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25/07/2025

RIM AL-ATTRACHE
La pensée de Sultan al-Attrache d’après ses archives

Dr. Rim Mansour Sultan al- Attrache, Sabahelkheyr.com, n° 142, 25/7/2025

Original arabe  فكر سلطان الأطرش: من أرشيفه

Traduit par Fausto GiudiceTlaxcala

سلطان الأطرش: شعلة الثورة السورية الكبرى

Sultan al-Atrash : La flamme inextenguible de la Syrie


Durant un quart de siècle, j’ai travaillé à éditer les archives de Sultan al- Attrache, publiées à Beyrouth.

La Grande Révolution syrienne a éclaté le 21 juillet 1925, mais elle a capté l’attention du monde après la bataille d’al-Mazraa (2-3 août). Le tumulte fut tel que les Européens commencèrent à envoyer des journalistes – d’Allemagne notamment – pour observer la situation dans le Djebel Druze ; ainsi, les nationalistes ont commencé à s’y intéresser !

Sultan al- Attrache déclara alors aux journalistes allemands :

« Les Français ne cherchent pas sincèrement la paix dans leurs négociations... Ils veulent simplement nous distraire en attendant l’arrivée de leurs nouvelles troupes…

Nous n’acceptons rien d’autre que l’indépendance totale et l’unité de la Syrie, avec l’établissement d’un gouvernement national constitutionnel. Le mandat de l’État mandataire doit se limiter à une assistance technique et administrative via des conseillers qualifiés, conformément au Pacte de la Société des Nations de 1919. »

Refusant toute division confessionnelle du pays. Il proclamait clairement les objectifs de la révolution : l’unité du territoire syrien, côte et intérieur (Le Levant), et l’indépendance totale, comme déclaré dans son manifeste « Aux armes ».

Il refusa une offre royale du roi George V en 1927 : un château à Jérusalem et une pension mensuelle à vie. Il répondit : « Notre bonheur réside dans l’indépendance de notre patrie, son unité et la liberté de notre peuple, avec le retrait des troupes étrangères. »

Autour de lui se rassemblèrent les pauvres, les patriotes.



Combattants avant la bataille d’Al-Mazraa

La révolution de 1925 ne fut pas seulement un acte militaire spectaculaire, mais une initiative de refus et de résistance. Les envahisseurs ne doivent jamais se sentir en paix, quelle que soit la durée de leur occupation…

Quand le roi Fayçal quitta Damas, contraint par l’ultimatum du général Gouraud, Sultan dépêcha Hamad al-Barbour pour le convaincre de rejoindre le Djebel et y lancer une résistance armée, pour préserver la légitimité du pouvoir national. »
Une gifle au colon français et un rejet clair du confessionnalisme.

Une conscience profonde de la citoyenneté égale.
Notre lutte n’en est encore qu’au stade de la floraison. Nous ne voulons pas en cueillir les fruits tant que nous ne sommes pas unis en tant qu’Arabes.
Fils de la Révolution et enfants du désert, nous nous sommes voués à être les offrandes sacrées sur l’autel de l’arabisme.
Cet arbre ne portera pas de fruit tant qu’il restera infesté de parasites destructeurs.
Il ne portera pas de fruit tant que la voix de la liberté ne s’élèvera pas de Palestine, et que les ambitions coloniales ne seront pas écartées d’Irak, d’Égypte et de Transjordanie.
Alors, seulement, que vienne le fruit mûr, savoureux, symbole des générations qui ont porté la flamme de la civilisation, flamme qui ne s’éteindra plus ».

Sultan al- Attrache comprit l’importance des médias pour la cause nationale syrienne. Ainsi, le 15 octobre 1925, il adressa une lettre en arabe et en anglais au rédacteur du journal britannique The Times, pour informer l’opinion publique européenne des véritables raisons de la Révolution syrienne, que les Français tentaient de dissimuler afin d’induire l’Europe en erreur. Il y dénonça les atrocités françaises, comme le bombardement des femmes venues puiser de l’eau et le meurtre d’enfants. Les révolutionnaires, quant à eux, respectaient les conventions internationales dans le traitement des prisonniers et avaient renvoyé les femmes d’officiers français à leurs familles saines et sauves depuis Soueïda.

