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24/09/2025

CHAIM LEVINSON
Plus isolé que jamais, Netanyahou va tenter de persuader Trump de tenir bon pour remporter la victoire à Gaza

L’Assemblée générale des Nations unies a démenti le grand mensonge de Netanyahu et montré que, contrairement à ce qu’il affirme, les États arabes, les USA et d’autres pays occidentaux souhaitent tous que le Hamas soit écarté. Trump doit désormais décider quelle voie permettra d’y parvenir le plus rapidement : un accord imposé à Israël ou la conquête de la ville de Gaza.

Chaim Levinson, Haaretz, 24/9/2025
Traduit par Tlaxcala

Le Premier ministre Benjamin Netanyahou se rendra mercredi soir à une fête qui est déjà terminée. Tous les invités importants sont partis, et il arrive en même temps que l’équipe de nettoyage venue balayer les confettis. Vendredi, jour de son discours, aucun dirigeant mondial important ne sera en ville pour le rencontrer.

Il est seul, plus isolé que jamais, accroché au bord de la falaise, avec seulement la main de Donald Trump pour l’empêcher de tomber.

Paresh Nath

La 80e Assemblée générale des Nations unies a peut-être été la plus dure à l’égard d’Israël. Netanyahu, qui s’est présenté pendant des années comme un génie diplomatique, qui a méprisé tous ceux qui n’étaient pas d’accord avec lui, qui a ignoré tous les avertissements sur la détérioration de la situation en Israël, est resté chez lui à regarder la télévision tandis que ceux qu’il considérait autrefois comme ses alliés lui tournaient le dos.

L’initiative franco-saoudienne visant à reconnaître l’État palestinien prend de l’ampleur, même si elle n’a pas de poids pratique immédiat. La réunion à huis clos entre les dirigeants arabes et musulmans et Trump au siège de l’ONU, au cours de laquelle ils ont discuté de Gaza, a été beaucoup plus significative.

Parmi les participants figuraient l’émir du Qatar et le président turc. Leur objectif : persuader Trump qu’une fin immédiate de la guerre était possible – les États arabes prendraient le contrôle de Gaza, la reconstruiraient et écarteraient le Hamas.

Il est frappant de constater que presque aucun détail de cette réunion n’a filtré dans les médias arabes. Un responsable qatari qui s’est entretenu avec Haaretz a refusé de révéler ce qui avait été dit, mais son ton suggérait une certaine satisfaction. Israël, notamment, n’avait pas été invité – et ce n’était pas à cause de Rosh Hashanah, le nouvel an juif.

Lundi, ce sera au tour de Netanyahou de rencontrer Trump à la Maison Blanche. Son discours de vendredi sera destiné à la consommation intérieure, comme d’habitude. Il répétera ses « cinq conditions » pour mettre fin à la guerre à Gaza, mais les véritables décisions seront prises à Washington.

« Trump est fortement influencé par la dernière personne qui se trouve dans la pièce avec lui », a déclaré l’un des confidents du président à Haaretz. « Netanyahou entendra de sa bouche tout ce qu’il a entendu des dirigeants arabes. »

Pendant ce temps, l’envoyé spécial Steve Witkoff, qui était également présent à New York, s’efforce de sauver le « plan Witkoff » : la libération de dix otages, un cessez-le-feu et la garantie par Trump de la fin de la guerre.

Witkoff est depuis longtemps proche de la famille régnante qatarie Al-Thani. Depuis la tentative d’assassinat ratée d’Israël contre les dirigeants du Hamas, le Qatar a coupé tout contact direct avec Israël, mais continue de négocier avec Washington.

Son espoir est de conclure un accord avec les USAméricains qui forcerait Israël à céder. Ces derniers jours, Witkoff et le Premier ministre qatari Mohammed Al-Thani ont bricolé une nouvelle lettre du Hamas proposant la libération de dix otages.

Il n’est pas certain que Witkoff parvienne à convaincre Trump, ni que Netanyahou l’emporte.

L’objectif de Netanyahou est de convaincre Trump d’attendre encore un peu, en lui faisant croire que la prise imminente de la ville de Gaza va transformer la guerre. Il montre à des journalistes amis des rapports des services de renseignement – des rapports soigneusement sélectionnés, bien sûr – qui soulignent la crainte du Hamas face à la conquête imminente de la ville. Selon lui, il ne faut plus que quelques mois, puis soit la victoire sera remportée, soit la prochaine stratégie sera prête.

Trump l’a soutenu jusqu’à présent, et Netanyahou veut plus de temps face aux pressions croissantes.

Au cœur du dilemme de Trump se trouve une question simple : qu’est-ce qui permettra de renverser le Hamas plus rapidement : un accord imposé à Israël, avec l’intervention des États arabes pour mettre fin à la guerre, ou la conquête de la ville de Gaza ?

La grande supercherie de Netanyahou est le mythe selon lequel il est le seul à vouloir se débarrasser du Hamas. La réunion de l’ONU de cette semaine a souligné un consensus qui existe depuis deux ans et que Netanyahou s’est efforcé de minimiser : les États arabes, les USA et l’Occident veulent tous que le Hamas soit renversé et remplacé par un gouvernement civil normal [sic].

Huit mois après son entrée en fonction, Trump reste difficile à cerner. Son discours à l’ONU était parfois incohérent, à l’image des divagations des complotistes antivaxx sur Facebook. Pourtant, à certains moments, il se montre vif et saisit clairement la dynamique.

Quel Trump Netanyahou rencontrera-t-il lundi : le tonton maboul à la table de Rosh Hashanah ou l’homme d’affaires qui sait flairer le mensonge ? Nous le saurons lundi.

 

 

23/09/2025

JOSHUA LEIFER
La vision de Netanyahou pour l’avenir d’Israël n’est pas Sparte, c’est pire

En tant que Premier ministre, Benjamin Netanyahou a toujours rêvé d’un Israël affranchi des contraintes et conditions imposées par les USA.

Joshua Leifer, Haaretz, 21/9/2025
Traduit par Tlaxcala


Joshua Leifer (New Jersey, 1994) est journaliste et historien. Il est chroniqueur pour Haaretz. Ses essais et reportages ont également paru dans The New York Times, The New York Review of Books, The Guardian, et ailleurs. Son premier livre, Tablets Shattered: The End of an American Jewish Century and the Future of Jewish Life (2024), a remporté un National Jewish Book Award. Il est actuellement doctorant en histoire à l’université Yale, où ses recherches se situent à l’intersection de l’histoire intellectuelle moderne, de la politique juive contemporaine, de la politique étrangère usaméricaine et de la mémoire de la Shoah. Sa thèse porte sur la politique de l’antisémitisme et la crise de l’ordre libéral.

