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03/12/2025

Non, l’Allemagne n’aura pas la bombe. Pourquoi devrait-elle l’avoir ?

Philipp Rombach, Bulletin of the atomic scientists, 26/11/2025
Traduit par Tlaxcala

Philipp G. Rombach est un ancien chercheur associé au Center for Global Security Research du Lawrence Livermore National Laboratory et « 2025 Nuclear Scholar » au Project on Nuclear Issues (PONI) du Center for Strategic and International Studies (CSIS). Il est titulaire d’un master en droit et diplomatie de la Fletcher School de l'université Tufts, d’une licence et d’un master en génie électrique et technologies de l’information de l’Université technique de Munich, ainsi que d’une licence en sciences politiques et économie de l’Université Ludwig-Maximilians de Munich.

Une unité test de la nouvelle bombe nucléaire gravitationnelle guidée B61-12. L’US Air Force déploie actuellement entre 100 et 120 bombes tactiques B61-12 en Europe. Photo : Sandia National Laboratories

 Il y a un quart de siècle, le politologue allemand Harald Müller observait que « la question fondamentale de savoir si (…) l’Allemagne devait repenser sa renonciation aux armes nucléaires se trouvait dans une situation très étrange, à savoir qu’elle était surtout posée à l’extérieur de l’Allemagne et presque jamais dans le débat allemand ».

L’Allemagne n’a plus de programme national d’armement nucléaire depuis 1945. À Berlin, personne ne réclame une bombe allemande. Ni le gouvernement, ni le public. Pourtant, l’idée d’un programme nucléaire indépendant allemand refuse de disparaître dans les cercles de politique étrangère usaméricains. Ces derniers mois, des chercheurs et analystes ont affirmé que l’Allemagne « envisageait désormais d’acquérir » des armes nucléaires, et que « des États tels que l’Allemagne et la Finlande » débattaient discrètement de la nécessité d’en posséder. Dans ce récit, il est fréquent que des pays comme le Japon, la Corée du Sud et l’Allemagne se retrouvent assimilés à un Iran révisionniste. La possibilité « pleine et entière » que l’Allemagne se dote d’un programme nucléaire national — sans poser de questions ! — a trouvé sa place dans des ateliers politiques fermés de haut niveau et a même été récemment défendue dans la revue Foreign Affairs.

Que certains observateurs évoquent des cascades de prolifération nucléaire mondiale en incluant dans le même souffle un programme allemand est problématique. Ce discours est déconnecté du débat réel en Allemagne et ignore les dynamiques politiques internes, l’opinion publique et les déclarations du gouvernement. Pas un seul responsable officiel du gouvernement allemand n’a exprimé le souhait d’acquérir une capacité nucléaire nationale. Bien au contraire. Le chancelier Friedrich Merz s’est montré catégorique quant à son opposition — et celle de son parti — à l’acquisition d’une bombe allemande.

L’opinion publique et les perceptions des élites ne soutiennent pas l’idée que l’Allemagne chercherait à obtenir ses propres armes nucléaires. Les rares universitaires et praticiens allemands plaidant en ce sens se situent en réalité en marge d’un débat bien plus vaste portant sur la dissuasion nucléaire étendue assurée par les USA en Europe. Le discours politique allemand, l’opinion publique, les obligations internationales et les contraintes constitutionnelles ont façonné quelques options de dissuasion envisagées pour l’Allemagne, qui méritent d’être examinées. Elles montrent la nette préférence du gouvernement et de la population pour une solution européenne, ou pour un renforcement de la dissuasion étendue au sein de l’OTAN.


« On parle ici en permanence de paix. Messieurs, la paix, c'est moi ! »
Henry Meyer-Brockmann, Le veto de la bombe, Simplicissimus, 19/5/1956

« L’Allemagne obtient la bombe »

À la suite de l’élection présidentielle usaméricaine de 2016, Roderich Kiesewetter, ancien représentant spécial aux affaires étrangères au Bundestag, plaida pour une nouvelle capacité nucléaire européenne financée par l’Allemagne — une position rapidement rejetée par les experts du domaine. Wolfgang Ischinger, alors président de la Conférence de Munich sur la sécurité, mit en garde contre « les dangereux badinages nucléaires de l’Allemagne ».

Le débat s’élargit en 2017 pour inclure l’idée d’une capacité nucléaire indigène lorsque Maximilian Terhalle, professeur à la London School of Economics, publia une série d’articles soutenant que l’Allemagne « avait besoin d’armes nucléaires », que le président russe Vladimir Poutine n’était pas responsable de cette évolution, et que la marine allemande devait « acquérir des sous-marins équipés d’armes nucléaires » pour opérer en mer Baltique. Plus récemment, Terhalle a demandé au gouvernement Scholz de se retirer du Traité sur l’interdiction des armes nucléaires (TPIAN) et « d’acheter 1 000 ogives et missiles non actifs » à l’administration Biden sortante. Il n’existe évidemment aucune réserve de ce type d’« armes nucléaires inactives » disponible à l’achat, et l’Allemagne n’a pas signé le TPIAN. Terhalle semble avoir confondu le TPIAN avec le Traité sur la non-prolifération des armes nucléaires (TNP), qui vise à empêcher la diffusion d’armes nucléaires, et auquel l’Allemagne est partie avec 190 autres États. Ces propositions n’ont été prises au sérieux ni par les experts allemands ni par les décideurs, qui les qualifient de « débats fantômes » relevant de « suggestions politiques quelque peu paniquées ».

Seuls quelques responsables politiques allemands situés à l’extrême droite ont défendu un programme nucléaire national. Ces opinions marginales contrastent fortement avec les sondages d’opinion. Les enquêtes de 2022 suggèrent que le public allemand est devenu plus favorable à la dissuasion élargie depuis l’invasion russe de l’Ukraine. Mais des sondages plus récents indiquent que l’opposition au stationnement d’armes usaméricaines en Allemagne et en Italie est repartie à la hausse (59 % et 63 %, respectivement), alors qu’en 2022, 52 % y étaient favorables. Un sondage YouGov de 2025 montre qu’une majorité d’Allemands s’oppose à un programme nucléaire national (49 %), seuls 34 % y étant favorables — davantage qu’en Italie (47 %), Espagne (45 %) ou au Danemark (39 %).

Dans un autre sondage, 44 % des personnes âgées de 18 à 24 ans soutenaient l’idée d’une arme nucléaire allemande, suggérant un soutien plus marqué chez les jeunes. Mais l’opposition atteint 91 % chez les 45-54 ans et 72 % tous âges confondus. Comme le soulignent les experts Liviu Horovitz et Michal Onderco, « de nombreux sondages au cours des deux dernières décennies montrent que les citoyens allemands n’aiment pas la dissuasion nucléaire et préfèrent le désarmement ». Ils estiment que « le changement d’attitude est davantage une réaction momentanée à l’invasion russe de l’Ukraine qu’un nouvel état d’esprit ». Pourtant, dans les analyses usaméricaines prétendant que l’Allemagne songe à se doter de l’arme nucléaire, ces données d'opinion publique sont totalement absentes.