Les archives de Sultan al- Attrache apportent une contribution inédite à l’histoire du Levant. On y apprend par exemple que la révolution dura 12 ans. Sa période d’exil et de refuge fut marquée par de nombreuses prises de positions politiques qui influencèrent les négociations diplomatiques jusqu’au retrait total des troupes françaises le 17 avril 1946. Il est à noter que de nombreux combattants de la Révolution syrienne participèrent ensuite à la révolte palestinienne, comme le martyr Saïd al-’Ass (1936).

Sultan fut nommé commandant en chef de la révolution lors de la conférence de Rimat al-Fukhour (23 août 1925), après sa victoire contre la campagne du général Michaud à la bataille d’al-Mazraa. Le docteur Chahbandar prit en charge les affaires politiques de la révolution et en devint le porte-parole officiel. Toutefois, Sultan traçait les grandes lignes politiques, fixait les orientations, et planifiait les opérations militaires en coordination avec les commandants locaux.

Il existait un lien entre la Révolution syrienne et celle de l’émir Abdelkrim al-Khattabi au Maroc. La révolution du Rif allégea la pression sur la Syrie jusqu’à la reddition d’al-Khattabi, après quoi beaucoup de Marocains enrôlés dans l’armée française rejoignirent la révolution syrienne contre les Français.

Les révolutionnaires avaient mis en place une organisation ingénieuse : un quart des hommes de chaque village était mobilisé avec des provisions suffisantes pour la durée de service fixée par le commandant en chef. Une fois leur mission terminée, ils étaient remplacés par un second quart, et ainsi de suite, pendant que ceux restés au village assuraient les travaux agricoles au nom de tous.

En exil, Sultan appelait à l’unité, à dépasser les clivages partisans pour le bien commun, convaincu que la cause syrienne représentait le noyau de l’unité arabe. Dans ses lettres (1930), il insistait sur son indépendance vis-à-vis des partis et sa volonté de poursuivre la révolution pour une Syrie unie et libre.

Les politiques le consultaient même durant son exil de dix ans. Il présida la Conférence du Désert en octobre 1929, en présence de nombreuses figures nationalistes. Six décisions majeures y furent prises, dont la condamnation de la suspension de l’Assemblée constituante syrienne, la dénonciation des propos du Haut-commissaire français Henri Ponsot ignorant la cause nationale, le rejet des résolutions du 16ème Congrès sioniste de Zurich, et la demande adressée au ministère britannique du Travail d’annuler la Déclaration Balfour, en reconnaissant les droits nationaux des Arabes.

Cet homme, qui comprit tôt les ambitions coloniales en Orient, refusa tout poste politique après l’indépendance syrienne (1946), tout comme toute compensation financière. Il répétait aux dirigeants arabes :

« Préservez l’indépendance pour laquelle nous avons sacrifié nos vies pour lui. »

Il craignait sans cesse le retour des convoitises coloniales. Sa dernière volonté, publiée, en témoigne : il est le seul révolutionnaire syrien à avoir laissé un testament politique.

Il avait planifié une grande campagne vers la région de Balan, au pied du Mont Hermon, une autre pour soutenir les révolutionnaires de la Ghouta de Damas, et une troisième vers le Hauran. La révolution s’étendit vers le nord avec Fawzi al-Qawuqji, qui demandait qu’on lui envoie armes et hommes depuis le Djebel Druze.



Il n’abandonna jamais le slogan :

« La religion pour Dieu, la patrie pour tous ».

