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09/11/2025

Hommage à Paolo Virno

Ci-dessous une traduction des articles parus dans le quotidien italien il manifesto de ce 9 novembre, consacrés au philosophe Paolo Virno, qui vient de disparaître, suivis d'une note de Christian Marazzi. Tlaxcala


SOMMAIRE

  • Paolo Virno : lundi, les derniers adieux
  • La vie militante
    Paolo Virno : la révolution, joyeuse ambition
  • La passion politique
    Un éclaireur de l’exode à la visée sûre
  • La recherche philosophique
    Au-delà du capital, la partie reste ouverte
  • ENTRETIEN
    Paolo Virno : 1977, le début d’un temps nouveau
  • Creuser le langage : l’enseignement de Paolo Virno
  • Lire aussi La fabrique loquace de la multitude : hommage à Paolo Virno


Paolo Virno : lundi, les derniers adieux

Rédaction, il manifesto, 9/11/2025

Paolo Virno est mort à Rome dans la soirée du 7 novembre. Depuis quelque temps, il faisait face à la maladie, sachant parfaitement, en grand joueur de poker, que dans une partie, il ne faut jamais laisser paraître ses émotions. C’est peut-être pour cela qu’il n’a pas perdu sa bonne humeur jusqu’à son dernier souffle — et sa dernière cigarette.

Il avait 73 ans, né à Naples en juin 1952. Il avait aussi vécu à Gênes, Rome et Milan. Militant et dirigeant de Potere Operaio, il avait fondé la revue Metropolis.

Impliqué dans l’enquête et la rafle du 7 avril 1979, il fut jugé et acquitté. Il a ensuite travaillé à la rédaction culturelle du manifesto.

Il enseigna la philosophie du langage dans plusieurs universités italiennes et étrangères.

Parmi ses livres les plus importants : Le souvenir du présent. Essai sur le temps historique (1999), Grammaire de la multitude. Pour une analyse des formes de vie contemporaines (2003), Essai sur la négation. Pour une anthropologie linguistique (2013). [9 de ses livres ont été publiés en français par les Éditions de L’Éclat]

Les derniers adieux à Paolo auront lieu demain, lundi 10 novembre à 11 heures, à l’ESC Atelier autogéré, via dei Volsci 159 à Rome.

Toutes et tous, au manifesto, nous nous serrons avec amour et tendresse autour de Raissa, Pietro et Valerio, ainsi que de la sœur de Paolo, Luciana, et de son frère, Claudio. Nous l’avons profondément aimé, il nous manquera énormément.

La vie militante

Paolo Virno : la révolution, joyeuse ambition

Andrea Colombo, il manifesto, 9/11/2025

Souvenir

Intellectuel et anti-intellectuel, il a milité dans Potere Operaio, subi une incarcération injuste, travaillé au manifesto, enseigné la philosophie. Jamais résigné à la triste mission de rendre le monde un peu plus juste : il voulait le renverser.

Paolo Virno fut un acteur essentiel de la gauche révolutionnaire italienne, et un rédacteur inoubliable de ce journal.
Paolo Virno. Photo Nora Parcu

Dans la fin des années 1980, Paolo sortait à peine d’une odyssée judiciaire kafkaïenne, passée à l’histoire sous le nom de « 7 avril ». On l’avait inculpé et emprisonné sous des accusations ridicules, auxquelles même les magistrats ne croyaient pas, mais pour une raison juste, quoique inavouable : celle d’être un révolutionnaire communiste décidé à renverser l’ordre existant, convaincu que vivre, c’est marcher sur la tête des rois. Sa méfiance envers la magistrature démocratique [les juges membres ou sympathisants du Parti communiste, NdT], jamais démentie jusqu’à son dernier jour, naquit de cette expérience.

Paolo rejoignit ensuite le manifesto, dans la section culturelle — qui comprenait alors aussi les spectacles. Mais il ne voulait pas, et nous ne voulions pas, d’une section culturelle comme les autres, fût-elle très politisée. Nous visions un « contre-journal », capable de regarder ce que l’urgence de l’actualité reléguait hors des premières pages : non les acrobaties du CAF (le triumvirat Craxi, Andreotti, Forlani), ni les gloires lointaines des guerres de libération, mais les transformations radicales des forces productives encore à l’état naissant à la fin des années 1980.

L’émergence d’un nouveau prolétariat intellectuel et inventif, remplaçant la répétition mécanique de la chaîne par l’usage de l’esprit. Le paradoxe d’une société du salariat rendue obsolète et parasitaire par le développement des forces productives, mais dont on ne sortait qu’en en conservant les règles — parce que la survie du commandement l’exigeait.

De cette ambition naquit le périodique Luogo comune, et une grande part du combat se jouait déjà dans les pages du manifesto. Ceux qui voudraient comprendre peuvent lire la compilation Negli anni del nostro scontento (DeriveApprodi, 2023), qui rassemble ses articles : on y découvre une capacité unique à repérer les lignes de force du nouvel ordre social, mais aussi ses failles, jusque dans les films populaires, les émotions d’une époque ou le lexique des intellectuels.

Cette ambition révolutionnaire totale fut la marque constante de l’action politique et de la réflexion philosophique de Virno. Tous ses livres, sans exception, visent à subvertir le présent, même quand ils s’attardent sur les jeux d’esprit ou les limites du langage.

Jamais il ne s’est contenté de « rendre le monde un peu meilleur ». Il savait que sans une vision apte à ébranler l’ordre entier, on n’obtient même pas un meilleur salaire. Il allait toujours au bout du jeu.

Il a vécu dans la conscience d’une défaite historique, sans jamais s’y résigner. Ancien militant et dirigeant de Potere Operaio, organisation dont l’influence allait bien au-delà de ses modestes effectifs, il avait su garder l’esprit de cette époque où la révolution semblait à portée de main.

Mais sa pensée n’était pas nostalgique : il considérait l’arsenal du passé comme un fardeau, sauf la méthode héritée de l’opéraïsme, qu’il revisita jusqu’à la rendre méconnaissable. Il traquait les nouvelles subjectivités, les formes inédites de résistance, et affirmait qu’aujourd’hui, être communiste est incompatible avec appartenir à la gauche traditionnelle, nuisible plus qu’inutile.

Pour beaucoup, Paolo fut un maître de pensée critique, un compagnon et un ami. Pour certains, comme moi, il l’était depuis le lycée romain et Potere Operaio.

À ceux qui ne l’ont pas connu, il laisse des textes qui seront étudiés comme des armes de la lutte de classe moderne. Mais il leur manquera ce qu’aucun texte ne peut rendre : sa générosité proverbiale, son indifférence à l’argent, sa présence solide dans l’épreuve, son ironie et sa joie. L’avoir eu pour ami fut un privilège rare.

