Dahlia Scheindlin, Haaretz , 22/5/2025
Traduit par Fausto Giudice, Tlaxcala
Alors que les ministres de Netanyahou incitent au génocide, les protestations israéliennes de base contre la mort des enfants de Gaza se multiplient, et d’éminents critiques nationaux qualifient l’extension de la guerre par Israël d’« ordre manifestement illégal ». L’opinion publique israélienne s’approche-t-elle d’un point de basculement vers la reconnaissance du droit à la vie des Palestiniens ?
Des
Palestiniens attendent de recevoir de la nourriture préparée par une cuisine
caritative dans la ville de Gaza, hier. Photo : Mahmoud Issa/Reuters
Les estimations des morts directes à Gaza suite à la guerre se situent entre 52 000 et 64 000, et les morts indirectes pourraient se chiffrer à des centaines de milliers à l’heure actuelle. En mars, l’UNICEF a indiqué qu’environ 15 000 des morts étaient des enfants ; jeudi, le ministère de la santé de Gaza a avancé le chiffre de 16 500 enfants.
Des villes, des villages et des
camps ont été éradiqués ; les infrastructures, les écoles, les hôpitaux, les
centres culturels et éducatifs ont été décimés. Les corps pourrissent sous le
béton écrasé, les chiens mangent les corps, les enfants meurent de
malnutrition. Les habitants manquent d’eau, de nourriture, de médicaments, d’égouts,
de maisons - sans parler de la sécurité contre les bombes israéliennes, qui
visent même leurs misérables tentes.
Depuis 19 mois, les Israéliens ont endurci leur cœur face à une souffrance à Gaza qui défie les mots. Cela changera-t-il un jour, et que faudra-t-il pour cela ?
Après près
de trois mois de siège total de Gaza par Israël, qui a bloqué toute aide, les
dirigeants du monde entier se sont alignés pour condamner la catastrophe
humanitaire et demander à Israël d’autoriser l’entrée de l’aide, tout en
exigeant un cessez-le-feu, la libération des otages et une solution politique à
long terme. La liste va du président Donald Trump aux dirigeants de la France,
du Royaume-Uni et du Canada, en passant par le nouveau pape Léon XIV et même
Piers Morgan. Les Israéliens s’en soucient-ils ?
Les sondages n’apportent que des réponses partielles à la question de savoir dans quelle mesure ces opinions sont réellement répandues. Sur la plupart des questions, les Israéliens ont exprimé des attitudes plus extrêmes au cours des premières phases de la guerre. Un sondage réalisé en janvier 2024 pour Canal 12 a révélé qu’un peu plus de 20 % d’entre eux étaient favorables à la poursuite de l’aide humanitaire qu’Israël avait commencé à autoriser à partir de la fin de l’année 2023, tandis que 72 % souhaitaient qu’elle s’arrête. Un sondage réalisé mercredi pour Canal 13 a montré un léger changement : 34 % des personnes interrogées ont déclaré qu’Israël devrait autoriser l’aide humanitaire à Gaza, soit un peu plus d’un tiers, tandis qu’une majorité, 53 %, a déclaré qu’il ne devrait pas autoriser l’aide, et 13 % ne savaient pas.
Mais les
sondages peuvent être complétés par des développements, des déclarations et des
anecdotes. Bien qu’ils ne donnent pas de chiffres précis, ils suggèrent la
direction dans laquelle le vent souffle, en particulier si les personnes à l’origine
de ces développements sont influentes.
Des manifestantes à Tel Aviv participent à une installation représentant des photos d’enfants morts à Gaza, le mois dernier. Photo Tomer Appelbaum
Il y a un an, un groupe d’activistes
et d’artistes a réalisé des installations artistiques publiques - des peintures
illustrant les souffrances des enfants de Gaza. Mais au cours des derniers
mois, après qu’Israël a rompu le cessez-le-feu en mars, les activistes ont
commencé à brandir des photos d’enfants de Gaza qui avaient été tués. Des
dizaines de personnes les ont rejoints, puis des centaines, notamment lors des
manifestations hebdomadaires du samedi soir dans le centre de Tel-Aviv.
Ces deux dernières semaines, des militants se sont présentés à la base aérienne de Tel Nof, dans le centre d’Israël, formant une file silencieuse de personnes vêtues de noir, tenant des affiches d’enfants et de bébés tués à Gaza, tandis que le personnel de la base entrait et sortait en voiture. J’ai participé à la manifestation de la semaine dernière avec une certaine appréhension ; dans le climat actuel en Israël, il n’était pas impossible que les soldats de la base ou la police elle-même fassent usage de violence à notre encontre.
En fait, les deux fois, les forces de sécurité - soldats et policiers en grand nombre - ont toléré la file de personnes et d’affiches le long de la route menant à la base. Les manifestants n’ont pas été chassés de la route par les soldats qui entraient et sortaient. Quelques-uns ont lancé des insultes et un ou deux soldats en colère se sont arrêtés pour discuter avec le groupe. Un soldat qui avait quitté la base en voiture a demandé au chauffeur de se garer lorsque les autres occupants de la voiture ont commencé à insulter les manifestants. Il est sorti, a fait demi-tour et a dit aux manifestants « kol hakavod », ce qui signifie en gros « bravo ».
