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28/02/2025

SERGIO RODRÍGUEZ GELFENSTEIN
De Bruxelles à Riyad en passant par Munich : huit jours qui ont ébranlé le monde (II)

 Sergio Rodríguez Gelfenstein, 27-2-2025
Traduit par Fausto GiudiceTlaxcala

La semaine dernière, nous avons fait une observation descriptive des développements internationaux ; l'analyse de ces développements est un peu plus complexe. Il me semble que les difficultés proviennent de l'idée qu'il est possible de comprendre la situation actuelle sur la base d'une vision dichotomique entre unipolarité et bipolarité et que les catégories d'analyse utilisées pendant la guerre froide sont toujours valables. Certains analystes parlent même de l'émergence d'une nouvelle bipolarité Chine-USA.


Il y a quelques jours, un ami toujours bien informé et soucieux de suivre les développements internationaux m'a écrit pour me dire : « Je ne comprends pas ce qui se passe. Je suis perdu. Peut-être que l'empire veut redessiner le monde. Tu avais écrit quelque chose il y a de nombreuses années sur les répartitions... »

Tout cela m'a motivé à écrire cet article qui, en raison de sa longueur, a dû être publié en deux parties, ce qui n'est pas forcément avantageux. En effet, en mars 2014, mon livre a été publié d'abord au Chili puis en Argentine par la maison d'édition Biblos. “La balanza de poder. Las razones del equilibrio del sistema internacional”  [« L'équilibre des pouvoirs. Les raisons de l'équilibre du système international »]. Quelques mois plus tard, l'édition anglaise de L’ordre du monde d’Henry Kissinger est sortie en septembre.

Cherchant à établir ce que serait le système international du futur, j'ai passé en revue dans mon livre les variantes existantes basées sur l'étude des causes des conflits et de la coopération entre les États pour les résoudre. J'ai ensuite expliqué les propositions de bipolarité, de multilatéralisme, de multipolarité et d'apolarité qui étaient sur la table. Personnellement, j'ai osé affirmer que les différentes conditions existantes laissaient présager qu'à moyen terme, un système international d'équilibre des pouvoirs serait mis en place.

La définition la plus claire de l'équilibre est apparue dans les études du politologue usaméricain Morton Kaplan qui, dans un article de 1966 intitulé « Some Obstacles in International Systems Research », a établi que les acteurs de l'équilibre devaient être au moins cinq, avoir un caractère exclusivement national et entrer dans la catégorie des « acteurs nationaux essentiels au fonctionnement du système ».

Il a ensuite établi 6 règles fondamentales qui caractérisent le système d'équilibre des pouvoirs. Il s'agit de négocier avant de combattre, de combattre avant de ne pas augmenter les capacités, de ne pas combattre avant d'éliminer un acteur clé, de s'opposer à toute coalition qui tente de dominer, de limiter les acteurs qui acceptent les principes organisationnels supranationaux et de permettre aux acteurs qui sont vaincus ou limités de réintégrer le système.

Il s'agit là d'un résumé très succinct de la proposition présentée par Kaplan. Dans mon livre, publié il y a seulement 11 ans, j'ai soutenu que, de mon point de vue, pour la Chine, la recherche de l'équilibre fait partie de sa politique permanente, tandis que pour les USA, une bête blessée et jouant des griffes, l'équilibre est un impératif de survie.

Mon point de vue était et reste que le monde évolue vers un équilibre des pouvoirs. La possibilité de détruire la planète pour imposer le capitalisme n'est pas viable. Les capitalistes sont immoraux, pas suicidaires. L'accumulation a une limite - actuellement imposée par les puissances de confrontation - qui indiquent en fait une faiblesse croissante et la perte de l'hégémonie impériale. Une rationalité du capital - si elle existe et est possible - établit comme plus viable un équilibre qui lui permet de préserver une part de pouvoir plutôt que de recourir à une confrontation nucléaire dans laquelle ils peuvent difficilement obtenir des gains.

Comme je l'ai déjà dit, quelques mois après la publication de mon livre, le groupe d'édition Penguin Random House a publié le livre de Kissinger sous le titre suggestif de « World Order: Reflections on the Character of Nations and the Course of History». D'un autre point de vue, même antagoniste au mien, Kissinger affirme que l'équilibre est la seule alternative pour que USA conservent leur puissance.