 Paolo Virno. Photo Nora Parcu


La passion politique

Un éclaireur de l’exode à la visée sûre

Marco Bascetta, il manifesto, 9/11/2025

Plus les histoires sont longues et intenses, plus les expériences et les sensibilités sont entrelacées, moins on sait par où commencer.

Pourquoi pas, alors, par une petite rubrique de la revue Luogo comune, qu’au début des années 1990 Paolo avait lancée avec un groupe de camarades et d’amis : « Citations face à l’ennemi », inspirée du cliché western — repris plus tard par Tarantino — où le tireur cite un verset biblique avant de dégainer.

Eh bien, les articles de Paolo, ses essais courts, forment un catalogue extraordinaire de “citations face à l’ennemi” : extraites d’un vaste savoir, aiguisées par une passion politique et une précision de tir inégalées.

Jamais son travail n’a été sans cible, même lorsqu’il distingua clairement militance politique et recherche philosophique. Non pour en nier le lien, mais pour en préserver le rigoureux équilibre. Deux tâches aussi décisives, disait-il, ne peuvent être menées à moitié.

Beaucoup d’entre nous furent déconcertés : nous vivions justement dans cette zone grise où la pensée longue se mêle à l’urgence de l’action. Mais sa radicalité continuait d’alimenter les mouvements, et face à tout événement nouveau, nous revenions toujours à quelque éclair philosophique de Paolo.

Ces dernières années, après avoir quitté l’enseignement, il voulait retrouver un rapport direct à la lutte politique. Nous en parlions souvent, sans trouver la voie à la hauteur de sa radicalité.

S’il est un mot qu’il incarnait pleinement, c’est « compagno » [camarade] : amitié, affection, espérance, intelligence collective et liberté individuelle. Ce mot, sérieux et enjoué, fut celui par lequel il nous salua, Andrea Colombo et moi, jeudi matin encore.

Car Paolo appelait son petit cercle de Luogo comune les « marxistes non de gauche » — une ironie dirigée contre les socialistes des années 1960 qui se disaient « gauche non marxiste ». Cela signifiait une critique marxiste non affadie par le compromis ni contaminée par le populisme, fidèle à la tradition matérialiste mais en attente d’un renouveau.

Il choisit pour cela la voie exigeante de la philosophie du langage, un travail à plein temps. Et même dans ses ouvrages les plus techniques, on croise ses cibles politiques de toujours — l’État, le peuple, le salariat — et ses piquantes « citations face à l’ennemi ».

Je ne sais pas écrire la mesure du vide qu’il laisse après 56 ans d’amitié née au lycée romain. Je me confie à une dernière citation de cinéma chère à Paolo, que nous aimions répéter :

« Cher ami… che te lo dico a fa’? » (à quoi bon te le dire ?).

 

La recherche philosophique

Au-delà du capital, la partie reste ouverte

Massimo De Carolis, il manifesto, 9/11/2025

Fidèle jusqu’au bout à l’idée marxienne que le déclin du capitalisme marque le commencement, et non la fin, de l’histoire humaine, Paolo Virno a su faire entrevoir la trace d’une autre histoire.

Paolo Virno diffusant le quotidien d’agitation Potere operaio. Fuori dalle linee à l’entrée de l’usine FIAT-Mirafiori en 1974 – Archives il manifesto

Depuis les années 1970, il s’interrogeait : que se passe-t-il quand les conditions mêmes de la possibilité de l’histoire — langage, praxis, nature — cessent d’être un simple arrière-plan pour devenir la matière même des événements ?

De cette question découle sa démarche : élargir les notions politiques de force de travail ou de multitude en concepts anthropologiques, et inversement, découvrir la charge politique des notions d’action innovatrice ou de faculté de langage.

Dans Le souvenir du présent, il écrivait :

« Le capitalisme historise la méta-histoire : il l’inclut dans le domaine prosaïque des événements, il s’en empare. »

En transformant en marchandise non pas le travail accompli mais la force de travail comme puissance humaine générale, le capitalisme a replié l’histoire sur elle-même.

Dès lors, ce qui enrichit le capital, ce n’est pas tant la propriété du produit que le pouvoir de décider, en amont, quelles potentialités humaines pourront se réaliser.

Ce pouvoir est longtemps resté caché, mais il se révèle pleinement avec le postfordisme : grâce à la technologie, le travail salarié devient marginal, un « résidu misérable », et pourtant le dominion du capital s’intensifie, s’étendant à toute la vie.

La biotechnologie se nourrit des potentialités de la nature, les plateformes exploitent nos facultés communicatives, la finance spécule même sur les crises.

L’excès de possibilités se renverse en impuissance, menaçant de fin de l’histoire.

Mais pour Virno, la partie reste ouverte : l’alternative existe dans les pratiques humaines ordinaires — langage, action commune, esprit, amitié — où se tisse une autre orientation de l’histoire.

D’où son intransigeance envers une “gauche” nostalgique et inconsistante, et son attachement aux mouvements révolutionnaires des années 1970, qui avaient entrevu que l’enjeu politique n’est rien de moins que la dignité de l’humain.

Et de cette dignité, Paolo Virno a donné la preuve vivante, dans sa militance, sa prison, sa pensée, et même dans la façon tranquille dont il a affronté la maladie. Une cohérence naturelle, signe du vrai maître.

 

Paolo Virno : 1977, le début d’un temps nouveau

1977 contre le présent. Le mouvement de 1977, quarante ans après
Entretien avec Paolo Virno

Ilaria Bussoni, Roberto Ciccarelli, il manifesto, 5/4/2017

 

« Quarante ans plus tôt, c’est aujourd’hui. En Italie et ailleurs, a émergé une force de travail devenue ressort de la production et moteur des institutions. »
« Les œuvres de l’amitié méritent d’être défendues : elles produisent des formes de vie et construisent des embryons d’institutions. »

 

1977, Rome, université La Sapienza occupée. Photo Tano D’Amico

 Le moment 1977

« 1977 » est une date conventionnelle : les sujets sociaux et les formes de lutte dont on se souvient ont surgi plus tôt, raconte Paolo Virno, l’un des plus importants philosophes italiens et figure centrale de la revue du mouvement Metropoli.

« À Milan, il y avait les cercles du prolétariat juvénile, les manifestations pour les meurtres de Zibecchi et Varalli, les mobilisations contre le travail au noir. Ce ne furent pas seulement des sujets non ouvriers qui firent irruption sur la scène publique. 77 comprend aussi les dix mille nouvelles embauches de Fiat : pour la première fois, beaucoup de femmes et de jeunes diplômés. En juin 1979, ils bloquèrent Mirafiori avec la même détermination qu’en 1969 ou 1973. On vivait une accélération générale, extrême, qui traversait toute la force de travail. Cette année-là, tout éclata : une anticipation subjective, subversive, d’un nouvel ordre qui devait ensuite prendre les traits plombés de l’ordre productif du capitalisme néolibéral. »

Une anticipation de l’avenir

Qu’est-ce qui a anticipé le mouvement ?