La nuit où les forces terrestres israéliennes ont commencé leur invasion de Gaza, le Premier ministre Benjamin Netanyahou a prononcé un discours au ministère des Finances dans lequel il a exposé sa sombre vision de l’avenir du pays comme un État voyou isolé. Face à l’intensification des sanctions internationales – le lendemain, l’Union européenne annonçait la suspension de composantes clés de son accord commercial avec Israël – Israël devrait devenir une « Super-Sparte », a-t-il déclaré.


Ancien consultant en management qui avait contribué à mener la révolution du marché libre en Israël, Netanyahou a expliqué que l’économie du pays devrait adopter des « marqueurs d’autarcie » et sortir « très vite » du Consensus de Washington qui régissait les affaires économiques mondiales. En d’autres termes, il s’agissait de se rapprocher du modèle de Moscou et de Pyongyang.

Pourtant, ce discours de Netanyahou esquissait non seulement une nouvelle vision pour Israël, mais aussi un tableau du nouvel ordre mondial émergent et de la place d’Israël en son sein. « Le monde s’est divisé en deux blocs », dit-il. « Et nous ne faisons partie d’aucun bloc. »

Sur scène ce soir-là, Netanyahu semblait presque encouragé par la possibilité que ce supposé non-alignement offrirait à Israël une plus grande marge de manœuvre dans son assaut contre Gaza. Mais un isolement à long terme est bien plus susceptible de menacer Israël que de le sécuriser. Chaque grand homme d’État israélien avait compris ce principe de base – du moins jusqu’à présent.

Ennemi des valeurs de l’Europe

Depuis sa première campagne pour devenir Premier ministre, Netanyahou a rêvé de se libérer des conditions et contraintes imposées à Israël par les USA, aussi minimales fussent-elles. Dans une note de 1996 intitulée A Clean Break: A New Strategy for Securing the Realm, un groupe de stratèges néoconservateurs et de conseillers de Netanyahou appelaient Israël à établir une nouvelle relation avec l’USAmérique « fondée sur l’autonomie ». Si Israël n’avait plus besoin d’une aide usaméricaine substantielle, pensaient-ils, Washington aurait moins de leviers pour forcer Israël à des compromis avec les Palestiniens.

Pourtant, Netanyahou a toujours imaginé Israël comme faisant partie du bloc occidental dirigé par les USA. Dans son livre de 1998, A Place Among the Nations, il soutenait qu’avec la fin de la guerre froide, Israël devait agir comme le chien de garde du nouvel ordre unipolaire, le policier de l’Occident au Moyen-Orient. « Avec personne dans la région pour contrôler en permanence leurs ambitions ou leurs plans obsessionnels d’armement », écrivait-il au sujet des « régimes militants » du Moyen-Orient, le rôle d’Israël était désormais de « sauvegarder l’intérêt plus large de la paix ». Tacitement, et parfois explicitement, les dirigeants usaméricains et européens ont adopté ce rôle pour Israël et l’ont soutenu en conséquence.

La destruction de la bande de Gaza par Israël – et la crise régionale prolongée qu’elle a déclenchée – a changé cela.

Après des mois d’inaction, alors que les forces israéliennes rendaient Gaza inhabitable, les États européens ont commencé à imposer des conséquences à Israël. Les dirigeants européens reconsidèrent également ce que sera leur relation avec Israël à l’avenir. Et ce n’est pas seulement, ni même principalement, parce que les protestations contre la guerre israélienne ont transformé la destruction de Gaza en un problème politique intérieur explosif dans les capitales européennes. C’est plutôt parce que l’Israël de Netanyahou s’est déclaré ennemi des valeurs dont la nouvelle Europe est fière : la paix, la démocratie et les droits de l’homme.

Aux USA, Israël n’a pas seulement perdu la gauche – cela est ancien – mais il a aussi commencé à perdre la droite. Sur les réseaux sociaux, des comptes et influenceurs d’extrême droite, appartenant au monde MAGA, diffusent des théories du complot antisémites délirantes sur des sujets allant des antibiotiques à l’assassinat de l’influenceur conservateur Charlie Kirk. L’ancien animateur de Fox, Tucker Carlson, a gagné en popularité en synthétisant le sentiment anti-israélien croissant dans son nationalisme « America First ». La nouvelle droite usaméricaine ne verse aucune larme pour les musulmans morts, mais se réjouit de la nouvelle image d’Israël comme une force démoniaque et sinistre.

En 2021, Ron Dermer, alors ancien ambassadeur d’Israël aux USA, avait provoqué un tollé en suggérant qu’Israël devrait privilégier le soutien des chrétiens usaméricains plutôt que celui des juifs usaméricains. Sur ses propres termes – obtenir un soutien pour les guerres d’Israël – cette stratégie a manifestement échoué. Contrairement aux évangéliques plus âgés, généralement de fervents partisans d’Israël, les jeunes chrétiens usaméricains commencent déjà à se détourner. Comme l’a récemment dit Megyn Kelly, ancienne présentatrice conservatrice de Fox, à Carlson : « Tous les moins de 30 ans détestent Israël. »

Rupture avec la politique étrangère sioniste

La démolition intentionnelle du consensus bipartisan aux USA par Netanyahou et son entourage a toujours été un pari orgueilleux. Comme une grenade mal chronométrée, elle leur a explosé au visage. Bien qu’ils n’aient pas eu tort de constater que la droite usaméricaine était en train de monter, le bureau du Premier ministre a manqué le fait que cette nouvelle droite tirait sa force de la promesse d’isolement, alimentée par la colère contre le paradigme interventionniste que les alliés les plus proches d’Israël à Washington représentaient. Formés à l’apogée du néoconservatisme, ces hommes n’avaient guère réfléchi à la perspective d’un monde post-usaméricain.

Face aux condamnations croissantes et aux sanctions internationales imminentes, Netanyahou a refusé d’arrêter l’assaut israélien. Désormais, pour poursuivre la guerre – que ce soit par survie politique étroite, messianisme mégalomaniaque ou une combinaison des deux – il propose rien de moins qu’une rupture totale avec le principe le plus fondamental de la politique étrangère sioniste.