Une archive de la Bibliothèque nationale de Damas rapporte que le consul britannique au Levant écrivit à son ministère : « Sultan al-Attrache est incorruptible. »

La chercheuse française Lenka Bokova a dit à mon père Mansour al-Attrache  : « Sans cette forte personnalité, la Grande Révolution syrienne n’aurait pas vu le jour. »

Voici un extrait d’un article de Mansour al-Attrache, « L’initiative dans l’histoire » :

« Il faut distinguer les initiateurs des suiveurs dans le déroulement de l’histoire. L’initiateur accomplit son rôle en allumant la mèche de l’événement majeur. Le suiveur, bien qu’important, arrive plus tard…

La révolution de 1925 ne fut pas seulement un acte militaire spectaculaire, mais une initiative de refus et de résistance. Les envahisseurs ne doivent jamais se sentir en paix, quelle que soit la durée de leur occupation…

Quand le roi Fayçal quitta Damas, contraint par l’ultimatum du général Gouraud, Sultan dépêcha Hamad al-Barbour pour le convaincre de rejoindre le Djebel et y lancer une résistance armée, pour préserver la légitimité du pouvoir national. »

Sultan al-Attrache, conscient de son rôle, s’opposa aussi au sionisme, rejetant toute négociation avec les sionistes. Il faisait parvenir clandestinement des armes à la révolution palestinienne de 1936, avec le combattant Chékib Wahhab, depuis Karak. Il fut l’un des cinq leaders syriens à refuser toute forme de dialogue avec le sionisme.

Adib Chichakli lança une campagne militaire brutale contre Soueïda, croyant pouvoir asseoir son pouvoir. Environ 100 civils furent tués, soit un martyr pour 500 habitants. La maison de Sultan fut vandalisée. Il quitta alors sa demeure pour éviter le bain de sang, déclarant :

« Je refuse de brandir les armes contre l’armée syrienne. Ce sont mes fils ! »

Il partit à pied dans la neige depuis Qrayya vers la Jordanie. Il avait alors 66 ans. À la frontière, les autorités jordaniennes lui envoyèrent une voiture portant le drapeau britannique, qu’il refusa malgré le danger. Elles lui envoyèrent alors un autre véhicule, arborant cette fois le drapeau jordanien : il accepta et entra ainsi en Jordanie, où il resta jusqu’à la chute de Chichakli. Même dans les circonstances les plus difficiles, Sultan Pacha n’a pas recours aux étrangers.

Il revint alors triomphant à Qrayya.

Quand les gens vinrent le féliciter de la mort de Chichakli, il répondit :

« Je n’ai plus rien à voir avec lui depuis qu’il a quitté le pouvoir. Son assassinat est un acte isolé. Nous ne nous vengeons pas et ne nous réjouissons pas de la mort ! »

Trois leçons majeures que nous enseigna Sultan al-Attrache.

Il ne renonça jamais au slogan de la révolution :

« La religion pour Dieu, la patrie pour tous ».

Il écrivait à son frère Zeid, commandant la campagne du Ballan : « Protégez les chrétiens. Ne laissez personne leur faire de mal. Assurez leur sécurité, leur vie, leurs biens. Empêchez toute agression à leur encontre. Nous sommes tous enfants d’une même patrie, tous des Arabes syriens à égalité. »

Je conclus avec une pensée de Sultan al-Attrache, écrite en 1961 :

« Ils disent que nous avons cueilli le fruit de notre lutte, le fruit de cet arbre que nous avons nourri de notre sang. Non ! Ce fruit n’est pas encore mûr.
Notre lutte n’en est encore qu’au stade de la floraison. Nous ne voulons pas en cueillir les fruits tant que nous ne sommes pas unis en tant qu’Arabes.
Fils de la Révolution et enfants du désert, nous nous sommes voués à être les offrandes sacrées sur l’autel de l’arabisme.
Cet arbre ne portera pas de fruit tant qu’il restera infesté de parasites destructeurs.
Il ne portera pas de fruit tant que la voix de la liberté ne s’élèvera pas de Palestine, et que les ambitions coloniales ne seront pas écartées d’Irak, d’Égypte et de Transjordanie.
Alors, seulement, que vienne le fruit mûr, savoureux, symbole des générations qui ont porté la flamme de la civilisation, flamme qui ne s’éteindra plus ».


