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22/07/2025

ODED CARMELI
Quand les Israéliens ont-ils cessé de lire des livres ?

En Israël, un livre salué par la critique peut se vendre à 200 exemplaires, voire un seul. Les lecteurs ne s’intéressent plus au célèbre romancier David Grossman : ils préfèrent la littérature érotique et la propagande de droite.


Lire tout en tenant un parapluie en équilibre et en flottant dans la mer Morte, au début du XXe siècle. Photo : Bibliothèque du Congrès, Science Photo Library

Oded Carmeli, Haaretz, 20/7/2021
Traduit par Fausto Giudice, Tlaxcala


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Oded Carmeli (Kfar Saba, 1985) est un poète, journaliste et éditeur israélien vivant à Tel Aviv. En 2006, il a cofondéKetem, un fanzine littéraire avant-gardiste (2006-2008), ainsi que le premier Festival de poésie de Tel Aviv (2007). Il travaille actuellement comme rédacteur et écrit pour plusieurs journaux et magazines, dont Hava ALehaba (Allons vers l’avenir.), fondée en 2011, à laquelle est rattachée une maison d’édition, Hava Laor, créée en 2015. Carmeli a remporté le prix « Poetry for the Road » de Tel Aviv en 2008.Bibliographie


 Si vous visitez la bibliothèque publique Beit Ariela à Tel Aviv, vous n’en croirez pas vos yeux. L’endroit est bondé. La salle de lecture est pleine à craquer, la salle d’étude est bondée, et n’espérez pas trouver une place à une table dans la bibliothèque Rambam. Mais comme dans le sketch « Cheese Shop » des Monty Python, il manque une chose : les livres.

De nombreuses autres formes d’activité humaine s’y déroulent. Les architectes dessinent, les avocats tamponnent des documents, les monteurs vidéo montent des films. Ils font tout sauf lire des livres.

J’ai vu un homme en chemise déchirée s’approcher d’une étagère et en sortir un gros ouvrage intitulé « Encyclopédie des idées ». « Waouh, me suis-je dit, voilà quelqu’un qui aime approfondir ses connaissances ! » Mais il a posé le livre à plat et a placé son ordinateur portable dessus. Il avait raison. C’est mieux pour les articulations quand le clavier est surélevé.

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Il y a peu, la bibliothèque a publié une annonce sur Facebook (je pense que la municipalité de Tel Aviv bat tous les autres gouvernements locaux du monde en matière de publicités par habitant). La vidéo montre un homme qui s’approche d’une bibliothécaire et lui demande : « Avez-vous le nouveau livre de... » Mais la bibliothécaire l’interrompt : « Oh ! Les livres, c’est un bon début. Laissez-moi vous montrer ce que nous avons d’autre à la bibliothèque. »

Elle lui montre ensuite des choses  comme un studio de podcast et une imprimante 3D. Et quand le pauvre garçon lui rappelle : « Mais tu m’avais promis de me prêter ce livre », elle lui propose des conférences, des ateliers et des spectacles. J’avais envie de crier : « Donne-lui ce livre ! Ce garçon veut un livre ! Il est la preuve vivante que quelqu’un veut encore lire des livres ! »


Des visiteurs travaillant sur leurs ordinateurs portables à la Bibliothèque nationale d’Israël à Jérusalem. Photo Yahel Gazit

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Un bon livre publié par un bon éditeur et bénéficiant de bonnes critiques se vend à environ 500 exemplaires de nos jours (oui, ça inclut les livres électroniques et les livres audio). Un livre plus populaire se vendra à 1 000 exemplaires, et un best-seller pourra atteindre les 10 000 exemplaires.

Il y a dix ans, un livre ordinaire se vendait à 1 000 exemplaires, un livre à succès à quelques milliers et un best-seller atteignait les dizaines de milliers. Mais la population de lecteurs a diminué. Israël connaît une explosion démographique, mais l’Israël intellectuel est en voie d’extinction.

En réalité, un livre encensé par la critique peut se vendre à 200 ou 300 exemplaires. Et un livre qui fait la une des journaux du week-end peut ne pas se vendre à un seul exemplaire ce week-end-là.

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Selon le ministère de la Culture, 74 % de la population dans la colonie d’Efrat, en Cisjordanie ont emprunté des livres à leur bibliothèque locale en 2022, contre seulement 8 % à Tel Aviv. Dans la colonie de Kiryat Arba, 71 % des habitants étaient abonnés à une bibliothèque, contre 10 % à Kfar Sava.

Dans la colonie d’Elkana, ce chiffre était de 62 % ; à Metula, dans le nord, il était de 13 %. Tout comme dans les unités d’élite de l’armée, chaque année, on voit de plus en plus de personnes portant la kippa dans les bibliothèques, les librairies et les salons du livre.

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Chaque année, des sondages sur la lecture sont publiés pendant la Semaine du livre hébreu. Par exemple, le quotidien Israel Hayom a publié une enquête montrant que l’année dernière, 51 % des Israéliens ont lu entre un et cinq livres, 18 % entre six et dix, 10 % entre onze et vingt, 19 % plus de vingt, et 2 % ont donné la réponse étrange : « Je ne m’en souviens pas ».

Mais les sondages mentent. Ou plutôt, les personnes interrogées mentent. Il n’est pas agréable d’admettre son ignorance. Comment le sais-je ? Parce que si 51 % des Israéliens lisaient réellement entre un et cinq livres par an, nous, les éditeurs, serions millionnaires.

Pour savoir combien lisent réellement les Israéliens, il faut creuser profondément dans les données fournies par le Bureau central des statistiques. En 2022, les dépenses moyennes des ménages en Israël s’élevaient à 17 600 shekels (4 490€) par mois. Sur ce montant, les ménages consacraient en moyenne 22 shekels [=5,61€] à l’achat de livres, soit un peu plus 0,1%.

En 2003, ces chiffres étaient respectivement de 10 139 shekels [=2587€] et 19,1 shekels [=4,87€], soit près de 0,2%. En bref, les Israéliens dépensent aujourd’hui deux fois moins pour les livres qu’il y a vingt ans.

Étant donné que le prix moyen d’un livre neuf est d’environ 80 shekels [=20€], une famille moyenne de 3,17 personnes achète aujourd’hui un tiers de livre par mois, y compris les livres pour enfants et les livres religieux. Ainsi, l’Israélien moyen, qui dépense 7,07 shekels [=1,80€] par mois en livres, atteint le montant total nécessaire pour acheter un livre tous les 11,5 mois. En d’autres termes, les Israéliens achètent un livre par an. (Ils l’achètent, mais cela ne signifie pas qu’ils le lisent.)