Peu avant la publication de son livre, à la fin du mois d'août 2014, Kissinger a publié dans The Wall Street Journal un article intitulé « On the Assembly of a New World Order ». Dans ce texte, il donne un aperçu de certains éléments qu'il développe beaucoup plus longuement dans son livre. Il considère comme positif le fait que la démocratie et la gouvernance participative soient passées du statut d'aspiration à celui de “réalité universelle”. Notez la référence de Kissinger à la "gouvernance participative".

Il note que la majeure partie du monde est composée de pays qui forment des États souverains indépendants, mais ajoute que l'Europe n'a pas les attributs pour créer un État, offrant un “vide d'autorité tentant”. Il semble ici vouloir actualiser les caractéristiques des États-nations essentiels mentionnés par Kaplan, qui sont orientés vers la configuration d'un équilibre entre la Chine, la Russie, les USA, l'Inde et un pays européen qui émergera en tant que leader dans le conflit actuel - l'Allemagne ? le Royaume-Uni ? la France ? Peu importe lequel, mais ce sera l'un d'entre eux.

Kissinger était d'avis que l'ordre international était confronté à un paradoxe, en ce sens que - selon lui - la prospérité dépendait du succès de la mondialisation, mais que le processus produisait un contrecoup politique qui visait à remettre en cause ses objectifs. Pour remédier à cette anomalie, il a proposé la création d'un « mécanisme efficace permettant aux grandes puissances de se consulter et éventuellement de coopérer sur les questions les plus importantes ».

Pour ce faire, les USA devraient accepter l'existence de deux niveaux apparemment contradictoires : les principes universels d'une part et les particularités locales et régionales d'autre part. En tout état de cause, Kissinger ne renonce pas à ses fondements idéologiques impérialistes en affirmant que tout doit être envisagé sous l'angle du caractère exceptionnel des USA.

Sur le plan intérieur, cela signifie que les citoyens usaméricains doivent comprendre qu'ils ne sont pas les seuls à vivre sur cette planète, qu'ils doivent renoncer à certains de leurs droits pour faire progresser la mondialisation et que même ces droits doivent continuer à être violés [comme c'est le cas aujourd'hui aux USA] pour faire de la place aux opinions d'autres pays.

Dès le début du livre, Kissinger affirme que les différentes traditions culturelles permettent d'établir le concept d'ordre comme base des relations internationales. Il semble ainsi contredire Huntington, qui pensait que l'avenir serait marqué par des conflits civilisationnels. Il estime au contraire que les conflits actuels trouvent leur origine dans l'identification d'idées concurrentes sur la forme du système international à un moment où l'enjeu est d'organiser l'ordre régional tout en veillant à ce que cet ordre soit compatible avec la paix et la stabilité dans le reste du monde.

Sans que cela semble sortir de sa plume, Kissinger estime qu'il y a un grand risque à ce que l'Occident tente de répandre son modèle de démocratie dans le monde, avertissant notamment que “l'idéalisme américain” sans une stratégie claire pour le mettre en pratique ne conduira pas à une amplification de la présence de la “démocratie libérale” dans le monde.

Les notions d'impérialisme et d'équilibre peuvent sembler antagonistes, mais elles ne le sont pas. Je tiens à le répéter, pour les USA, il s'agit d'une question de survie. Il peut être nécessaire d'étudier le livre de Kissinger pour comprendre la performance internationale de la nouvelle administration usaméricaine. On sait que durant la première administration Trump, bien après l'âge de 90 ans, Kissinger était un visiteur régulier de la Maison Blanche. Décédé en 2023 à l'âge de 100 ans, ses idées et son empreinte constituent la colonne vertébrale de l'action internationale des USA à ce stade.

En décembre 2022, quelques mois après le début de l'opération militaire russe en Ukraine, alors que Joe Biden est au pouvoir à Washington, Kissinger, dans un article intitulé. “Comment éviter une nouvelle guerre mondiale ?” , a estimé que la paix devait être recherchée avec un double objectif : confirmer la liberté de l'Ukraine et définir une nouvelle structure internationale dans laquelle la Russie devrait avoir sa place. L'ancien secrétaire d'État n'était pas non plus d'accord avec l'idée que la Russie était obligée de devenir un pays impuissant après le conflit en Ukraine, car il était impératif de reconnaître que la Russie « avait contribué de manière décisive à la recherche de l'équilibre mondial et de l'équilibre des pouvoirs pendant plus d'un demi-millénaire » et que « son rôle historique ne devait pas être dégradé ».

