Voilà une
parfaite farce israélienne. Cette fausse image de soi, entretenue par les
mythes diffusés par les médias israéliens, télévision en tête, s’est retournée
et s’est défaite de l’intérieur
Rogel Alpher
(9 juin 1967) est un journaliste et écrivain israélien. Fils d’un agent de
Mossad, il a fait son service militaire dans les renseignements avant d’étudier
la philosophie. Musicien, critique de cinéma et télévision, auteur de 5 romans,
de BD et de scénarios, il se définit comme “gauchiste radical” antisioniste.
Voici un scénario
de satire sociale poignante. Imaginez deux femmes âgées prises en otage à Gaza.
Nous les appellerons Yocheved Lifshitz (85 ans, interprétée par Tiki Dayan) et Nurit Cooper
(80 ans, interprétée par Sandra
Sade). Mais leurs ravisseurs ne tardent pas à découvrir que les deux femmes
souffrent énormément. Cooper est à l’agonie après s’être cassé l’épaule, tandis
que les vomissements et la diarrhée de Lifshitz n’en finissent pas.
Yocheved (à g.) et Nurit
Le médecin
gazaoui (Eli Yatzpan)
annonce la couleur : dysenterie. Les ravisseurs, incapables de supporter les
nausées et les diarrhées, lui ordonnent de la soigner. Lifshitz prend des
pilules - en vain. Lorsque le médecin mentionne que la maladie est contagieuse,
les ravisseurs paniquent et décident que ces deux-là n’en valent pas la peine. Si
elles meurent, ils n’obtiendront rien pour elles, et ils risquent de contracter
la dysenterie et de mourir. « Je n’ai pas signé pour ça, mec », dit l’un d’eux
en anglais. (Par ailleurs, une version usaméricaine réalisée par Spielberg,
scénarisée par Aaron
Sorkin, avec Bette Midler et Dolly Parton dans le rôle des otages détenues
par les clandestins mexicains qui avaient traversé le Rio Grande sous le
commandement d’Alon
Abutbul, est également en cours de tournage).
Les
ravisseurs appellent Israël et disent : prenez-les. Israël répond : pas
question, nous ne paierons pas un centime pour elles. Les ravisseurs mettent au
courant les otages, qui sont choquées et humiliées. Les ravisseurs ont pitié d’elles,
appellent Israël et disent : nous les laissons à la frontière. Vous les voulez,
prenez-les. Vous ne les voulez pas, ne les prenez pas.
Le président usaméricain
considère ce territoire bombardé comme un bien immobilier de premier ordre. Mais
les Palestiniens n’iront nulle part ailleurs.
Soumaya Ghannouchi, fille du
leader tunisien emprisonné Rachid Ghanouchi, est une écrivaine tuniso-britannique
et experte en politique du Moyen-Orient. Elle est rédactrice en chef du
magazine en arabe Meem. Elle a été condamnée le 5 février 2025 par contumace à 25 ans de prison par un tribunal de Tunis.
« Les gens se déplacent vers
le nord pour rentrer chez eux et voir ce qui s’est passé, puis ils font
demi-tour et partent... il n’y a pas d’eau ni d’électricité ».
Steve Witkoff, promoteur immobilier milliardaire et envoyé
du président Donald Trump au Moyen-Orient a prononcé ces mots à Axios comme s’il
décrivait un malheureux désagrément. Mais en y regardant de plus près, vous
verrez leur plan.
C’est le résultat que veut Trump,
et le Premier ministre israélien, Benjamin Netanyaohu, a déjà mis les choses en
route. Gaza n’a jamais été destinée à être reconstruite. Elle était destinée à
être vidée, aplatie, effacée.
Et qui mieux que les magnats de l’immobilier
pour superviser ce nettoyage ? Pour Trump et Witkoff, Gaza n’est pas la patrie
d’un peuple ; c’est une opportunité de développement, une portion de côte
méditerranéenne de premier ordre qui attend d’être « réaffectée » une
fois que ses habitants auront été chassés.
Trump n’a jamais caché qu’il
considérait Gaza comme un bien immobilier de premier ordre, s’émerveillant de sa « situation phénoménale »
sur la mer et de son « meilleur temps », comme s’il arpentait un
terrain pour une station de luxe.
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Bas du
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Il ne considère pas Gaza comme
faisant partie de la Palestine. Il ne la considère pas comme une patrie
appartenant à son peuple. Il y voit une opportunité inexploitée pour les
riches, un terrain de jeu pour les investisseurs, une future station balnéaire
pour les touristes et les étrangers - tout le monde sauf les Palestiniens de
Gaza.
Mais Gaza n’est pas un bien
immobilier à vendre. Ce n’est pas un projet de développement. Ce n’est pas un
lieu de villégiature pour les étrangers. Gaza fait partie de la Palestine.
Tjeerd Royaards
Ils vont le faire
Les USA n’ont pas dépensé des
milliards de dollars, déployé des milliers de tonnes de bombes et supervisé l’anéantissement
de 70 pour cent des bâtiments de Gaza pour que le territoire
puisse être reconstruit.
Les bombes n’ont jamais été
destinées à faire place à la reconstruction. Elles visaient à faire en sorte qu’il
ne reste rien. L’idée que la population survivante de Gaza, celle que les
bombes n’ont pas réussi à tuer, serait autorisée à récupérer ses terres, n’a
jamais fait partie du plan.
Et Trump l’a dit clairement : il
n’y a pas d’alternative. Lors d’une récente conférence de presse, un
journaliste l’a interrogé sur sa suggestion d’envoyer les Palestiniens de Gaza
en Jordanie
ou en Égypte
Il a également demandé si des pressions, telles que des droits de douane,
pouvaient être exercées pour leur forcer la main.
La réponse
de Trump, dégoulinante d’arrogance, a fait froid dans le dos par sa
certitude : « ls vont le faire. Ils le feront. Ils vont le faire ».
Il y a eu ce 27 janvier un autre grand absent que la Russie aux cérémonies de
célébration du 80ème anniversaire de la libération du camp d’Auschwitz
par l’Armée rouge. Ci-dessous le commentaire de Gideon Levy sur cette absence,
publié le 23 décembre dernier
Benjamin
Netanyahou ne se rendra pas en Pologne le mois prochain pour la principale
cérémonie marquant le 80e anniversaire de la libération du camp de
la mort d’Auschwitz, car il craint d’être arrêté sur la base du mandat émis à
son encontre par la Cour pénale internationale de La Haye.
Cette ironie
amère et peu subtile de l’histoire fournit une confluence surréaliste qui était
presque inimaginable jusqu’à présent : il suffit d’imaginer le premier ministre
atterrissant à Cracovie, arrivant à l’entrée principale d’Auschwitz et étant
arrêté par la police polonaise à l’entrée, sous le slogan « Arbeit macht frei »
(« Le travail libère ») ; il suffit de considérer que de tous les personnages
et pays, c’est le premier ministre d’Israël qui est empêché d’assister à la
commémoration des membres de son peuple en raison de la
menace du droit international qui plane au-dessus de sa tête. Le chancelier
allemand, oui ; Netanyahou, non.