La bibliothèque publique Beit Ariela à Tel Aviv pendant une grève. Photo Daniel Bar-On

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La bonne question n’est pas pourquoi nous avons arrêté de lire. Après tout, lire n’est pas une partie de plaisir ; se saouler ou boire en regardant une émission culinaire à la télévision est bien plus agréable.

La bonne question est pourquoi les gens lisent. Et la réponse est que jusqu’à récemment, tout le monde s’accordait à dire qu’il était impossible d’être cultivé sans lire de livres. Et tout le monde s’accordait à dire qu’une personne cultivée était un euphémisme pour désigner une personne intelligente.

Il n’y a pas si longtemps, les membres de la classe moyenne invitaient leurs amis dans leur salon et voulaient paraître cultivés. Ils leur demandaient donc : « Avez-vous lu le dernier roman d’A. B. Yehoshua ? Et si vous ne le faisiez pas, vous étiez humilié. Vous étiez un idiot.

Mais aujourd’hui, quiconque poserait cette question serait considéré comme un idiot. C’est ainsi que les lecteurs de la classe moyenne ont été éliminés.

Le problème, bien sûr, c’est qu’il est vraiment impossible d’être intelligent sans lire de livres. Mais aujourd’hui, vous pouvez obtenir une licence et une maîtrise – en littérature – sans vraiment lire quoi que ce soit. Vous en ressortirez complètement idiot, mais avec un diplôme.

C’est dommage, car toute l’histoire de l’humanité (dans tous les domaines, de la physique à l’architecture, de l’intellect aux émotions) est codée dans un code spécial, et les livres sont le moyen le moins cher et le plus démocratique de le déchiffrer.

Tout le monde peut désormais se rendre dans un magasin physique ou en ligne et, à un prix raisonnable, acheter une biographie d’Hitler et savoir qui était Hitler. Mais les gens écouteront 100 épisodes de podcasts sur Hitler ou regarderont 1 000 documentaires Netflix sur le Führer et éviteront la source.

Pourquoi ? Parce que le lendemain, devant la machine à café au travail, ils pourront recommander un documentaire Netflix. Mais il est impossible de recommander une biographie de Ian Kershaw. Recommander un livre ? Parler de livres ? C’est une source de honte. Les livres sont passés d’un signe d’honneur à une marque de Cain.


La librairie Matmon dans le quartier Teder de Tel Aviv. Photo Avshalom Halutz

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En 2014, des chercheurs de l’université de Haïfa ont découvert que l’Israélien sioniste religieux moyen ouvrait un livre six fois par mois, contre deux fois par mois pour l’Israélien laïc moyen. Pour l’Israélien moyen dont la relation à la religion est qualifiée de « traditionnelle », ce chiffre était d’une fois par mois.

Au cours de la décennie qui a suivi, l’appétit intellectuel des sionistes religieux s’est accru, tandis que celui des laïcs s’est réduit aux dimensions de celui des Israéliens « traditionnels ». Il s’agit là d’un changement tectonique dans les habitudes de lecture des Israéliens. Les religieux ont également commencé à lire des livres laïques, tandis que les laïcs ont cessé de lire.

En 2019, Dvir Sorek, un soldat issu d’une yeshiva hesder – qui combine le service militaire et l’étude de la Torah – a été tué dans une attaque terroriste dans le bloc de colonies de Gush Etzion. Son père, Yoav Sorek, est l’un des chroniqueurs sionistes religieux les plus en vue et le rédacteur en chef du journal Hashiloach.

Dvir, âgé de 19 ans, a été poignardé à mort alors qu’il tenait un livre à la main du célèbre romancier David Grossman. Il avait acheté cette œuvre une heure plus tôt comme cadeau de fin d’année pour son rabbin.

Peut-on imaginer un adolescent de Tel Aviv lire Grossman ? Peut-on imaginer un adolescent de Tel Aviv acheter un livre de Grossman pour l’offrir à son professeur ?


Projection d’un film palestinien à la librairie Café Yafa à Jaffa. Photo Avshalom Halutz

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Lorsque la police a fait une descente dans une succursale de la librairie Educational Bookshop à Jérusalem-Est cet hiver, les gauchistes se sont empressés de citer Heine, le poète allemand qui a écrit : « Là où l’on brûle les livres, on finit par brûler les hommes. » Si seulement la moitié des personnes qui ont été si choquées achetaient un seul livre – à Jérusalem-Est ou à Jérusalem-Ouest – et le lisaient réellement, le Messie viendrait.

Mais en réalité, la distance culturelle entre les forces de police du ministre de la Sécurité nationale Itamar Ben-Gvir et les personnes qui le détestent est faible, et elle ne cesse de se réduire.

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« Fahrenheit 451 » (c’est un livre) raconte l’histoire de soi-disant pompiers dans un monde futuriste dont le travail consiste à brûler des livres. Mais il s’avère qu’il ne s’agit que de pyrotechnie, car les gens ont tout simplement cessé de lire. Une loi interdisant la lecture n’est promulguée que bien plus tard. Vous voulez vous engager dans la résistance ? Lisez un livre.

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Quiconque souhaite acheter une bibliothèque peut faire défiler des dizaines de photos de beaux modèles sans jamais voir un seul livre. Au lieu de livres, les bibliothèques servent à ranger des bibelots, des poteries, de la vaisselle en porcelaine, des plantes grimpantes et des trains miniatures. Même le mot « bibliothèque » cède peu à peu la place à des alternatives telles que « armoire », « étagère » ou « solution de rangement ».

Il n’y a pas si longtemps, un salon sans bibliothèque était une anomalie. Mais bientôt, ce sera l’inverse. Le salon comprendra une cuisine ouverte, un canapé et un écran géant, et personne ne regrettera ces livres aux couvertures abîmées, ces témoins de notre identité.

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Le romancier usaméricain Joshua Cohen m’a dit un jour qu’en yiddish, un mur recouvert de livres s’appelait « papier peint juif ».

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La nouvelle coutume qui consiste à laisser des livres dans la rue à la disposition de toute personne intéressée ne peut être interprétée que d’une seule manière : les vivants ne sont pas enclins à hériter des trésors culturels des morts. Fils et filles, petits-fils et petites-filles se lamentent devant les riches bibliothèques de leurs mères et pères, grands-pères et grands-mères.