Les questions qui ont été mises au premier plan de la dynamique internationale actuelle, telles que les immigrés déportés des USA, le canal de Panama et le Groenland, ne sont que des écrans de fumée destinés à “distraire” le monde et à le faire réfléchir et débattre sur des questions qui ne sont pas prioritaires. Selon le sénateur usaméricain Bernie Sanders, le véritable objectif de Trump est de « démanteler illégalement et inconstitutionnellement les agences gouvernementales » afin que les milliardaires et les « classes dirigeantes [qui] ont toujours voulu et cru que [le pouvoir] leur revenait de droit, [obtiennent] plus de pouvoir, plus de contrôle, plus de richesse ». Pour ce faire, ils doivent dynamiter les institutions du pays et restructurer le système international selon les paramètres définis par Trump.

Certes, pour y parvenir, ils ont besoin que la Chine, et non la Russie, soit l'ennemi dans le nouveau système qu'ils entendent construire. Cependant, face à un approfondissement stratégique de la situation critique, la seule solution pour tenter d'éviter la catastrophe et de sauvegarder une certaine part de pouvoir est de se concentrer sur la recherche d'un équilibre, comme l'a souligné Kissinger.

Il y a presque deux ans, en mai 2023, Kathleen Hicks, la vice-secrétaire d'État à la défense des USA  l'a clairement indiqué. Lors d'une conférence à Washington, elle a déclaré que le Pentagone percevait la Chine comme le challenger militaire de son pays et « le seul concurrent stratégique ayant la volonté et, de plus en plus, la capacité de remodeler l'ordre international ». Elle a ajouté que la Chine constituait “un défi générationnel” qui, même s'il évoluera avec le temps, “n'ira nulle part”.

Rappelant l'empreinte de Kissinger au cours du XXe siècle, Hicks a évoqué l'expérience historique de la confrontation avec l'Union soviétique, un concurrent “lent et lourd”, alors qu'aujourd'hui, en matière de défense, les USA doivent “évoluer plus vite que les menaces”.

Hicks a déclaré que dans cette “nouvelle ère de compétition stratégique”, l'objectif des USA 3est de dissuader, car la compétition n'est pas synonyme de conflit"” Selon la sous-secrétaire, le Pentagone a réussi à faire en sorte que « les dirigeants chinois se réveillent chaque jour, considèrent les risques d'agression et concluent" : “Aujourd'hui n'est pas le jour” et qu’ils le pensent aujourd'hui et chaque jour entre aujourd'hui et 2027, aujourd'hui et 2035, aujourd'hui et 2049, et au-delà », soulignant curieusement les années phares pour lesquelles la RPC a entrepris d'atteindre des objectifs stratégiques.

À ce stade, Trump connaît les coûts liés au maintien de 800 bases militaires et de 1,32 million de militaires en dehors de son territoire, sans compter 11 groupes d'attaque de porte-avions dont 7 sont déployés et 4 en réparation, avec un fardeau économique très important conspirant avec l'objectif de faire de « l'Amérique à nouveau grande » une réalité. Pour cette raison, il a anticipé les circonstances et a exprimé le 20 février sa volonté de négocier avec la Russie et la Chine pour réduire le nombre d'ogives nucléaires, soulignant qu'il considère comme inacceptable l'utilisation d'armes atomiques et l'augmentation du nombre de puissances nucléaires. Pour paraphraser l'ancien président Bill Clinton, on pourrait dire “It's the economy, stupid”.

Il faut le dire clairement... et le répéter, le système international de l'après-guerre s'est effondré et est sur le point de céder la place à un nouveau système. Certes, l'OTAN existe encore formellement, mais la réalité est que, comme l'a certifié le président Macron en novembre 2019, elle est en « état de mort cérébrale ». Le Secrétariat général est un poste vide, créé uniquement pour faire croire aux Européens qu'ils peuvent décider de quelque chose. Le véritable pouvoir repose sur les épaules du commandant suprême des forces alliées en Europe, qui est toujours un général usaméricain. Il est déjà question que Trump ordonne le retrait de ses troupes déployées en Europe de l'Est, dans les pays qui faisaient partie de l'Union soviétique ou du Pacte de Varsovie. Cela reviendrait au statu quo de la fin de la guerre froide, lorsque l'Union soviétique a disparu et que l'Occident a pris des engagements envers la Russie qu'il n'a jamais tenus.

