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01/09/2022

YAIR AURON
Le poème qui a dénoncé les crimes de guerre israéliens en 1948
Nathan Alterman et le massacre d'Al Damawyia

Yair Auron, Haaretz, 18/3/2016
Traduit par
Fausto Giudice

Le professeur Yair Auron (1945) est un spécialiste israélien des études sur les génocides et de l'éducation en la matière. Depuis plus de 30 ans, il fait des recherches sur l'attitude d'Israël à l'égard du génocide d'autres peuples, en particulier les Arméniens. Depuis 2005, il est directeur du Département de sociologie, de science politique et de communication de l'Université ouverte d'Israël et professeur associé. Il est membre de Neve Shalom/Wahat as-Salam, le seul village judéo-arabe d'Israël, où il a fondé le Jardin des sauveteurs. Bibliographie

Un poème publié par Nathan Alterman pendant la guerre d'indépendance d'Israël critiquant les violations des droits humains a été salué par le Premier ministre Ben-Gourion, qui en a même distribué 100 000 exemplaires aux soldats ; d'autres témoignages de ce genre ont disparu.

Le 19 novembre 1948, Nathan Alterman [1], dont l'influente « Septième Colonne » – une chronique sous forme de poésie – paraissait chaque vendredi dans le quotidien Davar, organe du parti MAPAI (précurseur du parti travailliste) au pouvoir en Israël, publiait un poème intitulé « Pour ça (Al zot) » :

« En ces jours de batailles, le ministre de la Défense a remarqué ces choses, et a ajouté à ce qui est dit ici sa propre autorité, cet acte, qui n'est pas très courant en matière de guerre, vaut le poids de tout poème, du point de vue de l'efficacité aussi bien que de la moralité.

Monté sur une jeep, il avait traversé la ville conquise :
un garçon courageux et doux, un lion de garçon.

Dans la rue, où on s’'était battu,

un vieil homme et une femme

étaient pressés contre le mur : tout ce qu'ils avaient.

 

Et le garçon avait alors souri ; avec des dents blanches laiteuses :

« J'essaierai la mitrailleuse »... Et il a essayé.

Le vieil homme a juste protégé son visage à mains nues

et le mur s’est couvert de sang.


Cet instantané des batailles de liberté si chère,

ils sont plus courageux que ceux-là, alors ils sifflent.

Notre guerre demande donc une oreille poétique

très bien, chantons pour ça.

 

Chantons donc maintenant les “Affaires délicates”

qu'il vaut mieux appeler, simplement, massacres.

Chantons les discours qui déguisent toutes les traces

de culpabilité à propos des gars qui “ne font que jouer”.

 

Ne nous contentons pas de dire « ce ne sont que des détails mineurs »

car détails et principes

sont toujours mariés.

Si le public écoute juste les détails ainsi racontés

et n'emprisonne pas les têtes de criminel.

 

Car les porteurs d'armes, et avec eux, nous aussi ;

que ce soit dans l'action

ou avec une tape dans le dos,

nous sommes contraints par les discours de “vengeance”, comme on dit.

à des actes criminels très noirs.

 

La guerre est si cruelle ! Celui qui expose la morale

aura son visage arraché d’un coup de poing!

Mais parce que c'est ainsi

les limites de la décence

doivent être droites et dures comme une masse !

 

Et à ceux qui ne peuvent chanter que les splendeurs de la guerre

et qui sont tenus de verser du miel sur chacune de ses plaies.

qu'on les punisse cruellement et plus encore

et les défère immédiatement devant la cour martiale.

 

Que le silence qui chuchote “c'est comme ça”

soit frappé et n'ose pas montrer son visage.

 

La guerre du peuple qui s'est dressé sans peur

contre sept armées ;

les rois de l'Orient

ne craindront pas de dire aussi “Ne l'annoncez point dans Gath”[2].

ce n'est pas si lâche que ça !

Extrêmement ému par les vers, David Ben-Gourion, alors président du Conseil d'État provisoire dans l'État juif naissant, a écrit à Alterman : « Félicitations pour la validité morale et la puissante expressivité de votre dernière chronique sur Davar Vous êtes un porte-parole pur et fidèle de la conscience humaine, qui, si elle n'agit pas et ne bat pas dans nos cœurs dans des temps comme ceux-ci, nous rendra indignes des grandes merveilles qui nous ont été accordées jusqu'à présent.

« Je vous demande la permission de faire imprimer 100 000 exemplaires de l'article – qu'aucune colonne blindée de notre armée ne dépasse en force de combat – par le ministère de la Défense pour distribution à chaque soldat en Israël. »

À quels crimes de guerre se référait le poème ?

Les massacres perpétrés par les forces israéliennes à Lydda (Lod) et dans le village d'Al Dawayima, à l'ouest d'Hébron, ont été parmi les pires massacres de toute la guerre d'indépendance. Dans une interview à Haaretz en 2004, l'historien Benny Morris (auteur de « La naissance du problème des réfugiés palestiniens, 1947-1949 ») a déclaré que les massacres les plus flagrants « ont eu lieu à Saliha, en Haute Galilée (70-80 victimes), à Deir Yassin à la périphérie de Jérusalem (100-110), à Lod (50), à Dawamiya (des centaines) et peut-être à Abu Shusha (70) ».