Contraintes juridiques et constitutionnelles

L’Allemagne fait face à d’importants obstacles constitutionnels et obligations internationales. Berlin a renoncé au droit de produire des armes atomiques via le protocole de Paris au traité de Bruxelles de 1954 — mesure qu’Adenauer voyait comme temporaire jusqu’à une pleine réhabilitation internationale. Elle est également signataire du Traité Euratom de 1957, qui garantit que « les matières nucléaires civiles ne soient pas détournées à des fins militaires ». En 1974, elle ratifie le TNP et s’érige en acteur responsable utilisant son poids économique et diplomatique pour lutter contre la prolifération. Enfin, dans le traité de règlement final de 1990 (« Deux plus Quatre »), l’Allemagne renonce légalement à toutes armes de destruction massive.

Avec le soutien militaire de l’Allemagne à l’Ukraine, des campagnes de désinformation russes prétendent faussement que la souveraineté allemande après la réunification dépendait de l’interdiction des armes nucléaires et d’une posture strictement pacifiste. Selon ce récit, les puissances alliées pourraient réaffirmer des droits réservés et retirer la souveraineté à l’Allemagne si elle violait le traité. Comme la Russie est à la fois signataire du traité et menace principale pour Berlin, Moscou pourrait s’en servir comme prétexte pour réoccuper l’Allemagne de l’Est — malgré la renonciation explicite des quatre Alliés à leurs droits résiduels lors de la réunification.

Supposer que la Russie utilise ou non ce prétexte est un scénario plausible ou non, c'est l'un des nombreux moyens par lesquels une Allemagne nucléaire, comme l'a si bien dit Ischinger, « se mettrait involontairement échec et mat. »

Un programme nucléaire allemand déstabiliserait l’Europe et l’ordre mondial

Une décision allemande d’acquérir l’arme nucléaire minerait la crédibilité de la dissuasion de l’OTAN, affaiblirait la cohésion de l’Alliance et saperait le régime mondial de non-prolifération. Si un exportateur de normes pacifiques comme l’Allemagne allait au nucléaire, qu’est-ce qui empêcherait la Turquie, l’Arabie saoudite, la Pologne ou la Corée du Sud d’en faire autant ?

Compte tenu de son histoire, l’Allemagne est probablement le dernier pays allié à vouloir que ses choix internes contribuent à un monde moins stable. Mais même si elle le souhaitait, un programme nucléaire rencontrerait rapidement des obstacles internes.

D’abord, en tant que société ouverte, l’Allemagne aurait du mal à dissimuler un programme nucléaire clandestin, que ce soit à ses alliés ou à Moscou. De la même manière qu’Israël fut déterminé à frapper le programme iranien, la Russie chercherait sans aucun doute à stopper un programme allemand avant qu’il ne la menace.

Ensuite, un tel programme exigerait une modification de la constitution. Les Verts — dont l’origine remonte aux mouvements anti-nucléaires — ou Die Linke, parti pacifiste, ne le soutiendraient jamais. Les conservateurs et sociaux-démocrates, qui forment aujourd'hui la coalition au pouvoir, ne fourniraient probablement pas la majorité des deux tiers requise. Resterait une poignée de députés de l’extrême droite AfD.

Enfin, en démocratie parlementaire avec scrutin proportionnel, les gouvernements de coalition sont la norme. Cela compliquerait tout effort clandestin et poserait des problèmes de stabilité concernant l’autorité de lancement nucléaire.

« Poursuivre une stratégie de latence nucléaire »

Sans défendre une arme nationale, certains analystes usaméricains proposent une stratégie de « nuclear hedging », consistant à étendre les capacités nucléaires civiles et technologiques permettant d’atteindre le seuil nucléaire. Les États dits « latents » ne construisent pas d’arme mais mettent en place les moyens pour y parvenir rapidement en cas de crise.

L’Allemagne possède déjà un important savoir-faire scientifique et technologique. Elle a été considérée comme un « État latent » par certains universitaires. Mais depuis l’abandon définitif du nucléaire civil en 2023, elle démantèle ses centrales, ce qui l’empêche désormais de produire du plutonium — même si ses anciens réacteurs ne produisaient pas du plutonium de qualité militaire.

L’Allemagne pourrait encore s’appuyer sur sa participation à URENCO (consortium germano-néerlandais-britannique d’enrichissement d’uranium). Cela pourrait lui permettre de développer des capacités civiles susceptibles d’être détournées vers un enrichissement militaire. Certains évoquent même cette possibilité autour du réacteur de recherche FRM II à Munich, qui fonctionne avec de l’uranium hautement enrichi (HEU) fourni par la Russie. En 2025, l’Université technique de Munich a annoncé une demande d’autorisation pour passer au combustible faiblement enrichi (LEU), inférieur à 20 % d’uranium-235 et inutilisable militairement. Le nouveau design utiliserait un alliage uranium-molybdène innovant. Il n’y a donc aucune raison pour que les réacteurs de recherche allemands utilisent encore de l’HEU à l’avenir.

Une stratégie de hedging constituerait une rupture majeure, signalant une intention implicite de se doter d’une arme. Mais elle comporterait des risques évidents : sanctions, perte de confiance internationale, voire frappes préventives.

Certains se demandent si l’environnement stratégique actuel est réellement le moteur principal de ce débat… ou s’il s’agit d’une tentative désespérée des partisans du nucléaire civil d’inverser la sortie du nucléaire allemand.

Ainsi, Thorsten Benner, directeur du Global Public Policy Institute à Berlin, affirme que l’énergie nucléaire « devrait aller de soi à l’ère de l’intelligence artificielle énergivore (…) Une économie avancée comme l’Allemagne doit être à la pointe de la recherche nucléaire civile ». Pour d’autres, le débat sur la « latence nucléaire » sert en réalité à justifier le retour du nucléaire civil — alors que les sensibilités anti-nucléaires restent profondément ancrées, depuis les grandes manifestations anti-Pershing II des années 1980 jusqu’aux mobilisations contre les transports de déchets CASTOR dans les années 1990-2000.

Dans ce contexte, il est peu probable que les réacteurs nucléaires redémarrent un jour en Allemagne, malgré des idées reçues à l’étranger. En réalité, Berlin a simplement cessé d’opposer son veto à la classification européenne du nucléaire comme énergie « verte », pour apaiser Paris — sans changer sa propre politique énergétique. Aujourd’hui, 58 % de l’électricité allemande provient des renouvelables, dont 29 % du vent, 15 % du solaire, 9 % de la biomasse et 4 % de l’hydroélectrique.