Dès ses premières années, lorsque Theodor Herzl chercha à obtenir une audience avec le sultan ottoman, le sionisme a travaillé à obtenir et à compter sur le soutien des grandes puissances. Il réussit non par intervention divine ou plan providentiel, mais parce que les premiers dirigeants sionistes recherchaient activement de telles alliances. Ils comprenaient que pour les Juifs, comme pour d’autres petites nations, l’isolement était un piège mortel. Au cours du dernier siècle, de vieux empires sont tombés, de nouvelles puissances les ont remplacés, mais le principe est resté le même.

Après la fondation d’Israël, ses premiers dirigeants craignaient énormément que sans alliances avec des puissances régionales et mondiales plus fortes, le projet sioniste échoue. En 1949, Moshe Sharrett, alors ministre des Affaires étrangères, se lamentait : « Nous vivons dans un état d’isolement malveillant au Moyen-Orient. » David Ben-Gourion rêvait d’un accord de défense mutuelle avec les USA. Avec le temps, Israël réussit à obtenir le soutien usaméricain ; c’est sans doute l’une des raisons de sa survie.

Peut-être que l’un des aspects les plus incohérents, voire délirants, de la vision de Netanyahou est qu’il a proclamé la non-appartenance présumée d’Israël à tout bloc mondial au moment même où Israël apparaît comme le factotum capricieux de l’USAmérique. Les deux dernières années ont démontré la dépendance totale d’Israël envers les USA pour tout, des munitions au partage du renseignement. La guerre de 12 jours contre l’Iran a révélé Israël comme une sorte d’État vassal, implorant l’aide du seigneur féodal.

Il y a toutefois une chose que le récent discours de Netanyahou a bien identifié. L’ordre unipolaire post-1989 est terminé. La transition vers le siècle post-usaméricain a également menacé de faire s’effondrer le système de normes et d’institutions internationales qui s’était formé sous l’hégémonie hémisphérique, puis mondiale, des USA. Israël doit sa prospérité actuelle, sinon son existence même, à ce système.

Et pourtant, tout au long des deux dernières années de guerre acharnée, les dirigeants israéliens, Netanyahou en tête, ont semblé vouloir abattre ce système. Les actions d’Israël à Gaza ont gravement terni sa légitimité. À long terme, cependant, Israël sera voué à l’échec sans lui.

Dans son discours cette semaine, Netanyahou a puisé dans la tradition grecque, mais peut-être que la référence la plus pertinente se trouve dans la Bible hébraïque. Ce que Netanyahou propose n’est pas Sparte, mais Samson.

Mort de Samson, par Gustave Doré, 1866

01/09/2025

G. THOMAS COUSER
Comment je suis devenu antisémite


Toute ma vie, j’ai ressenti une forte affinité avec les personnes juives, mais maintenant que mon employeur, l’université Columbia, a adopté la définition de l’antisémitisme de l’IHRA*, je me retrouve soudainement qualifié d’« antisémite » parce que je m’oppose à l’oppression des Palestiniens.

G. Thomas Couser, Mondoweiss, 31/8/2025

Traduit par Tlaxcala

G. Thomas Couser est titulaire d’un doctorat en études américaines de l’université Brown. Il a enseigné au Connecticut College de 1976 à 1982, puis à l’université Hofstra, où il a fondé le programme d’études sur le handicap, jusqu’à sa retraite en 2011. Il a rejoint la faculté du programme de médecine narrative de Columbia en 2021 et a introduit un cours sur les études du handicap dans le programme d’études en 2022. Parmi ses ouvrages universitaires, citons Recovering Bodies: Illness, Disability, and Life Writing (Wisconsin, 1997), Vulnerable Subjects: Ethics and Life Writing (Cornell, 2004), Signifying Bodies: Disability in Contemporary Life Writing (Michigan, 2009) et Memoir: An Introduction (Oxford, 2012). Il a également publié des essais personnels et Letter to My Father: A Memoir (Hamilton, 2017).

Dans Le soleil se lève aussi d’Ernest Hemingway, on demande à Mike Campbell comment il a fait faillite. Il répond : « De deux façons. Progressivement, puis soudainement. » Je pourrais dire la même chose à propos de mon antisémitisme. La façon progressive a impliqué l’évolution de ma pensée sur Israël. La façon soudaine a impliqué l’adoption d’une définition controversée de l’antisémitisme par l’université Columbia, où je suis professeur adjoint.

Toute ma vie, je me suis considéré comme philosémite, si tant est que je sois quelque chose. Ayant grandi à Melrose, une banlieue blanche de classe moyenne de Boston, je n’avais aucun ami ou connaissance juif dans ma jeunesse. (Melrose n’était pas une ville exclusivement WASP (blanche, anglosaxonne et protestante : il y avait beaucoup d’Italiens et d’Irlandais usaméricains, mais dans ma classe de lycée de 400 élèves, il n’y avait qu’un ou deux Juifs.) Cela a changé à l’été 1963, après ma première année de lycée, lorsque j’ai participé à une session d’été à la Mount Hermon Academy. Mon camarade de chambre était juif, tout comme plusieurs élèves de ma classe. Nous nous entendions bien, et je suppose que je trouvais leurs intérêts et leurs valeurs plus intellectuels et plus mûrs que ceux de mes camarades de classe chez moi.

À Dartmouth, cette tendance s’est poursuivie. Mon colocataire était juif ; ma fraternité comptait plusieurs Juifs (dont Robert Reich). J’appréciais leur humour irrévérencieux, leurs expressions yiddish occasionnelles et leur scepticisme laïc. Lorsque mes amis juifs me disaient que je pouvais passer pour un Juif, je le prenais comme un compliment.

Malgré mes amis juifs, Israël était une inconnue pour moi. Je connaissais bien sûr son histoire. Ma génération a grandi en lisant le Journal d’Anne Frank ou en voyant la pièce de théâtre qui en a été tirée, un incontournable du théâtre lycéen (même, ou surtout, dans les banlieues sans Juifs comme la mienne). L’Holocauste était une histoire sacrée. Mais je n’avais aucun intérêt particulier pour l’État d’Israël, ni aucune idée à son sujet. Je n’en avais pas besoin.

