansionnistes qui ont conduit à l’occupation de l’Europe de l’Est sous le
Troisième Reich. Les anthropologues qui devinrent plus tard les principaux
partisans de la “biologie raciale” dans l’Allemagne nazie furent influencés par
les recherches menées dans les colonies allemandes en Afrique. Certains des
règlements imposés pendant l’occupation nazie de la Pologne - interdiction pour
les Polonais de faire du vélo et d’entrer dans les salles de cinéma, obligation
pour tous les Polonais de saluer les Allemands de passage - faisaient écho à
des politiques précédemment instituées en Afrique du Sud-Ouest.
Zimmerer affirme également que « l’interprétation
biologique de l’histoire du monde - la conviction qu’un Volk a besoin de
s’assurer un espace pour survivre [le fameux Lebensraum, NdT] - est l’un
des parallèles fondamentaux entre le colonialisme et la politique d’expansion
nazie » en Europe de l’Est. Le Generalplan Ost (“schéma directeur pour l’Est”] d’Hitler prévoyait qu’une grande partie de l’Europe centrale et orientale
ainsi que l’Union soviétique soient vidées de leurs habitants et colonisées par
des fermiers allemands. Un effort particulier devait être fait pour recruter
des colons ayant vécu auparavant dans les colonies africaines. En 1941, Hitler
a déclaré à propos de l’Ukraine : « Le territoire russe est notre Inde, et
comme les Anglais la gouvernent avec une poignée de personnes, nous
gouvernerons notre territoire colonial ».
En 2021, dans Die Zeit, Zimmerer et
l’universitaire usaméricain Michael Rothberg ont souligné que « l’interdiction
de toute comparaison et contextualisation conduit à exciser la Shoah de l’histoire ».
Une telle interdiction saperait les
tentatives de tirer des enseignements de l’histoire : si un événement singulier
ne peut se produire qu’une seule fois, il n’y a pas lieu de s’inquiéter qu’il
se reproduise.
Certains ont affirmé que les partisans de
la vision comparative déforment la nature idéologique de l’Holocauste et
ignorent l’histoire particulière de l’antisémitisme en Europe. L’historien Saul
Friedländer écrit :
Ce n’est pas une question de croyance que de savoir si l’Holocauste doit
être considéré comme singulier ou non, car il ne se différencie pas seulement
par des aspects individuels des autres crimes historiques, mais à un niveau
fondamental..... L’antisémitisme nazi ne visait pas seulement à éradiquer les
Juifs en tant qu’individus (d’abord par l’expulsion, puis par l’extermination)
mais aussi à effacer toute trace du “Juif”.
À d’autres moments, le débat a fait appel
à des arguments de type épouvantail,
certains commentateurs affirmant à tort que les spécialistes du
postcolonialisme veulent assimiler l’Holocauste aux crimes coloniaux. Parfois,
il est devenu une cheval de bataille par procuration pour l’adoption de vues usaméricaines
progressistes sur la justice raciale. L’éditeur et journaliste Thomas Schmid a
accusé Zimmerer de faire partie d’une tentative “dans l’air du temps”, importée
des USA, de « positionner l’Holocauste derrière le colonialisme », ce
qui « correspond à la culture contemporaine de suspicion générale à l’égard
de l’homme blanc (et de la femme blanche) ».
"Des excuses tout de suite-N amibie - In memoriam Hereros Namas Génocide allemand 1904-1908-Pas de prescription pour le génocide"
Le nouvel Historikerstreit est né d’une
confluence de facteurs - le débat sur les réparations, la réaction contre le
Forum Humboldt et, plus généralement, la montée en Allemagne d’un sens de l’histoire
mondialisé, dans lequel les débats sur l’esclavage aux USA et le colonialisme
au Royaume-Uni, par exemple, sont souvent transposés sur des expériences
locales. Mais elle a également coïncidé avec un débat sur l’identité allemande
et la manière de concilier l’image de soi de l’Allemagne d’après-guerre, largement
centrée sur l’expiation et la culpabilité pour l’Holocauste, avec son statut
moderne de pays défini par l’immigration.
Au cours des dix dernières années, la
proportion de résidents allemands immigrés ou ayant des parents immigrés est
passée d’environ 19 % à 27 %. Beaucoup de ces nouveaux arrivants viennent de
pays qui ont été colonisés par les puissances européennes. Des militants ont
fait pression pour que l’identité allemande soit élargie afin d’accueillir des
immigrants d’Afrique ou du Moyen-Orient, par exemple, en faisant valoir que
leur plus grand traumatisme historique est le colonialisme, et non la Seconde
Guerre mondiale.
Dans un commentaire sur le Historikerstreit
2.0 de la Neue Zürcher Zeitung, le journaliste Thomas Ribi a écrit
que la culture mémorielle allemande ne devait pas changer pour accueillir ces
nouveaux arrivants, car les immigrants ont été à l’origine d’une nouvelle vague
de violence contre les Juifs : « L’immigration de ces dernières années a “enrichi”
l’Allemagne d’une nouvelle forme d’antisémitisme, dérivée de l’islam ». Il
est vrai que l’antisémitisme est un problème au sein de certaines communautés d’immigrés,
en particulier celles du Moyen-Orient, mais les statistiques officielles
suggèrent que la plupart des attaques antisémites en Allemagne sont le fait de
membres de l’extrême droite teutonne. Il est clair que l’approche actuelle de
la culture mémorielle allemande - et sa résistance à établir des liens entre l’Holocauste
et le colonialisme - n’est pas non plus infaillible.
À l’automne 2021, Habermas s’est joint au
débat. Dans Philosophie Magazin, il insiste sur le fait que la
singularité de l’Holocauste ne signifie pas « que la compréhension de soi
politique des citoyens d’une nation peut être gelée » et soutient que la
transformation du pays au cours de la dernière décennie appelle une
réévaluation de l’image de soi. Lorsqu’un immigrant arrive en Allemagne,
écrit-il, il « acquiert en même temps la voix d’un concitoyen, qui compte
désormais dans la sphère publique et peut changer et élargir notre culture
politique ». L’imagination politique de l’Allemagne doit « se
développer de telle sorte que les membres d’autres modes de vie culturels
puissent s’y reconnaître avec leur héritage et, si nécessaire, aussi avec leur
histoire de souffrance ».