Ils feuillent rapidement les livres de science-fiction, les biographies de grands hommes, les classiques russes qui semblent contenir toutes les souffrances du monde, et ils ne peuvent se résoudre à les jeter à la poubelle. Ils posent donc les livres sur un banc en espérant que quelqu’un d’autre les trouvera intéressants. Mais bien sûr, il n’y a personne d’autre.

Il existe une vieille blague au sein du parti de gauche Meretz qui dit que chaque fois que l’on entend une ambulance, c’est soit un gauchiste qui meurt, soit un droitier qui naît. On pourrait également dire que chaque fois que l’on entend une ambulance, c’est soit un lecteur qui meurt, soit un téléspectateur qui naît.


Bibliothèque nationale d’Israël. Photo Yahel Gazit

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Les éditeurs reviennent des salons du livre de Paris et de Francfort comme s’ils avaient assisté à une résurrection. Il y a vraiment des lecteurs, rapportent-ils. La littérature est bien vivante à l’étranger.

Ce n’est bien sûr pas tout à fait exact. Le voile de l’ignorance tombe sur le monde entier. C’est une pandémie d’ignorance. Mais la littérature francophone, avec environ 80 millions de lecteurs en Europe, peut survivre en marge. Et la littérature germanophone, avec plus de 90 millions de lecteurs, peut survivre et même prospérer en marge, car les marges de l’Allemagne sont larges.

Mais la littérature hébraïque ne peut pas survivre comme un passe-temps, à l’instar de la philatélie ou de la photographie naturaliste. Elle n’existerait tout simplement pas. Les frontières de la littérature hébraïque s’étendent du Jourdain à la mer Méditerranée. Et à l’intérieur de ces frontières, on compte environ 6 millions de locuteurs natifs de l’hébreu qui lisent également de la littérature profane. C’est tout.

Si ces 6 millions de personnes ne lisent pas de livres traduits, rien ne sera traduit en hébreu. Si ces 6 millions de personnes ne s’intéressent pas à la non-fiction, il n’y aura pas de non-fiction en hébreu. Et si ces 6 millions de personnes ne lisent pas de poésie, il n’y aura pas de poésie en hébreu.

La « littérature de la diaspora » est une absurdité hédoniste. Personne n’imprimera un livre en hébreu pour les 20 000 Israéliens de Berlin ou les 5 000 du nord du Portugal. Tous deux dépendent de la république littéraire d’Israël. Et la république littéraire d’Israël dépend de trois ou quatre librairies indépendantes situées dans ou à proximité de la rue Allenby à Tel Aviv.

« Si Hamigdalor n’existait pas, je ne trouverais pas de littérature originale », m’a confié un ami éditeur, en référence à la librairie située rue Mikveh Israel.


Hamigdalor

Lorsque j’ai écrit cet article, le livre le plus vendu sur le site web de la librairie en ligne Ivrit, la plus grande librairie en ligne d’Israël pour les livres électroniques et l’une des plus importantes pour les livres imprimés, était le premier ouvrage de la série « Billionaires of Manhattan » : « Most Eligible Billionaire ». La traduction en hébreu a été publiée par Darling Publishing, un éditeur dont vous n’avez sûrement jamais entendu parler.

Voici un résumé du livre : « La rumeur dit que Henry, génie des affaires, est tout aussi doué au lit. Et oui, il est irrésistible. Du sexe dans un costume à 7 000 dollars. Mais... il est arrogant et agaçant. ... Il n’y a aucune chance que ce sourire narquois me fasse craquer. ... De toute façon, qui a besoin de culottes ? »


Ahmad Muna, l’un des propriétaires de la librairie Educational Bookshop à Jérusalem-Est, est assis devant son magasin fermé après une descente de la police israélienne en mars. Photo Olivier Fitoussi

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Comme chacun sait, la lecture est inversement proportionnelle à la qualité de l’écriture. « L’année dernière a vu une augmentation significative du nombre de livres publiés, avec plus de 1 000 nouveaux titres », se vantait un communiqué de presse d’une maison d’édition indépendante qui a atterri dans ma boîte mail. La société ajoutait une citation festive de son PDG : « Le rayon livres israélien s’est considérablement enrichi en 2024. »

J’ai donc demandé à l’agent de relations publiques combien d’exemplaires de chacun de ces 1 000 livres avaient été vendus en moyenne. Je n’ai pas obtenu de réponse.

Mais avec des éditeurs comme ceux-là, au moins, vous savez à quoi vous attendre. Malheureusement, même les vrais éditeurs ont cessé de vendre des livres aux lecteurs. À la place, ils vendent désormais des livres aux écrivains.

Pour publier quelques centaines d’exemplaires d’un livre chez Nine Lives Press, il faut compter entre 35 000 [=8 900€] et 50 000 shekels [=12 750€]. Selon les rumeurs qui circulent dans le milieu, chez les grands éditeurs comme Yedioth ou Kinneret, ce plaisir pourrait même vous coûter 90 000 shekels [= 23 000€].

Je pense que toute cette industrie des rêves et des cauchemars est immorale. Il n’y a aucune différence entre quelqu’un qui aborde une fille dans un centre commercial, la complimente sur sa beauté et lui propose de lui créer un book de mannequin tout en sachant pertinemment que personne ne le regardera jamais, et un éditeur ou un rédacteur en chef qui publie un livre dont il sait qu’il ne vaut rien, encaisse le chèque et renvoie le pauvre écrivain chez lui pour écouter le chant des criquets.

Mon objectif n’est pas de protéger les auteurs, mais les lecteurs. Qui regarderait la télévision si un programme sur trois était financé par des acteurs qui rêvent de passer à l’écran ? Qui visiterait une galerie d’art qui expose 100 artistes par an si la moitié de leurs œuvres étaient méprisables, mais que la galerie ne vous disait pas lesquelles, car la moitié qu’elle considérait comme méprisables finançait l’autre moitié qu’elle considérait comme exceptionnelles ?

Un livre dont la publication est financée par l’auteur devrait comporter un avertissement, tout comme les cigarettes ou les céréales pour petit-déjeuner riches en sucre. Pourquoi un article de journal intitulé « Cinq conseils pour les jeunes qui contractent un emprunt immobilier » doit-il être étiqueté « contenu promotionnel », alors que le même auteur peut s’acheter un livre documentaire et le laisser trôner parmi tous les autres ouvrages sur les étagères ?