 « Euro-dissuasion »

La création d’une architecture européenne de dissuasion nucléaire a été beaucoup discutée en Allemagne récemment. Certaines idées fantaisistes imaginent une « valise au bouton rouge » circulant entre États européens, utilisant les armes françaises. En 2023, cette suggestion a amené l’ancien ministre des Affaires étrangères Joschka Fischer (Verts) à lancer un débat public sur les avantages d’une « Euro-dissuasion ».

Plus récemment, Benner et d’autres ont proposé d’européaniser la dissuasion étendue en recréant un groupe européen de planification nucléaire inspiré de celui de l’OTAN. Cette proposition ne répond toutefois pas à une question clé : pourquoi la France — qui a toujours refusé de rejoindre ce groupe pour préserver son « indépendance stratégique » — accepterait-elle soudain un cadre européen similaire ?

Benner suggère un groupe comprenant « la France, le Royaume-Uni, l’Allemagne, la Pologne, l’Italie et peut-être l’Espagne ». Exeunt donc la Turquie, les Pays-Bas et la Belgique — pourtant membres de la mission de partage nucléaire de l’OTAN.

Dans tous les cas, la reconfiguration de la dissuasion européenne reflète encore une fois une tension ancienne entre « européanistes » et « atlantistes ». Le chancelier Merz est réputé atlantiste, tandis que le ministre des Affaires étrangères Johann Wadephul — qui plaidait en 2020 pour étendre la dissuasion française — incarne la tendance européiste.

Renforcer le partage nucléaire au sein de l’OTAN

Ni la France ni le Royaume-Uni ne peuvent remplacer complètement les USA. L’Allemagne pourrait donc chercher une solution dans le statu quo : rester dans l’architecture de dissuasion élargie usaméricaine. Après tout, qui garantit que la France ne connaîtra pas en 2027 les mêmes bouleversements politiques que l’Allemagne aujourd’hui ?

Abandonner le cadre de l’OTAN risquerait d’affaiblir la cohésion alliée et la crédibilité de la dissuasion. En cas d’attaque russe contre un membre de l’OTAN, Paris et Londres seraient impliqués de toute façon dès l’activation de l’article 5.

Historiquement, la dissuasion élargie usaméricaine a été l’outil de non-prolifération le plus efficace. Les USA ont longtemps fait preuve de patience vis-à-vis d’une Allemagne sous-investissant dans ses capacités militaires. C’est désormais à l’Allemagne de faire preuve de patience et de renforcer ce cadre avec ses propres moyens. Elle peut notamment moderniser ses forces conventionnelles, poursuivre la certification nucléaire de ses futurs F-35 et envisager d’en acheter davantage.

L’architecture de dissuasion bénéficierait aussi d’investissements dans la guerre électronique, les avions de détection avancée, le ravitaillement en vol et les capacités de transport stratégique. D’autres options incluent la dispersion des forces aériennes à capacité duale — à l’image des F-35 britanniques récemment intégrés à la mission de partage nucléaire.

« Atombombe ? Nein danke!»

Le débat actuel semble écrit pour les Allemands mais pas par eux. Il ignore la politique intérieure, l’opinion publique, les déclarations officielles et l’histoire du pays.

Comme l’écrit Müller : « Après une quête dangereuse et sanglante, longue d’un siècle, pour la stabilité en tant qu’État médian, le renoncement aux armes nucléaires constitue, paradoxalement, une condition essentielle de la sécurité et du bien-être de l’Allemagne, et se trouve au cœur même de son intérêt national. »

L’Allemagne n’envisage pas — et n’envisagera pas — de se doter de la bombe. Mais le débat sur le renforcement de la dissuasion en Europe et au sein de l’OTAN est essentiel et offre plusieurs voies possibles. Ni l’extension de la dissuasion britannique et française, ni le renforcement de la dissuasion usaméricaine ne violent les normes de non-prolifération.

Les chercheurs — surtout aux USA — ne doivent pas confondre le débat allemand sur la garantie nucléaire et la dissuasion élargie avec une volonté allemande de se doter de l’arme nucléaire.

07/06/2025

GABOR STEINGART
“Si tu veux la paix, parle à tes ennemis, pas à tes amis” : entretien avec Klaus von Dohnanyi

     NdT

“La plus grande menace pour l’Allemagne ne vient pas de Poutine, mais des conséquences sociales, humanitaires et démocratiques du changement climatique.”

Klaus von Dohnanyi, Hamburger Abendblatt, 23/6/2023

Klaus von Dohnanyi, 97 ans, est un dinosaure de la „bonne Allemagne”, celle qui n’a pas oublié l’histoire et qui a tout simplement une conscience. Il a de qui tenir : son père Hans fut un résistant, exécuté par les nazis en avril 1945 à Sachsenhausen, sa mère Christel échappa de peu à la pendaison, son oncle Dietrich, pasteur militant de l’Église confessante, fut lui aussi pendu, en avril 1945, au camp de concentration de Flossenburg. Klaus, militant du SPD depuis 1957, fut ministre de Willy Brandt et Premier maire de Hambourg de 1981 à 1988. Très critique à l’égard de la politique belliciste des dirigeants du SPD et des Verts, il a déclaré en juillet 2024 qu’il soutenait l’Alliance Sahra Wagenknecht pour ses positions sur la guerre d’Ukraine tout en restant membre du SPD. Ci-dessous un entretien avec von Dohnanyi, Traduit par Fausto GiudiceTlaxcala 

 Gabor Steingart, The Pioneer, 7/6/2025

À 97 ans, Klaus von Dohnanyi est le témoin d’un siècle mouvementé. En tant qu’ancien membre du Bundestag, comment voit-il les événements mondiaux actuels ? Il s’entretient avec Gabor Steingart sur le pouvoir de la diplomatie, la sécurité de l’Europe dans l’ombre de la Russie et Donald Trump.

The Pioneer : Donald Trump affirme que l’UE a été fondée pour obtenir des avantages commerciaux vis-à-vis des USA. Les USAméricains, que nous avons connus comme des transatlantistes, sont-ils encore nos amis ?

Klaus von Dohnanyi : ça dépend des USAméricains auxquels vous faites référence. Dans l’ensemble, ils ne l’ont jamais été. Ils ont toujours eu leurs propres intérêts. L’USAmérique est toujours intervenue en Europe et nous a en réalité plus nui qu’aidé.

Mais au départ, l’Amérique nous a tout de même aidés – non seulement avec le plan Marshall, mais aussi plus tard avec l’OTAN, qui nous a énormément aidés à devenir le pays que nous sommes aujourd’hui. Ce ton hostile n’est apparu qu’avec Donald Trump. Ou diriez-vous plutôt que ce ton s’inscrit dans la continuité des intérêts ?

Il s’inscrit dans la continuité des intérêts, qui ont bien sûr évolué en fonction des circonstances. Pendant la guerre froide et après la chute du mur, c’était différent.