Aujourd'hui, alors que des délégations de haut niveau de la Russie et des USA se sont réunies à Riyad, la capitale de l'Arabie saoudite, « les eaux reviennent à la normale ». Marco Rubio sait que Sergueï Lavrov n'est pas le ministre des Affaires étrangères indigne et stupide du Panama et que Poutine n'est pas non plus le José Raúl Mulino qui fait des génuflexions. Il ne s'agit pas d'une question de taille et de puissance d'un pays par rapport à l'autre. Un dirigeant panaméen, le général Omar Torrijos, a forcé les USA à s'asseoir à la table du dialogue, a négocié d'égal à égal avec le seul pouvoir que lui conféraient la dignité et l'histoire du peuple panaméen héroïque, et a gagné : il les a obligés à restituer le canal.

À Riyad, Rubio a dû mesurer ses mots et même ses gestes. Il s'agissait d'un premier pas, qui avait plus à voir avec la politique bilatérale qu'avec une révision de l'agenda international, même si la question de l'Ukraine était sur la table. Mais le fait que les deux plus grandes puissances nucléaires de la planète se soient assises pour discuter et que certains de leurs principaux dirigeants se soient regardés dans les yeux, face à face, et aient éteint l'allumette qui, il y a quelques semaines à peine, menaçait d'allumer le feu de l'hécatombe nucléaire, est un signe de soulagement et une voie positive pour toute l'humanité éprise de paix et de vie.

Aujourd'hui, le doute, la confusion et l'incertitude règnent, et pour les Européens, la perplexité, mais nous devons nous y habituer : c'est la dynamique de Trump et il en sera ainsi pendant au moins les quatre prochaines années. En attendant, tout en reconnaissant et en applaudissant ce qui s'est passé à Riyad et les événements qui ont conduit à la possibilité d'une guerre nucléaire, nous devons toujours nous souvenir du Comandante Ernesto Che Guevara lorsque, le 30 novembre 1964, depuis Santiago de Cuba, il a recommandé que l'on ne fasse pas confiance à l'impérialisme “même un tout petit peu, pas du tout”.

 

 

06/02/2025

La C.I.A. a envoyé un courriel non classifié contenant les noms de certains employés à l’administration Trump

La liste des noms partiels a été fournie dans le but de se conformer à un décret présidentiel visant à réduire la main-d’œuvre fédérale.

David E. Sanger et Julian E. Barnes, The New York Times, 5/2/2025
Traduit par Tlaxcala

 John Ratcliffe, le directeur de la C.I.A., lors de sa cérémonie de prestation de serment le mois dernier. Ratcliffe a entrepris de pousser les agents de longue date de l’agence à prendre une retraite anticipée. Photo Doug Mills/The New York Times

La C.I.A. a envoyé un courriel non classifié énumérant tous les employés embauchés par l’agence d’espionnage au cours des deux dernières années pour se conformer à un décret du président Trump visant à réduire la main-d’œuvre fédérale, dans une démarche qui, selon d’anciens fonctionnaires, risquait de divulguer la liste à des adversaires.

La liste comprenait les prénoms et l’initiale du nom de famille des nouvelles recrues, qui sont encore en période d’essai - et donc faciles à licencier. Elle comprenait un grand nombre de jeunes analystes et agents qui ont été embauchés spécifiquement pour se concentrer sur la Chine et dont les identités sont habituellement gardées secrètes parce que les pirates informatiques chinois cherchent constamment à les identifier.

L’agence préférerait normalement ne pas faire figurer ces noms dans un système non classifié. Certains anciens fonctionnaires ont dit craindre que la liste ne soit transmise à une équipe de jeunes experts en logiciels récemment embauchés pour travailler avec Elon Musk et son équipe d’efficacité gouvernementale. Dans ce cas, les noms des employés pourraient être plus facilement ciblés par la Chine, la Russie ou d’autres services de renseignement étrangers.

Un ancien responsable de l’agence a qualifié de « désastre en matière de contre-espionnage » le fait que les noms aient été communiqués dans un courriel non classifié.

Les fonctionnaires actuels ont confirmé que la C.I.A. avait envoyé les noms des employés à l’Office of Personnel Management, conformément à un décret signé par M. Trump. Mais les fonctionnaires ont minimisé les problèmes de sécurité. En n’envoyant que les prénoms et les initiales des employés en période d’essai, ils espéraient, selon un fonctionnaire usaméricain, que les informations seraient protégées.