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Une autrice dont le premier roman a été publié par une grande maison d’édition s’est un jour épanchée sur mon épaule. « Personne ne s’intéresse à mon livre, m’a-t-elle confié, parce que tout le monde pense que je l’ai payé. »

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Les quelques personnes qui se sont rendues à la Semaine du livre hébreu à Tel Aviv l’année dernière se souviennent sans doute des deux files d’attente qui ont fait fleurir le désert.

L’une était une file de jeunes filles hurlantes qui roulaient des valises vides dans le but de les remplir de littérature érotique. (Adel Yahalomim est apparemment la maison d’édition la plus rentable d’Israël.)

L’autre était une file de jeunes hommes tendus qui prenaient soin de détourner les yeux des jeunes filles qui criaient. Ils se dirigeaient vers des maisons d’édition de droite. (Sella Meir est apparemment la deuxième maison d’édition la plus rentable d’Israël.)

Il y a dix ans, l’écrivain Gabriel Moked m’a dit que la gauche était en train de perdre parce qu’elle s’était débarrassée de ses atouts intellectuels et avait cessé de soutenir la publication de revues et de livres. C’était une réponse bizarre à une question sur « le problème de la gauche », et il était tellement évident qu’il cherchait de l’argent pour ses revues et ses livres que je l’ai enfoui au fond de mon esprit. Mais aujourd’hui, je me rends compte qu’il avait tout à fait raison.

Lorsque la droite veut quelque chose, elle ne lance pas une campagne, elle publie des ouvrages volumineux, comme les deux livres en hébreu de Simcha Rothman, membre du parti Sionisme religieux : « Le parti de la Cour suprême » et « Pourquoi le peuple devrait-il choisir les juges ? ». Il existe également un recueil d’écrits traduits de l’ancien juge de la Cour suprême usaméricaine Antonin Scalia ; le titre du livre en hébreu se traduit par « Au nom de la loi ». Les éditeurs de droite proposent ensuite ces ouvrages à prix réduit – « le pack judiciaire » – sans aucune gêne.

Il existe également un coffret intitulé « Les fondements de la démocratie », qui comprend des ouvrages des commentateurs de droite Gadi Taub, Nave Dromi et Erez Tadmor, ainsi que le « coffret Ben Shapiro », qui comprend le best-seller « Comment débattre avec les gauchistes et les détruire : 11 règles pour gagner le débat ». Le ministre des Affaires de la diaspora, Amichai Chikli, a un jour qualifié Sella Meir d’« arme intellectuelle ». Il avait raison.

Sifriyat Shibolet, une coentreprise de Sella Meir et du Fonds Tikvah qui traduit des ouvrages conservateurs étrangers, compte actuellement 3 000 abonnés. Combien de personnes sont encore abonnées à Sifriya La’am, un projet de la maison d’édition Am Oved qui propose à ses abonnés des ouvrages originaux et traduits en hébreu ?

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Dans dix ans, il ne restera plus ici que des cafards, Benjamin Netanyahou [s’il n’est pas dans une cellule à La Haye, NdT] et de la littérature [prétendument] érotique.



20/07/2025

GIDEON LEVY
C’est clair : Israël a désormais un plan pour procéder au nettoyage ethnique des Palestiniens de Gaza

Quelqu’un l’a conçu, il y a eu des discussions sur les avantages et les inconvénients, des alternatives ont été proposées, et tout ça s’est déroulé dans des salles de conférence climatisées. Pour la première fois depuis le début de la guerre de vengeance à Gaza, il est clair qu’Israël a un plan – et celui-ci est ambitieux.

Gideon Levy, Haaretz, 20/7/2025
Traduit par Fausto Giudice, Tlaxcala

Adolf Eichmann a commencé sa carrière nazie en tant que chef de l’Agence centrale pour l’émigration juive au sein de l’agence de sécurité chargée de protéger le Reich. Joseph Brunner, le père du chef du Mossad David Barnea, avait trois ans lorsqu’il a fui l’Allemagne nazie avec ses parents, avant la mise en œuvre du plan d’évacuation.


La semaine dernière,
Barnea, le petit-fils, s’est rendu à Washington afin de discuter de l’« évacuation » de la population de la bande de Gaza. Barak Ravid a rapporté sur Channel 12 News que Barnea avait déclaré à ses interlocuteurs qu’Israël avait déjà entamé des pourparlers avec trois pays sur cette question, et l’ironie de l’histoire s’est cachée, honteuse. Un petit-fils d’un réfugié victime d’un nettoyage ethnique en Allemagne discute de nettoyage ethnique, et aucun souvenir ne lui vient à l’esprit.

Pour « évacuer » deux millions de personnes de leur pays, il faut un plan. Israël y travaille. La première étape consiste à transférer une grande partie de la population dans un camp de concentration afin de faciliter une expulsion efficace.

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La semaine dernière, la BBC a publié un reportage d’investigation basé sur des photos satellites, montrant la destruction systématique menée par les Forces de défense israéliennes dans toute la bande de Gaza, village après village, des localités sont rayées de la carte, rasées pour faire place à un camp de concentration, afin que la vie à Gaza ne soit plus possible.

Les préparatifs pour le premier camp de concentration israélien battent leur plein. Une destruction systématique est en cours dans toute l’enclave afin qu’il n’y ait plus aucun endroit où retourner à part le camp de concentration.

Pour mener à bien ces travaux, des bulldozers sont nécessaires. La BBC a présenté deux offres d’emploi. L’une décrivait « un projet de démolition de bâtiments à Gaza nécessitant des conducteurs de bulldozers (40 tonnes). Le salaire est de 1 200 shekels (308€) par jour, repas et hébergement compris, avec la possibilité d’obtenir un véhicule privé ». La deuxième annonce précisait que « les horaires de travail sont du dimanche au jeudi, de 7 h à 16 h 45, avec d’excellentes conditions de travail ».

Israël commet en silence un crime contre l’humanité. Il ne s’agit pas ici de détruire une maison ici et là, ni de répondre à des « nécessités opérationnelles », mais d’éliminer systématiquement toute possibilité de vie dans cette région, tout en préparant les infrastructures nécessaires pour concentrer la population dans une ville « humanitaire » destinée à servir de camp de transit – avant expulsion vers la Libye, l’Éthiopie et l’Indonésie, les destinations indiquées par Barnea, selon Channel 12.



