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14/01/2024

MARK CURTIS
Bombarder le Yémen : une coutume aussi britannique que le thé de 5 heures

Mark Curtis, Declassified UK, 12/1/2024
Traduit par Fausto Giudice, Tlaxcala 

Mark Curtis est un écrivain, historien et journaliste britannique ; spécialisé dans les documentaires d'enquête. Il a écrit cinq livres sur la politique extérieure du Royaume-Uni et des USA, tout au long du XXe siècle. Il est rédacteur en chef du site ouèbe Declassified UK. Bibliographie. @markcurtis30

 Les derniers bombardements de l'armée britannique au Yémen interviennent à l'occasion du 60e anniversaire d'une campagne britannique oubliée contre ce  pays, impliquant la force brute et des attaques délibérées contre des civils, comme le montrent des dossiers déclassifiés.

Rishi Sunak en Petit Tambour, par Dave Brown, The Independent, d'après Marion Saumarez. Sur le bonnet : “Réélisez-moi vite”. Sur le tambour : “Libérons les Falklands la mer Rouge

Les frappes aériennes britanniques sur les Houthis au Yémen - qui ont osé défier le soutien occidental à Israël dans la bande de Gaza - ont lieu exactement 60 ans après une campagne de bombardements britannique brutale dans le pays.

La révolte dite des Collines de Radfan, qui s'est déroulée au début de l'année 1964 dans l'actuel Yémen, est depuis longtemps passée à la trappe de la mémoire historique.

Nous devrions cependant nous en souvenir, comme preuve de la façon dont la politique étrangère britannique est pratiquée dans la réalité - et de la façon dont nous ne découvrons vraiment cette réalité que lorsque les dossiers gouvernementaux sont rendus publics des décennies plus tard.



 
L'indépendance à nos conditions

Le Radfan est une région montagneuse située à environ 80 km au nord d'Aden, le principal port du sud du Yémen. Au début des années 1960, elle faisait partie d'une création coloniale britannique - la Fédération d'Arabie du Sud, un regroupement de cheikhats et de sultanats établi par Londres.

Une photo officielle de Sir Gerald Kennedy Nicholas Trevaskis (1915-1990) en 1963. Entré dans l’administration coloniale en Rhodésie du Nord en 1938, il devient soldat puis officier dans le Northern Rhodesia Regiment quand la 2ème Guerre mondiale éclate. En août 1940, il est capturé par les forces italiennes à Tug Aqan dans le Somaliland britannique. Libéré en 1941, il passe au service de l'administration militaire britannique de l'Érythrée jusqu’en 1948. Baptisé “Uncle Ken” dans l’ Overseas Civil Service (administration coloniale), il devient Officier politique dans le Western Aden Protectorate en 1951 et gravit les échelons jusqu’à devenir Haut-commissaire d'Aden et de la Fédération d'Arabie du Sud de 1963 à 1965. Rescapé d’une attaque à la grenade le 10 décembre 1963 sur l’aéroport d’Aden, il déclare l’état d’urgence, entrée dans l'histoire sous le nom d'“Aden Emergency”, qui sera suivie de la “Radfan Campaign”. [NdT]

 

Le Royaume-Uni était prêt à accorder l'indépendance à l'Arabie du Sud, mais seulement à certaines conditions. Sir Kennedy Trevaskis, haut-commissaire à Aden, a noté que l'indépendance devait « garantir que les pleins pouvoirs passent de manière décisive entre des mains amies ».

Cela laisserait le territoire « dépendant de nous-mêmes et soumis à notre influence ».

Une grande partie de la population refuse de coopérer avec les plans britanniques, et pas seulement les groupes politisés d'Aden. En janvier 1964, des tribus de Radfan lancent des raids contre des objectifs de la Fédération et des convois britanniques dans la région.

Ils s'inquiétaient de la baisse des recettes due aux projets britanniques d'union douanière dans la fédération et s'inspiraient de l'anticolonialisme de l'Égypte de Gamal Abdel Nasser, le leader nationaliste arabe du Moyen-Orient.