Devrions-nous donc nous imposer la sérénité et ne pas nous énerver autant ? Ou devrions-nous reconnaître nos intérêts, peut-être aussi européens, et répondre à la grossièreté par la grossièreté ?

Je trouve cette façon de penser trop euro-américaine. La Russie fait bien sûr partie de l’Europe et du reste du monde, d’une manière particulière. La Russie est voisine de l’Europe et n’est manifestement pas sans danger. Et plus un voisin est dangereux, plus il faut s’intéresser à lui et lui parler. J’ai lu récemment cette belle phrase : « Si tu veux la paix, parle à tes ennemis, pas à tes amis. »

C’est à mon avis un avertissement important. Nous nous sommes complètement laissé exclure de tout contact avec la Russie et continuons aujourd’hui encore à agir comme si les USAméricains étaient nos tuteurs – ils doivent tirer les marrons du feu pour nous, alors qu’ils ont en partie jeté eux-mêmes ces marrons dans le feu.

Ça veut dire que nous devons nous prendre en main et prendre notre destin en main, d’autant plus que l’homme à la Maison Blanche ne veut plus être notre tuteur.

C’est exact. Et pour ça, nous devons avoir le courage de faire deux choses : premièrement, parler nous-mêmes avec la Russie et Poutine. Et deuxièmement, expliquer aux USAméricains que c’est aussi notre devoir. Si nous suivons vraiment le principe « Si tu veux la paix, parle avec tes ennemis », je pense que nous avons plus de chances d’instaurer la paix en Europe que si nous attendons Trump.

Vladimir Poutine à Moscou le 26 mai 2025 © Imago

La Russie est-elle notre ennemie historique ?

Non, et la Russie ne doit pas être notre ennemie historique. Nous avons également connu de bonnes périodes et de bonnes formes de coopération, et le fait que nous n’y parvenions pas actuellement est d’ailleurs peut-être aussi un problème qui sert les intérêts des USA. Il existe un livre célèbre du politologue et conseiller à la sécurité du présidentus américain Jimmy Carter, Zbigniew Brzeziński, qui postule qu’une amitié entre la Russie et l’Allemagne serait dangereuse pour les USA. C’est pourquoi je pense que certains problèmes trouvent leur origine non seulement en Russie, mais sont également alimentés par les USA.

Vous voulez dire que USA ont intérêt à ce que nous ne nous engagions pas trop avec notre grand voisin géographique – qui nous surpasse à bien des égards, non seulement en termes de ressources naturelles, mais aussi en termes de superficie – du point de vue usaméricain ?

Tout à fait. Même en temps de paix, avant la guerre en Ukraine, les USAméricains sont intervenus dans le projet Nord Stream 1 et 2, car ils trouvaient que ça rapprochait trop l’Allemagne et la Russie. Cette relation historique, qui remonte à l’époque où le tsar a été l’un des libérateurs de l’Allemagne pendant la guerre napoléonienne, est une épine dans le pied des USAméricains. Brzeziński le décrit très intensément dans son ouvrage important intitulé Le grand échiquier.

Vous avez toutefois également constaté que vous vous étiez trompé dans votre évaluation des intérêts stratégiques de Poutine, d’où la réédition de votre livre. Comment le voyez-vous aujourd’hui ?

Lorsque j’ai écrit cela, je partais du principe que le président Joe Biden était un homme raisonnable et qu’il ne se laisserait pas entraîner à aller à l’encontre des intérêts des USA et de l’Europe en soulevant à nouveau la question de l’adhésion de l’Ukraine à l’OTAN. Trump avait tout à fait raison lorsqu’il a déclaré récemment que nous étions d’accord, en USAmérique et en Occident, de ne pas accepter l’Ukraine dans l’OTAN. Pourquoi Biden doit-il revenir là-dessus en 2021, 2022 ? Lui et son secrétaire général de l’OTAN, Jens Stoltenberg, ont, à mon avis, une grande part de responsabilité dans cette affaire. C’était inutile et provocateur – et on peut comprendre que Poutine ne veuille pas de l’Ukraine dans l’OTAN et donc en Crimée.

Joe Biden, Olaf Scholz et Jens Stoltenberg (à droite) lors du sommet de l’OTAN le 10 juillet 2024 © dpa

Poutine a-t-il vraiment servi ses intérêts, même en gardant à l’esprit les exemples historiques, ou les a-t-il plutôt exagérés ? Même après trois ans de guerre, il n’a pas réussi.

Eh bien, que signifie « exagérés » ? Imaginez un peu : l’Ukraine conserve la Crimée. La Crimée décide de l’accès de la Russie à des eaux chaudes. Croyez-vous vraiment que Poutine serait resté les bras croisés jusqu’à ce que l’OTAN s’installe à Sébastopol ? Tout est lié.

Mais qu’est-ce que ça signifie pour la suite des événements ? Quel peut être notre intérêt, qu’avons-nous à lui offrir et qu’a-t-il à nous offrir ?

C’est très, très difficile à dire. Poutine veut une Ukraine faible qui ne se mette plus en travers de son chemin. Et l’Ukraine elle-même veut être forte et, si possible, récupérer tous les territoires conquis par la Russie. C’est une situation sans issue.

À l’époque, le SPD et le chancelier Helmut Schmidt, dont vous faisiez partie du cabinet, avaient organisé la situation grâce à toute une série d’accords et de négociations – par exemple la conférence d’Helsinki – sur la réorganisation de l’Europe et une coexistence fondée sur des règles entre le bloc communiste et le bloc capitaliste. Cela pourrait-il servir de modèle pour les négociations actuelles ?

Permettez-moi de revenir un peu en arrière : Lorsque Bismarck est parti en 1890, son successeur, le secrétaire d’État Holstein, a rompu le traité dit « de réassurance » deux ans plus tard, quelques années seulement après la démission de Bismarck. Plus tard, Willy Brandt – et j’en ai moi-même été témoin – a compris, avec Egon Bahr, au prix d’un travail minutieux, que la paix et la sécurité sont le fruit d’un travail quotidien. Ces efforts du gouvernement Brandt ont tout simplement été réduits à néant. Les gens disent que c’était une erreur, que c’était trop conciliant et que la politique de paix passe par le recours aux armes. C’est absurde. Bien sûr, la dissuasion peut garantir la sécurité, mais cela ne suffit pas. Il faut avoir la volonté d’instaurer la paix.

Congrès électoral du SPD en 1980 à Essen : Egon Bahr et Willy Brandt.  © Imago

C’est pourquoi, rétrospectivement, votre gouvernement de l’époque n’était pas pacifiste, mais a même investi une part plus importante du produit intérieur brut dans l’armement que le gouvernement actuel.