Mausolée de Sultan al-Attrache à Qrayya

 

 

11/01/2025

BENOÎT GODIN
Quarante ans après sa mort, le combat d’Éloi Machoro n’a pas cessé


Benoît Godin, Billets d’Afrique, janvier 2025

Benoît Godin est un journaliste français, militant de l’association Survie, qui lutte contre la Françafrique. Auteur du documentaire radiophonique Le combat ne doit pas cesser : Éloi Machoro, un super-héros pour Kanaky

Le 12 janvier 1985, le GIGN abattait Éloi Machoro, portant un coup d’arrêt à deux mois d’un soulèvement qui secoua l’ordre colonial en Nouvelle-Calédonie, et révéla à la face du monde l’existence du peuple kanak et de son combat contre la domination française. Quarante ans après, ce dernier reste douloureusement d’actualité.
Qui a pris la décision d’abattre, le 12 janvier 1985, Éloi Machoro et l’un de ses compagnons de lutte, Marcel Nonarro ? Edgard Pisani, haut-commissaire de la République, fraîchement débarqué en Nouvelle-Calédonie avec des pouvoirs étendus pour faire face à une situation quasi insurrectionnelle ? Quelqu’un de plus haut placé à Paris ? Les hommes du GIGN envoyés sur place, ceux-là même qui avaient été humiliés un mois et demi plus tôt par Machoro et ses camarades et qui auraient outrepassé les ordres ? Quarante ans après, la question reste soulevée.
Mais est-elle au fond si importante ? Le véritable responsable de ce double assassinat – car c’en est un – est connu : c’est l’État français, toujours implacable lorsqu’il est confronté à des peuples en rébellion contre le joug colonial. Ce matin-là, la France éliminait l’un des hommes le plus honnis des Blancs de Nouvelle-Calédonie (l’annonce de sa mort sera accueillie par des hurlements de joie sur la place centrale de Nouméa). La figure emblématique du premier grand soulèvement kanak d’après-guerre (et même depuis les guerres de 1878 et 1917), qui marqua les débuts de la phase la plus dure de la période dite des « événements ».

Un homme de terrain

Qui est-il, Éloi Machoro ? Avant ces semaines terribles qui secouèrent l’ordre colonial, il est déjà une personnalité locale de premier plan, élu à l’Assemblée territoriale. Avec Yeiwéné Yeiwéné et surtout Jean-Marie Tjibaou, il est l’un des représentants les plus en vue de cette jeune génération kanak qui prit, en 1977, les rênes du plus ancien parti politique de l’archipel, l’Union calédonienne (UC), le transformant en un mouvement pro-indépendance. En 1981, Éloi Machoro en est même devenu le secrétaire général après l’assassinat de son prédécesseur, Pierre Declercq. À ce titre, il a pour mission d’organiser la vie du parti. Cet homme au contact aisé et au charisme évident est ainsi continuellement en déplacement aux quatre coins du territoire, au contact des militant·e·s de tous âges et même de toutes origines. C’est un homme de terrain. Et c’est donc là, sur le terrain, qu’on le retrouve en toute logique fin 1984, menant une partie des forces vives kanak.

L’urne brisée

Les similitudes entre les soulèvements kanak d’alors et de ce printemps 2024 ne manquent pas, et l’une des plus évidentes, c’est leur déclencheur. À l’époque déjà, la restriction du corps électoral est au cœur des revendications indépendantistes. Il s’agit de contrer les effets de près d’un siècle et demi de colonisation de peuplement qui ont fini par mettre en minorité le peuple autochtone sur ses propres terres. Les socialistes au pouvoir à Paris refusent d’en tenir compte : ils imposent un nouveau statut, dit Lemoine (du nom du secrétaire d’État en charge des Dom-Tom), et organisent le 18 novembre 1984 des élections territoriales ouvertes à tous. C’en est trop pour la plupart des organisations indépendantistes, UC en tête, qui se rassemblent au sein du Front de libération nationale kanak et socialiste (FLNKS) et appellent au « boycott actif » du scrutin. Le jour J, le territoire s’embrase : manifestations, routes bloquées, mairies occupées, voire incendiées…