“Toutes les méthodes nécessaires, quelles qu’elles soient”

La réponse des autorités britanniques, sous le gouvernement conservateur d'Alec Douglas-Home, est féroce. En avril 1964, le secrétaire d'État aux colonies, Duncan Sandys, demande que la révolte soit “vigoureusement réprimée“ et que l'armée britannique soit autorisée à “utiliser toutes les méthodes nécessaires”.

La seule chose qui préoccupe Sandys est de “minimiser les critiques internationales négatives”, ce qui indique que les opérations de propagande, à l'époque comme aujourd'hui, sont de la plus haute importance.

L'idée était de « rendre la vie si intenable aux tribus que leur moral soit brisé et qu'elles se soumettent ».

Une directive politique émise à l'intention des forces britanniques en avril 1964 stipule que les troupes britanniques « doivent prendre des mesures punitives qui fassent mal aux rebelles, laissant ainsi derrière elles des souvenirs qui ne s'effaceront pas rapidement ».

Le capitaine Brian Drohan, chercheur à l'académie militaire usaméricaine de West Point, qui a également analysé les dossiers déclassifiés britanniques, a écrit que « la population de Radfan a ressenti toute la force de la coercition coloniale alors que les forces britanniques bombardaient les villages, abattaient le bétail et détruisaient les récoltes ».

“Les pertes subies par les femmes et les enfants doivent être acceptées”

L'une de ces tactiques était la “proscription de terrain”, qui consistait à désigner certaines zones de Radfan comme étant interdites d'accès. [méthode reprise par les Israéliens en Cisjordanie, NdT]

« Tous les habitants, quel que soit leur statut de civil ou de combattant, ont été contraints de partir, transformant la quasi-totalité de la population d'une zone interdite en réfugiés », note Drohan.

Les soldats britanniques ont reçu l'ordre de confisquer les biens, de brûler le fourrage et de détruire les réserves de céréales et le bétail. Les règles d'engagement autorisent les commandants à recourir aux bombardements aériens et à l'artillerie “dans toute la mesure nécessaire” lorsque les villages refusent de se rendre. 

Dans de telles circonstances, “les pertes subies par les femmes et les enfants doivent être acceptées”, indique la directive britannique.

Dans le cadre d'un déploiement de l'armée britannique, auquel participaient le régiment de parachutistes et les marines, une petite équipe de SAS a également été envoyée en avril, assistée par des avions de guerre Hunter d'attaque au sol. Le SAS a tué quelque 25 rebelles, mais a perdu son commandant et son opérateur radio, dont les corps ont dû être laissés sur place.

Ceux-ci ont été décapités et les têtes ont été exposées au Yémen, un incident qui a provoqué la colère et le choc dans toute la Grande-Bretagne.

Frappes aériennes

Les frappes aériennes ont été approuvées en mai et Trevaskis a suggéré d'envoyer des soldats pour “faire régner la peur de la mort dans les villages” contrôlés par les rebelles.

Si cela ne suffisait pas à obtenir la soumission, Trevaskis déclarait "qu'il serait nécessaire de lancer des attaques armées sur le bétail ou les hommes à l'extérieur des villages".

Il ajoutait : « Étant donné que des membres de tribus ont régulièrement tiré sur nos avions et en ont touché plusieurs, nous pourrions prétendre que nos avions ont riposté à des hommes qui nous avaient tiré dessus depuis le sol ».

Pour la RAF, la proscription aérienne signifiait que « les villages pouvaient être attaqués au canon et à la grenade » et permettait aux pilotes de viser le bétail, les chèvres, les cultures et les personnes dans les zones proscrites, selon les dossiers.

Les forces britanniques avaient été autorisées par les ministres à “harceler les moyens de subsistance des villages afin d'amener les rebelles à se soumettre.

Le bétail et les cultures étaient des sources de richesse et de subsistance pour les tribus radfanies. « Les attaques contre ces cibles s'apparentaient à une guerre économique menée contre des communautés entières, sans qu'aucune distinction ne soit faite entre les civils et les combattants », note Drohan. 