À un moment donné, une voiture a quitté la base avec des enfants à l’arrière, qui regardaient curieusement par la fenêtre. L’enfant ne demanderait-il pas à ses parents : « Que font ces gens ? » Selon moi, cette question oblige les parents à ressentir quelque chose, ou bien elle façonne l’esprit de l’enfant - ou les deux.
Cette
semaine, l’organisation de solidarité judéo-arabe Standing Together a organisé
à la hâte une manifestation près de la frontière de Gaza, appelant à mettre fin
à la guerre. Bien qu’il s’agisse d’une manifestation éclair, les participants
ont rapporté que près de 1 000 personnes s’étaient jointes à eux, appelant à «
refuser leur guerre », à « choisir la vie » ou, comme l’activiste social de
longue date Ron Gerlitz l’a écrit à l’occasion de cet événement, « concluez
l’accord. Arrêtez la guerre. Arrêtez les fusillades. Arrêtez la famine.
Maintenant ! »
Les généraux s’expriment
Ces activités ont été menées par des détracteurs de longue date de l’occupation et de la guerre. Mais d’autres éminents critiques récents viennent d’horizons assez différents. Mercredi, l’ancien premier ministre Ehud Olmert, qui a passé l’essentiel de sa carrière au sein du Likoud, a déclaré à la BBC qu’Israël était à deux doigts de commettre des crimes de guerre. Plus tard dans la journée, il est revenu sur ses propos lors d’interviews accordées aux médias israéliens, déclarant à la radio Reshet B que les colons de Cisjordanie (Olmert a utilisé l’acronyme pour désigner la Judée et la Samarie) qui appellent à brûler des maisons « appellent désormais au génocide ».
Yair Golan était chef d’état-major adjoint des forces de défense israéliennes avant de se lancer dans la politique et de devenir récemment le chef du parti de gauche Les Démocrates (fusion du parti travailliste et du parti Meretz). Cette semaine, Golan a déclaré qu’Israël « tuait des bébés par hobby », ce qui lui a valu la colère ardente du Premier ministre et de tous les autres membres de la droite, mais a également forcé la société israélienne à débattre de la question.
Moshe Radman, un éminent leader du mouvement pro-démocratique de 2023, et toujours un activiste influent, a écrit sur X que ce que Golan a dit « aurait dû être dit sur toutes les scènes, par toute personne saine d’esprit ayant un brin de sagesse dans le cerveau et de miséricorde dans le cœur».
Golan est lui aussi associé depuis longtemps à des positions de gauche et dirige un parti fermement ancré à gauche. Moshe « Bogie » Ya’alon ne peut en aucun cas être considéré comme un homme de gauche ; il a été chef d’état-major des FDI et ministre de la défense sous Benjamin Netanyahou avant de quitter la politique et de devenir un critique virulent de Netanyahou et de l’assaut contre les institutions israéliennes. En décembre, Yaalon a qualifié les actions des FDI dans le nord de Gaza de « nettoyage ethnique », ce qui a déclenché une tempête de feu.
Au début du mois, dans une interview accordée à Ynet, Yaalon a qualifié de « crime de guerre » le projet du cabinet israélien d’étendre la guerre par l’expulsion des habitants de Gaza, appelant le nouveau chef de l’armée, Eyal Zamir, à refuser ces ordres. Zamir, a-t-il dit - se référant aux plans du gouvernement pour étendre la guerre, et peut-être même à sa poursuite en général - « n’a pas bloqué l’ordre manifestement illégal qui est surmonté d’un drapeau noir - et il place nos soldats dans le rôle de criminels de guerre ».
La doctrine
du « drapeau noir » à laquelle se réfère Yaalon renvoie à une décision
juridique prise à la suite du massacre de Kafr Qasem en 1956, qui exigeait d’un
soldat qu’il ne se conforme pas à un ordre illégal. En ce qui concerne le refus
des ordres, une pétition circule actuellement avec des dizaines de signataires
- universitaires et autres personnalités publiques - appelant directement les
soldats à refuser d’exécuter des ordres criminels, citant en particulier les
plans d’expulsion des habitants de Gaza et l’alerte à la famine et à la crise
humanitaire dans la bande de Gaza.
L’ancien
président Reuven Rivlin participe à une cérémonie commémorative du massacre de
Kafr Qasem en 2014.Photo : Mark Neiman/Government Press Office
Yaalon a également défendu le commentaire de Yair Golan selon lequel « un État normal ne tue pas... des bébés comme un hobby ». Sur X, Yaalon a écrit : « Yair Golan a fait une erreur... Bien sûr qu’il ne s’agit pas d’un "hobby" ! Il s’agit d’une idéologie messianique, nationaliste et fasciste, soutenue par des décisions rabbiniques... et des déclarations de politiciens. Il ne s’agit pas d’un “hobby”, mais d’une politique gouvernementale ».
Rien de tout cela ne signifie que
la société israélienne a atteint un point de basculement. Les réactions sur les
réseaux sociaux aux images d’enfants de Gaza, par exemple, sont souvent
glaçantes. Mais si ces images continuent à circuler, il semblera bientôt que,
où que l’on se tourne, on trouvera des photos de bébés tués à Gaza - et des
Israéliens qualifiant la guerre de crime. Pour trop de vies perdues, il sera
trop tard.