Affichage des articles dont le libellé est Liban. Afficher tous les articles
Affichage des articles dont le libellé est Liban. Afficher tous les articles

17/07/2025

JOSEPH MASSAD
L’agression israélienne contre la Syrie fait avancer un plan vieux d’un siècle visant à embrigader les Druzes

L’article ci-dessous du chercheur palestino-usaméricain Joseph Massad, datant du mois de mai dernier, met en lumière la logique historique derrière la nouvelle attaque israélienne contre la Syrie

Joseph Massad, Midle East Eye, 6/5/2025
Traduit par Fausto GiudiceTlaxcala 

De la Palestine de l’époque du mandat britannique à la Syrie post-Assad d’aujourd’hui, les dirigeants sionistes ont ciblé les communautés druzes pour fragmenter la société arabe et enraciner un ordre colonial de peuplement.


Des soldats israéliens empêchent une famille druze syrienne de s’approcher de la frontière près de Majdal Shams, sur le plateau du Golan occupé par Israël, le 3 mai 2025 (Jalaa Marey/AFP)

La semaine dernière (fin avril 2025), l’ armée israélienne a pris du temps sur son programme chargé d’extermination des Palestiniens de Gaza , de bombardement et de tirs sur les Palestiniens à travers la Cisjordanie, de bombardement du Liban et de lancement d’une série de bombardements sur le territoire syrien - dont la capitale Damas - pour lancer une série de bombardements très spéciaux .

Le dernier raid aérien visait ce qu’Israël a présenté comme « un groupe extrémiste » qui avait attaqué des membres de la communauté druze syrienne, qu’Israël avait « promis » de défendre en Syrie même.

Après la chute du régime de l’ancien président Bachar al-Assad provoquée en décembre dernier par Hay’at Tahrir al-Cham (HTS), ancienne branche d’Al-Qaïda, des violences sectaires liées à l’État ont éclaté contre  les Alaouites et les Druzes syriens . Les minorités religieuses se sentent assiégées et craignent de plus en plus l’avenir.

Malgré les assurances du président syrien  autoproclamé par intérim  et ancien commandant d’Al-Qaïda , Ahmed al-Charaa, selon lesquelles les minorités religieuses seraient protégées, le régime a déjà commencé à imposer des restrictions « islamistes sunnites » sur de nombreux aspects de la société, y compris  les programmes scolaires  et la ségrégation des sexes dans  les transports publics .

Pendant ce temps, la violence sectaire perpétrée par des groupes liés à l’État et des milices non étatiques persiste . 

Haut du formulaire

Bas du formulaire

C’est dans le contexte de cette violence sectaire qu’Israël a vu une opportunité de poursuivre un programme que le mouvement sioniste poursuivait depuis les années 1920 : créer de nouveaux schismes, ou exploiter les schismes existants, entre les groupes religieux en Palestine et dans les pays arabes environnants, dans une stratégie classique de diviser pour mieux régner.

Cette politique israélienne continue vise à donner une plus grande légitimité à la prétendue raison d’être d’Israël – non pas en tant que colonie sioniste européenne servant les intérêts impériaux européens et usaméricains, mais en tant qu’État sectaire religieux dont le modèle devrait être reproduit dans tout le Moyen-Orient, en divisant les groupes religieux autochtones en petits États distincts pour « protéger » les minorités.

Plan sectaire

Israël estime que la normalisation des relations dans la région ne peut se faire que si de tels États sectaires sont créés, notamment au Liban et en Syrie.

Dès les années 1930, les dirigeants israéliens s’allièrent aux sectaires maronites libanais et, en 1946, ils signèrent un accord politique avec l’Église maronite sectaire.

Leur soutien ultérieur à des groupes chrétiens fascistes libanais, comme les Phalangistes – qui cherchaient à établir un État maronite au Liban – s’inscrivait dans les plans sionistes pour la communauté druze palestinienne. Cette stratégie a débuté dans les années 1920, lorsque les colons sionistes ont commencé à cibler la population druze palestinienne.

Au lendemain de la Première Guerre mondiale et suite au soutien britannique au colonialisme de peuplement sioniste en Palestine, les dirigeants sionistes ont lancé des efforts pour créer des divisions sectaires entre chrétiens et musulmans palestiniens.