Lors d'une attaque, un seul bombardier Shackleton a tiré 600 obus de 20 mm et largué 60 grenades aériennes. Le pilote a déclaré avoir tiré au canon sur un troupeau de chèvres tout en larguant six grenades aériennes sur un autre troupeau de chèvres, onze sur du bétail, huit sur des “gens” - sans préciser s'il s'agissait de civils ou de combattants - et quatorze autres sur des “gens sous les arbres”. 

Au cours de plus de 600 sorties au-dessus de Radfan, la RAF a tiré 2 500 roquettes et 200 000 obus.

Aucune restriction n'a été imposée quant à l'utilisation de “bombes antipersonnel” de 20 livres - similaires à ce que l'on appelle aujourd'hui les bombes à fragmentation - mais “l'aspect relations publiques” de ces bombes “devra être traité avec beaucoup de soin”, indiquait le ministère de la Défense.

C'est ainsi que le secrétaire à la Défense, Peter Thorneycroft, a demandé au chef de l'état-major de l'armée de l'air de “garantir le secret de l'opération” d'utilisation de ces bombes.

Pauvreté

Comme le montrent les dossiers de tant d'autres guerres menées par la Grande-Bretagne au Moyen-Orient, les planificateurs britanniques étaient parfaitement conscients de la situation critique des populations qu'ils attaquaient.

Le commandant en chef du Moyen-Orient, le lieutenant-général Sir Charles Harington, a reconnu que les membres des tribus de Radfan “menaient une existence pauvre et primitive depuis des centaines d'années”. Leur situation était la suivante : « Il y a à peine assez de substance pour subvenir aux besoins de la population, les familles gagnant rarement plus de 50 livres sterling par an ».

« C'est pourquoi la tentation et la nécessité de chercher de l'aide ailleurs sont compréhensibles », notait-il. C'est ce que beaucoup ont fait, se tournant vers les offres de l'Égypte de Nasser et du nouveau gouvernement républicain du Yémen du Nord, contre lequel le Royaume-Uni menait également une guerre secrète.

Harington notait également que si la Grande-Bretagne “avait apporté une aide financière plus importante” aux Radfanis dans le passé, “la tentation d'aller chercher ailleurs le prix de la subversion aurait pu être évitée”.

Pots-de-vin

Le versement de pots-de-vin aux chefs de tribus locales était un autre moyen d'assurer le contrôle de la population. Sandys a demandé au haut-commissaire de verser des “subventions personnelles” aux principaux membres du conseil de la Fédération d'Arabie du Sud.

En janvier 1964, Trevaskis a reçu 50 000 livres sterling pour payer ces pots-de-vin. Il a également reçu 15 000 livres “pour aider à saper la position du Parti Socialiste du Peuple à Aden”, l'opposition politique la plus importante au maintien de l'autorité britannique sur le territoire.

Le haut-commissaire a fait remarquer que cet argent contribuerait à “empêcher qu'ils gagnent les prochaines élections”. En juillet 1964, les ministres ont également approuvé l'octroi de 500 000 livres sterling à Trevaskis « pour qu'il les distribue aux dirigeants lorsque cela permettrait d'éviter des révoltes tribales ».   

Grâce à la puissance aérienne et à l'artillerie, l'armée britannique s'est emparée de ses objectifs territoriaux à la fin du mois de juillet, alors que les tribus radfanies se retiraient au-delà de la frontière, dans le Yémen du Nord. Après les avoir chassés de leurs maisons, les forces britanniques ont occupé le Radfan et ont continué à faire respecter l'interdiction par des patrouilles aériennes et terrestres.

Selon les chiffres officiels, la Grande-Bretagne a perdu 13 soldats au cours du conflit. On ignore combien de Radfanis ont été tués.

La Fédération d'Arabie du Sud est devenue une partie du Yémen du Sud indépendant en 1967, après une longue guerre de libération contre les forces britanniques.

 “Arrêtez de bombarder le Yémen” : Marche nationale pour la Palestine dans le centre de Londres le 13 janvier 2024. Photo AFP

 

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