Tel est le plan pour le nettoyage ethnique de Gaza. Quelqu’un l’a conçu, il y a eu des discussions sur les avantages et les inconvénients, des alternatives ont été proposées, des options de nettoyage total ou par étapes ont été envisagées, et tout cela s’est déroulé dans des salles de conférence climatisées, avec des procès-verbaux et des décisions prises. Pour la première fois depuis le début de la guerre de vengeance à Gaza, il est clair qu’Israël a un plan, et qu’il est ambitieux.

Ce n’est plus une guerre sans fin. On ne peut plus accuser Benjamin Netanyahou de mener une guerre sans but. Cette guerre a un but, et c’est un but criminel. On ne peut plus dire aux commandants de l’armée que leurs soldats meurent sans raison : ils meurent dans une guerre de nettoyage ethnique.

Le terrain est prêt, on peut passer au transfert des personnes, les annonces sont en cours de publication. Une fois le transfert de la population achevé, et lorsque les habitants de la ville humanitaire commenceront à regretter leur vie parmi les ruines, entre famine, maladie et bombardements, il sera possible de passer à la dernière étape : le placement forcé dans des camions et des avions à destination de leur nouvelle patrie tant attendue, la Libye, l’Indonésie ou l’Éthiopie.

Si l’entreprise d’aide humanitaire a coûté la vie à des centaines de personnes, la déportation en coûtera des dizaines de milliers. Mais rien n’empêchera Israël de réaliser son projet.

Oui, il y a un plan, et il est plus diabolique qu’il n’y paraît. À un moment donné, des gens se sont assis et ont concocté ce complot. Il serait naïf de penser que tout cela s’est produit tout seul. Dans 50 ans, les procès-verbaux seront rendus publics, et nous saurons qui était pour et qui était contre ce plan. Qui a pensé à peut-être laisser un hôpital intact.

Outre les fonctionnaires et les politiciens, il y avait également des ingénieurs, des architectes, des démographes et des membres du service budgétaire. Il y avait peut-être aussi des représentants du ministère de la Santé. Nous le saurons dans 50 ans.

Pendant ce temps, le chef de l’Agence centrale pour l’émigration palestinienne, David Barnea, a mis en place une étape supplémentaire. C’est un haut fonctionnaire obéissant, qui n’a jamais causé de friction avec ses supérieurs. Cela vous dit quelque chose ? C’est le héros de la campagne d’amputations massives par talkie-walkie. Si vous l’envoyez sauver des otages, il y va. Si vous l’envoyez préparer la déportation de millions de personnes ? Pas de problème pour lui. Après tout, il ne fait qu’obéir aux ordres.

17/07/2025

AMOS BARSHAD
La manipulation d’une minorité : l’intervention d’Israël dans l’identité druze

Amos Barshad est un journaliste indépendant israélo-usaméricain vivant à New York, auteur d’un livre sur Raspoutine


Illustration : Joe Gough

HADIYAH KAYOOF avait 12 ans lorsque ses parents l’ont retirée de l’école publique locale du petit village israélien d’Isifiya pour l’inscrire dans une école arabe privée de la ville voisine de Haïfa. Son père tenait un petit magasin d’accessoires informatiques et sa mère était enseignante en maternelle. C’était une famille patriarcale. « Je pense que ma mère était plus patriarcale que mon père », raconte Kayoof, aujourd’hui âgée de 27 ans, en riant au téléphone depuis Israël, où elle travaille comme avocate d’affaires. Le foyer était traditionnel, discrètement religieux et apolitique. Ses parents n’ont pas cherché à provoquer un réveil en la transférant dans une nouvelle école. Ils voulaient simplement que leur fille reçoive la meilleure éducation possible.
EN JUILLET 2018, la Knesset israélienne a adopté une loi communément appelée « loi sur l’État-nation ». Celle-ci stipule que « la réalisation du droit à l’autodétermination nationale dans l’État d’Israël est propre au peuple juif », consacrant ainsi dans la loi la supériorité pratique des Juifs sur toutes les autres communautés du pays. (Son nom officiel est « Loi fondamentale : Israël, État-nation du peuple juif »). Naturellement, dans la période controversée qui a précédé l’adoption du projet de loi, tous les regards étaient tournés vers les 1,6 million de citoyens arabes d’Israël. D’une manière ou d’une autre, les décideurs à l’origine du projet de loi n’ont pas envisagé la possibilité que les 140 000 Druzes d’Israël, ces frères de sang réputés pour leur loyauté, aient eux aussi leur mot à dire.

La famille de Kayoof est druze, une communauté et une religion qui compte un peu plus d’un million de personnes réparties principalement au Liban, en Syrie et en Israël. Le village natal de Kayoof est majoritairement druze et, à ce titre, son éducation primaire a été dispensée selon les directives du programme scolaire officiel du gouvernement israélien destiné aux Druzes. « Ils nous ont enseigné le lien du sang qui unit les Juifs et les Druzes », se souvient Kayoof. « Ils nous ont appris que dans les années 50, les [dirigeants] druzes se sont rendus en Israël pour demander que le service militaire soit imposé à la communauté. Ma langue maternelle est l’arabe, comme pour la plupart des Druzes, mais on m’a appris que je n’étais pas arabe, mais druze israélienne. » Petite, Kayoof était emmenée aux célébrations de la fête de l’indépendance d’Israël. Elle a autant appris sur les fêtes juives que sur les fêtes druzes.

Haïfa est une ville réputée pour son brassage démographique. Sa minorité arabe, qui représente environ 11 % des 280 000 habitants de la ville, serait mieux intégrée et politiquement plus forte que partout ailleurs en Israël. À l’école, Kayoof a rencontré pour la première fois des camarades qui s’identifiaient comme Arabes israéliens, Palestiniens musulmans et chrétiens arabes. Elle a alors réalisé qu’il existait davantage d’options pour s’identifier qu’elle ne l’avait jamais imaginé auparavant. Elle a commencé à se poser la question suivante : qui était-elle exactement ?

Kayoof a commencé à lire des ouvrages sur l’histoire du conflit israélo-palestinien et sur sa propre communauté. Ses parents n’étaient pas enclins à remettre en cause le discours national, mais leur bibliothèque familiale contenait justement une multitude de textes historiques druzes qui ne correspondaient pas au programme scolaire officiel. Certains étaient des ouvrages universitaires du professeur Kais Firro, historien à l’université de Haïfa et, comme elle l’a découvert par la suite, originaire d’Isifiya.