Les Palestiniens, cependant, étaient unis dans leur opposition au sionisme et à l’occupation britannique à travers les « Associations musulmanes-chrétiennes », établies en 1918 comme instruments institutionnels d’unité nationale et de résistance au régime colonial.

Un projet sioniste connexe visait à isoler la petite communauté religieuse druze palestinienne afin de la cultiver comme un allié potentiel.

Au début du mandat britannique en 1922, les Druzes palestiniens étaient au nombre de 7 000 , vivant dans 18 villages à travers la Palestine et représentant moins d’un pour cent des 750 000 habitants du pays.

Mythologie coloniale

Les puissances coloniales s’appuyaient souvent sur des mythologies raciales pour diviser les populations autochtones. Alors que les Français affirmaient que les Berbères algériens descendaient des Gaulois pour les distinguer de leurs compatriotes arabes, les Britanniques présentaient les Druzes comme des descendants des Croisés, les décrivant comme une « race blanche plus ancienne » non arabe et « une race beaucoup plus propre et plus belle » que les autres Palestiniens, en raison de la prédominance de la peau claire et des yeux bleus parmi eux.

Bien que les Druzes aient été initialement considérés comme trop marginaux pour être embrigadés, à la fin des années 1920 et au début des années 1930, les dirigeants sionistes ont mené une campagne concertée pour les intégrer.

Tout comme ils avaient exploité les rivalités entre les familles palestiniennes importantes de Jérusalem – les Husayni et les Nashashibi – les sionistes ont cherché à faire de même avec les Druzes, en encourageant le factionnalisme entre les Tarifet les Khayr , et en promouvant une identité sectaire particulariste.

Dans les années 1920, les autorités d’occupation britanniques ont instauré un système sectaire en Palestine pour servir la colonisation juive européenne – un système qui séparait la communauté druze palestinienne du reste du peuple palestinien. 

Aux côtés des sionistes, les Britanniques ont encouragé le factionnalisme et le communautarisme religieux – des efforts qui ont abouti à la fondation de la Druze Union Society sectaire en 1932, aux côtés de nouvelles sociétés musulmanes et chrétiennes orthodoxes formées à la même période dans le sillage de la politique britannique.

La même année, les efforts sionistes pour coopter les dirigeants druzes s’intensifient, se concentrant sur une faction en particulier et encourageant son sectarisme.

Cela provoqua des affrontements entre les différentes factions druzes en 1933, mais la famille nationaliste Tarif conserva son leadership et vainquit la faction collaborant avec les sionistes. Ces derniers espéraient que la cooptation des Druzes palestiniens ouvrirait la voie à des alliances avec les populations druzes plus importantes de Syrie et du Liban.

Tactiques anti-révolte

Dans la seconde moitié des années 1930, pendant la Grande Révolte palestinienne contre l’occupation britannique et la colonisation sioniste européenne (1936-1939), les sionistes et les Britanniques ont intensifié leur campagne sectaire pour empêcher les Palestiniens druzes de rejoindre le soulèvement anticolonial.

À cette fin, ils enrôlèrent Cheikh Hassan Abou Rukun , chef de faction druze du village palestinien d’Isfiya, à une époque où des Druzes de Palestine, de Syrie et du Liban avaient rejoint la révolte . En novembre 1938, Abou Rukun fut tué par les révolutionnaires palestiniens en tant que collaborateur, et son village fut attaqué pour expulser d’autres collaborateurs.

Les sionistes ont exploité son assassinat dans leur campagne sectaire visant à embrigader la communauté druze, affirmant qu’il était ciblé parce qu’il était druze plutôt que parce qu’il était un collaborateur.

En fait, pendant la révolte palestinienne, les révolutionnaires ont tué environ 1 000 collaborateurs palestiniens – la plupart d’entre eux étaient des musulmans sunnites, dont beaucoup étaient issus de familles importantes.

Alors même que les sionistes travaillaient assidûment à répandre le sectarisme parmi les communautés druzes de Palestine, de Syrie et du Liban, à la fin de 1937, ils prévoyaient simultanément d’expulser toute la population druze - alors au nombre de 10 000 personnes - de l’État juif projeté par la Commission Peel britannique , puisque tous les villages druzes se trouvaient à l’intérieur des frontières que celle-ci recommandait.

Pendant ce temps, les autorités d’occupation britanniques ont fait avancer leur projet sectaire en payant certains dirigeants druzes pour qu’ils s’abstiennent de participer à la révolte.