Mais d’anciens fonctionnaires se sont moqués de cette explication, affirmant que les noms et les initiales pouvaient être combinés avec d’autres informations - provenant des systèmes de permis de conduire et d’immatriculation des voitures, des comptes de médias sociaux et des données accessibles au public provenant des universités que l’agence utilise comme terrains de recrutement - afin de dresser une liste plus complète.

31/01/2025

TOXIC BOB, l’homme qui a trouvé mieux que le LSD : l’or, le cuivre et le fer
Un dossier Tlaxcala sur Robert Friedland, l’Elon Musk du sous-sol

 Avouons-le : il y a encore quelques jours, nous ignorions encore tout de Robert Friedland. Nous l’avons découvert lors de nos recherches sur J Peter Pham, le nouveau Monsieur Afrique de la deuxième présidence Trump. Robert Friedland, alias “Toxic Bob”, gagne à être connu. Découvrez celui qui fut le gourou du jeune Steve Jobs dans leur folle jeunesse imbibée de LSD, avant de trouver une drogue beaucoup plus forte dans les entrailles de la terre, du Colorado à l’Alaska, du Venezuela au Myanmar, du Congo au Liberia, sans oublier la Mongolie. Un véritable Elon Musk du sous-sol …


Corriger erratum page 24, une ligne en fin de page a sauté ; il faut lire :

En 2019, lors de la première visite de Félix Tshisekedi, aux États-Unis, Pacifique Kahasha, le chargé d’affaires du président, l’introduit au chef d’État congolais.



19/03/2024

JEFFREY D. SACHS
Les USA doivent rendre compte de leur responsabilité dans la pandémie de COVID-19

Jeffrey D. Sachs, Common Dreams, 16/3/2024
Traduit par Fausto Giudice, Tlaxcala

S’il s’avérait que des recherches financées par le gouvernement des USA seraient à l’origine du COVID-19, cela constituerait certainement le cas le plus important de négligence gouvernementale grave de l’histoire. Les citoyens du monde entier ont droit à la transparence et à des réponses factuelles à des questions vitales.


Le gouvernement usaméricain a financé et soutenu un programme de recherche en laboratoire dangereux qui pourrait avoir abouti à la création et à la diffusion accidentelle en laboratoire du SRAS-CoV-2, le virus à l’origine de la pandémie de Covid-19. À la suite de l’épidémie, le gouvernement usaméricain a menti afin de dissimuler son rôle éventuel. Le gouvernement usaméricain devrait corriger ses mensonges, établir les faits et faire amende honorable auprès du reste du monde.

Un groupe d’intrépides chercheurs de vérité - journalistes, scientifiques, lanceurs d’alerte - a découvert une grande quantité d’informations indiquant l’origine probable du SRAS-CoV-2 en laboratoire. Le travail intrépide de The Intercept et de US Right to Know (USRTK), en particulier de la journaliste d’investigation Emily Kopp à USRTK, a été le plus important.

Sur la base de ce travail d’investigation, la commission de contrôle et de responsabilité de la Chambre des représentants, dirigée par les républicains, mène actuellement une enquête importante dans le cadre d’une sous-commission spéciale sur la pandémie de coronavirus. Au Sénat, c’est le sénateur républicain Rand Paul qui a été le principal défenseur de la transparence, de l’honnêteté et de la raison dans l’enquête sur l’origine du SRAS-Cov-2. 

Les preuves d’une possible création en laboratoire tournent autour d’un programme de recherche pluriannuel mené par les USA et auquel ont participé des scientifiques usaméricains et chinois. Ces recherches ont été conçues par des scientifiques usaméricains, financées principalement par les National Institutes of Health (NIH) et le ministère de la Défense, et administrées par une organisation usaméricaine, l’EcoHealth Alliance (EHA), la plupart des travaux ayant eu lieu à l’Institut de virologie de Wuhan (WIV).

Les USA doivent au reste du monde toute la vérité, et peut-être une ample compensation financière, en fonction de ce que les faits finiront par révéler.


Faucivirus, par Pete Kreiner, Australie

Voici les faits que nous connaissons à ce jour.

Premièrement, les NIH sont devenus le siège de la recherche sur la biodéfense à partir de 2001. En d’autres termes, les NIH sont devenus un organe de recherche des communautés militaires et de renseignement. Le financement de la biodéfense provenant du budget du ministère de la Défense a été attribué à la division du Dr Anthony Fauci, l’Institut national des allergies et des maladies infectieuses (NIAID).