Il y a 80
ans, la libération d’Auschwitz aurait semblé être l’événement le plus insensé
que l’on puisse imaginer. Ce n’est plus le cas aujourd’hui. Il y a 80 ans, les
Juifs ont eu le choix entre deux héritages : « Plus jamais les Juifs ne
seront confrontés à un danger similaire », ou « Plus jamais personne
dans le monde ne sera confronté à un danger similaire ». Israël a
clairement choisi la première option, avec un ajout fatal : Après Auschwitz,
les Juifs sont autorisés à faire n’importe quoi.
Au cours de
l’année écoulée, Israël a appliqué cette doctrine comme jamais auparavant. Un
premier ministre qui a évité une cérémonie à Auschwitz en est peut-être l’illustration
la plus flagrante. Le fait que, de tous les endroits du monde, Auschwitz soit
le premier où Netanyahou craint de se rendre, relève du symbolisme et de la
justice historique.
D’autres
chefs d’État assisteront à la cérémonie, mais pas Netanyahou. Il est recherché
par le tribunal - qui a été créé à la suite des événements d’Auschwitz - car il
est soupçonné de crimes de guerre qui, à une vitesse alarmante, ressemblent de
plus en plus aux crimes d’Auschwitz.
La distance
entre Auschwitz et Gaza, avec une escale à La Haye, est encore énorme, mais on
ne peut plus soutenir que la comparaison est absurde.
Après avoir
lu le
rapport cauchemardesque de Yaniv Kubovich sur ce qui se passe dans le
couloir de la mort à Netzarim, on se rend compte que cette distance se réduit
de jour en jour.
Il a
toujours été tabou de comparer quoi que ce soit à l’Holocauste, et à juste
titre. Il n’y a jamais rien eu de comparable. Les pires crimes de l’occupation
[sionistes des territoires depuis 1967, NdT] pâlissent en comparaison
des crimes d’Auschwitz.
De plus,
cette comparaison a toujours laissé Israël blanc comme neige et ses accusateurs
comme des antisémites : après tout, il n’y a pas de camps de la mort à Gaza, de
sorte que chaque accusation peut être facilement réfutée. Il n’y a pas de camps
de la mort, donc les FDI sont l’armée la plus morale au monde. Il n’y aura
jamais de camps de la mort à Gaza, et pourtant les comparaisons commencent à se
faire entendre sous les décombres et les charniers.
Lorsque les
Palestiniens de Gaza savent que là où rôdent des meutes de chiens errants, il y
a des cadavres humains mangés par les chiens, les souvenirs de l’Holocauste
commencent à remonter à la surface.
Lorsque,
dans la bande de Gaza occupée, il existe une ligne imaginaire de la mort et que
quiconque la franchit est voué à la mort, même un enfant affamé ou handicapé,
le souvenir de l’Holocauste commence à se faire entendre.
Et lorsque
le nettoyage ethnique est mené dans le nord de Gaza, suivi de signes évidents
de génocide dans toute la bande, la mémoire de l’Holocauste gronde déjà.
Le 7 octobre
2023 apparaît de plus en plus comme un tournant fatidique pour Israël, bien
plus qu’il n’y paraît actuellement, semblable seulement à sa calamité
précédente, la guerre de 1967, qui n’a pas non plus été diagnostiquée à temps.
Lors de la guerre des Six jours, Israël a perdu son humilité, et le 7 octobre,
il a perdu son humanité. Dans les deux cas, les dommages sont irréversibles.
Entre-temps,
nous devons considérer l’occasion historique et absorber sa signification : une
cérémonie commémorant le 80e anniversaire de la libération d’Auschwitz,
les dirigeants mondiaux marchent en silence, les derniers survivants vivants
marchent à leurs côtés, et la place du premier ministre de l’État qui a surgi
des cendres de l’Holocauste est vacante.
Elle est
vacante parce que son État est devenu un paria et parce qu’il est recherché par
le tribunal le plus respecté qui juge les criminels de guerre. Il convient de
sortir un instant la tête du
scandale Hanni Bleiweiss et de l’affaire
Feldstein: Netanyahou ne sera pas à Auschwitz, parce qu’il est recherché
pour crimes de guerre.
L’artiste norvégien Rune
Furelid a provoqué un scandale lorsqu’il a exposé cette œuvre à Ålesund
il y a quelques mois. La citation à côté de Bibi « Faites aux autres ce
que les autres vous font » est un détournement d’une phrase de l’Évangile selon
Mathieu, "tout ce que vous voudriez que les autres fassent pour vous,
faites-le pour eux, vous aussi : voilà ce que disent la Loi et les
Prophètes" (7:12 est devenu 7:10 en référence au 7 octobre)
Non
seulement les quatre soldates enlevées sont rentrées chez elles samedi, mais le
pays tout entier est revenu à lui-même, à son autoglorification, à son unité
trompeuse, à ses fausses célébrations de victoire, à ses sentiments de
supériorité, à l’ultranationalisme et à l’incitation à la violence.
La joie
personnelle émouvante des membres des familles et des amis, dont le monde s’est
effondré au cours de l’année écoulée, s’est transformée en un carnaval national
démesuré. Nous nous y étions déjà habitués, mais samedi, nous nous sommes
injecté une overdose de kitsch et de mensonges.
Après plus d’une
année épouvantable, il est facile de comprendre le besoin d’être heureux, ne
serait-ce qu’un instant, voire le besoin de s’enorgueillir et de se féliciter.
Mais la célébration de samedi est allée bien au-delà. Comme si la joie
naturelle du retour des soldates ne suffisait pas, il a fallu la couvrir de
mensonges. Le besoin de propagande et d’incitation, précisément en ce jour de
grande joie nationale, atteste du fait que quelque chose de mauvais bouillonne
sous le couvert des embrassades, des baisers et des larmes partagés avec
Karina, Naama, Daniella et Liri.
On nous a
menti samedi. Le mensonge de la victoire totale sur le Hamas a volé en éclats,
à la vue d’un Hamas organisé, ordonné et armé, souverain de Gaza, organisant
une cérémonie de libération avec une scène et quelques figurants. Si victoire
il y a eu samedi, c’est celle d’une organisation qui, après 16 mois de frappes
aériennes, de tueries et de destructions, s’est relevée de ses cendres et de
ses ruines, toujours debout, vivante et en pleine forme.
On nous a
dit que cette organisation était nazie, cruelle, monstrueuse, démoniaque - non
seulement dans les discours excités de la rue, mais aussi par les plus grands
présentateurs de télévision, la voix d’Israël et ceux qui arrangent la réalité.
La réalité, comment dire, était quelque peu en contradiction avec ces
déclarations.
La
compétition entre les présentateurs de télévision pour savoir qui pouvait le
plus vilipender le Hamas dans leurs studios était en contradiction grotesque
avec le spectacle réconfortant et relativement encourageant des femmes libérées
de leur captivité. Elles se tenaient droites, distribuaient des sourires,
tenaient des sacs contenant des souvenirs qui leur avaient été donnés par leurs
ravisseurs.