La hache d’Éloi, par Miriam Shwamm

Ce matin-là, Éloi Machoro envahit avec un groupe de militants la mairie de Canala, commune de la côte est de la Grande Terre dont il est originaire. Armé d’un tamioc, une hache traditionnelle, il brise l’urne électorale. Un geste puissant, immortalisé par la correspondante du quotidien local. La photo va faire le tour du monde. La lutte du peuple kanak apparaît soudain au grand jour, et elle a un visage : celui – sévère, arborant casquette, lunettes de soleil et épaisse moustache – d’Éloi Machoro.
C’est le point de départ d’une épopée aussi fulgurante que marquante pour la Kanaky-Nouvelle-Calédonie. Deux jours après, Éloi Machoro et des militant·e·s de Canala rejoignent les Kanak de Thio, une quarantaine de kilomètres plus au sud, pour en occuper la gendarmerie. Ils libèrent les lieux au bout d’une journée, mais entreprennent dans la foulée le « siège » de la commune : pendant près d’un mois, les indépendantistes vont tenir Thio, dressant des barrages, contrôlant tous ses accès.
Si Canala est alors très majoritairement kanak, Thio compte encore une large population de Caldoches (comme sont surnommés les Calédoniens d’origine européenne) et demeure un bastion de la droite coloniale. Son maire, Roger Galliot, vient d’ailleurs de créer la section locale du Front national. Mais au-delà du symbole politique, Thio représente aussi un enjeu économique de taille : elle abrite l’une des plus importantes mines de nickel du monde. Nickel qui est la principale richesse de la Nouvelle-Calédonie, une manne pour l’État français, mais dont les Kanak n’ont jamais profité, exception faite de quelques employés.

Ministre de la Sécurité de Kanaky

Machoro, qui devient ministre de la Sécurité du gouvernement provisoire de Kanaky proclamé par le FLNKS, mène l’occupation. Lui et ses hommes font le tour des habitations des colons pour confisquer leurs armes. Mais, en parallèle, il exige de ses militants une discipline sans faille. L’alcool et tout pillage, ou même simple dégradation, sont proscrits. Ceux qui ne respectent pas les consignes se font durement réprimander (pour le moins) et sont renvoyés illico chez eux. La mine est à l’arrêt, mais tout le matériel est soigneusement protégé. Il s’agit tout à la fois de préserver les outils économiques indispensables au futur pays indépendant, mais aussi de montrer un visage exemplaire aux journalistes qui se précipitent à Thio. Machoro les reçoit volontiers, multiplie les interviews, bien conscient que la cause kanak a besoin de soutiens extérieurs, au sein de la puissance administrante comme à l’international.
Le 1er décembre, le GIGN tente d’envahir la commune pour mettre fin à l’occupation. C’est raté : des dizaines de Kanak, équipés des fusils saisis aux Caldoches, les encerclent dès leur descente des hélicoptères Puma et les désarment, puis les obligent à quitter les lieux. Un camouflet pour les gendarmes – ceux-là même que l’on retrouvera quelques semaines plus tard du côté de La Foa. L’épisode marque les esprits, renforçant l’aura de Machoro dans le monde kanak… et la psychose chez des Européens pour qui Machoro devient l’ennemi public numéro un. Celui-ci est pourtant tout sauf un fanatique brutal. Après le massacre le 5 décembre dans la vallée de Hienghène de dix Kanak (dont deux frères de Jean-Marie Tjibaou) par des petits colons, il s’oppose à certains de ses hommes, désireux de se venger sur les Blancs isolés et terrés chez eux à Thio. Son action empêche très probablement un bain de sang.
En revanche, Machoro n’entend plus reculer face à l’État et ses alliés « loyalistes ». S’il finit par respecter (et faire respecter) à contrecœur la consigne de levée des barrages lancée mi-décembre par le FLNKS, c’est pour tout de suite préparer, avec un groupe de militants déterminés, un nouveau coup d’éclat : le siège de La Foa, de l’autre côté de la Grande Terre. Presque une déclaration de guerre aux yeux de l’État : cela revient à s’en prendre à une commune « caldoche » et surtout à couper la très stratégique Route territoriale 1 qui relie Nouméa, la capitale, au nord de l’île. Le 11 janvier 1985, à la veille de passer à l’action, Machoro et une trentaine de compagnons prennent position à quelques kilomètres de là, dans une ferme située sur le plateau de Dogny. Repérés, ils sont encerclés par les gendarmes. Le lendemain, au petit matin, les tireurs d’élite feront leur sale besogne.