C’est vrai, Brandt n’était pas pacifiste. Brandt et Bahr étaient conscients de la nécessité de la force. Mais ils savaient aussi que cela ne suffisait pas. Si vous voulez la paix, vous devez respecter les intérêts de l’autre partie, même si vous ne les suivez pas toujours. Helmut Schmidt l’a très bien écrit dans son livre à l’époque : « S’il y a une réunification, nous devons d’abord veiller à ce qu’elle ne porte pas trop atteinte à la sécurité de l’Union soviétique. » Et malheureusement, nous ne l’avons pas fait. Dès la chute du mur, nous avons veillé à ce que les pays du côté soviétique soient admis dans l’OTAN. Ce fut une erreur fondamentale.

Beaucoup en Europe disent qu’il faut maintenant plus que jamais se réarmer pour montrer à Poutine où sont les limites. Ou diriez-vous qu’il faut abandonner l’Ukraine ?

Non, mais il faut discuter sérieusement avec l’Ukraine pour qu’elle rétablisse une situation qu’elle ne peut pas créer elle-même. Et les USAméricains disent actuellement que la patate est trop chaude pour eux. Il faut dire à Volodymyr Zelensky qu’il y a des choses sur lesquelles il ne peut pas insister. À mon avis, l’Ukraine n’a aucun droit sur la Crimée et le Donbass. Le Donbass est tellement russe dans sa structure que l’Ukraine doit comprendre que cette partie ne lui appartiendra pas à l’avenir. Et il va sans dire que la Crimée n’appartient pas à l’Ukraine. Elle appartient à la Russie depuis 1783.

Explosion en Crimée en août 2022. © Imago

Et l’Ukraine devrait se contenter de ce reste d’État amputé ? Pour garantir quoi ? Sa vie et sa survie à l’Ouest, dans l’UE et dans l’OTAN ?

Pas dans l’OTAN, mais dans l’UE. En ce qui concerne l’OTAN, je pense que la décision est prise depuis longtemps. Même les USAméricains ne le veulent plus, et ne l’ont d’ailleurs jamais voulu. Je ne comprends pas pourquoi Biden est revenu sur sa position. Je pense qu’il faut remonter plus loin que la période où il luttait pour la présidence pour comprendre l’état d’esprit de Biden.

L’Ukraine doit donc être pacifiée le plus rapidement possible – et après ?

L’Ukraine entrera dans l’UE, comme ça a été promis. Ce sera une situation très difficile pour l’UE, car il n’est pas facile d’avoir un membre qui est structurellement hostile à notre grand voisin. Mais c’est probablement la solution. L’Ukraine doit renoncer aux territoires qu’elle ne peut récupérer.

Si nous supposons un accord de paix sur cette base, que se passera-t-il ensuite ? Le commerce germano-russe reprendra-t-il là où il s’était arrêté avant les sanctions ?

Nous ne devons en aucun cas nous préparer à une hostilité permanente avec la Russie. La guerre en Ukraine, déclenchée par Poutine et la Russie, a considérablement compliqué la situation. Mais nous devons essayer de nous entendre à nouveau avec ce grand voisin. Il n’est pas nécessaire de viser immédiatement une amitié. Nous devons être prêts à parler nous-mêmes avec Poutine et ne pas laisser cette tâche à Trump. Nous ne sommes pas sous la tutelle de Washington.

Mais dans quel but ? La Russie a trouvé de nouveaux partenaires entre-temps.

Les relations commerciales ne seront plus ce qu’elles étaient avant la guerre en Ukraine, ni ce qu’elles étaient peut-être dans la grande tradition entre la Russie et l’Europe occidentale. Mais nous devons les relancer.

Le ministre-président de Saxe, Michael Kretschmer, se dit favorable à des discussions avec la Russie sur Nord Stream – les gazoducs pourraient être réactivés.

Les deux gazoducs ont en fait été abandonnés à cause des sanctions usaméricaines. Ces sanctions ont été mises en place par Biden et ses prédécesseurs, y compris Barack Obama. Elles pourraient être levées un jour avec Trump. Les USAméricains pourraient eux-mêmes avoir intérêt à rapprocher la Russie de l’Occident.

Friedrich Merz a trouvé votre point de vue sur l’USAmérique scandaleux. Pensez-vous être aujourd’hui plus proche de lui, ce qui pourrait être dû non seulement à sa candidature à la chancellerie, mais aussi à l’évolution de la situation avec l’USAmérique ?

Le président Trump reçoit le chancelier Merz à la Maison Blanche  © dpa

J’apprécie beaucoup Merz, c’est notre chancelier fédéral et je le soutiendrais partout si possible. Mais il s’est mis en travers de mon chemin et je pense qu’il ne le ferait plus aujourd’hui. Je pense qu’il doit reconnaître aujourd’hui que mon évaluation de l’égocentrisme des intérêts usaméricains s’est confirmée depuis lors et que je ne faisais pas fausse route.

Vous aviez déjà une attitude très, très critique envers les USA à l’époque. Depuis que Trump sévit, y compris envers ses amis allemands, on a l’impression que vous avez peut-être même minimisé les choses.

Un ancien Premier ministre anglais, Lord Palmerston, disait déjà au XVIIIe siècle : « En politique internationale, il n’y a pas d’amis, il n’y a que des intérêts. » C’est toujours vrai aujourd’hui. Si nos intérêts s’opposent, les USAméricains choisiront toujours les leurs – et je pense que l’Allemagne devrait en faire autant.

Votre livre s’intitule “Nationale Interessen” (Intérêts nationaux). Je ne fais pas partie de ceux qui veulent abandonner précipitamment l’État-nation. Néanmoins, sous la pression de l’USAmérique et de Moscou, quelque chose de nouveau est en train de se former. L’UE ne semble-t-elle pas heureusement se révéler être plus qu’une simple solution d’urgence après la guerre ?

Oui, c’est tout à fait vrai. Nous faisons également des progrès en matière de politique commerciale. En matière de politique étrangère, je ne pense pas que ce sera le cas, ne serait-ce que parce que les intérêts au sein de l’UE sont très divergents. Chacun est responsable de sa propre politique étrangère et il serait de notre devoir de diriger l’Europe en matière de politique étrangère.

Vous ne voyez donc pas de politique étrangère européenne, mais plutôt un rôle de leader pour l’Allemagne ? En matière de politique de défense, nous sommes déjà plus proches de la réalité paneuropéenne.

Je ne partage pas votre avis selon lequel nous sommes plus avancés en matière de politique de défense européenne. Essayez donc de trouver un point commun entre l’Espagne, la France et la Pologne. Je ne pense pas non plus que la bombe atomique française, ou même britannique, offre une quelconque protection à l’Europe.

L’Europe ne doit-elle pas alors se débrouiller seule et penser par elle-même, y compris en ce qui concerne l’OTAN ?

C’est une question très difficile. À l’heure actuelle, une stratégie de dissuasion sur le continent européen est inconcevable sans les USAméricains – et ils ne le souhaitent pas non plus. Car les USA savent que s’ils perdent leur domination en Europe, ils perdent aussi leur domination mondiale. La tête de pont est d’une importance cruciale pour la politique mondiale usaméricaine.