« 1977 a été un commencement. On y voit apparaître de nouvelles figures de la force de travail : fondées sur la production cognitive, la coopération linguistique, et une réorganisation du temps de travail qui avait alors une coloration subversive. Ce n’est pas la première fois qu’un mouvement annonce l’avenir : dans les années 1910, les grandes luttes des ouvriers déqualifiés aux USA avaient précédé le fordisme. Plus tôt encore, dans l’Angleterre du XVII siècle, les vagabonds chassés des terres, non encore intégrés à la manufacture, incarnaient déjà une dangereuse potentialité sociale.

De même, 1977 a un double visage : d’un côté, une matière première de comportements, d’affects et de désirs rebelles devenus force productive, état de choses actuel ; de l’autre, la voie sur laquelle circulent aujourd’hui pouvoir et conflit. »

La force de travail et ses facultés

Quelles caractéristiques de la force de travail se sont imposées alors et demeurent actuelles ?

« 1977 a anticipé, à travers des luttes très dures, ce qui importe vraiment aujourd’hui. Marx parlait d’un intellect général qui n’est plus contenu dans le capital fixe mais dans les sujets vivants. Connaissance, affects et intelligence existent désormais comme interaction et coopération linguistique du travail vivant. Ce renversement dépasse même l’aveuglement de Marx, pour qui le temps de travail restait un résidu, tandis que la connaissance et l’intellect étaient incorporés aux machines.

La reproduction de la vie, et les qualités productives de la force de travail, ne se développent plus seulement dans la sphère du travail. Pour produire de la plus-value, les entreprises ont besoin de personnes formées dans un milieu plus vaste que l’atelier ou le bureau — justement pour être plus productives une fois revenues à l’atelier ou au bureau. »

Nature humaine et production sociale

Quelles facultés humaines sont mobilisées dans ce processus ?

« Je m’arrête sur trois éléments fondamentaux de la nature humaine :

1.      la néoténie, c’est-à-dire la persistance de traits infantiles tout au long de la vie ;

2.     l’absence d’une niche environnementale propre à l’espèce humaine, dans laquelle elle pourrait s’installer avec sécurité ;

3.     la faculté de langage, bien différente des langues particulières, plastique et indéterminée.

1977 fut le premier mouvement mondain, néoténique et potentiel, qui fit de ces facultés une force au lieu de chercher à les contenir. Jusqu’alors, les institutions s’en défendaient ; depuis, elles les ont intégrées, en faisant des ressorts de la production sociale et du moteur des formes institutionnelles. La néoténie s’est muée en flexibilité et formation continue. L’absence de niche est devenue mobilité et polyvalence. »

Le renversement néolibéral

Comment la contre-révolution néolibérale a-t-elle transformé ces traits ?

« Ces caractéristiques se sont répandues, mais avec un signe inversé. La prolifération de hiérarchies minutieuses et de barrières exprime la fin de la division du travail sous le capitalisme. Celle-ci est désormais dysfonctionnelle ; elle sert surtout à coloniser le caractère public des tensions éthiques, émotionnelles et affectives de la force de travail. Leur variabilité et leur imprévisibilité sont transformées en descriptions de poste.

Pourtant, ces tensions font partie de la valeur d’usage de la force de travail et de son rapport au monde. Partager intellect et langage devient une condition vitale. Mais la segmentation du caractère trans-individuel du travail est aujourd’hui bien plus accentuée que ne l’exigeait jadis la division du travail. Le maximum de potentialité se renverse en impasse : un renversement disciplinaire rendu nécessaire par cette familiarité avec le potentiel, qui autrement ferait exploser l’ordre productif.

Certaines luttes actuelles en sont le prolongement direct, un document vivant de 1977. Leur centralité dément l’idée que nous aurions alors représenté une “seconde société” des exclus : c’était au contraire la “première société”, celle qui s’inaugurait — et c’est celle que nous sommes encore aujourd’hui. »

Le blocage du conflit général

Pourquoi n’a-t-on pas su, depuis, construire une action sociale capable de renverser le nouvel ordre productif, affectif et politique ?

« C’est la question décisive, posée dès les années 1990, quand on croyait “l’hiver de notre mécontentement” terminé et qu’allait commencer la phase civile, parce que rebelle, de la nouvelle réalité productive. Il n’en a rien été : Berlusconi est arrivé. Depuis 2007, la crise mondiale nous engluait, et la fermeture s’est accentuée. »

Les conditions d’une alternative

Que manque-t-il pour définir une alternative concrète ?

« Le minimum syndical : le conflit sur les conditions matérielles — temps de travail, salaire, revenu. C’est le point de départ, devenu extrêmement difficile. Il est impensable aujourd’hui qu’une lutte de travailleuses de centres d’appel ne s’accompagne pas de la création d’un embryon de nouvelles institutions.

Pour éviter un licenciement ou obtenir trente euros de plus, il faut désormais faire la Commune de Paris. Chaque pas de conflit contient déjà l’invention expérimentale d’institutions post-étatiques. »

La crise de la représentation

Pourquoi 1977 a-t-il rejeté les formes de représentation politique connues jusqu’alors ?

« La crise de la représentation est irréversible. En Europe, et pas seulement, émergent des formes authentiques de fascisme : une terre de personne que peuvent occuper des pulsions opposées. 77 en fut une des manifestations, que le mouvement comprit en temps réel lorsque Lama [chef de la CGIL, le syndicat communiste, NdT]] et son service d’ordre furent chassés de La Sapienza.

Ce processus de long terme a mis fin au monopole étatique de la décision politique. Mais croire que cette crise n’appartient qu’à un seul camp est une illusion : le populisme en est une autre expression. Il est devenu le liquide amniotique où croissent populismes et fascismes : les frères jumeaux, glaçants, des aspirations libératrices — la version monstrueuse de quelque chose qui nous appartient. »

Désobéissance et droit de résistance

Comment ce refus s’est-il exprimé ?

« Par la désobéissance, notamment. Ce thème prit alors une valeur presque constitutionnelle. Il remit en cause ce que Hobbes appelait l’acceptation du commandement avant même celle des lois. Il ne peut exister de loi imposant de ne pas se rebeller.

En 1977, la désobéissance a remis en question l’obéissance : cela précède tout dispositif législatif concret. Ce fut une année très violente, mais, une fois ôtés les fétiches de la violence construits ensuite, le mouvement affirma un droit de résistance face à la nouvelle configuration des institutions post-étatiques.