« ça a été tout un processus », explique Kayoof à propos de sa rééducation. « Et après environ six ans, j’ai eu cette grande révélation : je suis palestinienne. J’ai conclu que mon identité avait été manipulée. Et ça m’a mise très en colère. »

La réponse ne s’est pas fait attendre. Amal As’ad, brigadier général à la retraite de l’armée israélienne dont le propre frère est mort au combat à Gaza, a déclaré qu’Israël s’orientait vers un « État d’apartheid » et s’en est ensuite pris au Premier ministre Benjamin Netanyahou, lors d’une réunion tendue dont Netanyahou est sorti en soufflant. Deux soldats druzes actifs dans les Forces de défense israéliennes ont exprimé leur mécontentement sur Facebook et ont menacé de quitter l’armée. « De ce pays que j’ai servi avec dévouement, détermination et amour pour ma patrie, avec mes deux frères et mon père, qu’est-ce que nous obtenons en fin de compte ? », a écrit l’un des soldats, le capitaine Amir Jmall, dans un message adressé directement à Netanyahou. « Nous sommes des citoyens de seconde zone. » Cette protestation animée et dispersée en réponse au projet de loi sur l’État-nation a atteint son paroxysme un samedi soir à Tel-Aviv, lorsque des dizaines de milliers de personnes – des politiciens juifs de gauche, des chefs religieux druzes et d’autres personnes obstinément optimistes – se sont rassemblées sur la place Rabin pour une manifestation en faveur des Druzes.


Manifestation en faveur des Druzes contre le projet de loi sur l’État-nation sur la place Rabin à Tel-Aviv, août 2018. Photo : Oren Ziv via ActiveStills

La droite a exprimé sa confusion et a fait marche arrière en douceur, répétant des platitudes sur « nos frères druzes ». Il a été question de modifier la loi d’une manière ou d’une autre pour assurer la protection des Druzes. Mais l’objectif fondamental et illibéral de la loi n’a pas été remis en cause par la droite, et finalement, même ces vagues ouvertures envers les Druzes semblaient timides et hypocrites. Comme Natan Eshel, ancien chef du cabinet du Premier ministre, l’a déclaré à une chaîne d’information nationale, « Ceux qui n’aiment pas ça – il y a une importante communauté druze en Syrie, ils sont les bienvenus pour y établir l’État de “Druzia” ».

Mais Kayoof n’exprime ni angoisse, ni amertume, ni peur. Elle considère plutôt l’adoption de cette loi comme un tournant. À l’adolescence, elle avait déjà accepté une autre réalité concernant les Druzes. Aujourd’hui, grâce à la loi sur l’État-nation, elle espère que l’ensemble de sa communauté commencera à voir les choses comme elle, à prendre conscience qu’elle a également été manipulée.

« J’étais heureuse qu’Israël ait adopté cette loi », dit-elle. « Elle énonçait une évidence pour moi. Ma réaction ? Une grande joie. »


DEMANDEZ À UN JUIF ISRAÉLIEN ce qu’il pense des Druzes, et il vous parlera très certainement de la puissance des combattants druzes. Contrairement aux autres citoyens arabes d’Israël et aux juifs ultra-orthodoxes, les hommes druzes sont tenus de servir dans l’armée israélienne. Au fil des décennies et des guerres qu’a connues Israël, ils se sont forgé une réputation de soldats dévoués, et on estime à environ 400 le nombre de soldats druzes morts au combat pour Israël. Comme l’explique Nadia Hamdan, militante druze, à +972 Magazine cette année : « Nous avons grandi avec des uniformes militaires suspendus à nos cordes à linge. »

Mais ce récit de l’unité entre les Druzes et les Juifs, forgée au combat, a toujours présenté des failles. Dans son livre publié en 1980, Conversations With Palestinian Women, Ronit Lentin cite Lily Feidy (aujourd’hui universitaire palestinienne) à propos de son mariage imminent avec un Druze :

Bien que ses parents aient soutenu son choix, d’autres membres de sa famille s’y sont opposés en raison de « la perception qu’ont les Arabes des Druzes, qu’ils considèrent comme des collaborateurs des Israéliens ». Feidy m’a confié que son futur mari n’avait pas servi dans l’armée israélienne et avait passé un an en prison : « Beaucoup de jeunes Druzes qui refusent de servir passent du temps en prison. Aujourd’hui, environ 300 Druzes sont incarcérés dans les prisons israéliennes pour avoir refusé de servir... Personne n’est au courant, car toutes ces informations sont censurées et rien n’est publié. »

Même pour les Druzes qui s’engagent et tentent de s’intégrer, il existe des points de friction. En 2015, YNet a signalé  un incident qui s’est produit lors d’une « soirée des soldats » dans un bar du nord d’Israël. Un groupe de clients juifs s’est mis en colère lorsqu’ils ont entendu un soldat druze parler en arabe à son cousin. Lors de l’altercation qui a suivi, ils ont jeté une pierre à travers la vitre de sa voiture et lui ont cassé la mâchoire. Et pas plus tard qu’en 2015, un bataillon druze séparé appelé Herev, ou « Épée », était actif. Comme un officier supérieur de l’armée israélienne l’ expliqué à l’époque, il n’a été démantelé qu’après que de jeunes soldats druzes eurent « clairement et sans équivoque indiqué [...] qu’ils souhaitaient être intégrés dans l’armée israélienne et ne pas faire partie d’un bataillon distinct ».

En 2014, Hadiyah Kayoof a cofondé Urfod, une organisation qui soutient les hommes druzes qui refusent de servir dans l’armée israélienne (contrairement aux femmes juives israéliennes, les femmes druzes ne sont pas légalement tenues de servir). Urfod signifie « Refuse », abréviation de « Refuse et ton peuple te protégera ». Le groupe fait partie d’une petite avant-garde au sein de la communauté druze. Si leur point de vue était initialement marginal, les choses ont rapidement évolué. « Beaucoup de gens commencent à s’interroger sur leur identité », explique-t-elle. « Beaucoup se demandent pourquoi ils devraient s’engager dans l’armée alors qu’Israël les prive de leurs droits. »

Kayoof et Urfod citent des universitaires tels que Kais Firro et Rabah Halabi, qui ont découvert des communiqués officiels du gouvernement israélien datant des années 1940 et 1950 décrivant un plan visant à séparer la communauté druze du reste de la population arabe.