Schémas de transfert

En 1938, les sionistes établirent des relations avec le chef anticolonial druze syrien Sultan al-Attrache , dont la révolte de 1925-1927 contre le régime français avait été réprimée dix ans plus tôt. Ils proposèrent à al-Attrache le « plan de transfert » – l’expulsion de la communauté druze palestinienne, présentée comme un moyen de la protéger des attaques des révolutionnaires palestiniens.

Al-Attrache n’acceptait que la migration volontaire de ceux qui cherchaient refuge, mais refusait tout accord d’amitié avec les sionistes.

Pour atteindre al-Attrache, les sionistes ont fait appel à l’un de leurs contacts, Yusuf al-’Aysami , un ancien assistant druze syrien qui avait été en exil en Transjordanie dans les années 1930. Pendant son exil, il a rendu visite aux Druzes palestiniens et a établi des liens avec les sionistes.

En 1939, Haïm Weizmann, chef de l’Organisation sioniste, était favorable à l’idée d’expulser les Druzes. L’émigration « volontaire » de 10 000 Palestiniens – qui, selon lui, « seraient sans doute suivis dautres » – offrait une précieuse opportunité de faire progresser la colonisation européenne juive en Galilée, région du nord de la Palestine.

Le financement de l’achat de terres druzes ne se matérialisa cependant jamais. En 1940, la réconciliation entre certaines familles druzes et les révolutionnaires palestiniens allégea la pression sur les dirigeants druzes et ébranla le pari initial des sionistes sur la communauté.

En 1944, l’organisation de renseignement sioniste (alors connue sous le nom de « Shai ») et le syrien al-’Aysami ont élaboré un plan visant à transférer les Druzes en Transjordanie et à financer l’établissement de villages là-bas en échange de toutes les terres druzes en Palestine.

Les sionistes envoyèrent même une expédition d’exploration à l’est de Mafraq, en Transjordanie, pour mettre en œuvre le projet. Cependant, face à l’opposition des Druzes et des Britanniques, le projet échoua fin 1945. Néanmoins, en 1946, les sionistes réussirent à acquérir des terres appartenant aux Druzes en Palestine par l’intermédiaire de collaborateurs locaux.

Embrigadement

En décembre 1947, davantage de Druzes palestiniens rejoignirent la résistance, alors même que les sionistes et les collaborateurs druzes s’efforçaient de maintenir la neutralité de la communauté ou de la recruter du côté sioniste.

En fait, les Druzes de Syrie et du Liban ont rejoint la résistance palestinienne à la conquête sioniste en 1948.

En avril 1948, les combattants de la résistance druze palestinienne ont riposté contre la colonie juive de Ramat Yohanan en réponse à l’attaque d’un colon contre une patrouille druze et ont subi de lourdes pertes .

Cependant, malgré les victoires sionistes, la désertion et le désespoir parmi les combattants druzes ont donné aux agents de renseignement sionistes – parmi lesquels le leader sioniste ukrainien Moshe Dayan - et aux collaborateurs druzes l’occasion de recruter des transfuges druzes .

Lorsque la colonie israélienne fut établie en 1948, l’un de ses premiers actes fut d’institutionnaliser les divisions au sein du peuple palestinien en inventant des identités ethniques fictives, dessinées selon des lignes religieuses et sectaires.

À ce stade, l’État israélien a reconnu les Druzes palestiniens – alors au nombre de 15 000 – comme une secte religieuse « distincte » des autres musulmans et a établi des tribunaux religieux distincts pour eux.

Peu après, Israël a commencé à qualifier la population druze de « Druze » plutôt que d’« Arabe », tant sur le plan ethnique que national. Pourtant, à l’époque comme aujourd’hui, celle-ci a continué à subir la même discrimination raciale et l’oppression de type suprémaciste juif que tous les Palestiniens d’Israël, y compris l’ appropriation de leurs terres.

À ce moment-là, avec le soutien de l’État israélien, les collaborateurs druzes avaient pris le dessus au sein de la communauté. Certains de leurs dirigeants ont même appelé le gouvernement à enrôler des Druzes dans l’armée israélienne – une offre qu’Israël a dûment acceptée, même si les soldats druzes restent interdits de rejoindre les unités « sensibles ».

Résistance druze

Malgré la cooptation par l’État israélien de nombreux membres de la communauté druze, la résistance à la colonisation s’est poursuivie à un rythme soutenu.