Elles n’avaient
pas du tout la même allure que les détenus palestiniens à leur libération, dont
certains au moins ont l’air de véritables épaves. On peut supposer qu’à l’avenir,
nous assisterons à des scènes plus dures de libération d’otages israéliens, et
il est évident qu’il ne faut pas prendre à la légère les souffrances endurées
par les soldates libérées, mais ce n’est pas à ça que ressemblent des personnes
libérées par des nazis.
Regardez-nous,
comme nous sommes beaux, comme nous sanctifions la vie. Nous sommes prêts à
payer n’importe quel prix pour libérer nos otages. Cette perception de soi
contraste avec la vérité persistante et contrariante selon laquelle la
cérémonie de samedi aurait pu avoir lieu il y a huit mois, peut-être dans les
jours qui ont suivi le 7 octobre. L’affirmation selon laquelle eux sanctifient
la mort et nous la vie est peut-être le plus vil des mensonges.
Après 50
000 morts, pour la plupart d’innocents, causées par les forces de défense
israéliennes, , il est inutile de gaspiller des mots sur cette idée. Israël
sanctifie à peine la vie de ses propres fils - avec plus de 800 soldats morts
au combat, on peut en douter - et ne sanctifie définitivement pas la vie d’un quelconque
être humain.
Rien n’est
moins cher en Israël que la vie d’un Palestinien, en temps de guerre comme au
quotidien. Demandez à Gaza quelle valeur les soldats et les pilotes israéliens
attribuent à la vie humaine. Ceux qui ont systématiquement détruit tous les
hôpitaux de Gaza, tiré sur les ambulances et tué des centaines de secouristes n’ont
pas sanctifié la vie, mais l’ont écrasée.
La
solidarité a également été falsifiée ad nauseam samedi. Un ruban jaune
sur une voiture n’est pas de la solidarité. Les Israéliens se soucient les uns
des autres ? C’est une plaisanterie. Parcourez les autoroutes, faites la queue,
considérez la falsification massive des documents d’invalidité. Ce n’est pas de
la solidarité ou de l’attention réciproque, c’est le règne des puissants ; c’est
chacun pour soi, et aucune parole noble ne peut cacher cette réalité. Samedi, Israël a célébré le retour de quatre
otages. La joie était sincère, émouvante et générale. Mais le maquillage était
de mauvaise qualité, les accessoires bon marché et le kitsch rappelait
Bollywood. Avec un peu plus de vérité et moins de mensonges, cette célébration
aurait pu être beaucoup plus complète.
Après avoir été détenue cinq fois, dont quatre sans même avoir été jugée, Khalida Jarrar, députée palestinienne chevronnée, a été libérée de sa prison israélienne dans le cadre de la première étape de l’accord sur les otages. Khalida Jarrar a elle aussi été prise en otage ; elle a été arrachée de force à son domicile et emprisonnée sans aucune charge.
Jarrar, après sa libération cette semaine. Photo Alex Levac
Deux images postées ensemble sur les réseaux sociaux cette semaine racontent toute l’histoire : L’une concerne la libération de l’ancienne prisonnière Khalida Jarrar, dans la banlieue de Ramallah, tôt lundi matin ; l’autre concerne les trois femmes otages israéliennes qui ont été libérées dans la bande de Gaza la veille au soir.
Face à l’émotion et à la joie émanant de l’image des trois Israéliennes, Romi Gonen, Emily Damari et Doron Steinbrecher, la photo de la Palestinienne libérée est déchirante. Les images affichées d’elle avant sa dernière incarcération de 13 mois racontaient également l’histoire d’une femme qui n’est plus que l’ombre d’elle-même. Certaines connaissances ne la reconnaissaient même pas sur la photo de cette semaine.
La couverture médiatique a également raconté l’histoire : c’était pratiquement un festival de libération pour les otages israéliennes, avec une couverture interminable en direct ici et à l’étranger, des images fixes et vidéo de joie et d’allégresse - comparée à la sombre libération de Jarrar, aux petites heures d’un matin glacial, non loin d’une prison de Cisjordanie, qui n’a suscité pratiquement aucun intérêt de la part des médias locaux et une maigre couverture de la part des médias internationaux.
Mme Jarrar, qui fêtera ses 62 ans le mois prochain, a été libérée après avoir été jetée en prison, en détention administrative, c’est-à-dire sans procès, comme lors de quatre des cinq incarcérations précédentes qu’elle avait subies. Mais quiconque a suivi le sort de cette combattante palestinienne déterminée - la première prisonnière palestinienne, une prisonnière politique à tous égards - qui n’a jamais été condamnée pour avoir perpétré une quelconque violence, n’a pu s’empêcher de remarquer les différences : Jarrar n’avait jamais eu l’air aussi bouleversée après sa libération. Les changements illégaux et inhumains apportés aux conditions de détention des Palestiniens arrêtés ou détenus après le 7 octobre, et sous la direction du ministre de la sécurité nationale Itamar Ben-Gvir, ont laissé leur marque sur elle, comme sur chaque détenu·e palestinien·ne dans un établissement israélien.
Khalida Jarrar à sa libération après 13 mois de détention dans une prison israélienne. L’ombre d’elle-même. Photo Leo Correa/ AP
Khalida Jarrar a elle aussi été une otage. Elle a été arrachée de force à son domicile et emprisonnée sans qu’aucune charge ou accusation n’ait été formellement retenue contre elle, si ce n’est le fait d’être Palestinienne et opposante au régime d’occupation. La lutte pour sa libération a été menée à une échelle limitée ; il est inutile de songer à la comparer aux campagnes mondiales visant à accélérer la libération de nos otages. Les présidents usaméricains et les grands d’Europe n’ont jamais rencontré le mari de Jarrar ; la fille du couple n’a jamais été invitée à s’adresser au Conseil de sécurité des Nations unies pour réclamer la libération de la prisonnière. Dans le cas des otages comme dans celui de Jarrar, la Croix-Rouge internationale n’a pas été autorisée à rendre visite aux otages, pas plus que leurs familles, bien entendu. Aujourd’hui, avec la libération de Jarrar dans le cadre de la première étape de l’accord sur les otages - ainsi que celle de 89 autres prisonniers palestiniens, dont une grande majorité de femmes - certains pourraient tenter de comparer les conditions d’incarcération dans les tunnels du Hamas à Gaza à celles des cellules humides des prisons de Neve Tirtza et de Damon.
Une demi-journée après sa libération, Jarrar semblait déjà rajeunie, comme si elle était presque redevenue elle-même malgré les tourments qu’elle avait endurés. Lundi en fin d’après-midi, un flot de Palestiniens a afflué dans la vaste salle de banquet de l’église catholique de la vieille ville de Ramallah pour saluer Jarrar à l’occasion de sa liberté retrouvée. Elle se tenait à l’entrée de la salle avec son mari, Ghassan, et, portant un masque chirurgical en raison de sa santé fragile, elle a embrassé et serré la main des milliers de personnes présentes. Toutes les personnes présentes étaient envahies par l’excitation et la joie.
Tous ceux qui se sont déchaînés cette semaine contre le député Ayman Odeh (Hadash-Ta’al), pour avoir osé exprimer sa joie à l’occasion de la libération des otages des deux camps, sont contaminés par le fascisme : il est à la fois permis et nécessaire de se réjouir de la libération de Jarrar, sans que cela n’affecte le moins du monde la joie que procure la libération de Gonen, Damari et Steinbrecher. Elle et elles méritent bien la liberté qu’elles ont retrouvée. Leur joie devrait être une expérience humaine transcendante.