On ne peut pas être tout à fait sûr que Trump reconnaisse l’importance de cette tête de pont eurasienne pour la puissance mondiale usaméricaine.

Trump ne sera pas éternel. C’est pourquoi je pense que l’intérêt usaméricain pour l’Europe ne disparaîtra pas complètement.

Dans le même temps, on se demande où se situe votre parti, le SPD, dans ce débat stratégique sur l’Europe et les relations avec la Russie et les USA.

Vous me demandez où se situe le SPD en matière de politique étrangère et de sécurité ? Je vous réponds : nulle part.


Willy Brandt lors du congrès fédéral du SPD en 1972 © Imago

Comment est-ce possible ?

On a enterré l’héritage de Willy Brandt. On ne comprend toujours pas aujourd’hui l’importance qu’a eu cette tentative de maintenir et de développer un pont pendant la guerre froide.

Mais à qui revient-il de répondre à cette question aujourd’hui ? Le SPD occupe tout de même le poste de ministre de la Défense. Helmut Schmidt l’a également occupé pendant un certain temps – c’est une position qui permet, voire qui oblige à participer à ces débats.

Avez-vous déjà entendu le collègue Boris Pistorius [ministre SPD de la Défense, NdT] dire que la diplomatie est également un facteur de sécurité ? On ne l’entend parler que lorsqu’il s’agit de canons, de chars, de dépenses pour l’armement ou la Bundeswehr. Et c’est une erreur. La politique de sécurité dépend fortement de la diplomatie – et de la volonté de connaître son adversaire, de dialoguer avec lui et de le rallier à sa cause. Je trouve que c’est une véritable lacune de ce ministre de la Défense par ailleurs très estimé.

Lorsque le nouveau ministre des Affaires étrangères, Johann Wadephul, a récemment évoqué un budget de défense de 5 % du produit intérieur brut, soit le double, le ministre de la Défense du SPD s’est contenté de répondre qu’il était compétent en la matière. Cela ne m’a pas semblé être une réponse adéquate à cette demande. Que répondriez-vous ?

Je ne peux pas juger du montant nécessaire pour disposer d’une Bundeswehr dissuasive dans le cadre de la défense européenne. Mais je lierais toujours cela à la nécessité d’un dialogue diplomatique avec la Russie. Je n’ai jamais entendu Pistorius dire un mot à ce sujet. Et je trouve cela effrayant, car c’était toujours un thème central pour le ministre de la Défense Helmut Schmidt.

Le ministre des Finances Lars Klingbeil © dpa

Le président du SPD, Lars Klingbeil, aurait très bien pu briguer le poste de ministre des Affaires étrangères, qui avait servi de tremplin à Willy Brandt pour accéder à la chancellerie. Était-ce une erreur de se présenter au poste de ministre des Finances pour des raisons de politique intérieure ?

Si Klingbeil l’avait fait, cela n’aurait eu de sens qu’avec une autre politique étrangère. La politique étrangère doit reposer sur deux piliers : la sécurité, c’est-à-dire l’armement et le développement d’une capacité de défense, qui n’est toujours pas pleinement effective, et la tentative d’une politique de sécurité fondée sur la diplomatie, la conciliation des intérêts, etc. Tout l’héritage de Willy Brandt a été trahi, et ce dès l’époque d’Olaf Scholz.

Scholz sait ce que vous savez sur la politique étrangère, et il n’a fait aucune tentative sérieuse pour s’opposer aux souhaits de Washington en faveur d’un changement de régime à Moscou.

Je pense que c’est là que réside le grand échec du SPD. Le parti a toujours puisé sa grande force dans deux racines : la politique sociale et la politique de paix. On a trahi cette partie du SPD qui prônait la paix. On aurait peut-être dû s’armer davantage, en particulier à l’époque d’Angela Merkel. C’est possible, je n’y connais pas grand-chose. Mais on ne doit jamais renoncer à la nécessité de combiner l’armement avec le dialogue avec l’autre partie. On s’est laissé entraîner dans cette politique antirusse qui, à mon avis, n’était pas utile à la paix en Europe.

Conseilleriez-vous au nouveau chancelier de se rappeler la politique de détente de Brandt et Helmut Kohl et de ne pas se laisser mettre dans le pétrin ?

Je l’encouragerais principalement à poursuivre le développement des relations diplomatiques avec la Russie. D’après ce que je sais, l’ambassadeur allemand à Moscou, Alexander Graf Lambsdorff, est un ennemi déclaré de la Russie. Je ne sais pas si je le nommerais à ce poste, j’ai des doutes.

Avez-vous une meilleure nomination en tête ?

Non, mais il y a des gens intelligents qui pourraient éventuellement être recrutés. Les USA ont eu de grands ambassadeurs comme William Burns, qui est devenu plus tard le chef de la CIA sous Biden. Nous devons renouer avec cette tradition.

Aujourd’hui, de nombreux politiciens disent que c’est une image naïve et peut-être aussi romantique de Poutine. La situation a changé, l’homme n’est plus accessible par le dialogue.

Une chose est absolument certaine : si l’on n’engage pas les meilleurs diplomates pour traiter avec la Russie, on ne réussira pas.

The Pioneer : Il ne s’agit donc pas de simplifier l’adversaire, mais de laisser agir la diplomatie à long terme, avec une issue incertaine ?


Willy Brandt et Klaus von Dohnanyi, 1982. © Imago

Oui, tout est incertain dans la vie. Nous le savons bien. J’ai accompagné Willy Brandt pendant une grande partie de son travail, et lui aussi a connu des moments de désespoir où il pensait ne pas parvenir à ses fins dans les négociations avec l’Union soviétique. Et à la fin de sa carrière politique, il y avait aussi Mikhaïl Gorbatchev, si vous voulez. Du côté russe, une confiance s’est installée dans l’idée qu’il était vraiment possible de dialoguer et de traiter avec cette Allemagne. Le nouveau gouvernement fédéral doit comprendre que sa mission n’est pas de défendre le statu quo actuel, mais de le changer.

Vous avez vécu la Seconde Guerre mondiale, vous aviez dix ans au début du conflit. Sommes-nous à l’aube d’une nouvelle phase d’entente ou au début d’une situation guerrière dans toute l’Europe ?

Il n’est pas nécessaire qu’il y ait une grande guerre. Il existe des possibilités de concilier les intérêts et de parvenir à nouveau à une entente, y compris avec la Russie et la Chine. Mais si l’on veut absolument avoir raison, si l’on se moque des intérêts de l’autre partie et que l’on considère que cette autre partie a de toute façon tort et est mauvaise, alors on ne pourra peut-être pas éviter la guerre.

Monsieur von Dohnanyi, merci beaucoup pour cet entretien.