« Les derniers à avoir des raisons de se plaindre de l’État d’Israël devraient être les Druzes. Non seulement ils n’ont pas été opprimés, mais ils ont bénéficié de droits extraordinaires », écrivait Yehoshua Felmann, du Bureau des relations arabes, en 1950. « Cela n’a pas été fait au hasard, mais avec un plan et une intention, qui étaient d’approfondir et d’élargir la distance entre eux et les Arabes parmi lesquels ils vivent. » Ou, comme le concluait en 1949 un comité interministériel sur l’intégration des Arabes, « la meilleure façon de traiter les minorités était de les diviser et de les subdiviser ».

En 1948, pendant la guerre qui a donné naissance à l’État d’Israël, les recruteurs de l’armée ont créé une unité pour les minorités. Ils ont recruté des hommes druzes, leur accordant un accès immédiat à leurs récoltes (occupées par les Israéliens) en échange de la promesse d’un futur service militaire. Ya’acov Shim’oni, un fonctionnaire du ministère des Affaires étrangères, expliquait à l’époque que l’unité des minorités n’avait guère d’importance tactique sur le champ de bataille, mais qu’elle était utile comme « la lame acérée d’un couteau pour poignarder dans le dos l’unité arabe ». En 1956, Israël a instauré la conscription obligatoire pour les hommes druzes. C’est la loi du pays depuis lors.

L’État a également contribué à définir les limites des possibilités d’emploi pour les Druzes, en les orientant vers l’armée. Comme l’écrit Firro, « l’effondrement progressif de l’agriculture dans les villages druzes » est « en grande partie le résultat de l’intensification, après 1949, de la politique israélienne de confiscation des terres. En 1962, les Druzes avaient perdu plus des deux tiers de leurs terres, et l’eau allouée à l’agriculture dans leurs villages représentait moins de 0,05 % de l’approvisionnement total en eau d’Israël ». Privés d’agriculture, les hommes druzes ont trouvé de plus en plus d’emplois dans les forces armées israéliennes. « Ce qui est requis [pour ce secteur], écrit Firro, c’est la discipline, l’adhésion aux politiques officielles, la loyauté [...] [et] une dépendance presque totale à l’égard des autorités israéliennes ».

Au début des années 70, une organisation appelée Comité d’initiative druze a été créée par le Parti communiste israélien pour lutter contre les tentatives incessantes du gouvernement israélien visant à séparer les Druzes des Arabes. En partie en réponse à cela, le ministère israélien de l’Éducation a introduit en 1975 un programme scolaire distinct pour les Druzes, qui existe encore aujourd’hui. (C’est le programme scolaire dans lequel Kayoof a été éduquée.) Une commission nationale de l’éducation a déclaré que l’objectif de ce programme était « d’éduquer et d’inculquer aux jeunes Druzes une conscience israélo-druze ».

La perception de la religion druze elle-même est un autre sujet délicat : cette religion est considérée par les Israéliens juifs comme vaguement mystérieuse. Formée vers l’an 1000 après J.-C. comme une branche de l’islam, elle est unique à bien des égards. Le Pew Center écrit : « Il n’y a pas de jours saints fixes, de liturgie régulière ou d’obligations de pèlerinage, car les Druzes sont censés être connectés à Dieu à tout moment. [...] La tradition druze honore également plusieurs « mentors » et « prophètes », dont Jéthro de Madian (beau-père de Moïse), Moïse, Jésus, Jean-Baptiste et le prophète Mohamed », et tient « en haute estime » des personnages tels que « Socrate, Platon, Aristote et Alexandre le Grand ». Il est également vrai que la foi druze est largement hermétique : les Druzes interdisent les mariages mixtes. Mais certains Druzes affirment que les universitaires juifs ont trop insisté sur la nature ésotérique de la religion, créant implicitement un autre moyen de distinguer les Druzes des Arabes d’Israël, qu’ils soient chrétiens ou musulmans.

Toutes ces multiples façons de séparer les Druzes des Arabes ont clairement porté leurs fruits. Dans une interview accordée à un chercheur de l’université Cornell en 2017, un professeur d’histoire d’un lycée du grand village druze de Yarka se souvient : « Mes élèves m’ont un jour demandé comment je me définissais. J’ai répondu que j’étais arabe et druze. Ils m’ont alors demandé : “Pourquoi dites-vous arabe si vous êtes druze ?” »

KHALED FARRAG, 37 ans, est un autre cofondateur d’Urfod. Il est également directeur à plein temps de Grassroots Jerusalem, un réseau communautaire actif dans les quartiers arabes de Jérusalem-Est. Il a grandi dans un petit village à majorité arabe chrétienne de Haute Galilée appelé Rama, où il a suivi le programme scolaire arabe et non druze. « Ce n’est pas aussi... manipulateur », dit-il.

Dès son plus jeune âge, il savait qu’il refuserait de servir dans l’armée israélienne. Puis il a été accepté au lycée United World College, dans l’ouest de la Norvège, et cette attitude s’est renforcée. « J’ai rencontré des Palestiniens de Gaza, de Hébron, de Bethléem », raconte Farrag à propos de son séjour dans la ville glaciale de Fleke. « J’ai pris mes distances avec cette atmosphère [du Moyen-Orient], avec cette tension, et j’ai pu observer la situation de loin. »

Après avoir obtenu son diplôme, il est rentré chez lui. Il avait 18 ans. À son arrivée à l’aéroport Ben Gourion de Tel Aviv, un mandat l’appelant à servir dans l’armée israélienne l’attendait.

Comme tous ceux qui refusent de servir à 18 ans, Farrag était déjà officiellement considéré comme un soldat de l’armée israélienne. Lorsqu’il a déclaré son refus, il a donc été soumis à la procédure judiciaire de l’armée. Il a d’abord été condamné à deux mois de prison militaire, « pour me faire changer d’avis », explique-t-il. Il a ensuite été emmené dans une base de l’armée où, pendant plusieurs mois, il a été présenté devant des commissions chargées d’évaluer son aptitude générale et sa santé mentale. « Le plus dur, c’est que j’ai dû me débrouiller tout seul », raconte-t-il. Nous étions en 1999, et il n’existait aucune organisation comme Urfod. « Ma famille me soutenait, mais il n’y avait pas de structure, pas de mouvement. »

Farrag a finalement obtenu son exemption en affirmant qu’il n’était pas apte mentalement à servir. Au total, la procédure a duré près de sept mois. On ignore combien d’autres hommes druzes ont subi le même sort. Méfiante à l’égard des statistiques internes de l’armée israélienne sur la question, l’Urfod n’a pas demandé de chiffres à l’armée, mais l’organisation prévoit de soumettre prochainement une demande de décompte précis à la Knesset. Au moment de la publication de cet article, l’Urfod accompagnait activement huit jeunes qui refusaient de servir, dont certains avaient déjà purgé une peine de prison.