Avec la conscription militaire qui nous guettait, beaucoup de gens de ma génération étaient contre la guerre ; mes amis et moi l’étions certainement. J’ai donc été surpris lorsque, pendant la guerre des Six Jours de 1967, certains de mes amis juifs se sont enthousiasmés pour la guerre, se vantant même de servir volontiers dans l’armée israélienne. De toute évidence, ils avaient un intérêt pour le sort d’Israël qui me manquait, ce qui était un peu mystérieux pour moi. Mais je supposais que leur jugement était fondé ; la guerre était justifiée, contrairement à ce que je considère aujourd’hui comme accaparement de terres. De toute façon, cette guerre a rapidement pris fin.

Peu après avoir obtenu mon diplôme, un ami proche de Dartmouth (juif) et sa femme juive, que je connaissais depuis Mount Hermon, m’ont présenté une de ses camarades de classe à Brandeis. Nous sommes sortis ensemble, sommes tombés amoureux et nous sommes mariés. Bien sûr, ça n’a pas été si simple que ça. À l’époque, il n’était pas facile de trouver un rabbin qui accepterait de célébrer le mariage d’un protestant et d’une juive laïque. Après plusieurs entretiens infructueux, nous avons engagé un rabbin qui était aumônier à Columbia. Nous avons divorcé environ cinq ans plus tard, mais l’échec de notre mariage n’avait rien à voir avec des divergences religieuses, et nous sommes toujours amis.

Au cours des décennies suivantes, j’ai obtenu un doctorat en études américaines et j’ai enseigné la littérature américaine au Connecticut College, puis à l’université Hofstra. En tant que professeur, j’avais de nombreux étudiants et collègues juifs (en particulier à Hofstra) et je m’entendais bien avec eux.

Mais Israël était toujours présent en arrière-plan. J’évitais délibérément d’y réfléchir de manière critique. Je me souviens avoir dit à un ami juif (dont la fille vit à Jérusalem) que je ne « m’intéressais pas » à Israël. J’avais le sentiment que c’était trop « compliqué ». Pas seulement ça, mais aussi source de divisions et de controverses, et je ne voulais pas prendre parti. D’autres questions politiques étaient plus importantes à mes yeux.

Bien sûr, j’étais au courant du mouvement de boycott d’Israël, qui avait rallié de nombreux universitaires, y compris des personnes que j’aimais et admirais. Même si je soutenais le désinvestissement en Afrique du Sud, je me méfiais du boycott d’Israël. Si vous m’aviez posé la question vers 2000, j’aurais répondu : « Pourquoi s’en prendre à Israël ? » Cela sous-entendait que même si le pays pouvait poser problème, il existait d’autres régimes oppressifs dans le monde.



Eh bien, il suffit de dire que ma question a trouvé sa réponse dans la réaction disproportionnée d’Israël à l’attaque du Hamas le 7 octobre. Je n’ai pas besoin de revenir sur les événements des deux dernières années. Les images incessantes de l’assaut génocidaire contre les Gazaouis ont progressivement fait évoluer mon attitude envers Israël, passant de l’indifférence bienveillante de ma jeunesse et de la méfiance prudente de l’âge mûr à une hostilité et une colère croissantes. Cette hostilité s’applique bien sûr non seulement au régime israélien, mais aussi au soutien usaméricain dont il bénéficie. J’ai le sentiment que notre complicité dans cette horreur inflige une blessure morale constante à ceux qui s’y opposent, d’autant plus que nous nous sentons impuissants à y mettre fin.

Je suis hanté par les paroles d’Aaron Bushnell, qui s’est immolé par le feu en signe de protestation : « Beaucoup d’entre nous aiment se demander : « Que ferais-je si j’avais vécu à l’époque de l’esclavage ? Ou du Jim Crow dans le Sud ? Ou de l’apartheid ? Que ferais-je si mon pays commettait un génocide ? » La réponse est : vous le faites. En ce moment même. » Après être resté longtemps inactif, j’ai rejoint Jewish Voice for Peace et je contribue au BDS, des gestes mineurs qui apaisent un peu ma conscience.

Mon attitude envers Israël a donc évolué au fil des décennies, et cette évolution s’est accélérée ces dernières années. Je pense être représentatif d’innombrables autres personnes. En dehors de l’Europe occidentale, Israël est de plus en plus considéré comme une nation paria. Et aux USA, son allié et bailleur de fonds le plus fidèle, les sondages d’opinion montrent un déclin du soutien à Israël.

Dans le même temps, la définition de l’antisémitisme, selon l’Alliance internationale pour la mémoire de l’Holocauste, a été élargie de sorte qu’elle s’applique désormais non seulement à la haine du peuple juif, mais aussi aux critiques de la nation israélienne qui me semblent évidentes, justes, légitimes et moralement nécessaires. Après tout, diverses institutions internationales et universitaires habilitées à porter de tels jugements ont conclu qu’Israël est un État d’apartheid qui commet un génocide.

En tant que professeur adjoint en médecine narrative à Columbia, j’ai été consterné par l’acceptation récente par l’université de cette définition élargie de l’antisémitisme, en réponse à la pression exercée par l’administration Trump, qui cherche à punir l’institution pour sa prétendue tolérance à l’égard des manifestations.

Les administrateurs universitaires aiment faire des déclarations telles que « L’antisémitisme n’a pas sa place » dans leurs institutions. Mais ils savent qu’un grand nombre de professeurs et d’étudiants sont antisémites selon la définition qu’ils ont adoptée. Que signifie pour moi, et pour d’autres professeurs comme moi, qui sommes critiques à l’égard d’Israël, d’enseigner dans une institution qui nous qualifie implicitement d’antisémites ? Nous ne serons peut-être pas licenciés, mais nous sommes certainement découragés de nous exprimer.

Cette définition semble regrettable à plusieurs égards. Tout d’abord, elle me semble logiquement erronée, car elle confond les attitudes envers un État ethnique avec les attitudes envers l’ethnie privilégiée par cet État. Cette distinction peut être difficile à faire dans la pratique, mais elle est assez claire sur le plan conceptuel. Comme Caitlin Johnstone aime à le souligner, si les Palestiniens haïssent les Juifs, ce n’est pas à cause de leur religion ou de leur ethnicité, mais parce que l’État juif est leur oppresseur.

Confondre le reproche fait à Israël avec la haine des Juifs peut être un moyen manifestement pratique d’écarter les critiques en diffamant ses adversaires, et cela soutient le discours sur la montée de l’antisémitisme. Mais cela ignore le rôle du génocide commis par Israël dans cette tendance apparente. Outre les actes véritablement antisémites, certaines activités anti-israéliennes ou antisionistes ont été considérées comme antisémites. Si l’antisémitisme a augmenté, ce n’est pas dans un vide historique.