Deuxièmement, le NIAID et la DARPA (Agence pour les projets de recherche avancée de défense) ont soutenu des recherches approfondies sur les agents pathogènes potentiels pour la guerre biologique et la biodéfense, ainsi que pour la conception de vaccins destinés à protéger contre la guerre biologique ou les disséminations accidentelles en laboratoire d’agents pathogènes naturels ou manipulés. Une partie des travaux a été réalisée aux Rocky Mountain Laboratories des NIH, qui ont manipulé et testé des virus à l’aide de leur propre colonie de chauves-souris.

Troisièmement, le NIAID est devenu un soutien financier à grande échelle de la recherche sur les gains de fonction (GoF), c’est-à-dire des expériences de laboratoire conçues pour modifier génétiquement des agents pathogènes afin de les rendre encore plus pathogènes, par exemple des virus plus faciles à transmettre et/ou plus susceptibles de tuer les personnes infectées. Ce type de recherche est intrinsèquement dangereux, à la fois parce qu’il vise à créer des agents pathogènes plus dangereux et parce que ces nouveaux agents pathogènes peuvent s’échapper du laboratoire, soit accidentellement, soit délibérément (par exemple, dans le cadre d’un acte de guerre biologique ou de terrorisme).

Quatrièmement, de nombreux scientifiques usaméricains de premier plan se sont opposés aux recherches du gouvernement fédéral. L’un des principaux opposants au sein du gouvernement était le Dr Robert Redfield, un virologue de l’armée qui allait devenir le directeur des Centers for Disease Control and Prevention (Centres pour le contrôle et la prévention des maladies, CDC) au début de la pandémie. Redfield a soupçonné dès le début que la pandémie résultait de recherches soutenues par les NIH, mais il affirme avoir été mis à l’écart par Fauci

Patrick Chappatte, Le Temps, Suisse

Cinquièmement, en raison des risques très élevés associés à la recherche de GoF, le gouvernement usaméricain a ajouté des réglementations supplémentaires en matière de biosécurité en 2017. Les recherches de GoF devront être menées dans des laboratoires hautement sécurisés, c’est-à-dire de niveau de biosécurité 3 (BSL-3) ou de niveau de biosécurité 4 (BSL-4). Le travail dans une installation de niveau de sécurité biologique 3 ou 4 est plus coûteux et prend plus de temps que le travail dans une installation de niveau de sécurité biologique 2 en raison des contrôles supplémentaires contre la fuite de l’agent pathogène hors de l’installation.

Sixièmement, un groupe de recherche soutenu par les NIH, EcoHealth Alliance (EHA), a proposé de transférer une partie de ses recherches de GoF à l’Institut de virologie de Wuhan (WIV). La proposition, baptisée DEFUSE, était un véritable “livre de recettes” pour la fabrication de virus comme le SARS-CoV-2 en laboratoire. Le plan DEFUSE consistait à étudier plus de 180 souches de Betacoronavirus non signalées auparavant et collectées par le WIV, et à utiliser les techniques de GoF pour rendre ces virus plus dangereux. Plus précisément, le projet proposait d’ajouter des sites de protéase tels que le site de clivage de la furine (FCS) aux virus naturels afin d’améliorer l’infectivité et la transmissibilité du virus.

Septièmement, dans le projet de proposition, le directeur de l’EHA s’est vanté que « la nature BSL2 des travaux sur le SARSr-CoV rend notre système très rentable par rapport à d’autres systèmes de virus de chauve-souris », ce qui a incité le scientifique principal de la proposition de l’EHA à commenter que les scientifiques usaméricains “paniqueraient” s’ils apprenaient que le gouvernement usaméricain soutenait la recherche de GoF à la WIV dans une installation BSL2. 

 Faux dieux, par Tom Stiglich, USA

Huitièmement, le département de la Défense a rejeté la proposition DEFUSE en 2018, alors que le financement du NIAID pour l’EHA couvrait les scientifiques clés du projet DEFUSE. L’EHA disposait donc d’un financement NIH continu pour mener à bien le programme de recherche DEFUSE.

