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17/07/2025

AMOS BARSHAD
La manipulation d’une minorité : l’intervention d’Israël dans l’identité druze

Amos Barshad est un journaliste indépendant israélo-usaméricain vivant à New York, auteur d’un livre sur Raspoutine


Illustration : Joe Gough

HADIYAH KAYOOF avait 12 ans lorsque ses parents l’ont retirée de l’école publique locale du petit village israélien d’Isifiya pour l’inscrire dans une école arabe privée de la ville voisine de Haïfa. Son père tenait un petit magasin d’accessoires informatiques et sa mère était enseignante en maternelle. C’était une famille patriarcale. « Je pense que ma mère était plus patriarcale que mon père », raconte Kayoof, aujourd’hui âgée de 27 ans, en riant au téléphone depuis Israël, où elle travaille comme avocate d’affaires. Le foyer était traditionnel, discrètement religieux et apolitique. Ses parents n’ont pas cherché à provoquer un réveil en la transférant dans une nouvelle école. Ils voulaient simplement que leur fille reçoive la meilleure éducation possible.
EN JUILLET 2018, la Knesset israélienne a adopté une loi communément appelée « loi sur l’État-nation ». Celle-ci stipule que « la réalisation du droit à l’autodétermination nationale dans l’État d’Israël est propre au peuple juif », consacrant ainsi dans la loi la supériorité pratique des Juifs sur toutes les autres communautés du pays. (Son nom officiel est « Loi fondamentale : Israël, État-nation du peuple juif »). Naturellement, dans la période controversée qui a précédé l’adoption du projet de loi, tous les regards étaient tournés vers les 1,6 million de citoyens arabes d’Israël. D’une manière ou d’une autre, les décideurs à l’origine du projet de loi n’ont pas envisagé la possibilité que les 140 000 Druzes d’Israël, ces frères de sang réputés pour leur loyauté, aient eux aussi leur mot à dire.

La famille de Kayoof est druze, une communauté et une religion qui compte un peu plus d’un million de personnes réparties principalement au Liban, en Syrie et en Israël. Le village natal de Kayoof est majoritairement druze et, à ce titre, son éducation primaire a été dispensée selon les directives du programme scolaire officiel du gouvernement israélien destiné aux Druzes. « Ils nous ont enseigné le lien du sang qui unit les Juifs et les Druzes », se souvient Kayoof. « Ils nous ont appris que dans les années 50, les [dirigeants] druzes se sont rendus en Israël pour demander que le service militaire soit imposé à la communauté. Ma langue maternelle est l’arabe, comme pour la plupart des Druzes, mais on m’a appris que je n’étais pas arabe, mais druze israélienne. » Petite, Kayoof était emmenée aux célébrations de la fête de l’indépendance d’Israël. Elle a autant appris sur les fêtes juives que sur les fêtes druzes.

Haïfa est une ville réputée pour son brassage démographique. Sa minorité arabe, qui représente environ 11 % des 280 000 habitants de la ville, serait mieux intégrée et politiquement plus forte que partout ailleurs en Israël. À l’école, Kayoof a rencontré pour la première fois des camarades qui s’identifiaient comme Arabes israéliens, Palestiniens musulmans et chrétiens arabes. Elle a alors réalisé qu’il existait davantage d’options pour s’identifier qu’elle ne l’avait jamais imaginé auparavant. Elle a commencé à se poser la question suivante : qui était-elle exactement ?

Kayoof a commencé à lire des ouvrages sur l’histoire du conflit israélo-palestinien et sur sa propre communauté. Ses parents n’étaient pas enclins à remettre en cause le discours national, mais leur bibliothèque familiale contenait justement une multitude de textes historiques druzes qui ne correspondaient pas au programme scolaire officiel. Certains étaient des ouvrages universitaires du professeur Kais Firro, historien à l’université de Haïfa et, comme elle l’a découvert par la suite, originaire d’Isifiya.