Quoi qu’il en soit, cette définition élargie pourrait finalement s’avérer contre-productive. Effacer la distinction entre l’État d’Israël et les personnes juives risque d’inviter à étendre la haine d’Israël à l’ensemble de la communauté juive. En outre, la définition de l’IHRA risque d’affaiblir ou de supprimer la stigmatisation de l’antisémitisme. Si l’opposition à l’entreprise génocidaire d’Israël fait de moi (et de tant de personnes que j’admire) un antisémite, où est le problème ? Quand j’étais plus jeune, j’aurais été horrifié d’être accusé d’antisémitisme. Aujourd’hui, je peux hausser les épaules.

Enfin, en tant que membre de longue date de l’ACLU, je suis très préoccupé par les implications de cette définition pour la liberté d’expression et la liberté académique. Dans le cours normal des choses, le sujet d’Israël ne serait pas dans mes pensées ni à l’ordre du jour dans ma classe à Columbia. Mais ce sera en quelque sorte l’éléphant dans la pièce, n’est-ce pas ? Je serai hyper conscient de la possibilité que toute allusion à Gaza puisse être signalée comme une menace pour les étudiants juifs. Malheureusement, si moi-même et d’autres critiques d’Israël (dont beaucoup sont eux-mêmes juifs) sommes désormais antisémites, c’est parce qu’Israël et l’IHRA nous ont rendus tels.

NdT

*Voir La définition opérationnelle de l’antisémitisme par l’Alliance internationale pour la mémoire de l’Holocauste


 

31/08/2025

FRANÇOIS VADROT
Générations dissonantes : Israël, Hamas et l’Amérique fracturée

Le dernier sondage Harvard Harris (août 2025) a produit un chiffre choc : 60 % des Américains de 18 à 24 ans déclarent soutenir Hamas plutôt qu’Israël, quand on leur demande de choisir « lequel des deux camps » ils appuient le plus. Tous les autres groupes d’âge restent massivement pro-israéliens : jusqu’à 89 % chez les 65 ans et plus.

 La statistique est authentique, confirmée par les données officielles du Harvard CAPS/Harris Poll. Mais pour l’interpréter, il faut la replacer dans son contexte : un été 2025 marqué par la reconnaissance officielle d’une famine à Gaza par l’ONU le 22 août, plus de 62 000 morts palestiniens depuis le 7 octobre 2023, et un président Trump qui multiplie les ventes de bombes et bulldozers à Israël, tout en parlant ouvertement de déportations vers l’Égypte et la Jordanie.

L’écart générationnel, miroir d’un basculement moral

Ce sondage ne signifie pas que la Génération Z « adore » le Hamas. En réalité, dans la même enquête, les jeunes sont 63 % à désapprouver la conduite du Hamas, mais 71 % à désapprouver celle d’Israël. Leur basculement exprime moins une sympathie active qu’un rejet viscéral des actions israéliennes. Les images brutes de Gaza, visibles en continu sur TikTok, nourrissent un sentiment de génocide en temps réel.

À l’opposé, les seniors restent arrimés au vieux récit fondateur : Israël comme rempart de l’Occident, héritier de la Shoah, allié naturel des États-Unis. Pour eux, les atrocités présentes ne contredisent pas le récit, elles en sont une continuation. On retrouve ici plusieurs ressorts : mémoire historique, désensibilisation après des décennies de guerres, consommation d’informations filtrées par la télévision traditionnelle, et surtout peur du chaos : les plus âgés privilégient la stabilité et les États, quitte à fermer les yeux sur l’horreur.

Le poids électoral : 9 % contre 19 %

Ce qui rend ce clivage encore plus cruel, c’est la démographie. Les 18–24 ans ne représentent que 30 millions de personnes, soit environ 9 % de la population américaine. Les 65 ans et plus sont 62 millions, soit 19 % – plus du double. Et surtout, la participation électorale des seniors dépasse 70 %, contre moins de 50 % chez les jeunes.

Résultat : la jeunesse peut bien saturer les réseaux sociaux de slogans pro-palestiniens, elle reste électoralement minoritaire et sous-représentée. Les urnes donnent mécaniquement raison aux vieux, et donc à la politique pro-israélienne.

Deux camemberts suffisent à le montrer : celui des jeunes est plus rouge (pro-Hamas), mais petit ; celui des vieux est bleu (pro-Israël), et deux fois plus large. Moralement la génération montante se révolte, politiquement elle pèse peu.

Le verrou bipartisan

On pourrait croire que ce clivage traverse les partis. Mais en réalité, sur l’essentiel, démocrates et républicains votent de la même manière : les budgets militaires, les livraisons d’armes, les résolutions de soutien. Quelques élus progressistes (AOC, Tlaib, Omar…) dénoncent Israël avec force, mais finissent souvent par avaliser des paquets budgétaires qui incluent l’armement.

Les jeunes ne sont pas dupes : ils voient que les deux camps institutionnels appliquent la même ligne de fond. D’où leur désenchantement politique : ils ne votent plus, convaincus que le système est verrouillé. Les vieux, eux, continuent à voter massivement, parce qu’ils croient encore au système – ils ont vécu dans un monde où l’illusion démocratique fonctionnait, où leur voix semblait compter.

C’est cette asymétrie qui explique la situation actuelle : une jeunesse radicalisée par Gaza mais absente des urnes, face à un bloc senior qui valide par son vote la continuité du soutien à Israël.

Collision de générations

On comprend alors pourquoi Trump, malgré une opinion globale qui bascule (60 % des Américains rejettent de nouvelles livraisons d’armes à Israël, 50 % estiment qu’Israël commet un génocide), peut continuer à agir comme si de rien n’était. Le système est porté par les seniors, qui votent, qui croient encore au processus électoral, et qui maintiennent leur fidélité à Israël.

Les jeunes, eux, vivent l’histoire autrement : ils voient la famine, les bombardements, les corps. Mais ils se savent minoritaires et désarmés politiquement. D’où leur fuite hors des urnes et leur sur-activité dans l’espace symbolique – réseaux sociaux, manifestations, actions campus. Ils deviennent la mauvaise conscience morale d’un pays dont la politique étrangère est fixée par la génération de leurs grands-parents.

En conclusion

Le chiffre des 60 % « pro-Hamas » chez les 18–24 ans n’est pas une aberration, mais le symptôme d’un basculement moral et générationnel. Il révèle une Amérique où deux réalités coexistent :

  • Les jeunes : saturés d’images brutes, révoltés par l’atrocité, désabusés par la politique, en rupture avec le récit dominant.