Cette violence n’était pas opposée à celle de l’État ou de l’armée : c’était la défense de quelque chose que l’on avait déjà bâti. La photo de Paolo et Daddo prise par Tano D’Amico le 2 février le symbolise. »

 

Les œuvres de l’amitié

Qu’aviez-vous construit pour le défendre si ardemment ?

« Le ius resistentiae défend ce qu’on a déjà créé : les œuvres de l’amitié — une amitié publique qui produit des formes de vie, faite de coopération, d’intellect général et de travail vivant.

En 1977, l’amitié cesse d’être une catégorie secondaire : le couple ami/ennemi est renversé, et l’amitié devient coopération excédentaire, capable de construire des embryons d’institutions, des formes de vie qui méritent d’être défendues à tout prix.

Le ius resistentiae n’est pas une violence plus modérée que celle des jeunes femmes de l’Institut Smolny, à Pétersbourg, qui marchèrent sur le palais d’Hiver. »

Le premier pas

Comment faire le premier pas ?

« En cultivant son incomplétude, en la rendant réceptive et vertueuse. Il faut se tenir prêt à accueillir l’imprévu, et cela dépend de la capacité du travail précaire et intermittent à s’imposer sans ménagement.

Face à un imprévu attendu, la philosophie politique doit s’arrêter et attendre. Pour moi, la limite — et le sommet — de la réflexion théorique équivaut, aujourd’hui, à ce qu’étaient les Industrial Workers of the World aux USA. Si je pense à quelque chose qui ressemble au post-77, et au 77 s’étant mis au travail, c’est à eux que je pense».

 

Un souvenir

As-tu un souvenir particulier d’une journée de cette année-là ?

« La manifestation la plus proche d’un caractère insurrectionnel fut celle de Rome, le 12 mars : un cortège sans slogans ni drapeaux, après le meurtre de Francesco Lorusso à Bologne la veille.

Je me souviens d’un vieil homme marchant péniblement devant le ministère de la Justice, via Arenula : c’était Umberto Terracini, fondateur du PCI, antifasciste, président de l’Assemblée constituante. Au premier congrès de l’Internationale communiste, à Moscou, il avait parlé en français, et Lénine lui avait répliqué, le jugeant trop extrémiste : “Plus de souplesse, camarade Terracini.

Pour lui, il allait de soi de participer à cette manifestation. Ce fut un moment profondément émouvant. »

Creuser le langage : l’enseignement de Paolo Virno
 Christian Marazzi, effimera, 9/11/2025

Nous devons creuser marxiennement le langage — mais le langage désormais intérieur aux processus productifs, le langage mis au travail après la crise du fordisme. C’est ainsi que nous parlait Paolo, définissant un programme collectif de travail au long cours pour construire les nouvelles armes de la lutte de la multitude.
Convention et matérialisme date de 1986 ; c’est dans ce livre que, pour la première fois, il est question de l’ordinateur comme « machine linguistique », cette technologie qui a déterminé le tournant linguistique des processus de numérisation et de valorisation de l’économie, du monde, de la vie.

Il en écrivit une partie en prison, dans la cellule où se trouvaient également Toni Negri et Luciano Ferrari Bravo. Luciano me décrivit un jour le cliquetis de la machine à écrire de Paolo lorsqu’il rédigeait ses textes : lent, avec de longues pauses entre un mot et l’autre, comme si Paolo caressait chaque lettre, comme si chaque mot était un corps en devenir. Il semblait les écouter, ces mots, descendant dans la profondeur de leur vérité, de leur corporéité.

Parfois, il employait des mots archaïques, comme pour signifier une histoire commencée il y a longtemps : l’histoire de la lutte des classes. Pour Paolo, l’usage des mots était un entraînement à l’usage de la vie : une vie singulière, individualisée, précédée d’un je collectif, d’un social présocial, garantie de l’existence politique « des nombreux en tant que nombreux ».

Le collectif de la multitude contre le peuple comme réduction à l’un, la fuite de la souveraineté vers une démocratie non représentative. La postface à L’individuation psychique et collective de Gilbert Simondon est magistrale : on la lit et la relit, et chaque fois on a l’impression de recommencer, de marcher avec les autres, de se libérer avec les nombreux en tant que nombreux.

Et combien de textes Paolo a-t-il écrits pour dévoiler les pouvoirs et les limites du langage ! Du langage comme action — ce « faire des choses avec des mots » de John Austin (le titre seul suffisait, disait-il) — qui a permis d’entrer, armés, dans le temps de la linguisticité monétaire, dans l’illusion d’une fuite cryptée du centre des banques : le problème n’est pas le centre, le problème est la forme linguistique de la monnaie, sa domination sur nos vies, nos désirs, nos affects.

Paolo fut un ami, un frère, un camarade, une personne splendide. Il nous a pris par la main avec discrétion et puissance théorique, avec élégance et passion politique.

Paolo, nous t’avons aimé, nous t’aimerons toujours.


02/10/2025

MARCO BERSANI
Flottille : la carpe, le télébavard, le rageux

Marco Bersani, Attac Italia, 2/10/2025
Traduit par Tlaxcala


On l'écrira un jour : nous avons fait ce que les gouvernements ne faisaient pas : remplir les bateaux de vie au lieu d'armes

L'interception des bateaux de la Flottille, effectué manu militari par l’armée israélienne dans la nuit, constitue un crime de guerre. Pas aussi tragique — espérons-le — que ceux qui se produisent quotidiennement à Gaza (plus de 70 morts ce matin même à l’aube), mais identique du point de vue du droit international : Israël a attaqué en eaux internationales une flottille de navires désarmés transportant des personnes venues de 44 pays qui apportaient nourriture et médicaments.

Un crime contre lequel tout gouvernement démocratique devrait s’élever avec force et détermination.
Ce n’est pas le cas de l’Italie, où les plus hauts représentants du gouvernement rivalisent d’indignité.

Commençons par la Présidente du Conseil, Giorgia Meloni, qui, après avoir donné un feu vert idéologique à Israël (« Les gens de la Flottille sont irresponsables ») et avoir fait des déclarations délirantes (« Ils mettent en danger le plan de paix de mon ami Donald »), reste muette comme une carpe depuis plus de 24 heures. Manifestement stupéfaite de constater comment les places du pays se sont spontanément remplies dès hier soir, prêtes à déborder aujourd’hui, à tout bloquer demain et à converger samedi pour la Palestine.