La salle de Ramallah m’a fait penser à une autre salle, celle d’une église protestante de Ramallah, où, il y a trois ans et demi, Ghassan Jarrar était le seul parent présent aux funérailles de l’une de ses deux filles, Suha, décédée subitement à l’âge de 31 ans. Ce jour-là, des milliers de personnes sont venues présenter leurs condoléances au père endeuillé, mais Israël n’a pas autorisé la mère, Khalida, qui était également en prison à l’époque, à assister aux funérailles. À l’époque, Ben-Gvir n’était pas encore sur la photo : c’est le représentant du camp supposé éclairé, Omer Bar-Lev (travailliste), ministre de la sécurité publique (comme on appelait alors ce portefeuille), qui a empêché Jarrar d’être présente.
En effet, au cours de chacune de ses cinq incarcérations, un membre de la famille proche de Jarrar est décédé, et elle n’a été autorisée à accompagner aucun d’entre eux dans son dernier voyage. Dans l’église catholique, cette semaine, l’atmosphère était radicalement différente de ces occasions : il y avait enfin une vraie joie, même si elle était contenue et teintée de douleur. Jarrar était de nouveau chez elle.
Dans un coin de la salle, alors que la foule s’agite, Ghassan décrit ce que sa femme a subi, alors même qu’elle continue à serrer des mains au milieu d’une scène qui ressemble à une sorte de réception de la fête de l’indépendance. Ancien prisonnier lui-même, il a accompagné les luttes et les incarcérations de sa femme avec un amour et un soutien sans bornes, et il avait l’air d’un jeune marié le jour de ses noces. Tout son corps rayonnait de bonheur, même si sa femme faisait preuve d’une certaine retenue.
Khalida Jarrar a été placée en détention le 26 décembre 2023, deux mois après le début de l’offensive terrestre dans la bande de Gaza, dans le cadre des arrestations massives et indiscriminées auxquelles Israël procédait également en Cisjordanie. Son interrogatoire a été bref. Après tout, qu’y avait-il de plus à demander après tous les interrogatoires précédents ? Jarrar, qui a été légalement élue à l’Assemblée législative palestinienne et n’a jamais été condamnée pour autre chose que « l’appartenance à une association illégale » - sous un régime où toute association palestinienne est illégale - a de nouveau été enlevée à son domicile de Ramallah.
Elle a d’abord été incarcérée à la prison de Damon, avec d’autres femmes détenues pour des raisons de sécurité, mais le 12 août 2024, l’administration pénitentiaire a décidé de la punir, d’abord sans aucune explication, en la plaçant à l’isolement, 24 heures sur 24 et 7 jours sur 7. Pour cela, elle a été transférée à Neve Tirtza, qui héberge des femmes criminelles, et non des détenues de sécurité.
Ghassan, qui est presque devenu avocat à la suite des nombreuses arrestations de sa femme, a expliqué à l’époque qu’avant d’imposer l’isolement, la loi exige qu’une audience soit organisée pour le détenu afin qu’il puisse se défendre. L’audience de Khalida n’a eu lieu que le 19 septembre, soit 37 jours après qu’elle a été coupée du monde, ce qui n’est pas tout à fait conforme au protocole. Selon l’explication donnée ce jour-là, quelques détenues avaient témoigné qu’elle avait tenté de les pousser à se rebeller contre les autorités pénitentiaires. D’où l’isolement.
Les conditions : une cellule de 2,5 x 1,5 mètres, un lit en béton avec un mince matelas, une couverture et demie, selon Ghassan, pour lutter contre le froid hivernal ; des toilettes sans porte, pas d’eau la majeure partie de la journée, pas d’ouverture, pas même une fente. À un moment donné, Ghassan nous a dit que l’avocate de Khalida lui avait dit que sa femme malade s’allongeait souvent à côté de la porte, essayant de respirer un peu d’air frais à travers l’espace étroit entre la porte et le sol.
Ghassan, le mari de Khalida Jarrar, à droite, avec son frère. Photo Alex Levac
« Je n’ai pas d’air à respirer », a dit Khalida à son avocate - un commentaire qui a pris une certaine importance mythologique, devenant un hashtag sur les médias sociaux palestiniens. [lire ici]
Ghassan a raconté qu’au début, Khalida n’avait pas de matériel de nettoyage à utiliser pour nettoyer la cellule, qui puait. Elle n’a reçu une brosse à cheveux qu’il y a quelques semaines et n’a pas toujours reçu ses médicaments contre la tension artérielle, le diabète et l’anémie. Bien qu’elle ait été autorisée, après une courte période, à se rendre dans une cour de prison vide pendant 45 minutes par jour, il lui était interdit d’entrer en contact avec qui que ce soit. Il en a été ainsi jusqu’à sa libération cette semaine - près de cinq mois de coupure totale avec le monde.
Cette semaine, tard dans la nuit, sur la place de Beitunia, Khalida et Ghassan ont été réunis. La vidéo de leur première étreinte est aussi émouvante que les clips de nos otages libérés avec leurs familles. Il pleure, elle est plus calme. Elle a ensuite été examinée à l’hôpital gouvernemental de Ramallah - comme nos captives l’ont été au centre médical de Sheba -, a été libérée peu après, puis convoquée de nouveau en urgence en raison des résultats de l’un des tests ; elle a finalement été libérée à l’aube.
Le couple s’est d’abord rendu au cimetière, où Khalida a déposé une rose rouge sur la tombe de sa fille Suha. Ils se sont également rendus sur la tombe d’un autre membre de leur famille, qu’ils avaient élevé comme un fils et qui est également décédé jeune. Elles se sont ensuite rendues dans un salon de beauté ouvert spécialement pour Khalida - les salons de Ramallah sont fermés le lundi. Lorsqu’ils sont arrivés à l’église, Khalida avait été virtuellement transformée, ses cheveux étant à nouveau teints en noir.
Lorsqu’on lui demande depuis combien de temps ils sont mariés, Ghassan répond « un mois ». « Je respire Khalida et je vis Khalida. Et lorsqu’elle est arrêtée, mon temps s’arrête », explique-t-il. C’est ce qu’il ressent, après 40 ans de mariage, de lutte et de séparation. « Chaque année, je l’aime de plus en plus », murmure-t-il. En mai, il prévoit de se rendre au Canada pour voir leur autre fille, Yafa, puis de la ramener à Ramallah pour rendre visite à sa petite-fille, Suha, âgée de presque deux ans et demi et nommée d’après sa tante. Pour sa part, Khalida n’a pas le droit de quitter la Cisjordanie : elle est trop dangereuse.
Y aura-t-il une sixième arrestation ? Ghassan : « Je ne la laisserai pas continuer. Je suis inquiet pour son bien-être. Nous avions convenu de ne jamais intervenir dans les activités de l’autre, mais cette fois-ci, j’userai de mon influence. »
Les extrémistes violents qui contrôlent aujourd’hui le gouvernement israélien sont convaincus qu’Israël a le droit biblique, voire le mandat religieux, de détruire le peuple palestinien.