  • Les vieux : enracinés dans la mémoire d’Israël victime, fidèles à un système électoral qui leur donne encore du pouvoir, et donc garants du statu quo.

Entre ces deux mondes, c’est une collision. La rue et les réseaux s’indignent, les urnes verrouillent. Et pendant ce temps, les bombes continuent de tomber sur Gaza.

Sources :

25/08/2025

GIDEON LEVY
La place de Trump est devant la CPI, pas à la cérémonie du prix Nobel

Gideon Levy, Haaretz24/8/2025
Traduit par Tlaxcala

Le président usaméricain rêve de recevoir le prix Nobel de la paix à Oslo, dit-on ; mais sa place est à la Cour pénale internationale de La Haye. Aucun autre non-Israélien n’est autant responsable du bain de sang à Gaza que Donald Trump. S’il le voulait, lui seul pourrait, d’un simple coup de fil, mettre fin à cette terrible guerre et au massacre des otages israéliens.


Trump fait une annonce depuis la Maison Blanche vendredi. Photo Andrew Caballero-Reynolds/AFP

Il ne l’a pas fait. Non seulement Trump n’a pas téléphoné, mais il continue de financer, d’armer et de soutenir la machine de guerre israélienne comme si de rien n’était. Il est son dernier fan. La semaine dernière, il a qualifié le commandant en chef d’Israël, le Premier ministre Benjamin Netanyahou, de « héros de guerre ». Il s’est rapidement attribué le même honneur douteux, ajoutant avec sa modestie caractéristique : « Je suppose que je le suis aussi ».

Le président usaméricain pense qu’une personne qui commet un génocide à Gaza est un héros. Il pense également qu’une personne qui lance des bombardiers depuis son bureau pour une opération ponctuelle et sans risque contre l’Iran est un héros. Telle est la mentalité de l’homme le plus puissant du monde.

Associer Trump au prix Nobel de la paix, c’est transformer le jour en nuit, le mensonge en vérité et l’auteur de la guerre la plus terrible de ce siècle en une combinaison du révérend Martin Luther King Jr. et du Dalaï Lama, tous deux lauréats de ce prix. Trump et Nelson Mandela dans le même bateau. Le grotesque n’a pas de limites, et c’est entièrement à nos dépens.

Si Netanyahou et Trump méritent une récompense, c’est une récompense qui, heureusement , n’existe pas encore : le prix du génocide.

Deux rapports choquants publiés vendredi ne laissent aucun doute sur la nature génocidaire de la guerre. L’Initiative pour la classification intégrée de la sécurité alimentaire (IPC), soutenue par l’ONU et considérée comme la principale autorité mondiale en matière de crises alimentaires, a confirmé que plus de 500 000 personnes à Gaza et dans ses environs sont confrontées à une famine catastrophique du plus haut niveau. Les Forces de défense israéliennes s’apprêtent à envahir cette ville affamée, et Trump donne son feu vert à cette invasion brutale, ainsi que son soutien international et des armes.

Dans le même temps, le site d’information israélien +972 Magazine, son site jumeau en hébreu Local Call (ou Sikha Mekomit) et le journal britannique The Guardian ont révélé l’existence d’une base de données des services de renseignement militaires israéliens indiquant que 83 % des Palestiniens tués par l’armée israélienne depuis le début de la guerre étaient des civils, un pourcentage extrêmement élevé, même comparé aux guerres les plus horribles telles que celles de Bosnie, d’Irak et de Syrie. Selon les propres données de l’armée israélienne, seul un Palestinien tué sur six était un combattant armé. Cinq sur six étaient des civils innocents, principalement des femmes et des enfants. Comme nous le soupçonnions, comme nous le savions, il s’agit d’un génocide. Les USA le soutiennent.

Trump a prêté main-forte à cette guerre, mais ose encore rêver d’un prix Nobel de la paix. L’opinion publique usaméricaine reste sur ses positions, tout comme le président. Seul un coup de fil de la Maison Blanche pourrait mettre fin au massacre, mais rien n’indique que le président le fera. Soutenu par un vaste appareil de renseignement, 16 agences dotées de budgets colossaux, Trump a déclaré avoir vu « à la télévision » qu’il y avait « une véritable famine » à Gaza.

Mais la télévision de Trump ne l’a apparemment pas suffisamment choqué pour qu’il mène la seule opération de sauvetage que l’USAmérique peut et doit entreprendre : ordonner à Israël de respecter un cessez-le-feu complet et immédiat. L’Israël de Netanyahou ne peut défier la terreur du monde. De plus, Trump fait tout ce qu’il peut pour empêcher les autres pays d’imposer des sanctions à Israël afin de mettre fin au génocide. L’Europe est en colère, mais paralysée par sa peur de Trump, tout comme les organisations internationales.

Le politicard juif usaméricain qui est également ministre du gouvernement israélien, Ron Dermer, a réussi à faire croire à la Maison Blanche et à ses 16 agences de renseignement que le sang est de la pluie, voire une pluie bénie pour l’USAmérique. Résultat : le père du plan Riviera de Gaza, le président usaméricain, est désormais un kahaniste déclaré. Il veut obtenir le prix Nobel de la paix pour ça.



07/08/2025

HAARETZ
Une entreprise US, des chauffeurs d’Europe de l’Est, des liens avec Israël : qui est derrière l’acheminement de l’aide à Gaza

Arkel International, un sous-traitant du gouvernement usaméricain et d’armées du monde entier, transporte de l’aide vers les sites de la Gaza Humanitarian Foundation (GHF). Son représentant en Israël est un homme d’affaires, consul honoraire du Rwanda, qui a précédemment négocié des contrats de défense en Afrique.

Bar Peleg, Yaniv Kubovich et Avi ScharfHaaretz, 5/8/2025

Traduit par Tlaxcala


Des véhicules blindés escortent des camions d’aide humanitaire vers le passage de Kerem Shalom, à la frontière entre Israël et la bande de Gaza. On peut voir un graffiti représentant le mot « millénaire » en hébreu sur l’avant d’un camion. Photo : Eliahu Hershkovitz

Au cours des derniers mois, un hôtel situé dans un kibboutz du sud d’Israël est devenu le lieu de résidence de chauffeurs routiers étrangers venus de plusieurs pays d’Europe de l’Est.