17/11/2024

GIORGIO GRIZIOTTI
Equalize the world (Égaliser le monde)


Giorgio Griziotti, Effimera, 16/11/2024
Traduit par Fausto Giudice,
Tlaxcala

L’autre jour, débarqué à l’aéroport d’Orly en provenance d’Italie, je marchais avec les autres passagers vers la sortie quand, à un certain moment, une file d’attente s’est formée devant un tunnel lumineux dont les portes ne laissent passer qu’une seule personne à la fois. Un système supplémentaire de contrôle et de détection automatique, comme si, au cours du voyage aérien, le passager, déjà contrôlé à l’embarquement, pouvait se procurer des armes, des drogues ou d’autres produits illicites. Cette énième nouveauté aéroportuaire anxiogène est l’une des nombreuses manifestations de l’obsession sécuritaire omniprésente dans le réel comme dans le virtuel, accompagnée d’une rhétorique qui alimente la perception d’un danger permanent comme la promotion d’une culture de la peur.

En réalité, le danger existe souvent parce que les partisans du discours sécuritaire et les agents du cyberespionnage sont dans le même camp et se nourrissent les uns des autres.

Equalize, la société italienne d’analyse de risques - lisez espionnage industriel et pas seulement, puisqu’elle compte parmi ses clients le Mossad et le Vatican - pour les entreprises, qui fait actuellement l’objet d’une enquête, est exemplaire en ce sens : son propriétaire, en plus d’être président de la Fondation de la Foire de Milan, nommé en 2022 par le leader de la Lega et président de la Chambre des députés Lorenzo Fontana, et conseiller de l’Université Bocconi, entretenait des liens étroits avec de hauts fonctionnaires, dont le président du Sénat et la ministre du Tourisme Daniela Santanchè, qui a fait l’objet de plus d’une enquête.

Equalize est donc une illustration contemporaine de la nouvelle dynamique de pouvoir entre contrôleurs et contrôlés à l’ère du « capitalisme de surveillance »[1]. Lorsque Zuboff a écrit ce livre il y a quelques années, elle espérait que le capitalisme pourrait être réformé. Aujourd’hui, un fait marquant semble définitivement démentir cette hypothèse : la montée en puissance d’Elon Musk.

Comme le racontent ceux qui ont pu faire des incursions dans le futur [2], l’arrivée fracassante de Musk dans les sphères de la gouvernance scelle lentanglement (intrication) entre l’État et les techno-tycoons ou techno-oligarques, comme on voudra les appeler. Depuis l’ère industrielle, le grand capital avait l’habitude d’acquérir et de contrôler les médias grand public de l’époque, mais nous assistons aujourd’hui à un saut quantique sans précédent. Les dix-sept milliards d’impressions générées par Musk avec ses seuls gazouillis pendant la campagne électorale exercent une influence biopolitique incomparable même à celle du précurseur Berlusconi avec ses médias électriques à la Mc Luhan. C’est précisément la possession d’énormes quantités de données qui permet aux plateformes du neurocapitalisme, largement autonomes dans la définition de leurs propres règles de fonctionnement, d’exercer une influence significative sur les récits, les perceptions, les émotions et les décisions. Ce pouvoir façonne activement les élections, les marchés et même les relations personnelles, redéfinissant leur dynamique et orientant leur développement de manière profonde et omniprésente.

Pour en revenir à Equalize, il n’est pas surprenant que, dans ce contexte mondial, les acteurs intermédiaires émergent également comme de nouveaux centres de pouvoir privé. Grâce à l’intelligence artificielle, à l’exploration de données et au piratage, ils parviennent à transformer l’information en un instrument de coercition et de contrôle.
Dans ce cas précis, l’ambition d’Equalize était de devenir une sorte de « Google du renseignement ». Pour ce faire, elle avait développé une plateforme appelée Beyond, qui permettait d’obtenir des rapports sophistiqués simplement en introduisant une requête sur une personne ou une entreprise. Ces rapports proposent des analyses détaillées et suggèrent, le cas échéant, des réflexions ou des enquêtes plus approfondies.

Jusqu’à présent, Beyond pouvait sembler similaire à d’autres plateformes légales. Cependant, sa nature profondément illicite, telle qu’elle a été découverte par les enquêteurs, réside dans l’obtention illégale d’informations à partir de bases de données protégées et confidentielles grâce à l’utilisation d’un logiciel malveillant de type RAT (Remote Access Trojan), qui permet d’obtenir un contrôle à distance complet du système cible.
Parmi les bases de données attaquées figurent celles de l’Agence des impôts [système Serpico qui mesure l’adéquation entre le niveau de vie des contribuables et leur déclaration, NdT] , de l’Istat (Institut national de statistiques), de l’INPS (Institut national de sécurité sociale), du Registre national d’état-civil (ANPR), du Système d’information monétaire (Siva) de l’Automobile Club d’Italie (ACI), mais surtout le SDI, le système d’investigation du ministère de l’Intérieur[3].
La relative facilité avec laquelle Equalize/Beyond a réussi à télécharger des données directement à partir des serveurs du ministère de l’Intérieur, grâce aussi à des complicités et à des infiltrations, montre que même les bases de données les plus sensibles gérées par les organes centraux de l’État, qui devraient être hyperprotégées, sont désormais vulnérables et se retrouvent sur le marché noir des données volées. C’est probablement aussi le résultat de la sous-traitance croissante de certains des nœuds les plus critiques du fonctionnement de l’État au secteur privé. Il s’agit d’une érosion non seulement des frontières entre le public et le privé, mais aussi de celles entre ceux qui contrôlent et ceux qui sont contrôlés.
Les utilisateurs, souvent sans en être conscients, contribuent volontairement à leur propre surveillance en utilisant des appareils connectés et des plateformes numériques. Cette « surveillance participative » génère une boucle de rétroaction continue, dans laquelle les données produites sont retraitées pour influencer les individus mêmes qui les ont générées. Un exemple de ce mécanisme peut également être trouvé dans le cas d’Equalize, où, comme l’a expliqué un responsable, des rapports détaillés sur les visites du site étaient collectés chaque jour, y compris des informations sur qui s’était connecté, d’où, avec quel appareil et quel navigateur. Ce processus a permis d’établir un profil approfondi des utilisateurs, en contrôlant non seulement qui accède à la plateforme, mais aussi ce qu’ils recherchent.
Equalize n’est probablement que le premier grand cas à émerger, tandis que d’autres en Italie, en Europe et ailleurs continuent d’opérer dans l’ombre. Ils sont les symptômes collatéraux et locaux de la vague de techno-solutionnisme fasciste qui porte le coup de grâce aux démocraties occidentales désormais irréformables, comme l’affirme Emanuele Braga dans un récent article d’Effimera où il dénonce la mauvaise foi (stupide) des politiciens et des intellectuels de la défunte gauche. Pour conclure, j’ai été frappé par la récente interview de David Colon dans le Manifesto sous le titre significatif « La nouvelle frontière des techno-oligarques ». Du haut de sa chaire de Science Po à Paris, Colon affirme que « les milliardaires de la technologie entendent détrôner la politique au profit de la technologie, de l’intelligence artificielle, c’est-à-dire des outils qui ont fait leur fortune ». Déblatérant, le jour même de l’élection de Trump, sur les « bonnes » démocraties occidentales à sauver parce qu’elles sont gravement menacées par les « mauvaises » autocraties du reste du monde, notre bon prof de « gauche » ne se rend même pas compte de l’ineptie de ses affirmations. Aucune technologie n’a pris ou ne prendra la place de la politique : Elon Musk & Co. sont déjà les nouveaux leaders politiques du capitalisme du XXIe siècle...