« Je peux imaginer que, quand on est enfant, voir son voisin ou son cousin rentrer à la maison avec un uniforme brillant et un gros fusil rutilant, il y a quelque chose d’attrayant dans cette force », explique Farrag. « Mais pour moi, la politique a toujours été présente dans notre foyer. La première fois qu’on entend dire que « les Druzes ne sont pas arabes », ça n’a aucun sens. Votre culture, votre langue, votre histoire : tout est arabe. »

Techniquement, la mission d’Urfod est d’ordre pratique : ils sont là pour aider les Druzes à s’opposer au service militaire dans l’armée israélienne. Mais derrière cela se cache une volonté de mettre au jour l’histoire radicale enfouie de leur peuple. Kayoof décrit ainsi son organisation : « Une grande partie de notre activisme consiste à sensibiliser le public à l’existence de mensonges et de mythes. Mais notre vision est beaucoup plus large. Nous considérons que nous défendons une idéologie de libération. »

Les universitaires juifs qui ont écrit sur les Druzes ont véhiculé l’idée qu’ils étaient un peuple historiquement enclin à se soumettre à tout pouvoir en place. Farrag propose un récit différent : « Les Druzes ne s’allient pas au pouvoir en place pour se protéger, comme Israël vous l’enseigne, non ! Ils combattent le colonialisme. La révolte contre les colonialistes français en Syrie [dans les années 1920] a commencé avec la communauté druze. Les Druzes sont des Arabes et font partie intégrante de la lutte arabe pour la libération.

Quand il s’adresse aujourd’hui aux jeunes Druzes, il se montre patient : « Je ne vous dis pas de devenir Palestiniens dès maintenant. Je ne vous dis pas de ne pas vous engager dans l’armée. Je vous dis d’apprendre votre véritable histoire, puis de vous faire votre propre opinion. »

Mais malgré l’enthousiasme de Farrag, une question importante plane sur la solidarité théorique entre les Druzes et les Arabes. L’identité nationale palestinienne s’est en grande partie formée et consolidée au cours des 70 dernières années en réponse à l’oppression israélienne. Les Druzes peuvent-ils donc « devenir » palestiniens sans avoir vécu la même expérience ?

Le Dr Saree Makdisi, professeur d’anglais palestino-USaméricain à l’UCLA et auteur de Palestine Inside Out: An Everyday Occupation, pense que la réponse est oui. « Les Palestiniens druzes sont aussi palestiniens que n’importe quel autre Palestinien », affirme-t-il. « La confusion résulte d’une volonté délibérée d’Israël de brouiller l’identité palestinienne. »

Makdisi poursuit : « Il n’est pas facile de renoncer même aux avantages illusoires qu’un État racial vous accorde. » Mais avec l’adoption du projet de loi sur l’État-nation, lui aussi entrevoit un changement potentiel. « Cette chute du voile du « libéralisme » israélien permettra-t-elle enfin aux Druzes palestiniens de prendre conscience qu’ils ont été manipulés pour servir et rester loyaux à un État qui, en fin de compte, les méprise en tant que Palestiniens ? On ne peut qu’espérer. »


IL EST CERTAINEMENT trop réducteur d’imaginer qu’il existe aujourd’hui un schisme net au sein de la communauté druze entre ceux qui aspirent toujours au statu quo et ceux qui sont impatients de continuer à dénoncer les fables qui le sous-tendent. Mais il convient de rappeler que certains se sentent stimulés par ces développements, tandis que d’autres s’en trouvent affaiblis. Les jeunes Druzes comme Farrag et Kayoof, représentatifs d’une frange plus radicale de la communauté, saluent la loi sur l’État-nation comme un réveil. Salim Brake, 53 ans, qui incarne à tous égards l’image d’un druze bien intégré, trouve cela déchirant.

Brake, politologue enseignant à l’Université ouverte d’Israël, est originaire de Majdal Shams, dans le Golan, territoire conquis par Israël à la Syrie en 1967. Traditionnellement, les quelque 25 000 Druzes du Golan se considèrent comme des Druzes syriens et ne servent pas dans l’armée. Sous la rubrique « nationalité », les cartes d’identité israéliennes des Druzes syriens indiquent « indéfinie » [laom lo mugdar en hébreu, NdT], ce qui est devenu une sorte de blague interne à une communauté obscure. Il y a même un bar à Majdal Shams qui s’appelle Indéfini [ouvert en 2010, il a ensuite changé de nom, devenant le “Pourquoi ?”, NdT].

Mais Brake vit désormais avec sa famille à Carmiel, une ville majoritairement juive située à une heure et demie au sud-ouest de Majdal Shams. « Je suis fier d’être citoyen israélien. Je veux que cela fasse partie de ma vie », déclare-t-il.

Le fils de Brake a 15 ans ; sa langue maternelle est l’hébreu et tous ses amis sont juifs. Mais la fille de Brake, âgée de 9 ans, a récemment commencé à lui demander si elle serait considérée comme différente par ses camarades juifs. « Je ne m’attendais pas à être confronté à ces questions », confie Brake. « J’aime beaucoup le peuple juif. C’est un phénomène très particulier. Et je suis très influencé par Freud. Mais le comportement du gouvernement israélien au cours des 20 dernières années... » Il s’interrompt, puis poursuit, l’émotion montant : « Je ne monte pas les Druzes contre les Juifs. Je dis : “OK, nous traversons une mauvaise période. Vous allez vous coucher le soir, vous vous réveillez le matin, vous espérez que les choses changeront” ». Il marque une pause. « Je ne suis pas sûr que ce que je dis à mes enfants soit vraiment la vérité. »

Depuis des années, certains amis druzes et arabes de Brake l’accusent de se mentir à lui-même quant à son sentiment d’acceptation par les Israéliens. Il a toujours rejeté cette accusation. Mais « au fond de moi, je pensais qu’ils avaient raison ». Ces voix dissidentes semblent plus fortes depuis l’adoption de la loi sur l’État-nation.

Avant de conclure notre conversation, nous abordons le sujet du service militaire de son fils dans l’armée israélienne. Lorsqu’on lui demande s’il pense que son fils s’engagera lorsqu’il sera appelé à 18 ans, Brake répond sans hésiter oui.