« ça a été tout un processus », explique Kayoof à propos de sa rééducation. « Et après environ six ans, j’ai eu cette grande révélation : je suis palestinienne. J’ai conclu que mon identité avait été manipulée. Et ça m’a mise très en colère. »

La réponse ne s’est pas fait attendre. Amal As’ad, brigadier général à la retraite de l’armée israélienne dont le propre frère est mort au combat à Gaza, a déclaré qu’Israël s’orientait vers un « État d’apartheid » et s’en est ensuite pris au Premier ministre Benjamin Netanyahou, lors d’une réunion tendue dont Netanyahou est sorti en soufflant. Deux soldats druzes actifs dans les Forces de défense israéliennes ont exprimé leur mécontentement sur Facebook et ont menacé de quitter l’armée. « De ce pays que j’ai servi avec dévouement, détermination et amour pour ma patrie, avec mes deux frères et mon père, qu’est-ce que nous obtenons en fin de compte ? », a écrit l’un des soldats, le capitaine Amir Jmall, dans un message adressé directement à Netanyahou. « Nous sommes des citoyens de seconde zone. » Cette protestation animée et dispersée en réponse au projet de loi sur l’État-nation a atteint son paroxysme un samedi soir à Tel-Aviv, lorsque des dizaines de milliers de personnes – des politiciens juifs de gauche, des chefs religieux druzes et d’autres personnes obstinément optimistes – se sont rassemblées sur la place Rabin pour une manifestation en faveur des Druzes.


Manifestation en faveur des Druzes contre le projet de loi sur l’État-nation sur la place Rabin à Tel-Aviv, août 2018. Photo : Oren Ziv via ActiveStills

La droite a exprimé sa confusion et a fait marche arrière en douceur, répétant des platitudes sur « nos frères druzes ». Il a été question de modifier la loi d’une manière ou d’une autre pour assurer la protection des Druzes. Mais l’objectif fondamental et illibéral de la loi n’a pas été remis en cause par la droite, et finalement, même ces vagues ouvertures envers les Druzes semblaient timides et hypocrites. Comme Natan Eshel, ancien chef du cabinet du Premier ministre, l’a déclaré à une chaîne d’information nationale, « Ceux qui n’aiment pas ça – il y a une importante communauté druze en Syrie, ils sont les bienvenus pour y établir l’État de “Druzia” ».

Mais Kayoof n’exprime ni angoisse, ni amertume, ni peur. Elle considère plutôt l’adoption de cette loi comme un tournant. À l’adolescence, elle avait déjà accepté une autre réalité concernant les Druzes. Aujourd’hui, grâce à la loi sur l’État-nation, elle espère que l’ensemble de sa communauté commencera à voir les choses comme elle, à prendre conscience qu’elle a également été manipulée.

« J’étais heureuse qu’Israël ait adopté cette loi », dit-elle. « Elle énonçait une évidence pour moi. Ma réaction ? Une grande joie. »


DEMANDEZ À UN JUIF ISRAÉLIEN ce qu’il pense des Druzes, et il vous parlera très certainement de la puissance des combattants druzes. Contrairement aux autres citoyens arabes d’Israël et aux juifs ultra-orthodoxes, les hommes druzes sont tenus de servir dans l’armée israélienne. Au fil des décennies et des guerres qu’a connues Israël, ils se sont forgé une réputation de soldats dévoués, et on estime à environ 400 le nombre de soldats druzes morts au combat pour Israël. Comme l’explique Nadia Hamdan, militante druze, à +972 Magazine cette année : « Nous avons grandi avec des uniformes militaires suspendus à nos cordes à linge. »

Mais ce récit de l’unité entre les Druzes et les Juifs, forgée au combat, a toujours présenté des failles. Dans son livre publié en 1980, Conversations With Palestinian Women, Ronit Lentin cite Lily Feidy (aujourd’hui universitaire palestinienne) à propos de son mariage imminent avec un Druze :