Le poète druze palestinien Samih al-Qasim (1939-2014) demeure l’une des trois figures les plus célèbres du panthéon palestinien des poètes connus pour leur résistance au sionisme (les deux autres étant Tawfiq Zayyad et Mahmoud Darwish). Son œuvre est non seulement largement récitée dans la société palestinienne, tant à l’intérieur qu’à l’extérieur de la Palestine, mais nombre de ses poèmes ont été mis en musique par des chanteuses telles que Kamilya Jubran et Rim al-Banna .

Parmi les autres figures littéraires et universitaires druzes palestiniennes de premier plan à l’avant-garde de la résistance au sionisme et au colonialisme israélien figurent le romancier Salman Natour (1949-2016) ; le poète contemporain Sami Muhanna, qu’Israël a emprisonné à plusieurs reprises pour ses opinions politiques ; le regretté érudit Sulayman Bashir (1947-1991) qui a écrit sur l’histoire des relations de l’URSS avec le nationalisme palestinien et les « communistes » juifs sionistes ; et l’historien Kais Firro (1944-2019), connu pour ses histoires de la communauté druze.

La tentative actuelle d’Israël de coopter les dirigeants druzes syriens vise à reproduire ce qu’il a déjà réussi avec les collaborateurs druzes palestiniens.

Cependant, les dirigeants druzes syriens résistent à cette offensive israélienne en affirmant faire partie intégrante du peuple syrien, tout en condamnant la politique du nouveau régime « islamiste » et sectaire. 

Pourtant, la volonté d’Israël de détruire l’unité arabe reste intacte.

03/04/2025

GIDEON LEVY
Il y a 30 ans, le massacre de Qana a ébranlé Israël ; aujourd’hui, ce ne serait qu’une goutte d’eau de plus dans l’océan

Gideon Levy, Haaretz, 3/4/2025
Traduit par Fausto GiudiceTlaxcala

NdT : la traduction en anglais par Haaretz de l’article original en hébreu confond Qana au Liban et Kfar Kana/Kafr Qana en territoire israélien. Nous avons rectifié cette erreur.

Quelle naïveté et quelle sensibilité ! Le 18 avril 1996 - il y a 29 ans - une batterie d’artillerie israélienne a fourni un tir de couverture pour sortir le commando Maglan, dirigé par le major Naftali Bennett, d’une embuscade dans le village de Qana, au sud du Liban. Quatre obus frappent un camp de réfugiés des Nations unies, tuant 106 civils, dont de nombreux enfants.

Qana, par Moustafa Haidar, 1996

Le porte-parole des Forces de défense israéliennes a tenté de mentir et de brouiller les pistes, comme d’habitude ; le Premier ministre Shimon Peres a déclaré que nous étions “très désolés” mais que nous “ne nous excusons pas”, et le monde s’est déchaîné. Quelques jours plus tard, Israël a été contraint de mettre fin à l’opération “Raisins de la colère”, une autre des opérations militaires insensées entreprises au Liban au cours de ces années-là. Un mois plus tard, Benjamin Netanyahou était élu pour la première fois au poste de premier ministre, en partie grâce à Qana. Comme nous étions naïfs à l’époque, et sensibles.

Chadia Bitar proteste contre la visite de Shimon Peres en 2003 à Dearborn, Michigan, pour recevoir le prix John P. Wallach Peacemaker Award. Les deux jeunes fils de Chadia Bitar (Hadi, 8 ans, et Abdul-Mohsen, 9 ans) faisaient partie des 106 civils tués par les bombes israéliennes à Qana, au Liban, en avril 1996. Photo Rebecca Cook Reuters/Newscom

Qana est devenu le modèle du cauchemar israélien dans chaque guerre : un incident au cours duquel des dizaines de civils sont tués, forçant Israël à mettre fin à la guerre : tout sauf cela. Mais les temps ont changé. Aujourd’hui, Israël peut massacrer à sa guise, sans craindre un nouveau Qana. 

Au cours des deux dernières semaines Israël a commis un “Qana” presque tous les jours dans la bande de Gaza, et personne ne demande que ça  s’arrête. Le cauchemar de Qana s’est évaporé. Il n’est plus nécessaire de veiller à ne pas tuer des dizaines de civils innocents. Tout le monde s’en moque. Le porte-parole de Tsahal n’a plus besoin de mentir, le premier ministre n’a plus besoin de s’excuser. Le monde et la conscience d’Israël ont fondu.