Post-scriptum
Comme nous le savons, le capitalisme de plateforme fonde sa rentabilité sur la transformation des données de la valeur d’usage en valeur d’échange (la soi-disant valeur de réseau). Le cas d’Equalize ne fait pas exception. La question démocratique n’a pas grand-chose à voir là-dedans. C’est du capitalisme, chéri·e ! La vente de données manipulées, gérées, sélectionnées et profilées par la plateforme Beyond est en fait l’activité principale de l’opération. D’après ce que nous avons pu lire des interceptions téléphoniques publiées dans certains journaux, une simple et unique demande d’information (qui ne nécessitait pas d’enquête spéciale ad hoc) avait un coût moyen d’environ 200 euros. Le coût d’obtention de ces informations était plus ou moins de 60 euros, avec une marge bénéficiaire certainement importante. Ce qu’il faut retenir, c’est que ces informations sont collectées en profilant les actes de la vie quotidienne de chacun d’entre nous, sans exception. En effet, les récentes technologies algorithmiques et de cloud computing permettent de cataloguer, sélectionner, manipuler et classer les données brutes résultant de l’utilisation d’apps sur les téléphones mobiles, les tablettes et les ordinateurs en données lisibles et vendables, en fonction des besoins du client et de l’entreprise. Ce n’est pas un hasard si l’on parle d’intelligence économique. Ce qui est relativement nouveau (du moins pour l’Italie), c’est la particularité des données traitées par la plateforme Equalize/Beyond : il s’agit en effet de données extrêmement sensibles, liées à la vie privée et à la sécurité, donc de données à très haute valeur ajoutée. Nous ne sommes plus seulement confrontés à la vie directement valorisée et au devenir du profit, mais au devenir « politique » du profit, avec toutes les implications que cela comporte (
Andrea Fumagalli).

NOTES

[1] Zuboff, Shoshana. L’Âge du capitalisme de surveillance, Zulma 2022
[2] Griziotti, Giorgio. Cronache del Boomernauta (Chroniques du Boomernaute) Éditions Mimesis, 2023 (à paraître en français en 2025)

[3] Le système d’information interforces, complexe et étendu, est divisé en 13 domaines d’application principaux dans lesquels circulent toutes sortes d’informations, des plaintes aux enquêtes, de la gestion des armes au contrôle des étrangers, du renseignement policier au suivi des appels d’offres pour les marchés publics.


08/10/2024

GIANFRANCO LACCONE
Au milieu de guerres et de crise climatique, le G7 de l’Agriculture sous présidence italienne s’est payé de mots

Gianfranco Laccone, climateaid.it, 3/10/2024
Traduit par
Fausto Giudice, Tlaxcala 

Je crois que lorsqu’on parlera un jour de cette période de l’histoire de l’humanité, on parlera d’une époque où les images éphémères régnaient et les « apparences » primaient sur la réalité des faits. Lorsque la réalité reprendra le dessus sur l’apparence, on parlera d’une période où l’hypocrisie prévalait dans les relations internationales, à tel point que les causes et les effets des actions des gouvernements de l’époque étaient dissimulés dans les documents signés.


Parallèlement au G7, se tenait sur l'île d'Ortigia une expo de promotion du Made in Italy baptisée "DiviNation" où Giorgina et son ministre Lollobrigida ont fait leur show

Cette prémisse était nécessaire pour recadrer les résultats de la réunion du G7 de l’agriculture, l’une des nombreuses qui marquent chaque année les relations entre les États les plus puissants de la planète. Elle s’est déroulée dans un climat d’incertitude, tant en ce qui concerne la situation géopolitique que la situation spécifique de l’agriculture. Pour tout dire, les participants à la réunion étaient l’expression de gouvernements démissionnaires, démis ou nouvellement formés pour la plupart des États (pensons aux récentes élections en France ou à celles à venir aux USA) et n’étaient pas en état de prendre des engagements concrets. Comme ces réunions ont lieu tous les ans, la réunion italienne aurait été l’occasion de faire un travail de couloir, de développer les connaissances des nouveaux participants et de conclure par d’éventuels engagements concrets avec les autres.

Au lieu de cela, on a préféré en faire un cirque Barnum, en l’associant à une autre foire commerciale, comme l’ont souligné de nombreux organes de presse, avec un effet promotionnel qui, dans les intentions des organisateurs, aurait renforcé l’image du Made in Italy.

Personnellement, j’ai de sérieux doutes quant aux résultats futurs, en particulier parce que les conditions climatiques et de marché dans le secteur agricole ne sont pas parmi les plus favorables et sont combinées à des conditions géopolitiques qui ont conduit à certaines crises de marché et à la détérioration des conditions alimentaires dans certaines régions de la planète.

Tout cela parce que le monde poursuit la guerre globale « en morceaux », renforçant la pratique actuelle qui consiste à déclencher des attaques non pas contre les armées adverses, mais contre la population du camp opposé, en semant la terreur. Dans ces camps, les malheureux habitants sont coupables de vivre là et sont souvent tués sous prétexte que « l’ennemi les utilise comme boucliers humains ». Dans cette lente mais inexorable escalade, d’autres pratiques guerrières détestables, utilisées dans le passé, telles que le siège et l’affamement de l’ennemi - aujourd’hui appelées par euphémisme « crises humanitaires » - sont mises en œuvre.

Pendant ce temps, les pays du G7, tout en discutant de l’agriculture, se déchargent de toute responsabilité directe et tentent de trouver la « quadrature du cercle » entre l’augmentation de la productivité (et donc de la consommation d’énergie) d’une part, et la réduction de la pollution et la lutte contre le changement climatique d’autre part.

Le communiqué publié à l’issue des travaux ne dit rien de nouveau sur ce que toutes les grandes institutions internationales (ONU, FAO, OCDE) disent depuis des années sur la relation entre faim / protection de l’environnement / développement socio-économique. Le G7 arrive bon dernier en admettant cette relation, selon laquelle il semble évident qu’il ne sera pas possible d’éliminer la faim dans le monde si cela ne se fait pas en parallèle de la protection de l’environnement et du développement socio-économique.

Mais depuis une décennie, l’Agenda 2030 a été mis en place, qui a placé cette relation à la base de ses objectifs, signé par tous les pays de l’ONU, mais tous les États sont à la traîne dans leur réalisation et les résultats que l’on pensait possibles en 2030 sont toujours repoussés.