Bien que ses parents aient soutenu son choix, d’autres membres de sa famille s’y sont opposés en raison de « la perception qu’ont les Arabes des Druzes, qu’ils considèrent comme des collaborateurs des Israéliens ». Feidy m’a confié que son futur mari n’avait pas servi dans l’armée israélienne et avait passé un an en prison : « Beaucoup de jeunes Druzes qui refusent de servir passent du temps en prison. Aujourd’hui, environ 300 Druzes sont incarcérés dans les prisons israéliennes pour avoir refusé de servir... Personne n’est au courant, car toutes ces informations sont censurées et rien n’est publié. »

Même pour les Druzes qui s’engagent et tentent de s’intégrer, il existe des points de friction. En 2015, YNet a signalé  un incident qui s’est produit lors d’une « soirée des soldats » dans un bar du nord d’Israël. Un groupe de clients juifs s’est mis en colère lorsqu’ils ont entendu un soldat druze parler en arabe à son cousin. Lors de l’altercation qui a suivi, ils ont jeté une pierre à travers la vitre de sa voiture et lui ont cassé la mâchoire. Et pas plus tard qu’en 2015, un bataillon druze séparé appelé Herev, ou « Épée », était actif. Comme un officier supérieur de l’armée israélienne l’ expliqué à l’époque, il n’a été démantelé qu’après que de jeunes soldats druzes eurent « clairement et sans équivoque indiqué [...] qu’ils souhaitaient être intégrés dans l’armée israélienne et ne pas faire partie d’un bataillon distinct ».

En 2014, Hadiyah Kayoof a cofondé Urfod, une organisation qui soutient les hommes druzes qui refusent de servir dans l’armée israélienne (contrairement aux femmes juives israéliennes, les femmes druzes ne sont pas légalement tenues de servir). Urfod signifie « Refuse », abréviation de « Refuse et ton peuple te protégera ». Le groupe fait partie d’une petite avant-garde au sein de la communauté druze. Si leur point de vue était initialement marginal, les choses ont rapidement évolué. « Beaucoup de gens commencent à s’interroger sur leur identité », explique-t-elle. « Beaucoup se demandent pourquoi ils devraient s’engager dans l’armée alors qu’Israël les prive de leurs droits. »

Kayoof et Urfod citent des universitaires tels que Kais Firro et Rabah Halabi, qui ont découvert des communiqués officiels du gouvernement israélien datant des années 1940 et 1950 décrivant un plan visant à séparer la communauté druze du reste de la population arabe.

« Les derniers à avoir des raisons de se plaindre de l’État d’Israël devraient être les Druzes. Non seulement ils n’ont pas été opprimés, mais ils ont bénéficié de droits extraordinaires », écrivait Yehoshua Felmann, du Bureau des relations arabes, en 1950. « Cela n’a pas été fait au hasard, mais avec un plan et une intention, qui étaient d’approfondir et d’élargir la distance entre eux et les Arabes parmi lesquels ils vivent. » Ou, comme le concluait en 1949 un comité interministériel sur l’intégration des Arabes, « la meilleure façon de traiter les minorités était de les diviser et de les subdiviser ».

En 1948, pendant la guerre qui a donné naissance à l’État d’Israël, les recruteurs de l’armée ont créé une unité pour les minorités. Ils ont recruté des hommes druzes, leur accordant un accès immédiat à leurs récoltes (occupées par les Israéliens) en échange de la promesse d’un futur service militaire. Ya’acov Shim’oni, un fonctionnaire du ministère des Affaires étrangères, expliquait à l’époque que l’unité des minorités n’avait guère d’importance tactique sur le champ de bataille, mais qu’elle était utile comme « la lame acérée d’un couteau pour poignarder dans le dos l’unité arabe ». En 1956, Israël a instauré la conscription obligatoire pour les hommes druzes. C’est la loi du pays depuis lors.