Ataï (à gauche) et Machoro, peinture d’Élia Aramoto sur un abribus à Poindimié. Photo Hamid Mokaddem, 1990.

Répondre à la brutalité coloniale

Quarante ans après, Éloi Machoro reste une icône dans le monde kanak, pour sa jeunesse notamment, au même rang que le grand chef Ataï qui mena la guerre de 1878 contre l’occupant français et à qui il est souvent comparé. Son portrait est partout : T-shirts, banderoles, murs des tribus ou des quartiers populaires nouméens, réseaux sociaux… Disparu avant le temps des accords, Machoro incarne une lutte sans concession contre cette colonisation qui n’en finit pas. Le 4 avril dernier, en marge d’une conférence de presse organisée au local de l’UC à Nouméa, une hache plantée dans une urne accueillait les journalistes… Quand il faut revenir aux actions de terrain, on invoque l’esprit du vieux Éloi.
Un certain malentendu persiste pourtant autour de cet homme assez mal connu, presque autant du côté de ses partisans que de ses opposants. Les deux camps entretiennent en effet une légende qui, dorée ou obscure, dresse finalement plus ou moins le même portrait, celui d’un Che Guevara océanien jusqu’au-boutiste. Ce qui a peu à voir avec la réalité… Car s’il meurt un fusil à la main, Machoro n’aura jamais tiré un seul coup de feu – pas même avant d’être abattu, contrairement à la première version des « forces de l’ordre » cherchant à justifier leur crime.
C’est en réalité un homme qui s’est montré largement ouvert au dialogue – à l’instar des autres responsables de l’UC de l’époque. Il participe d’ailleurs en 1983, aux côtés de Yeiwéné et Tjibaou, à la table-ronde de Nainville-les-Roches, durant laquelle les indépendantistes tendront la main aux autres communautés de l’archipel, reconnues comme « victimes de l’Histoire ». Si Éloi Machoro se pose la question du recours à des modes d’action plus radicaux, ce n’est qu’en réponse au mépris et à la brutalité du système colonial. En cela, son parcours épouse celui de son peuple, toujours ouvert à l’échange, mais se heurtant, jusqu’à aujourd’hui, à un État français enfermé dans sa logique impérialiste criminelle. On ne rappellera jamais assez que l’explosion de colère populaire au soir du 13 mai 2024, après le vote par l’Assemblée nationale du projet de loi constitutionnelle actant le dégel du corps électoral, faisait suite à des mois de mobilisation massive et pacifiste des forces indépendantistes, et kanak en premier lieu…
Dans une lettre rédigée le 17 novembre 1984, veille du boycott actif, et longtemps présentée à tort comme sa dernière, Éloi Machoro écrivait ces mots restés dans les mémoires : « Le combat ne doit pas cesser, faute de leaders ou faute de combattants ». Si le peuple kanak a pu depuis donner l’impression qu’il était moins combatif, ce n’était que parce qu’il donnait une chance au processus de décolonisation porté par les accords de Matignon, puis de Nouméa. Suivant le mot d’ordre de Machoro, il n’a en réalité jamais renoncé à la lutte pour son émancipation et pour l’indépendance de la Kanaky-Nouvelle-Calédonie. L’année écoulée nous l’a encore prouvé.