La plupart d’entre eux sont arrivés en Israël au cours des derniers mois après s’être vu promettre une opportunité financière qui leur permettrait de gagner un salaire beaucoup plus élevé que dans leur pays d’origine. Pour gagner leur vie, les chauffeurs doivent effectuer un trajet quotidien, parfois deux, entre le point de passage frontalier de Kerem Shalom et les points de distribution alimentaire à l’intérieur de la bande de Gaza.

Ces chauffeurs, principalement originaires de Géorgie et de Serbie, pays avec lesquels Israël n’a pas conclu d’accord bilatéral en matière de main-d’œuvre, ont été amenés en Israël par une société usaméricaine impliquée dans le projet d’aide alimentaire dans la bande de Gaza : Arkel International LLC, une entreprise de construction et de logistique qui opère en tant que sous-traitant pour la Gaza Humanitarian Foundation (GHF), a appris Haaretz.

La GHF, qui gère quatre centres de distribution d’aide dans la bande de Gaza, emploie au moins trois entreprises en tant que sous-traitants.

Jusqu’à présent, deux de ces sociétés étaient connues : la première est UG Solutions, qui a participé plus tôt cette année à la sécurisation du corridor de Netzarim lors d’un échange d’otages et qui s’occupe désormais de certains aspects de la sécurité sur les sites de distribution de l’aide humanitaire. La deuxième est Safe Reach Solutions, une société de logistique et d’opérations.

La troisième société, Arkel International, est responsable de la logistique des opérations de distribution de l’aide humanitaire.

Selon les documents constitutifs de la société en Israël, son représentant autorisé dans le pays est Hezi Bezalel, un homme d’affaires israélien qui a précédemment négocié des contrats de défense en Afrique. La société affirme qu’il n’est pas impliqué dans ses activités et qu’il a seulement aidé à sa création en Israël.

« Je suis chauffeur routier en Géorgie . Mon patron m’a proposé de venir en Israël par l’intermédiaire d’un courtier et m’a dit que je pouvais gagner deux fois plus, voire plus », a déclaré à Haaretz un chauffeur routier de 32 ans, marié et père d’une fille.

Lorsqu’on lui a demandé qui l’avait amené en Israël et qui payait son salaire, il a répondu : « C’est la société Arkel qui nous a amenés ici. C’est elle qui nous paie nos salaires, et c’est avec elle que nous avons signé le contrat. Notre travail consiste à partir le matin dans un convoi de camions et à entrer dans Gaza. L’armée israélienne nous escorte jusqu’à la zone de distribution. Nous arrivons avec les camions, ils les déchargent pour nous sur le site, et nous repartons immédiatement. Il y a parfois deux trajets par jour », a déclaré le chauffeur.

Arkel transporte des colis alimentaires depuis un point de chargement près de Kerem Shalom vers des lieux de livraison à l’intérieur de Gaza : trois dans le sud, près des ruines de Rafah, et un le long de la partie sud du corridor de Netzarim. Dans le cadre de ce projet, Arkel a fait venir en Israël des dizaines de travailleurs étrangers, dont certains chauffeurs routiers d’Europe de l’Est.

Arkel est enregistrée dans l’État de Louisiane, aux USA, depuis 2005. La société s’est enregistrée en Israël en tant que société étrangère le 13 mai 2025, une semaine avant que les centres de distribution de l’aide du GHF ne commencent leurs activités dans la bande de Gaza et un jour avant l’enregistrement de Safe Reach Solutions en Israël. Au moins un des dirigeants d’Arkel vit en Israël depuis octobre 2024.


Hezi Bezalel (né en 1951) est un homme d'affaires, banquier d'investissement et producteur de cinéma très impliqué en Afrique de l'Est (Kenya, Ouganda, Rwanda, Éthiopie) et ami personnel de Paul Kagame

Au moins un mois avant l’enregistrement officiel de la société en Israël, des discussions étaient déjà en cours concernant sa création. Comme l’a précédemment rapporté Haaretz, l’opération d’aide à Gaza a été lancée par des officiers du commandement sud de l’armée israélienne, à l’insu de l’ensemble des autorités de défense, et coordonnée par le bureau du Premier ministre.

Selon une source proche du projet, Arkel devait initialement construire les sites de distribution à l’intérieur de Gaza, mais cette tâche a finalement été confiée à l’armée israélienne.

Dans les documents constitutifs d’Arkel en Israël, c’est Hezi Bezalel, un homme d’affaires qui a fondé un opérateur de téléphonie mobile en Israël, négocié des contrats de défense en Afrique et occupe le poste de consul honoraire du Rwanda en Israël, qui est désigné comme le représentant de la société en Israël.

La société lui a donné procuration pour gérer ses activités en Israël, ouvrir et gérer un compte bancaire pour la société, nommer des avocats et des comptables pour la société et recevoir des documents juridiques au nom de la société.

La société affirme que Bezalel n’a fait que l’aider à se lancer en Israël, grâce à une relation de longue date nouée au fil de projets menés en Afrique depuis des décennies, et qu’il n’est pas un partenaire commercial. Selon une source bien informée, Bezalel aurait même obtenu l’accord du ministère de la Défense avant l’ouverture de la société en Israël.

Un employé d’Arkel a déclaré à Haaretz que les seuls signataires autorisés au sein de la société sont aujourd’hui le PDG et le directeur des opérations ; cependant, le nom de Bezalel n’a pas encore été retiré du dossier de la société auprès de l’Autorité des sociétés israéliennes.

Actuellement, l’activité principale de la société consiste à transporter des marchandises depuis le point de chargement de Kerem Shalom vers des centres de distribution situés dans la bande de Gaza. Les camions utilisés par Arkel appartenaient auparavant à la société de logistique israélienne Millennium.

Des photos obtenues par Haaretz à proximité de Kerem Shalom montrent que le nom de la société a été grossièrement effacé à la peinture. Selon Arkel, les camions leur ont été vendus par Millennium.

Millennium a déclaré que les camions avaient été vendus à un fournisseur, sans toutefois préciser lequel. Les camions entrent dans la bande de Gaza en longs convois, sans plaque d’immatriculation, et sont sécurisés par du personnel d’autres entreprises sous-traitantes.

Comme mentionné, les chauffeurs sont des travailleurs d’Europe de l’Est, notamment de Géorgie et de Serbie, pays avec lesquels Israël n’a pas conclu d’accords bilatéraux pour l’importation de main-d’œuvre.