L’État a également contribué à définir les limites des possibilités d’emploi pour les Druzes, en les orientant vers l’armée. Comme l’écrit Firro, « l’effondrement progressif de l’agriculture dans les villages druzes » est « en grande partie le résultat de l’intensification, après 1949, de la politique israélienne de confiscation des terres. En 1962, les Druzes avaient perdu plus des deux tiers de leurs terres, et l’eau allouée à l’agriculture dans leurs villages représentait moins de 0,05 % de l’approvisionnement total en eau d’Israël ». Privés d’agriculture, les hommes druzes ont trouvé de plus en plus d’emplois dans les forces armées israéliennes. « Ce qui est requis [pour ce secteur], écrit Firro, c’est la discipline, l’adhésion aux politiques officielles, la loyauté [...] [et] une dépendance presque totale à l’égard des autorités israéliennes ».

Au début des années 70, une organisation appelée Comité d’initiative druze a été créée par le Parti communiste israélien pour lutter contre les tentatives incessantes du gouvernement israélien visant à séparer les Druzes des Arabes. En partie en réponse à cela, le ministère israélien de l’Éducation a introduit en 1975 un programme scolaire distinct pour les Druzes, qui existe encore aujourd’hui. (C’est le programme scolaire dans lequel Kayoof a été éduquée.) Une commission nationale de l’éducation a déclaré que l’objectif de ce programme était « d’éduquer et d’inculquer aux jeunes Druzes une conscience israélo-druze ».

La perception de la religion druze elle-même est un autre sujet délicat : cette religion est considérée par les Israéliens juifs comme vaguement mystérieuse. Formée vers l’an 1000 après J.-C. comme une branche de l’islam, elle est unique à bien des égards. Le Pew Center écrit : « Il n’y a pas de jours saints fixes, de liturgie régulière ou d’obligations de pèlerinage, car les Druzes sont censés être connectés à Dieu à tout moment. [...] La tradition druze honore également plusieurs « mentors » et « prophètes », dont Jéthro de Madian (beau-père de Moïse), Moïse, Jésus, Jean-Baptiste et le prophète Mohamed », et tient « en haute estime » des personnages tels que « Socrate, Platon, Aristote et Alexandre le Grand ». Il est également vrai que la foi druze est largement hermétique : les Druzes interdisent les mariages mixtes. Mais certains Druzes affirment que les universitaires juifs ont trop insisté sur la nature ésotérique de la religion, créant implicitement un autre moyen de distinguer les Druzes des Arabes d’Israël, qu’ils soient chrétiens ou musulmans.

Toutes ces multiples façons de séparer les Druzes des Arabes ont clairement porté leurs fruits. Dans une interview accordée à un chercheur de l’université Cornell en 2017, un professeur d’histoire d’un lycée du grand village druze de Yarka se souvient : « Mes élèves m’ont un jour demandé comment je me définissais. J’ai répondu que j’étais arabe et druze. Ils m’ont alors demandé : “Pourquoi dites-vous arabe si vous êtes druze ?” »

KHALED FARRAG, 37 ans, est un autre cofondateur d’Urfod. Il est également directeur à plein temps de Grassroots Jerusalem, un réseau communautaire actif dans les quartiers arabes de Jérusalem-Est. Il a grandi dans un petit village à majorité arabe chrétienne de Haute Galilée appelé Rama, où il a suivi le programme scolaire arabe et non druze. « Ce n’est pas aussi... manipulateur », dit-il.

Dès son plus jeune âge, il savait qu’il refuserait de servir dans l’armée israélienne. Puis il a été accepté au lycée United World College, dans l’ouest de la Norvège, et cette attitude s’est renforcée. « J’ai rencontré des Palestiniens de Gaza, de Hébron, de Bethléem », raconte Farrag à propos de son séjour dans la ville glaciale de Fleke. « J’ai pris mes distances avec cette atmosphère [du Moyen-Orient], avec cette tension, et j’ai pu observer la situation de loin. »

Après avoir obtenu son diplôme, il est rentré chez lui. Il avait 18 ans. À son arrivée à l’aéroport Ben Gourion de Tel Aviv, un mandat l’appelant à servir dans l’armée israélienne l’attendait.