Si l’horrible bain de sang de dimanche, dans la phase actuelle de la guerre de Gaza, n’arrête pas Israël, si le l’assassinat d’une équipe médicale à Rafah ne l’arrête pas, qu’est-ce qui pourrait l’arrêter ? Rien. Israël peut commettre autant de massacres qu’il le souhaite. Et apparemment, il en voudrait beaucoup.

Dans la première frappe de la nouvelle guerre à Gaza, Israël a tué 436 civils, dont 183 enfants et 94 femmes. Qana, quatre fois plus, et encore plus. 

Qana 2, par Moustafa Haidar, 1996

L’article choquant paru dans le Haaretz de vendredi de Nir Hasson et Hanin Majadli, a montré les visages et rapporté les histoires. Elles ont fait froid dans le dos. Cette semaine, les détails d’un autre massacre horrible, peut-être le plus barbare de tous jusqu’à présent, ont été publiés : le massacre d’équipes d’intervention d’urgence dans le quartier Tel al-Sultan de Rafah. Quinze corps, dont un avec les jambes ligotées et un autre transpercé de 20 balles, ont été retrouvés enterrés dans le sable, les uns sur les autres, avec leurs ambulances et leurs camions de pompiers.

Selon des témoins oculaires, au moins quelques-uns d’entre eux ont été exécutés. Tous étaient des secouristes qui tentaient d’atteindre des personnes blessées lors de frappes aériennes israéliennes. En temps normal, le rapport de Hasson, Jack Khoury et Liza Rozovsky(Haaretz, mardi), aurait suffi à faire cesser la guerre. Qana fait pâle figure en comparaison avec ce niveau de barbarie. Dans le premier cas, on pourrait croire qu’Israël a tué par inadvertance des dizaines d’innocents ; à Tel al-Sultan, il était clair qu’il y avait une intention malveillante et criminelle de le faire.

Ce qui s’est passé à Tel al-Sultan est un massacre de My Lai israélien. Mais alors que My Lai a marqué un changement radical dans l’opinion publique usaméricaine contre la guerre du Viêt Nam, Tel al-Sultan n’a pas intéressé la plupart des médias israéliens. L’USAmérique de l’époque, militariste et soumise à un lavage de cerveau, était en émoi ; l’Israël d’aujourd’hui a fermé les yeux sur Tel al-Sultan. 

Non seulement ces massacres n’ont pas provoqué de changement dans l’opinion publique ni entraîné l’arrêt de la guerre, mais ils semblent encourager d’autres massacres. Mardi, l’armée israélienne a bombardé une clinique de l’UNRWA dans le camp de Jabalya, tuant 19 personnes, dont des enfants. C’est le genre de massacre que l’on laisse se reproduire. Qui aurait pu imaginer que nous pourrions un jour nous remémorer avec tendresse l’époque de Qana, de l’opération “Raisins de la colère” ou du gouvernement Peres ? Et pourtant, nous en sommes là.


09/10/2024

DOHA CHAMS
Un monde qui finit et un autre qui ne commence même pas : Beyrouth, octobre 2024

Doha Chams, Al Araby Al Jadid, 4/10/2024

Original : عالم ينتهي وآخر لا يبدأ

Traduit par Tafsut Aït Baamrane, Tlaxcala

 Rouler dans la rue, c’est ce que je ressentais, comme si mes pieds étaient devant moi et que mon corps les rattrapait. Parfois, je restais comme ça un moment, je faisais une pause pour retrouver un équilibre que je me sentais sur le point de perdre, puis je me remettais à marcher de plus en plus lentement, malgré moi, comme une vieille femme seule et désemparée qui porte un poids trop lourd pour elle.


Beyrouth ces derniers jours. Photo Diego Barra Sanchez/The New York Times/Redux/Laif

Il fallait que je sorte. Je suis allée à la banque, j’ai récupéré l’« argent de poche» mensuel de mon dépôt qui avait été bloqué pendant six ans. Puis j’ai marché comme une vagabonde, comme une machine en ruine, comme le van numéro 4 qui, malgré toutes les destructions, circule encore de la banlieue dévastée qui m’a amenée ici, jusqu’à la rue Hamra.