Des camions d’aide humanitaire d’Arkel sont garés dans le quai de chargement près du kibboutz Kerem Shalom, dans le sud d’Israël, dimanche. Les camions n’ont pas de plaques d’immatriculation et certains portent des graffitis noircissant le nom « Millennium ». Photo : Eliahu Hershkovitz

Les chauffeurs sont logés dans un kibboutz dans le sud d’Israël. « En gros, nous restons au kibboutz toute la journée, sauf lorsque nous livrons des marchandises à Gaza », a déclaré un chauffeur serbe. « Nous voulions vraiment visiter Jérusalem et Nazareth, mais nous ne sommes pas autorisés à trop nous déplacer à l’extérieur et, jusqu’à présent, nous n’avons pas organisé de visite touristique. »

Les chauffeurs indiquent qu’ils gagnent environ 4 000 shekels (1004 €) par mois, soit plus que le salaire moyen dans leur pays d’origine. « Le travail n’est pas vraiment dangereux », explique l’un d’eux. « Nous ne distribuons pas la nourriture. Nous quittons généralement Gaza dès que le chargement est déchargé. Il y a beaucoup d’explosions et de tirs tout le temps, mais cela ne nous vise pas, donc dans l’ensemble, c’est sûr. »

La plupart des chauffeurs interrogés par Haaretz ont déclaré que leur contrat expirait le mois prochain. « À l’heure actuelle, tout le monde ici est censé partir en septembre. On ne sait pas si les contrats seront prolongés ou si d’autres personnes seront recrutées pour nous remplacer. Un responsable a déclaré cette semaine que nous pourrions rentrer [chez nous] encore plus tôt, dans les prochaines semaines, car ces convois vers Gaza pourraient devenir inutiles », a déclaré un chauffeur.

Les marchandises transportées par les camions – certaines achetées en Israël, selon TheMarker – sont emballées dans des entrepôts en Israël, en partie au port d’Ashdod et à Jérusalem, puis chargées dans des camions dans un centre logistique construit près de la frontière avec Gaza.

TheMarker a indiqué que l’une des entreprises responsables était Millennium. Lors d’un entretien avec Haaretz, le propriétaire de Millennium, Shimon Sabah, a déclaré que son entreprise ne fournissait plus aucune aide logistique au client impliqué dans l’aide humanitaire à Gaza et que le fait que le logo n’ait pas été effacé des camions était dû à une négligence de la part de l’entreprise.

Arkel International est une société d’infrastructure et de services créée aux USA il y a environ 60 ans et enregistrée en Louisiane depuis 20 ans. Le seul propriétaire de toutes les actions d’Arkel est George H. Knost III. Le directeur est John Moore.

La société est un sous-traitant du gouvernement usaméricain et d’armées et de gouvernements du monde entier, qui gère des projets de construction, d’énergie et de logistique. Selon le site web aujourd’hui disparu de la société, celle-ci opère « là où d’autres ne peuvent ou ne veulent pas ».

Depuis 2010, la société a remporté plus d’une centaine de contrats d’une valeur de plusieurs centaines de millions de dollars auprès du ministère usaméricain de la Défense et du département d’État pour des projets en Irak, en Afghanistan et ailleurs. C’est la première fois qu’elle entreprend un projet civilo-militaire de cette envergure en Israël.

La société est également impliquée dans le forage pétrolier et gazier et travaille comme sous-traitant pour le gouvernement usaméricain, ainsi que pour des armées et des gouvernements du monde entier, gérant des projets de construction, d’énergie et de logistique.


Des cartons contenant de l’aide humanitaire sont entreposés du côté gazaoui du point de passage de Kerem Shalom avant d’être distribués par la Fondation humanitaire de Gaza, en juillet. Photo : Ohad Zwigenberg/AP

Malgré les critiques internationales à l’encontre du projet d’aide à Gaza, Arkel est fière de ce travail, qu’elle considère comme un soutien à Israël et une aide pour renverser le contrôle du Hamas sur Gaza. Une source au sein de l’entreprise, s’exprimant auprès du journal Haaretz, a déclaré qu’elle estimait que la plupart des critiques à l’encontre du projet étaient « des fausses informations et de la propagande du Hamas visant à discréditer Israël ».

Travis Daharash, chef de projet chez Arkel, a déclaré : « Arkel fournit à la GHF un soutien logistique et en matière de construction. Bien que nous ne fournissions pas d’informations spécifiques sur notre main-d’œuvre pour des raisons de sécurité, celle-ci répond à toutes les exigences locales. »

Le financement du projet d’aide humanitaire est largement opaque et la GHF ne révèle pas l’identité de ses donateurs. En juin de cette année, environ un mois après le début des activités du fonds, le département d’État usaméricain a approuvé un financement de 30 millions de dollars pour l’entreprise. Selon un rapport de Reuters, cette somme sera versée par l’Agence américaine pour le développement international à la GHF, dont sept millions de dollars seront transférés immédiatement.

Jeudi, Reuters a rapporté que des responsables de l’administration Trump avaient déclaré au Congrès en juillet qu’Israël avait accepté de verser une somme équivalente à celle versée par les USA et de transférer 30 millions de dollars au fonds.

En juin dernier, Liel Kyzer a rapporté pour la chaîne publique Kan que le gouvernement avait prévu 700 millions de shekels [175 M€] pour l’aide humanitaire à Gaza et que cette mesure était financée par une réduction massive du budget de l’État, y compris des services sociaux.

Le ministère des Finances et le bureau du Premier ministre ont démenti cette information à l’époque, affirmant qu’Israël ne finance pas l’aide humanitaire à Gaza.

Les centres d’aide de la GHF ont commencé à fonctionner en mai. Ce fonds a été créé par Israël en collaboration avec des sociétés de sécurité privées.

Des travailleurs usaméricains et palestiniens gèrent ces centres, tandis que l’armée israélienne les sécurise à plusieurs centaines de mètres de distance. Chaque jour, des milliers, voire des dizaines de milliers de Gazaouis viennent chercher de la nourriture dans ces centres. Malgré les promesses faites par le fonds au début du projet d’aide, la distribution ne se fait pas de manière ordonnée, mais dans une bousculade générale pour s’emparer des cartons.

Haaretz a fait état d’un chaos généralisé sur les sites de distribution, où des centaines de Palestiniens ont été tués alors qu’ils se rendaient sur place pour recevoir de la nourriture depuis que le GHF a commencé ses opérations d’aide ces derniers mois.