 

21/02/2025

SERGIO RODRÍGUEZ GELFENSTEIN
De Bruxelles à Riyad en passant par Munich : huit jours qui ont ébranlé le monde (I)


Sergio Rodríguez Gelfenstein, 20-2-2025
Traduit par Fausto Giudice, Tlaxcala

Les développements internationaux ont pris un rythme extraordinairement rapide. J’ai consulté quelques collègues et nous avons conclu qu’il devenait difficile de suivre le mouvement des événements qui secouent, transforment et restructurent le système international à une vitesse inégalée au moins au cours des 80 dernières années. Ce qui est certain, c’est que le monde de l’après-guerre semble s’effondrer. Le consensus obtenu en 1945 à Yalta et à Potsdam vient de recevoir un coup fatal à Munich.


« Rendre l’Europe à nouveau petite » - Tom Janssen, Pays-Bas

Jetons un bref coup d’œil sur les événements de ces derniers jours pour confirmer cette affirmation qui reflète l’empreinte que l’administration Trump impose au monde :

12 février. Le président usaméricain a indiqué avoir eu un appel téléphonique “long et très productif” avec son homologue russe Vladimir Poutine. Il a déclaré que Poutine souhaitait la fin de la guerre en Ukraine et qu’il pensait qu’un cessez-le-feu interviendrait “dans un avenir assez proche”. Il s’agit de la première conversation connue entre les deux présidents depuis l’entrée en fonction de Trump le mois dernier.

12 février. Lors de sa réunion à Bruxelles avec les membres de l’Organisation du traité de l’Atlantique Nord (OTAN), le secrétaire usaméricain à la Défense, Pete Hegseth, a déclaré “directement et sans ambiguïté” que Washington n’accorderait plus la priorité à la sécurité de l’Europe et que la guerre entre l’Ukraine et la Russie “doit cesser”, sa priorité étant de sécuriser les frontières des USA et d’éviter une guerre avec la Chine.

Hegseth a affirmé que les réalités stratégiques actuelles empêchent les USA de rester le principal garant de la sécurité en Europe. Ces mêmes réalités imposent, selon le chef du Pentagone, une réduction des forces usaméricaines dans la région. La priorité pour Washington est de faire face à la Chine, qu’il a qualifiée de “concurrent majeur” parce qu’elle a la capacité et l’intention de menacer la sécurité nationale et les intérêts fondamentaux des USA dans la région indopacifique. Hegseth a souligné que la dissuasion d’un conflit avec la Chine dans le Pacifique était la mission la plus importante de son ministère. Il a reconnu la rareté des ressources et la nécessité de prendre des décisions difficiles pour garantir que le processus n’échoue pas.

Le secrétaire à la Défense a exhorté les alliés européens de l’OTAN à jouer un rôle actif. Il leur a dit sans ambages : « La Maison Blanche ne tolérera plus une relation déséquilibrée qui favorise la dépendance. Au lieu de cela, les relations américano-européennes se concentreront sur l’autonomisation des pays européens afin qu’ils prennent la responsabilité de leur propre sécurité ».

14 février. Le vice-président usaméricain J.D. Vance a prononcé un discours lors de la 61e conférence de Munich sur la sécurité, le 14 février, surprenant à la fois les participants et les alliés européens de Washington. Dans son discours, le haut fonctionnaire usaméricain a déclaré : « La menace qui m’inquiète le plus pour l’Europe n’est ni la Russie, ni la Chine, ni aucun autre acteur extérieur. Ce qui m’inquiète, c’est la menace qui vient de l’intérieur, le recul de l’Europe par rapport à certaines de ses valeurs les plus fondamentales, des valeurs partagées avec les USA ». Ignorant la perplexité suscitée par ses propos, il a ajouté que « lorsque nous voyons des tribunaux européens annuler des élections, avec des hauts fonctionnaires menaçant d’en annuler d’autres, nous devons nous demander si nous nous imposons des normes suffisamment élevées ».

14 février. Le sénateur républicain du Texas, John Cornyn, a déclaré qu’il espérait que les Européens reconnaîtraient que leur privilège de profiter des USA avait pris fin, ajoutant : « Ils en ont bien profité, et cette époque est révolue ».

14 février. Keir Giles, chercheur principal au sein du groupe de réflexion Chatham House, basé à Londres, a déclaré à NBC News que l’Europe a ignoré des décennies de signes indiquant que la patience des USA s’était “épuisée” face à la dépendance de l’Europe à l’égard de la défense usaméricaine.

14 février. Patrick Wintour, rédacteur diplomatique du journal britannique The Guardian a noté que les remarques de M. Vance démontraient que « le différend préexistant entre l’Europe et les USA ne portait plus sur le partage des charges militaires ou la nature de la future menace de sécurité posée par la Russie, mais sur quelque chose de plus fondamental : le partenariat ».

16 février. Dans un article intitulé « Donald Trump’s assault on Europe », le journal en ligne londonien The Economist note que les dirigeants européens participant à la conférence de Munich ont été “stupéfaits” de voir l’administration Trump « saborder des décennies de diplomatie qui ont fait de l’OTAN l’alliance militaire la plus réussie de l’histoire moderne ».

18 février. Le Premier ministre hongrois déclare : « L’Union européenne (UE) a été “piégée dans la guerre” et apprendra les résultats des négociations sur l’Ukraine par la presse ».

18 février. Le Premier ministre polonais Donald Tusk a déclaré que le sommet d’urgence de l’UE à Paris n’avait pris aucune décision sur le conflit ukrainien. Les contradictions entre les dirigeants réunis ont empêché l’émergence d’une solution commune. Le site politico indique qu’à l’issue des trois heures et demie de réunion, leurs réactions ont été “décevantes”.

19 février. Une réunion à Riyad, capitale de l’Arabie saoudite, entre des délégations de haut niveau de la Russie et des USA s’est achevée avec succès après un dialogue fluide et sans heurts, selon le conseiller présidentiel du Kremlin, Yuri Ushakov, qui a participé à la réunion avec le ministre des Affaires étrangères, Sergeï Lavrov. Ushakov a souligné qu’au cours des discussions, toutes les questions ont été examinées sérieusement et en profondeur, et qu’un consensus a été atteint pour faire avancer les relations bilatérales.