Le communiqué de clôture du G7 ne laisse rien transparaître de cet échec global. Le ton déclamatoire du communiqué cache en réalité un manque d’action et dans les commentaires de la plupart des médias italiens, on vante la nature même du document, véritable manifeste de l’agriculture que nous voulons : rentable, résiliente, équitable et durable. Mais ils omettent de noter ce que la rigueur des données montre : depuis 1970, si une partie du monde a été libérée de la faim, ce n’est pas grâce à l’intervention des grandes puissances et des institutions économiques qu’elles dirigent, mais grâce à l’effort que la Chine a fait en interne pour amener le pays à ce qu’il est aujourd’hui. Pour le reste, l’aide apportée aux pays dans le besoin a été anéantie par le changement climatique et les guerres.

On ne sait pas dans quelle mesure la transformation industrielle de l’agriculture dans les pays dits « pauvres » a été un vecteur d’amélioration ou, peut-être, d’affaiblissement structurel supplémentaire face aux changements géopolitiques. Mais un minimum d’autocritique, sous la forme d’un changement des méthodes et de la voie adoptée jusqu’à présent dans les relations avec les autres pays (notamment en Afrique), aurait été nécessaire, ne serait-ce que pour réduire la distance politique qui existe aujourd’hui entre les sept puissances et le reste du monde.

Par exemple, toutes les motions déposées à l’ONU sur les conflits impliquant la Russie et Israël, votées par les sept grands et visant à condamner l’agression et le terrorisme, ont vu 35 États africains voter systématiquement contre ; un signe de dissidence à l’égard des politiques développées par les « grands » pays qui, malheureusement, tend à augmenter.

Comment pensez-vous impliquer tous les pays africains dans des relations économiques stables s’ils ont vu précisément dans les deux conflits - en Russie et au Moyen-Orient - la cause principale de la hausse des prix du pétrole, qui est à son tour la cause principale de la hausse des prix des denrées alimentaires ? Et comment veut-on augmenter la capacité d’autosuffisance alimentaire si le changement climatique oblige à abandonner de nombreux territoires sur les différents continents et que le développement économique dépend du mécanisme d’exportation ?

Dans de nombreux pays dits pauvres, les produits agricoles et la main-d’œuvre sont les seuls produits commercialisés. Mais lorsque les sécheresses réduisent la production agricole et que les politiques des pays riches empêchent l’entrée légale sur le marché du travail, comment sommes-nous censés améliorer les relations entre les nations et les conditions économiques générales ? Trop d’inconnues se cachent derrière le mécanisme d’aide au développement mentionné dans le document. Un petit exemple est la contradiction entre la protection des produits italiens et la nécessité d’ouvrir le marché et la production agroalimentaire aux produits des pays tiers, en premier lieu africains et ukrainiens, qui suscite la révolte de nos agriculteurs.

Les pays touchés par la crise climatique sont souvent les plus pauvres et, si l’on regarde les autres, ce sont les régions les moins riches des pays industrialisés qui sont les plus touchées par la crise. La crise climatique dans les régions riches est facilement déguisée en faible croissance du PIB : si le monde dans son ensemble n’est plus en mesure de « croître », c’est parce que l’exploitation des ressources et des terres a atteint ses limites, mais vous ne trouverez pas cela dans le communiqué. On dit que l’enfer est pavé de bonnes intentions...

07/09/2024

GIANFRANCO LACCONE
L’agriculture biologique, un indicateur de l’avenir

Gianfranco Laccone, Climateaid, 5/7/2024
Traduit par
Fausto Giudice, Tlaxcala 

 Les aliments biologiques n’utilisent pas d’intrants chimiques, préservent la fertilité des sols et sont plus respectueux du bien-être des animaux. La méthode de l’agriculture biologique protège l’environnement, les écosystèmes et la biodiversité, en favorisant un modèle culturel et de développement qui valorise les ressources naturelles en évitant la surexploitation des sols, de l’eau et de l’air. La production alimentaire durable et la sécurité alimentaire sont garanties par la stratégie « de la ferme à la fourchette » de l’UE.
Cependant, il existe certaines contradictions dans la production d’aliments biologiques : par exemple, certains additifs alimentaires sont permis et autorisés alors qu’on ne peut ignorer que plusieurs d’entre eux provoquent une hypersensibilité chez les jeunes consommateurs - même si les données sur les causes spécifiques et multiples des allergies ne sont pas certaines - et masquent les caractéristiques intrinsèques du produit alimentaire liées aux qualités organoleptiques (texture, couleur, arôme, palatabilité [appétibilité], etc.). Et ce, dans un contexte où les conditions de santé de la population ne cessent de se dégrader (surpoids, obésité, hypertension et maladies cardiovasculaires, diabète et cancer). C’est pourquoi l’évolution des produits biologiques doit s’orienter, sinon par la loi, du moins sur une base volontaire, vers une production excluant la présence d’additifs, comme le recommande la pratique de référence Uni/Acu 57:2019.

Les nouveautés et les changements surviennent souvent à l’occasion d’événements considérés comme mineurs et de faits qui ont une apparence de routine administrative. À mon avis, ce qui s’est passé dans le secteur biologique au début du mois d’août, avec la création de ConfagriBio, l’association de Confagricoltura [Confédération générale de l’agriculture italienne] dédiée à l’agriculture biologique, est l’un de ces événements qui signalent un changement en cours. Je le dis en connaissance de cause, car je suis le secteur biologique depuis les années 1970 et je suis membre d’une association (ACU) qui est depuis sa création, lorsqu’elle s’appelait Agrisalus, membre de l’IFOAM, la Fédération internationale des mouvements d’agriculture biologique, Je crois que l’agriculture et le secteur biologique en particulier ont besoin de signaux novateurs ; le fait qu’ils soient donnés par des entreprises qui ont joué un rôle, pour le meilleur ou pour le pire, dans l’introduction d’innovations dans l’agriculture, confirme le poids de la décision. En effet, Confagricoltura, une association qui a fait de la « culture d’entreprise » l’outil directeur de ses activités de production, a décidé en premier lieu de créer une section dédiée à l’agriculture biologique, et Paolo Parisini, un entrepreneur agricole dont le CV comprend la présidence de la Federazione Nazionale Prodotto Bio (Fédération nationale des produits biologiques), a été nommé président de l’association nouvellement créée.