Lorsque le Premier ministre israélien Benjamin Netanyahou est monté à la tribune de l’Assemblée générale des Nations unies la semaine dernière, des dizaines de gouvernements ont quitté l’hémicycle. L’opprobre mondial jeté sur Netanyahou et son gouvernement est dû à la violence dépravée d’Israël à l’encontre de ses voisins arabes. Netanyahou prône une idéologie fondamentaliste qui a fait d’Israël la nation la plus violente du monde.
Netanyahou s’adresse à l’Assemblée générale des Nations unies le 27 septembre 2024 et brandit deux cartes du Moyen-Orient : The Curse, « la malédiction » incluant l’Iran, la Syrie, l’Irak et le Liban ; The Blessing, « la bénédiction » , montrant une nouvelle route commerciale traversant l’Arabie Saoudite, protégée par les É.A.U, l’Égypte et le Soudan, sans le Qatar.
Le credo fondamentaliste d’Israël soutient que les Palestiniens n’ont aucun droit à leur propre nation. La Knesset israélienne a récemment adopté une déclaration rejetant la création d’un État palestinien sur ce que la Knesset appelle la Terre d’Israël, c’est-à-dire le territoire situé à l’ouest du Jourdain. « La Knesset d’Israël s’oppose fermement à la création d’un État palestinien à l’ouest du Jourdain. La création d’un État palestinien au cœur de la Terre d’Israël constituera un danger existentiel pour l’État d’Israël et ses citoyens, perpétuera le conflit israélo-palestinien et déstabilisera la région ». Qualifier le territoire situé à l’ouest du Jourdain de « cœur de la Terre d’Israël » est stupéfiant. Israël est une partie de la terre à l’ouest du Jourdain, pas la terre entière. La Cour internationale de justice a récemment statué que l’occupation par Israël des terres palestiniennes (celles situées à l’extérieur des frontières d’Israël au 4 juin 1967, avant la guerre de juin 1967) était manifestement illégale. L’Assemblée générale des Nations unies a récemment voté à une écrasante majorité en faveur de la décision de la CIJ et a appelé Israël à se retirer des territoires palestiniens dans un délai d’un an. Il convient de rappeler que lorsque l’empire britannique a promis une patrie juive en Palestine ottomane en 1917, les Arabes palestiniens constituaient environ 90 % de la population. Au moment du plan de partage des Nations unies de 1947, la population arabe palestinienne représentait environ 67 % de la population, bien que le plan de partage ne proposât de donner aux Arabes que 44 % des terres. Aujourd’hui, Israël revendique 100 % des terres. Les sources de cette chutzpah israélienne sont nombreuses, la plus importante étant le soutien apporté à Israël par la puissance militaire usaméricaine. Sans le soutien militaire des USA, Israël ne pourrait pas régner sur un régime d’apartheid dans lequel les Arabes palestiniens représentent près de la moitié de la population, mais ne détiennent aucun pouvoir politique. Les générations futures s’étonneront que le lobby israélien ait réussi à manipuler l’armée usaméricaine au détriment de la sécurité nationale des USA et de la paix dans le monde. Outre l’armée usaméricaine, il existe une autre source d’injustice profonde d’Israël à l’égard du peuple palestinien : le fondamentalisme religieux véhiculé par des fanatiques tels que le fasciste autoproclamé Bezalel Smotrich, ministre israélien des finances et le ministre de la défense nationale Itamar Ben-Gvir. Ces fanatiques s’accrochent au livre biblique de Josué, selon lequel Dieu a promis aux Israélites la terre « du désert du Néguev au sud jusqu’aux montagnes du Liban au nord, de l’Euphrate à l’est jusqu’à la mer Méditerranée à l’ouest » (Josué 1:4). La semaine dernière, à l’ONU, Netanyahou a une nouvelle fois revendiqué la terre d’Israël sur des bases bibliques : « Lorsque j’ai pris la parole ici l’année dernière, j’ai dit que nous étions confrontés au même choix intemporel que Moïse a présenté au peuple d’Israël il y a des milliers d’années, alors que nous étions sur le point d’entrer dans la Terre promise. Moïse nous a dit que nos actions détermineraient si nous léguerions aux générations futures une bénédiction ou une malédiction ».
Mohammad Sabaaneh
Ce que Netanyahou n’a pas dit à ses collègues dirigeants (dont la plupart avaient de toute façon quitté la salle), c’est que Moïse a tracé un chemin génocidaire vers la Terre promise (Deutéronome 31) :
« [L’Éternel détruira ces nations devant toi, et tu les déposséderas. C’est Josué qui passera devant vous, comme l’Éternel l’a dit. L’Éternel leur fera ce qu’il a fait à Sihon et à Og, rois des Amoréens, et à leur pays, lorsqu’il les a détruits. L’Éternel les livrera devant toi, et tu les traiteras selon tous les commandements que je t’ai prescrits ».
Les extrémistes violents israéliens pensent qu’Israël a l’autorisation biblique, voire un mandat religieux, de détruire le peuple palestinien. Leur héros biblique est Josué, le commandant israélite qui a succédé à Moïse et qui a mené les conquêtes génocidaires des Israélites. (Netanyahou a également fait référence aux Amalécites, un autre cas de génocide d’ennemis des Israélites ordonné par Dieu, dans un « coup de sifflet » clair à l’intention de ses partisans fondamentalistes). Voici le récit biblique de la conquête d’Hébron par Josué (Josué 10) :
« Josué et tout Israël avec lui montèrent d’Églon à Hébron, et ils l’attaquèrent. Ils s’en emparèrent et la frappèrent du tranchant de l’épée, elle, son roi, toutes ses villes et tous ceux qui s’y trouvaient. Il ne laissa aucun survivant, selon tout ce qu’il avait fait à Églon. Il la dévoua par interdit, avec tous ceux qui s’y trouvaient ».