Comme tous ceux qui refusent de servir à 18 ans, Farrag était déjà officiellement considéré comme un soldat de l’armée israélienne. Lorsqu’il a déclaré son refus, il a donc été soumis à la procédure judiciaire de l’armée. Il a d’abord été condamné à deux mois de prison militaire, « pour me faire changer d’avis », explique-t-il. Il a ensuite été emmené dans une base de l’armée où, pendant plusieurs mois, il a été présenté devant des commissions chargées d’évaluer son aptitude générale et sa santé mentale. « Le plus dur, c’est que j’ai dû me débrouiller tout seul », raconte-t-il. Nous étions en 1999, et il n’existait aucune organisation comme Urfod. « Ma famille me soutenait, mais il n’y avait pas de structure, pas de mouvement. »

Farrag a finalement obtenu son exemption en affirmant qu’il n’était pas apte mentalement à servir. Au total, la procédure a duré près de sept mois. On ignore combien d’autres hommes druzes ont subi le même sort. Méfiante à l’égard des statistiques internes de l’armée israélienne sur la question, l’Urfod n’a pas demandé de chiffres à l’armée, mais l’organisation prévoit de soumettre prochainement une demande de décompte précis à la Knesset. Au moment de la publication de cet article, l’Urfod accompagnait activement huit jeunes qui refusaient de servir, dont certains avaient déjà purgé une peine de prison.

« Je peux imaginer que, quand on est enfant, voir son voisin ou son cousin rentrer à la maison avec un uniforme brillant et un gros fusil rutilant, il y a quelque chose d’attrayant dans cette force », explique Farrag. « Mais pour moi, la politique a toujours été présente dans notre foyer. La première fois qu’on entend dire que « les Druzes ne sont pas arabes », ça n’a aucun sens. Votre culture, votre langue, votre histoire : tout est arabe. »

Techniquement, la mission d’Urfod est d’ordre pratique : ils sont là pour aider les Druzes à s’opposer au service militaire dans l’armée israélienne. Mais derrière cela se cache une volonté de mettre au jour l’histoire radicale enfouie de leur peuple. Kayoof décrit ainsi son organisation : « Une grande partie de notre activisme consiste à sensibiliser le public à l’existence de mensonges et de mythes. Mais notre vision est beaucoup plus large. Nous considérons que nous défendons une idéologie de libération. »

Les universitaires juifs qui ont écrit sur les Druzes ont véhiculé l’idée qu’ils étaient un peuple historiquement enclin à se soumettre à tout pouvoir en place. Farrag propose un récit différent : « Les Druzes ne s’allient pas au pouvoir en place pour se protéger, comme Israël vous l’enseigne, non ! Ils combattent le colonialisme. La révolte contre les colonialistes français en Syrie [dans les années 1920] a commencé avec la communauté druze. Les Druzes sont des Arabes et font partie intégrante de la lutte arabe pour la libération.

Quand il s’adresse aujourd’hui aux jeunes Druzes, il se montre patient : « Je ne vous dis pas de devenir Palestiniens dès maintenant. Je ne vous dis pas de ne pas vous engager dans l’armée. Je vous dis d’apprendre votre véritable histoire, puis de vous faire votre propre opinion. »

Mais malgré l’enthousiasme de Farrag, une question importante plane sur la solidarité théorique entre les Druzes et les Arabes. L’identité nationale palestinienne s’est en grande partie formée et consolidée au cours des 70 dernières années en réponse à l’oppression israélienne. Les Druzes peuvent-ils donc « devenir » palestiniens sans avoir vécu la même expérience ?