Pour comprendre le sens que revêt dans le panorama agricole et dans l’histoire du secteur une nouvelle association regroupant des entreprises qui ont grandi dans la logique du marché, il faut se souvenir du passé, lorsque l’écologisme et ses domaines voisins (dont l’agriculture biologique) semblaient n’être qu’une entrave à l’avancée du progrès industriel. Je viens d’une région du sud de l’Italie - les Pouilles - qui a vécu tout cela de près, lorsque le plus grand centre sidérurgique d’Europe a été construit à Tarente, inauguré en novembre 1964, après que la réforme agraire et le plan vert du gouvernement italien eurent mis en production une grande partie des terres asséchées de la même zone (l’arc ionien-Tarente), qui avaient perdu leur disponibilité en eau et leur importance économique potentielle au profit de l’industrie sidérurgique. Aujourd’hui, à la tête d’un secteur d’entreprises biologiques, se trouve un ressortissant de la première région de production agroalimentaire qui a connu, avec l’inondation de la Romagne, un désastre écologique et productif de même ampleur, conséquence du manque d’intérêt de la plupart des institutions pour la région, suivi d’un désastre économique dû aux politiques économiques gouvernementales « inadéquates » pour le rétablissement des activités dans les zones touchées. L’association peut représenter, comme l’indique le communiqué de presse, « la valorisation et la diffusion de l’agriculture, de la zootechnie et de l’aquaculture biologiques et des pratiques agricoles connexes, ainsi que la promotion de la recherche, de l’expérimentation et du transfert de technologie. L’accent est mis en particulier sur l’extension de la production biologique dans les zones intérieures et les zones protégées, afin de soutenir le développement économique, social et environnemental de ces zones ». 

Ce sont des mots qui pourraient sembler rhétoriques s’ils n’étaient pas reflétés de manière adéquate dans l’activité pratique. C’est à cela que l’on mesurera la valeur de cette association et que l’on verra si elle réussit à donner, comme je l’espère, un coup de fouet au secteur biologique. Reposant sur une position d’image, le secteur biologique l’a vu s’effriter au fil du temps sous les coups de boutoir de l’inflation et des règles administratives (italiennes notamment) qui semblent faites pour empêcher le secteur de décoller. Car l’agriculture biologique a des potentialités dans tous les secteurs productifs : de l’alimentation à la santé, à l’équilibre écologique, à la restauration de l’environnement, mais elle semble enfermée dans une cage dont on l’empêche de sortir. Cette cage s’identifie à des aspects économiques (l’avantage des aides étant substantiel pour permettre à la production conventionnelle de résister à la concurrence), à des aspects administratifs qui pénalisent surtout la diffusion d’une certification transparente et lisible pour le consommateur, et au changement climatique.

 Phil Umbdenstock

Nous n’irons pas loin si la nouvelle association se contente de répéter les plaintes que d’autres associations ont formulées depuis des années et qui ont amené les consommateurs à les considérer comme injustifiées, face à une situation générale de souffrance de la population et de baisse des revenus. En revanche, si l’on s’attaque aux aspects structurels qui ont empêché l’agriculture biologique d’être le moteur du renouvellement du système de production, une voie différente s’ouvrira. Il me semble paradoxal qu’un type d’agriculture comme l’agriculture biologique, qui utilise moins d’intrants énergétiques, obtient de meilleurs prix et présente une meilleure qualité intrinsèque des produits, ne trouve pas le soutien des administrateurs et des entreprises et ne puisse pas devenir un banc d’essai pour la création d’un système d’entreprise différent dans la région. Car donner moins d’engrais chimiques et moins de pesticides est bon pour le palais comme pour l’environnement et prolonge la conservation d’une grande partie des produits, surtout si l’on greffe sur ces productions des économies circulaires qui ne sont encore aujourd’hui que des slogans. 

Si nous analysons la base des investissements, des orientations et de la diversification nécessaires au changement climatique, nous constatons que dans les entreprises biologiques, il y a une meilleure prédisposition au changement et une plus grande résilience. Je ne vois pas pourquoi le PNRR [Plan national de relance et de résilience] n’en a pas tenu compte et pourquoi les plans de cohésion ne trouvent pas des moyens opérationnels d’utiliser ces aides que le bio offre. Je pense qu’une nouvelle association, au cœur du système commercial, peut être en mesure d’utiliser ces possibilités.

Dans chaque secteur économique, il y a toujours une partie qui anticipe la nouveauté et c’est différent selon les périodes. Par exemple, dans les années 1990, lorsque la concurrence et le marché ont semblé s’imposer, le système des marques locales (codifié dans l’UE par le règlement CEE 2081/92 pour les AOP et IGP - à l’exclusion des vins et spiritueux) est devenu un système de plus en plus important, capable de garantir l’image du produit et son uniformité au consommateur et de permettre aux producteurs locaux d’affronter les marchés de l’UE et mondiaux. La dynamique d’évolution de ce secteur s’est ralentie avec la transformation des marchés mondiaux. La vente de produits locaux est de plus en plus liée à des systèmes de marketing et d’image et de moins en moins à la qualité réelle des produits eux-mêmes, qui, à son tour, devient de plus en plus chère à obtenir. On pourrait dire que le marché se détruit avec le temps si la logique reste uniquement celle du profit, et c’est l’une des contradictions que la société industrielle a produites lorsqu’elle a remplacé la société médiévale. 


Ce n’est pas pour rien que je parle de ce type d’aliments et de deux époques différentes, car les périodes de transition se déroulent selon certaines caractéristiques qui se répètent généralement après des siècles et qu’il faut savoir saisir. Aujourd’hui, l’agriculture conventionnelle est au point mort, à la fois en raison de la réduction de la production due à l’intensification des intrants qui ne s’accompagne plus d’une augmentation de la production, et en raison de l’incapacité à répondre de manière flexible au changement climatique. Le système des AOP/IGP était interne à ce type d’agriculture et ce n’est pas un hasard si la production biologique, réglementée encore plus tôt - règlement (CEE) n° 2092/91 - n’a bénéficié que d’un soutien partiel et a été considérée comme présentant un intérêt moindre sur le plan de la production. L’agriculture biologique peut manifester son potentiel dans un système d’entreprise qui s’oriente vers des économies circulaires, qui donne la priorité à la qualité sur la quantité, qui prévoit la reconstruction des connaissances en agriculture avec l’utilisation de l’agroécologie. Nous attendons de voir comment cette nouvelle association agira. Comme el dit le proverbe, « si ce sont des roses, elles fleuriront ; si ce sont des épines, elles piqueront ».

NdT

Environ 10% des terres agricoles dans l’UE, soit 16 millions d’hectares, sont cultivées biologiquement. Les trois pays de tête sont la France, l’Espagne et l’Italie, avec respectivement 17,4%, 16,6% et 13,7%. 5 des 75 millions de bovins (6,6%) sont élevés biologiquement, la Grèce, l’Autriche et la Suède venant en tête. En France, l'équivalent de Confagricultura, la FNSEA, dispose de sections bio et édite un "bulletin bio". Mais elle a émis un communiqué de prison de position face au Programme ambition bio 2027 du Ministère de l'Agriculture qui semble signifier un "bioexit" [lire ici]

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