Lire aussi



 

03/03/2022

Kwame Anthony Appiah
Psychologie de la libération
Comment Frantz Fanon en est venu à considérer la violence comme une thérapie

Kwame Anthony Appiah, The New York Review of Books, 24/2/2022
Traduit par
Fausto Giudice, Tlaxcala

  Kwame Anthony Appiah (Londres, 1954), de père ghanéen et de mère anglaise, enseigne la philosophie à l'université de New York. Ses derniers livres sont As If: Idealization and Ideals et The Lies That Bind: Rethinking Identity.

 Compte rendu de lecture de:
The Wretched of the Earth (Les damnés de la terre)
by Frantz Fanon, translated from the French by Richard Philcox, with a preface by Jean-Paul Sartre, a foreword by Homi K. Bhabha, and an introduction by Cornel West. Grove, 251 pp., $17.00 (paper)

Ils voulaient l'attraper. C'était à la fois une source de terreur et une forme d'hommage. Frantz Fanon était visé en tant que révolutionnaire algérien, mais il était aussi psychiatre, et il savait comment les émotions pouvaient être liées à leurs contraires.

En mai 1959, pour ne citer qu'un incident marquant, il se rendait en voiture près d'une base que des insurgés algériens avaient installée à la frontière marocaine lorsque le conducteur a perdu le contrôle de la voiture et Fanon en a été éjecté, se blessant gravement au dos. Certains ont soupçonné que la route avait été minée, d'autres que le véhicule avait été saboté.

Il a été transporté par avion à Rome pour y être soigné. Il l'a échappé belle : ses compagnons du Front de libération nationale (FLN) d'Algérie ont fait en sorte qu'une voiture vienne le chercher à l'aéroport, voiture que leurs adversaires ont piégée avec des explosifs. Fanon n'a été épargné que parce que la balle perdue d'un enfant a déclenché la bombe prématurément. Ensuite, un journal local a annoncé l'arrivée d'un responsable du FLN blessé, auquel l'explosion semblait liée, et a même donné le nom de l'hôpital qui le soignait - où, comme prévu, deux hommes armés ont fait irruption dans la chambre qui lui avait été attribuée. Ils dégainent leur arme vers un lit vide, Fanon s'étant furtivement fait déplacer.

Frantz Fanon, par Johnalynn Holland, NYB

 Un an plus tard, il se trouvait à l'aéroport de Monrovia, au Liberia, dans l'attente d'un vol pour Conakry, en Guinée, lorsque lui et ses compagnons du FLN ont appris que l'avion était plein. Des employés d'Air France, faisant preuve d’une merveilleuse sollicitude, lui assurent que la compagnie les réservera sur un vol partant le lendemain et prendra en charge leurs frais de nuit. Fanon était sur ses gardes : tout le monde se souvenait de la capture du chef du FLN, Ahmed Ben Bella, quatre ans plus tôt, alors que son vol Rabat-Tunis, avec équipage français, avait fait une escale imprévue à Alger. Alors que Fanon et ses camarades partent pour Conakry en voiture, le vol sur lequel ils ont été replacés, est détourné vers Abidjan et fouillé par la sécurité française. Encore une fois, ils l'ont échappé belle.

Comment un psychiatre s'est-il retrouvé au milieu d'une telle folie ? Comment un fils des Antilles est-il devenu un révolutionnaire algérien ? Et comment une figure autrefois obscure a-t-elle pu devenir l'intellectuel révolutionnaire « le plus pertinent pour le XXIe siècle », comme l'écrit Cornel West dans une introduction énergique à l'édition du soixantième anniversaire de The Wretched of the Earth ? Pour comprendre où Fanon a fini, il est utile de comprendre comment il a commencé.