Il y a une profonde ironie dans ce récit génocidaire. Il est presque certain qu’il n’est pas historiquement exact. Rien ne prouve que les royaumes juifs soient nés de génocides. Il est plus probable qu’ils soient nés de communautés cananéennes locales ayant adopté les premières formes de judaïsme. Les fondamentalistes juifs adhèrent à un texte du VIe siècle avant l’ère chrétienne qui est très probablement une reconstruction mythique d’événements supposés survenus plusieurs siècles auparavant, et une forme de bravade politique qui était courante dans la politique de l’ancien Proche-Orient. Le problème, ce sont les politiciens israéliens du XXIe siècle, les colons illégaux et les autres fondamentalistes qui proposent de vivre et de tuer selon la propagande politique du VIe siècle avant notre ère. Les fondamentalistes violents d’Israël sont en décalage d’environ 2 600 ans avec les formes acceptables d’administration publique et de droit international d’aujourd’hui. Israël est tenu de respecter la charte des Nations unies et les conventions de Genève, et non le livre de Josué. Selon la récente décision de la CIJ et la résolution de l’Assemblée générale des Nations unies qui l’appuie, Israël doit se retirer dans les douze mois à venir des territoires palestiniens occupés. Selon le droit international, les frontières d’Israël sont celles du 4 juin 1967, et non celles qui vont de l’Euphrate à la mer Méditerranée. La décision de la CIJ et le vote de l’Assemblée générale des Nations unies ne constituent pas une décision contre l’État d’Israël en tant que tel. Il s’agit uniquement d’une décision contre l’extrémisme, en fait contre l’extrémisme et la malveillance de part et d’autre de la ligne de démarcation. Il y a deux peuples, chacun ayant environ la moitié de la population totale (et les divisions sociales, politiques et idéologiques internes ne manquent pas au sein des deux communautés). Le droit international exige que deux États vivent côte à côte, en paix. La meilleure solution, que nous devrions rechercher et espérer le plus tôt possible, est que les deux États et les deux peuples s’entendent et se renforcent l’un l’autre. D’ici là, cependant, la solution pratique consistera à envoyer des forces de maintien de la paix et à fortifier les frontières pour protéger chaque partie de l’animosité de l’autre, tout en donnant à chacune la possibilité de prospérer. La situation totalement intolérable et illégale est le statu quo, dans lequel Israël règne brutalement sur le peuple palestinien. Il faut espérer qu’il y aura bientôt un État de Palestine, souverain et indépendant, que la Knesset le veuille ou non. Ce n’est pas le choix d’Israël, mais le mandat de la communauté mondiale et du droit international. Plus vite l’État de Palestine sera accueilli en tant qu’État membre de l’ONU, avec la sécurité d’Israël et de la Palestine soutenue par les forces de maintien de la paix de l’ONU, plus vite la paix s’installera dans la région.
Cette semaine, j’ai été un sous-homme. Seulement pour une (longue) soirée, mais quand même, une expérience sous-humaine.
Véhicules au point de contrôle israélien d’Atara près de Ramallah en Cisjordanie, mercredi. Photo: Zain Jaafar/AFP
Lundi, je me suis rendu à Ramallah avec Alex Levac pour rencontrer Khalida Jarrar, membre du Conseil législatif palestinien, qui a été libérée cette nuit-là dans le cadre de l’accord sur les otages. Ce matin-là, nous nous étions rendus à Hébron pour couvrir un autre sujet et, à l’entrée de la ville, nous avons rencontré d’énormes embouteillages. Nous avons pensé qu’il s’agissait d’une coïncidence.
Des voyageurs attendent dans leurs véhicules au poste de contrôle israélien d’Atara, près de Ramallah, en Cisjordanie, mercredi.Photo Zain Jaafar/AFP
Dans l’après-midi, nous nous sommes rendus à Ramallah. Après avoir rencontré Mme Jarrar lors de la cérémonie d’accueil organisée en son honneur, nous sommes retournés à Tel-Aviv.
De la vieille ville de Ramallah au poste de contrôle de Qalandiya, la circulation s’est déroulée à son rythme habituel, cinq kilomètres à l’heure les bons jours. Au bout d’une heure, nous avons atteint Qalandiya et tourné à l’est vers le point de contrôle de Hizme, à trois ou quatre kilomètres de là.
Un croissant de lune rouge s’élevait dans le ciel et nous pensions être à Tel Aviv dans une heure ou une heure et demie. Après un court trajet, la circulation s’est soudainement arrêtée. Un petit retard, pensions-nous, ce n’est pas trop grave. Il était environ 18 heures. L’embouteillage a rapidement pris de l’ampleur. C’était l’heure à laquelle les gens rentrent du travail.
Pendant les six heures qui ont suivi, nous avons été condamnés à attendre dans une file interminable de voitures palestiniennes - il n’y a pas de colons sur cette route - et à attendre. Nous sommes rentrés à la maison à 1h30 du matin.
Les premières heures se sont écoulées tant bien que mal. La barrière de séparation placée au milieu de la route à la suite d’un accident de la circulation survenu ici en 2012 - au cours duquel six enfants palestiniens et un enseignant ont été tués, et des dizaines d’autres blessés dans un bus - nous a conduits dans un cul-de-sac, sans possibilité de revenir en arrière, ni de faire demi-tour.
Il y avait une ambulance, des parents se précipitant vers leurs enfants, sans aucune exception pour les passagers d’une jeep décorée de fleurs, transportant un marié à son mariage.
Les services de secours palestiniens en 2012, après un accident mortel à l’extérieur de la ville de Ramallah, en Cisjordanie. Photo Reuters
À l’horizon, nous pouvions voir les feux jaunes clignotants d’une jeep de l’armée. Plus loin sur la route, des soldats se trouvaient au poste de contrôle, non loin de la colonie de Geva Binyamin. D’habitude, ce poste de contrôle n’est pas gardé. Il ne s’agit pas d’un point d’entrée en Israël, mais les soldats ne laissent passer aucune voiture. Au bout de deux heures, peut-être trois, qui compte, ils ont commencé à autoriser les voitures à avancer. Voici la procédure : un conducteur entrant dans la zone du point de contrôle devait éteindre son moteur et ses feux. Un soldat bien protégé et chaudement vêtu s’approchait de la voiture pour vérifier les papiers d’identité. Il prenait le document de côté et vérifiait les détails sur un ordinateur. Parfois, les passagers ont été priés de sortir de la voiture. À une occasion, les soldats ont utilisé du gaz lacrymogène. Lorsqu’une camionnette commerciale a soudainement franchi le poste de contrôle à toute vitesse, phares éteints, les soldats n’ont rien fait ; peut-être ne l’ont-ils pas remarquée, ce qui nous a évité les coups de feu et la fermeture du poste de contrôle. Nous avons calculé une moyenne de cinq minutes par voiture, avec une pause entre les voitures, peut-être pour donner aux soldats une chance de retourner jouer avec leurs téléphones portables. Il y a quelques années, nous avions vu une ambulance palestinienne attendre une demi-heure pendant que des soldats jouaient au backgammon. Les temps ont changé, maintenant ils jouent sur leurs téléphones portables. Des dizaines de voitures nous précédaient, des centaines nous suivaient. Pendant ce temps, des rapports sur les pogroms dans les villages de Jinsafut et d’Al Funduq ont commencé à arriver, et des dizaines de nouveaux points de contrôle ont été érigés à travers la Cisjordanie.
Une prisonnière palestinienne libérée dans le cadre de l’échange de prisonniers, à Ramallah, en Cisjordanie, lundi. Photo Ammar Awad/Reuters
C’était un autre coût de l’accord sur les otages : des pogroms sous les auspices de l’armée, avec des dizaines de nouveaux points de contrôle instantanés, tout cela dans le but d’apaiser Bezalel Smotrich et ses gangs et d’empêcher les Palestiniens de profiter de la libération de leurs propres otages. Nous sommes restés six heures sur place, plus longtemps qu’un vol pour Londres. Si la rage qui régnait cette nuit-là à ce poste de contrôle ne conduit pas l’un des conducteurs au terrorisme, alors les Palestiniens font partie des nations les plus modérées, les plus tolérantes et les plus non violentes. Lorsque notre tour est enfin arrivé, alors que les soldats nous aboyaient des ordres en arabe, une femme soldat est soudainement sortie du poste de soldats, a replié la barrière et a demandé à ses camarades de partir. Elles se disent probablement que leur service militaire est « plein de sens ». Il est un peu plus de minuit. Le croissant de lune rouge était devenue blanc.