Le Dr Saree Makdisi, professeur d’anglais palestino-USaméricain à l’UCLA et auteur de Palestine Inside Out: An Everyday Occupation, pense que la réponse est oui. « Les Palestiniens druzes sont aussi palestiniens que n’importe quel autre Palestinien », affirme-t-il. « La confusion résulte d’une volonté délibérée d’Israël de brouiller l’identité palestinienne. »

Makdisi poursuit : « Il n’est pas facile de renoncer même aux avantages illusoires qu’un État racial vous accorde. » Mais avec l’adoption du projet de loi sur l’État-nation, lui aussi entrevoit un changement potentiel. « Cette chute du voile du « libéralisme » israélien permettra-t-elle enfin aux Druzes palestiniens de prendre conscience qu’ils ont été manipulés pour servir et rester loyaux à un État qui, en fin de compte, les méprise en tant que Palestiniens ? On ne peut qu’espérer. »


IL EST CERTAINEMENT trop réducteur d’imaginer qu’il existe aujourd’hui un schisme net au sein de la communauté druze entre ceux qui aspirent toujours au statu quo et ceux qui sont impatients de continuer à dénoncer les fables qui le sous-tendent. Mais il convient de rappeler que certains se sentent stimulés par ces développements, tandis que d’autres s’en trouvent affaiblis. Les jeunes Druzes comme Farrag et Kayoof, représentatifs d’une frange plus radicale de la communauté, saluent la loi sur l’État-nation comme un réveil. Salim Brake, 53 ans, qui incarne à tous égards l’image d’un druze bien intégré, trouve cela déchirant.

Brake, politologue enseignant à l’Université ouverte d’Israël, est originaire de Majdal Shams, dans le Golan, territoire conquis par Israël à la Syrie en 1967. Traditionnellement, les quelque 25 000 Druzes du Golan se considèrent comme des Druzes syriens et ne servent pas dans l’armée. Sous la rubrique « nationalité », les cartes d’identité israéliennes des Druzes syriens indiquent « indéfinie » [laom lo mugdar en hébreu, NdT], ce qui est devenu une sorte de blague interne à une communauté obscure. Il y a même un bar à Majdal Shams qui s’appelle Indéfini [ouvert en 2010, il a ensuite changé de nom, devenant le “Pourquoi ?”, NdT].

Mais Brake vit désormais avec sa famille à Carmiel, une ville majoritairement juive située à une heure et demie au sud-ouest de Majdal Shams. « Je suis fier d’être citoyen israélien. Je veux que cela fasse partie de ma vie », déclare-t-il.

Le fils de Brake a 15 ans ; sa langue maternelle est l’hébreu et tous ses amis sont juifs. Mais la fille de Brake, âgée de 9 ans, a récemment commencé à lui demander si elle serait considérée comme différente par ses camarades juifs. « Je ne m’attendais pas à être confronté à ces questions », confie Brake. « J’aime beaucoup le peuple juif. C’est un phénomène très particulier. Et je suis très influencé par Freud. Mais le comportement du gouvernement israélien au cours des 20 dernières années... » Il s’interrompt, puis poursuit, l’émotion montant : « Je ne monte pas les Druzes contre les Juifs. Je dis : “OK, nous traversons une mauvaise période. Vous allez vous coucher le soir, vous vous réveillez le matin, vous espérez que les choses changeront” ». Il marque une pause. « Je ne suis pas sûr que ce que je dis à mes enfants soit vraiment la vérité. »

Depuis des années, certains amis druzes et arabes de Brake l’accusent de se mentir à lui-même quant à son sentiment d’acceptation par les Israéliens. Il a toujours rejeté cette accusation. Mais « au fond de moi, je pensais qu’ils avaient raison ». Ces voix dissidentes semblent plus fortes depuis l’adoption de la loi sur l’État-nation.

Avant de conclure notre conversation, nous abordons le sujet du service militaire de son fils dans l’armée israélienne. Lorsqu’on lui demande s’il pense que son fils s’engagera lorsqu’il sera appelé à 18 ans, Brake répond sans hésiter oui.

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