19 février. Évoquant la réaction de l’Ukraine et de son dirigeant Volodymir Zelensky aux pourparlers entre les USA et la Russie à Riyad, en Arabie saoudite, le président Trump a déclaré : 3Pensez-y : un humoriste au succès modeste, Volodymir Zelensky, a convaincu les États-Unis d’Amérique de dépenser 350 milliards de dollars pour entrer dans une guerre ingagnable, qui n’aurait jamais dû commencer, mais une guerre que lui, sans les USA et Trump, ne sera jamais en mesure de résoudre. L’Amérique a dépensé 200 milliards de dollars de plus que l’Europe, et l’argent de l’Europe est garanti, alors que l’Amérique n’aura rien en retour. Pourquoi Joe Biden endormi n’a-t-il pas exigé l’égalité, puisque cette guerre est tellement plus importante pour l’Europe que pour nous ? Nous avons un grand et bel océan qui nous sépare. En outre, Zelensky admet que la moitié de l’argent que nous lui envoyons a disparu. Il refuse d’organiser des élections, sa cote de popularité est très basse et la seule chose pour laquelle il était doué, c’était de manipuler Biden “comme un violon”. Zelensky est un dictateur non élu qui doit agir vite sous peine de ne plus avoir de pays. Pendant ce temps, nous négocions avec succès la fin de la guerre avec la Russie, ce que tout le monde admet que seuls Trump et l’administration Trump peuvent faire. Biden n’a jamais essayé, l’Europe n’a pas réussi à apporter la paix et Zelensky veut probablement continuer à faire tourner le jackpot. J’aime l’Ukraine, mais Zelensky a fait un travail terrible, son pays est en lambeaux et des millions de personnes sont mortes inutilement. Et ainsi de suite... »

Pour paraphraser le titre du célèbre livre de John Reed, on pourrait parler des “huit jours qui ont ébranlé le monde”. Les Européens sont abasourdis et, comme l’a montré leur sommet de Paris, totalement désunis et sans réaction. Ils sont venus à Munich en s’attendant à ce que Vance parle des questions de sécurité et de défense pour le bloc européen, mais au lieu de cela, il a “attaqué violemment” les alliés de Washington en dénonçant “la désinformation, la mésinformation et les droits à la liberté d’expression”. Selon RT, « un haut fonctionnaire européen qui a parlé à Foreign Policy sous le couvert de l’anonymat, a déclaré que M. Vance « a fait en Allemagne quelque chose que les Allemands savent très bien faire : donner des leçons aux autres ».

La Russie n’a été ni surprise ni désarçonnée. Depuis 2014, avec patience et une vision à long terme, elle a élaboré un plan qu’elle applique à la lettre. Il y a quelques mois, le président Poutine a exposé sa conception de la paix et son idée d’un nouvel ordre international. Lors du forum « Interconnexion des temps et des civilisations, base de la paix et du développement » qui s’est tenu à Achgabat, capitale du Turkménistan, en octobre 2024, il a expliqué : « ...La paix mondiale ne peut être atteinte qu’en prenant en compte les intérêts de tous les peuples de la planète ». Dans le discours qu’il a prononcé à cette occasion, le président russe a fait savoir que son pays était convaincu que « la paix universelle et le développement global ne peuvent être assurés qu’en tenant compte des points de vue de chaque peuple, tout en respectant le droit de chaque État à son propre cours souverain, à sa propre vision du monde, à ses propres traditions et idées religieuses », notant que la majorité des États du monde prônaient « une répartition plus équitable des bénéfices ».

C’est sur cette base que les dirigeants russes et usaméricains ont pu se parler au téléphone la semaine dernière et convenir de mettre fin à une période “absolument anormale” des relations entre les deux pays, au cours de laquelle il n’y avait pas de contacts mutuels.

À SUIVRE

 

 

 


20/02/2025

SERGIO RODRÍGUEZ GELFENSTEIN
De Bruselas a Riad, pasando por Múnich: ocho días que estremecieron el mundo (I)

Sergio Rodríguez Gelfenstein, 20-2-2025

Los acontecimientos internacionales han tomado un ritmo extraordinariamente acelerado. He consultado con algunos colegas y hemos concluido que se está haciendo difícil seguir el movimiento de hechos que están conmoviendo, transformando y reestructurando el sistema internacional a una velocidad nunca vista por lo menos en los últimos 80 años. Lo cierto es que el mundo de la posguerra parece desmoronarse. El consenso logrado en 1945 en Yalta y Potsdam acaba de recibir un golpe mortal en Múnich.


“Haz Europa pequeña otra vez” - Tom Janssen, Países Bajos

Hagamos un somero recorrido de los acontecimientos de los últimos días para constatar esta aseveración que emana la impronta que la administración Trump le está imponiendo al mundo: 

12 de febrero. El presidente de Estados Unidos informó que había sostenido una “larga y muy productiva” llamada telefónica con su homólogo ruso Vladimir Putin. Dijo que este quiere que la guerra en Ucrania termine y que cree que habrá un alto el fuego “en un futuro no muy lejano”. La llamada fue la primera conversación conocida entre ambos presidentes desde que Trump asumió el cargo el mes pasado.  

12 de febrero. El secretario de Defensa de Estados Unidos Pete Hegseth, durante su reunión en Bruselas con los miembros de la Organización del Tratado del Atlántico Norte (OTAN), declaró “directamente y sin ambigüedades” que Washington ya no priorizará la seguridad de Europa, determinó que la guerra entre Ucrania y Rusia “debe terminar”, pues su prioridad se enfoca en asegurar las fronteras del país norteamericano y evitar la guerra con China.

Hegseth afirmó que las realidades estratégicas actuales impiden que Estados Unidos siga siendo el principal garante de la seguridad en Europa. Estas mismas realidades obligan –según el jefe del Pentágono-  a una reducción de las fuerzas estadounidenses en la región.  La prioridad para Washington es enfrentar a China, a la que definió como “ un competidor de gran envergadura” porque tiene la capacidad y la intención de amenazar la seguridad nacional de Estados Unidos y sus intereses principales en la región del Indo-Pacífico.   Hegseth subrayó que la disuasión de un conflicto con China en el Pacífico es la misión más importante de su despacho. Reconoció la escasez de recursos y la necesidad de tomar decisiones difíciles para garantizar que el proceso no fracase.

El secretario de Defensa instó a los aliados europeos, miembros de la OTAN, a asumir un liderazgo activo. Les dijo tajante que: “La Casa Blanca ya no tolerará una relación desequilibrada que fomente la dependencia. En su lugar, la relación entre Estados Unidos y Europa se centrará en capacitar a los países europeos para que asuman la responsabilidad de su propia seguridad”.

14 de febrero. El vicepresidente de Estados Unidos, J.D. Vance, pronunció un discurso durante la 61.ª Conferencia de Seguridad de Múnich, en Alemania, sorprendiendo tanto a los presentes como a los países europeos aliados de Washington. En la disertación, el alto cargo estadounidense afirmó que: “La amenaza que más me preocupa respecto a Europa no es Rusia, no es China, no es ningún otro actor externo. Lo que me preocupa es la amenaza desde dentro, el retroceso de Europa respecto a algunos de sus valores más fundamentales, valores compartidos con Estados Unidos”. Sin tomar en consideración la perplejidad que generaban sus palabras, agregó que “Cuando vemos a las cortes europeas cancelando elecciones, con altos funcionarios amenazando con cancelar otras, tenemos que preguntarnos si nos ceñimos a unos estándares debidamente altos”.