Neuvièmement, lorsque l’épidémie a été constatée pour la première fois à Wuhan fin 2019 et en janvier 2020, les principaux virologues usaméricains associés aux NIH ont estimé que le SARS-CoV-2 avait très probablement émergé de la recherche de GoF, et l’ont déclaré lors d’une conversation téléphonique avec Fauci le 1er février 2020. L’indice le plus frappant pour ces scientifiques était la présence du FCS dans le SRAS-CoV-2, le FCS apparaissant exactement à l’endroit du virus (la jonction S1/S2) qui avait été proposé dans le programme DEFUSE.

Dixièmement, les hauts responsables des NIH, notamment le directeur Francis Collins et le directeur du NIAID, Fauci, ont tenté de dissimuler les recherches de GoF soutenues par les NIH et ont encouragé la publication d’un article scientifique (“The Proximal Origin of SARS-CoV-2”) en mars 2020 déclarant que le virus était d’origine naturelle. Cet article ignorait totalement la proposition DEFUSE.

Onzièmement, certains fonctionnaires usaméricains ont commencé à accuser le WIV d’être à l’origine de la fuite du laboratoire, tout en dissimulant le programme de recherche financé par les NIH et dirigé par l’EHA, qui pourrait avoir conduit à la découverte du virus.

Douzièmement, les faits susmentionnés n’ont été révélés que grâce à des rapports d’enquête intrépides, à des lanceurs d’alerte et à des fuites provenant de l’intérieur du gouvernement usaméricain, y compris la fuite de la proposition DEFUSE. L’inspecteur général du ministère de la Santé et des services sociaux a déterminé en 2023 que les NIH n’avaient pas supervisé de manière adéquate les subventions de l’EHA.

Treizièmement, les enquêteurs ont également réalisé rétrospectivement que des chercheurs des Rocky Mountain Labs, ainsi que des scientifiques clés associés à l’EHA, avaient infecté des chauves-souris frugivores égyptiennes avec des virus similaires à ceux du SRAS dans le cadre d’expériences étroitement liées à celles proposées dans le cadre de DEFUSE.  [v. article SARS-Like Coronavirus WIV1-CoV Does Not Replicate in Egyptian Fruit Bats ( Rousettus aegyptiacus).

Quatorzièmement, le FBI et le ministère de l’Énergie ont indiqué qu’ils estimaient que la fuite en laboratoire du SRAS-CoV-2 était l’explication la plus probable du virus.

Quinzièmement, un lanceur d’alerte interne à la CIA a récemment affirmé que l’équipe de la CIA chargée d’enquêter sur l’épidémie avait conclu que le SRAS-CoV-2 provenait très probablement du laboratoire, mais que de hauts fonctionnaires de la CIA avaient soudoyé l’équipe pour qu’elle fasse état d’une origine naturelle du virus.

La somme des preuves - et l’absence de preuves fiables indiquant une origine naturelle (voir ici et ici) - s’ajoute à la possibilité que les USA aient financé et mis en œuvre un dangereux programme de recherche du gouvernement fédéral qui a conduit à la création du SRAS-CoV-2, puis à une pandémie mondiale. Le biologiste mathématicien Alex Washburne a récemment publié une étude très convaincante qui conclut qu’« au-delà de tout doute raisonnable le SRAS-CoV-2 est sorti d’un laboratoire ». Il note également que les collaborateurs « ont procédé à ce que l’on peut légitimement appeler une campagne de désinformation » pour cacher l’origine en laboratoire. 


 L’apparition du Covid-19 dans un laboratoire financé par les USA constituerait certainement le cas le plus important de négligence grave de la part d’un gouvernement dans l’histoire du monde. En outre, il est fort probable que le gouvernement usaméricain continue à ce jour de financer les travaux dangereux de recherche de GoF dans le cadre de son programme de biodéfense. Les USA doivent au reste du monde toute la vérité, et peut-être une ample compensation financière, en fonction de ce que les faits finiront par révéler.

Nous avons besoin de trois actions urgentes.

La première est une enquête scientifique indépendante dans laquelle tous les laboratoires impliqués dans le programme de recherche sur l’EHA aux USA et en Chine ouvrent entièrement leurs livres et leurs dossiers aux enquêteurs indépendants.
La deuxième est un arrêt mondial de la recherche de GoF jusqu'à ce qu'un organisme scientifique mondial indépendant établisse des règles de base en matière de biosécurité.
La troisième : l’Assemblée générale des Nations unies doit établir une responsabilité juridique et financière rigoureuse pour les gouvernements qui violent les normes de sécurité internationales en menant des activités de recherche dangereuses qui menacent la santé et la sécurité du reste du monde.