Il y a une nouvelle victime innocente dans nos vies : Herzl alias Herzi Halevi, le martyr de la colonie de Kfar Oranim* « Le peuple est avec toi », a écrit avec enthousiasme l’éditorialiste Nehemia Shtrasler en début de semaine. « Nous devons à Halevi les réalisations et les succès qui ont suivi le 7 octobre. » Réussites ? Succès ? « Des généraux du monde entier viennent en Israël pour apprendre « comment se rétablir si rapidement », s'étonne Nehemia Shtrasler.
« Les soldats et les commandants sont avec toi, et le peuple est avec toi », a déclaré le principal avocat de l’armée, Navot Tel Aviv-Zur, en prêtant serment d'allégeance sur la plateforme de médias sociaux X. « La grande majorité a une confiance totale en toi et en ton intégrité ». Pas seulement un agneau sacrificiel, mais aussi un héros. Honnêteté, décence, réussite, succès - oui, oui, bien sûr.
La haine pour le Premier ministre Benjamin Netanyahou peut tout accomplir, y compris créer un chaos total. C'est ainsi que les choses se passent lorsque le seul véritable sujet de discorde en Israël est Netanyahou. Selon cette division maladive, quiconque s'oppose à Netanyahou est un ennemi de la droite et un favori de la gauche - peu importe ce qu'il a fait en plus d'être une épine dans le pied de Netanyahou.
L'armée a toujours été une vache sacrée pour la gauche, bien plus que pour la droite. Ses beaux jeunes hommes venaient de la gauche, et la gauche les récompensait par son admiration. Cette vache a été abattue en octobre 1973, au début de la guerre du Kippour. Elle est redevenue sacrée depuis, mais à un degré moindre.
Les généraux ne sont plus des rock stars, comme après 1967, mais on les retrouve toujours dans les rôles de prochains messies, principalement de la gauche et du centre. En soi, ça jette une lourde ombre sur la gauche dans un pays dont l'armée est essentiellement une force d'occupation brutale.
Le 7 octobre a exposé l'armée israélienne dans toute sa nudité, un château de cartes qui s'est effondré - mais dès le lendemain, le centre-gauche s'est remis à se souvenir de ses premiers jours de gloire. Aujourd'hui, l'inversion insensée des rôles est achevée : La droite bibiste est contre le chef d'état-major et ses militaires, tandis que le centre-gauche les soutient.
Les responsables non seulement du plus grand fiasco de l'histoire du pays, mais aussi de ses crimes de guerre les plus graves, sont les chouchous de la gauche. Et comment ! Halevi est un héros pour lequel nous devons nous battre afin qu'il reste à son poste, de peur que nous perdions le défenseur du pays, celui qui préserve son image. L'armée continue d'être le héros des manifestations de la rue Kaplan à Tel Aviv. Il n'y a jamais eu de manifestation de masse en Israël qui s'oppose à l'armée, quelle que soit la gravité de ses crimes. Des Frères et Sœurs d'armes aux bons vieux boys, la moitié du mouvement de protestation est composée de militaires.
Mais la critique de l'armée dans ce bloc ne vise que les officiers qui ne sont pas « des nôtres ». À Gaza, des commandants de tous les blocs tuent des gens, et les responsables de cette horrible destruction sont avant tout nos « bons gars » : le chef d'état-major, suivi du chef de l'armée de l'air.
Pour la droite, les militaires sont les principaux responsables du fiasco du 7 octobre - et depuis, ils ne tuent pas assez, ne détruisent pas assez et ne maltraitent pas assez pour satisfaire la soif de sang de cette droite, qui ne sera jamais étanchée. Pour cette droite, le chef d'état-major est trop faible. Ses accusations ont défini Halevi comme le héros de l'autre bloc. La bande de Gaza est devenue un enfer, et la gauche israélienne salue la cause de cet enfer.
L'armée maltraite des milliers d'otages palestiniens dans les centres de torture qu'elle a construits, et Halevi est un homme « honnête », « décent ». Comment est-ce possible ? Comment est-il possible d'être impressionné par quelqu'un qui dirige l'organisation qui commet toutes ces horreurs ? Seulement parce que son supérieur est encore pire ? Même le propagandiste de l'armée, Daniel Hagari, qui est responsable du paquet de mensonges et de tromperies que l'armée diffuse pour blanchir ses péchés, est un héros de ce bloc. Après tout, Netanyahou est contre lui.
Halevi a toujours l'air affligé. Son visage suscite l'empathie. Il est possible qu'il soit un homme honnête, modeste et décent dans sa vie privée. Il a assumé la responsabilité de l'échec du 7 octobre, a poursuivi son travail sans sourciller et s'est lancé dans la pire campagne de nettoyage ethnique et de tuerie de l'histoire du pays, le tout en tant que héros du bloc éclairé. Ne le laissons pas démissionner sur notre dos. Dieu nous en préserve.
NdT *Herzl Halevi, né en décembre 1967, a été ainsi prénommé en hommage à son oncle, tué dans la bataille de Jérusalem durant la Guerre des Six jours. Son père était militant du Likoud et son grand-père membre de l’Irgoun et du Bataillon des défenseurs de la langue (hébreue) dans les années 1920, qui attaquait les Juifs parlant le yiddish ou le russe dans la rue. Il vit dans la colonie juive de Kfar Oranim, en Cisjordanie occupée. Bref, le nec plus ultra du sionihilisme.
No other land relance, un peu plus de 10 ans après, le problème soulevé par le film 5 caméras brisées (2011), qu’il semble réécrire : quel sens y a-t-il à promouvoir la lutte pacifique, caméra à la main, contre la puissance de la machine israélienne et de son armée ?
Dans 5 Caméras, Emad Burnat filmait la résistance des villageois de Bil’in, situé près de Ramallah, en Cisjordanie, au Nord de Jérusalem ; dans No other land, Basel Adra filme la résistance des villageois de Masafer Yatta (ensemble de 12 villages), situé au Sud d’Hébron, en Cisjordanie, au Sud de Jérusalem. Dans le premier cas, c’est le Mur qui était en question, et l’installation d’une colonie juive ; dans le deuxième, un décret interdisant d’habiter dans une zone, déclarée militaire, destinée à l’entraînement de l’armée, et décidant donc l’expulsion des habitants palestiniens (par contre, on a construit dans cette même zone une colonie juive). On voit bien que l’étau israélien se resserre autour de tous les villages palestiniens, qu’il s’agit d’isoler, d’étouffer et de détruire, éliminant toutes les taches palestiniennes qui subsistent sur la carte d’Israël. Aujourd’hui, on comprend même que l’unification du territoire israélien était une première étape, préludant à l’extension d’Israël aux dépens des pays voisins, pour réaliser le Grand Israël. Il est donc facile de conclure que toutes les initiatives pacifiques des Palestiniens sont vouées à l’échec, face à un projet national, patronné par les Etats-Unis, et mené méthodiquement et impitoyablement, au mépris de toutes les décisions internationales, depuis 1947.