C'est un fait historique gênant que nos leaders anticolonialistes les plus féroces soient généralement issus de la bourgeoisie éduquée. Né en 1925 sur l'île antillaise de la Martinique, une possession française, Fanon a été élevé dans une famille qui avait des domestiques, des leçons de musique privées pour ses sœurs et, en plus d'une maison confortable dans la capitale, une maison de campagne avec des jardins luxuriants. Son père était un fonctionnaire qui travaillait au bureau des douanes ; sa mère, qui avait manifestement des ancêtres alsaciens, avait un magasin et - selon David Macey, l'auteur de la biographie la plus fouillée et la plus judicieuse de Fanon1 - le sens des affaires. Il a reçu une excellente éducation au lycée Schoelcher, où le poète Aimé Césaire enseignait la littérature.

Mais la liberté, selon Fanon, « était indivisible » et, en 1944, il s'est engagé dans les Forces françaises libres de Charles de Gaulle, ce qui lui a donné une autre formation. Stationné en Afrique du Nord, il est confronté à la hiérarchie raciale sous une forme plutôt nue. Fanon devait peut-être faire face à ses propres préjugés - les habitants des Antilles françaises étaient élevés dans le mépris des habitants de l'Afrique subsaharienne - mais il s'est avéré que les Arabes détestaient les Noirs sans distinction, tandis que les Français blancs, même s'ils plaçaient les Antillais au-dessus des Arabes et des Subsahariens, étaient convaincus de leur supériorité sur tous les peuples de couleur.

Lorsque le bataillon de Fanon est envoyé dans le nord de la France et sur le Rhin, où il reçoit des éclats d'obus dans la poitrine, son désenchantement s'accentue. Il s'était mis en danger pour « des paysans qui n'en ont rien à faire ». Au milieu des festivités qui ont marqué la libération de la France, les Françaises n'osent pas danser avec un Noir qui a risqué sa vie pour elles. C'était un Français cultivé, un étudiant de ses trésors civilisationnels. Pourquoi n'était-il pas traité comme tel ?

Pourtant, ses états de service lui permettent d'accéder gratuitement à l'enseignement supérieur, et il se retrouve à Paris, à l'école de dentisterie. « Il y a trop de nègres à Paris », écrit-il à son frère Joby, faisant manifestement référence aux Africains dans le mépris desquels il a été élevé, « et moins je les vois, mieux je me porte ». Après quelques semaines, il s'installe à Lyon, suit quelques cours de qualification en sciences et entreprend des études de médecine. Entre-temps, il lit beaucoup, assiste aux cours de philosophie de Maurice Merleau-Ponty et a une fille avec une camarade de la faculté de médecine. (Après avoir reconnu sa paternité, il a décidé qu'il ne voulait plus rien avoir à faire avec cette femme ni avec leur fille). Il a écrit des pièces de théâtre, peut-être en partie parce que Jean-Paul Sartre, le parangon de l'intellectualisme français, l'a fait. Mais Fanon a toujours eu le sens du drame, dans les grandes comme dans les petites choses : écrivant à sa chère maman de Lyon, il déclarait : « Sans café, je crois que je vais mourir ».

Il allait aussi au cinéma. Ce n'est pas un fait accessoire à son sujet. Fanon était un cinéphile - "cinéphile" est un terme trop fastidieux pour quelqu'un qui aimait les films populaires et aimait s'en plaindre. Un ami qui s'était engagé dans l'armée avec lui se souvient qu'il s'était fait avoir en regardant un film affreux pendant une permission, après que Fanon lui eut assuré qu'il s'agissait d'une "merveilleuse comédie musicale américaine". Les spécialistes ont beaucoup à dire sur l'influence de Merleau-Ponty sur Fanon, et assez peu sur celle des films. Pourtant, le grand écran parlait à Fanon ; c'est pourquoi il se plaisait à dialoguer avec lui.