Lod a été conquise lors de l'opération Dani (9-19 juillet 1948), qui visait également Ramle. Les dirigeants politiques et militaires ont estimé que la prise de ces deux villes était cruciale, car la concentration des forces arabes dans ces villes menaçait Tel-Aviv et ses environs. Concrètement, l'objectif était que les Forces de défense israéliennes naissantes dégagent les routes et permettent l'accès aux communautés juives sur la route Tel-Aviv-Jérusalem – qui restait sous contrôle arabe – et prennent le contrôle des zones vallonnées s'étendant de Latrun à la périphérie de Ramallah. Cela signifierait un affrontement avec les unités de la Légion arabe jordanienne, qui étaient déployées – ou censées l’être – dans la région.

Un autre objectif de l'opération Dani, menée par Yigal Allon avec Yitzhak Rabin comme adjoint, était d'étendre les territoires du jeune État juif au-delà des frontières définies par le plan de partition de l'ONU.

Le 10 juillet, Lod a été bombardée par l'armée de l'air israélienne, la première attaque de ce type dans la guerre d'indépendance. Une grande force terrestre avait également été constituée, comprenant trois brigades et 30 batteries d'artillerie, sur la base de l'évaluation de l'armée selon laquelle de grandes forces jordaniennes se trouvaient dans la région.

À leur grande surprise, les unités de Tsahal n'ont rencontré que peu ou pas de résistance. Malgré cela, il existe des sources palestiniennes et d'autres sources arabes qui prétendent que 250 personnes ont été massacrées après la prise de Lod. L'historien israélien Ilan Pappe affirme que l'armée a tué 426 hommes, femmes et enfants dans une mosquée locale et dans les rues environnantes. Selon lui, 176 corps ont été trouvés dans la mosquée, et le reste à l'extérieur. Le témoignage d'un Palestinien de Lod vient étayer ces estimations : « Les [troupes israéliennes], en violation de toutes les conventions, ont bombardé la mosquée, tuant tous ceux qui se trouvaient à l'intérieur. J'ai entendu des amis qui ont aidé à enlever les morts de la mosquée dire qu'ils ont déplacé 93 corps ; d'autres ont dit qu'il y en avait beaucoup plus d'une centaine. » Il est clair, cependant, qu'il n'y a pas de chiffres précis et convenus, et les estimations des deux parties sont tendancieuses.

Les troupes israéliennes sont allées de maison en maison, expulsant les habitants restants vers la Cisjordanie. Dans certains cas, des soldats ont pillé des maisons abandonnées et volé des réfugiés.

Les intentions de Ben-Gourion à l'égard de Lod restent un sujet de débat. Des années plus tard, Rabin raconta comment, lors d'une réunion avec lui et Allon, Ben-Gourion, lorsqu'on lui demanda quoi faire des habitants de Ramle et de Lod, il fit un geste de la main et dit : « Expulsez-les. » Cette version des événements aurait dû être incluse dans les mémoires de Rabin mais a été interdite de publication en Israël, en 1979. Son récit est apparu dans le New York Times à l'époque, et a causé une furie. Allon, qui participa aussi à la rencontre avec Ben-Gourion, nia avec véhémence le compte rendu de Rabin. Le 12 juillet, la Brigade de Yiftah donna l'ordre « d'expulser rapidement les résidents de Lod. Ils doivent être dirigés vers Beit Naballah [près de Ramle] ».

« Seulement quelques coups de feu »

En ce qui concerne Al Dawayima, certains faits sont clairs. Le 29 octobre 1948, au cours de l'opération Yoav (alias Opération Dix plaies) dans le sud, le 89e  bataillon, une unité de commando, conquit le village. À ce moment-là, plus de trois mois après le massacre de Lod, il était évident qu'Israël gagnait la guerre. Maintenant, l'objectif était d'ajouter plus de territoire, de vider le pays des Arabes autant que possible et d'entamer des pourparlers d'armistice dans des conditions avantageuses. De vastes zones au nord, et peut-être même plus au sud, ont été conquises presque sans bataille. Les FDI ont balayé un village après l'autre.

Al Dawayima, qui comptait environ 4 000 habitants, situé sur les pentes occidentales des collines du sud d'Hébron, dans le Néguev (aujourd'hui Moshav Amatzia) fut un cas d’école. De nombreux villageois, y compris des personnes âgées, des femmes et des enfants, ont été assassinés par les forces israéliennes. Le village n'a offert aucune résistance – même ceux qui ont cherché une explication, ou une justification possible, pour le crime reconnaissent que les FDI n'ont rencontré que de légères oppositions et que leurs véhicules blindés ont subi « seulement quelques coups de feu, tirés à partir de quatre fusils », selon Avraham Vered, l'un des commandants de l'opération.