Mais d’abord, il faut répéter tous les arguments en faveur du film No other land, les mêmes que ceux en faveur de 5 Caméras, pour qu’ils ne nous soient pas retournés (ils le seront de toute façon) en manière de reproche et de disqualification. Oui, il faut montrer les images concrètes de la situation des Palestiniens et des violences dont ils sont victimes de la part des soldats (et soldates) ninjas israéliens ; oui, il est impossible de ne pas être bouleversé quand on voit la démolition d’une école, d’un parc de jeux pour les enfants, ou la destruction d’un puits qu’on bouche en y versant du béton, tandis qu’on scie les tuyaux d’adduction d’eau, ou la confiscation d’un générateur électrique, qu’un villageois essaie de défendre, recevant une balle qui le blesse mortellement, et, face à ces crimes, la dignité et la volonté de résistance des Palestiniens. Indignons-nous, donc, comme disait Stéphane Hessel ; et après ? Le village sera malgré tout détruit : « C’est la loi », et les villageois de nouveau déplacés, vers où ? L’espace de vie pour les Palestiniens se réduit comme peau de chagrin.
C’est pourquoi la confiance placée dans la lutte pacifique et les caméras apparaît bien dérisoire : les actions en justice qui en sont le moyen suprême sont toujours tranchées (après parfois des dizaines d’années d‘arguties de retardement) en faveur des Israéliens : c’est une justice d’apartheid. La lutte que montre le film deviendrait même parfois grotesque, s’il n’y avait derrière tant de souffrance, lorsqu’on voit quelques dizaines de villageois manifester, des ballons à la main, noirs dans les cas les plus graves, ou lorsque le héros, devant chaque agression de l’armée, s’écrie : « Vite, ma caméra ! » (lors des massacres de Gaza on a vu que des soldats israéliens se filmaient eux-mêmes, tout fiers, en train de commettre leurs propres exactions), ou lorsque les deux auteurs dialoguent gravement sur la possibilité d’arriver un jour, pas à pas, à une démocratie apaisée. Ne nous répète-t-on pas depuis des dizaines d’années qu’Israël est la seule démocratie du Proche et Moyen-Orient ?
À quoi a mené cette stratégie des petits pas ? À la mainmise totale d’Israël sur la Palestine, à la relégation des Palestiniens dans des réserves, ou des camps de concentration, et finalement, au génocide à Gaza, mais aussi, plus silencieusement, dans toute la Cisjordanie où les colons, devenus des bêtes féroces du fait de leur totale impunité, assassinent tous les jours des Palestiniens.
Alors il faut poser la question qui fâche : cette position en faveur d’actions pacifiques, l’espoir qu’on place en elles, ne tiennent-ils pas au fait que les deux films, 5 Caméras et No other Land, sont réalisés par un duo israélo-palestinien et soutenus par une kyrielle d’organisations israéliennes, européennes et américaines ?
Dans le cas de 5 Caméras, la collaboration israélo-palestinienne n’est même qu’une tromperie : on répète dans toutes les critiques que c’est Imad qui filme : mais qui le filme quand on le voit filmer ? En réalité, il n’y a qu’un réalisateur, l’Israélien Davidi. La supercherie a été révélée lorsque le film a tenté de concourir dans un festival du film palestinien. Mais on aura beau chercher sur Google, on ne trouvera aucune référence aux articles, parus sur des sites ou des journaux arabo-musulmans, qui documentent ce fait, ni, même, aucune référence au débat sur l’auteur réel du film. Surprise, le cas est analogue pour No other Land. Certes, on insiste partout sur le duo de réalisateurs, Basel et Yuval, et les critiques les plus enthousiastes (celles qui donnent un 5 au film) s’engouffrent dans la brèche, jusqu’à la nausée : Critikat met son article, par ailleurs irréprochable, sous les auspices de L’amitié, donnant ainsi le premier rôle, non aux violences israéliennes contre les Palestiniens, mais aux relations individuelles entre les deux responsables du film. Avoiralire conclut de façon hallucinante : « Les auteurs offrent une lueur d’espoir à travers cet acte transnational de solidarité et de résistance. » En réalité, Basel a fourni son matériel filmé, mais c’est Yuval Abraham le seul réalisateur, c’est lui qui a organisé et monté le film.
Il ne s’agit pas de mettre en cause la sincérité, la bonne foi des deux Palestiniens : être pris en main par des Israéliens leur a permis de diffuser leur témoignage. Mais comment ne pas penser que les deux Israéliens ont canalisé ces témoignages dans le cadre de leurs propre positions, intérêts et objectifs ?
La projection de No other land au cinéma parisien Les 3 Luxembourg le mardi 7 janvier 2025 était suivie d’un débat avec trois représentantes d’associations de solidarité avec la Palestine ; mais, de débat sur les deux problèmes posés par le film, il n’y en n’a pas eu : la langue de bois est de mise partout, et elles ont refusé toute discussion sur le film. Et pour cause : ces associations fonctionnent, par définition, dans un cadre strictement légal, douter de l’efficacité des procédures légales, ce serait se remettre en cause elles-mêmes. Aussi ont-elles tout de suite noyé le poisson en enfourchant le dada de l’antisémitisme, en reprenant au vol le mot « juif ». Mais ce terme n’est pas, dans le cas d’Israël, une notion raciale ou religieuse, c’est une notion politique : en Israël, ce pays qui se conçoit comme « l’État des Juifs » (et là, oui, c’est un concept racial), il y a près de 2 millions de « citoyens » arabes, mais ils n’ont pas le même statut, les mêmes droits que les autres : les citoyens juifs le sont de plein exercice, les « citoyens » arabes ne sont que des citoyens de seconde zone. C’est pourquoi, pour savoir de quoi on parle, il faut préciser : Israéliens juifs ou Israéliens arabes. On a aussi eu droit à l’énumération des associations juives qui soutiennent les Palestiniens, ce qui permet de donner un alibi aux Israéliens, mais elles n’ont aucune incidence sur la politique d’Israël, et on a d’ailleurs pu constater, avec les massacres de Gaza qu’une très large majorité d’Israéliens soutient la politique du gouvernement, ne demandant qu’une chose : être débarrassés une bonne fois pour toutes des Palestiniens.
Que faire, donc, dans un cadre légal ? Les intervenantes ont instamment prié les personnes du public d’obliger leurs élus à respecter les décisions internationales concernant l’inculpation pour génocide de dirigeants israéliens ; comment fait-on, on écrit des lettres à Monsieur le Maire ? On lance des ballons devant la mairie ?
Il ne s’agit évidemment pas de dire que toute résistance est inutile : dans la situation des Palestiniens, la résistance est de toute façon une question de dignité et de survie morale, et il faut soutenir toute forme de résistance, mais sans essayer de bercer les gens d’illusions ; le sort des Palestiniens n’est pas entre leurs mains, ils sont le jouet d’ambitions impérialistes qui se livrent à bien plus vaste échelle que celle d’un village. De plus, on aimerait entendre la voix des Palestiniens eux-mêmes, sans le filtre de bienveillants (?) tuteurs juifs, pour soutenir vraiment la volonté des Palestiniens.