Je marche en me persuadant que je suis en train de visiter l’endroit et non pas d’errer, sans savoir quoi faire. C’est comme si mes intestins flottaient dans mon ventre, aussi erratiquement que le font les astronautes sur la lune à cause de l’apesanteur.

Près du journal As-Safir, qui était à son apogée quand Israël est entré dans Beyrouth en 1982, et dont les employés se tenaient devant sa porte pour empêcher les soldats d’entrer, divers réfugiés de nos patries arabes sinistrées et des déplacés des lieux bombardés, que ce soit les banlieues, le sud, la Bekaa ou même Beyrouth, après qu’Israël a bombardé avant-hier un de ses immeubles résidentiels et assassiné trois dirigeants palestiniens, dont l’un était une de mes connaissances.

Irakiens, Syriens, Soudanais, et Égyptiens, ainsi que les pauvres d’Éthiopie, des Philippines ou du Bangladesh.

Près d’un rassemblement de personnes déplacées, un petit magasin express s’active pour répondre à leurs besoins, et au coin de la rue, je m’attarde devant une petite librairie qui a ouvert ses portes pour je ne sais quelle raison. Je lis les titres des livres proposés, essayant de trouver quelque chose pour me distraire de la tristesse indescriptible qui m’étreint. Comment échapper à la tristesse qui vous habite ?

Une femme d’une cinquantaine d’années, vêtue de noir, comme si elle était en deuil, sort de l’intérieur, une cigarette allumée à la main, pour me demander si j’ai besoin d’aide. Son visage est fatigué, comme si elle n’avait pas dormi depuis des jours. Elle me demande, mais elle me regarde un instant, et puis c’est comme si elle me reconnaissait de quelque part. Elle pose sa cigarette allumée sur le bord du cendrier, puis tend la main avec empressement pour me serrer la main en se présentant par son nom complet, comme si j’étais une vieille amie qu’elle avait enfin rencontrée. Je maudis ma mémoire défaillante tout en essayant de sourire pour camoufler mon ignorance de la personne à qui je parlais. Mais une chaleur émanait de ces yeux, et de ses paumes qui se resserraient autour de ma main.

J’ai regardé ses yeux rougis d’avoir tant pleuré, et elle a regardé à son tour mes yeux gonflés, et nous n’avons pas pu nous empêcher de pleurer ensemble, silencieusement et sans bruit.

Nous étions des étrangères, mais ce que nous pleurions était la même chose. Me voilà enfin en train de pleurer. J’ai laissé mes larmes, retenues par la colère et une douleur unique, couler tranquillement comme si elles avaient enfin trouvé un endroit sûr pour se déverser sans provoquer la jubilation de qui que ce soit.

Elle a pleuré, j’ai pleuré. Sans un mot. Nous nous sommes assises sur un divan coincé entre les nombreux livres poussiéreux de cette librairie étroite, à l’angle de deux rues, rendue encore plus exiguë par le nombre de livres et d’objets qui s’y trouvaient. Une pièce sans lumière, aussi sombre que le ciel à l’extérieur, comme si elle venait d’ouvrir ses portes après une longue période de fermeture. L’odeur était mélangée, entre l’atmosphère d’un pub, remplie d’odeurs de cigarettes éventées, de boissons et de vie nocturne, et l’odeur des livres que personne n’a achetés depuis longtemps. Nous pleurons en silence, puis chacune de notre côté, nous sortons un mouchoir de la boîte, nous essuyons nos larmes et nous ne disons rien. Au bout de quelques minutes, elle soupire et dit avec un sourire triste : « Tu bois du café ? »

J’étais soulagée de pleurer ensemble. Je suis allée jusqu’au quartier Bristol. Devant un petit magasin de téléphonie, deux jeunes hommes étaient assis en train de fumer. J’ai entendu l’un d’eux dire à l’autre qu’il n’osait pas aller voir son magasin dans la banlieue, non pas par crainte des bombardements israéliens « auxquels on est habitués », mais par crainte de constater la destruction de son gagne-pain.

Siham dort également dans la zone portuaire où elle travaille comme infirmière bénévole. La nuit de l’assassinat, vers l’aube, ses jambes l’ont trahie lorsqu’elle a constaté que sa maison, située à quelques rues de l’endroit où les Israéliens ont bombardé la zone, semblait s’effondrer dans la lumière des premiers rayons de l’aube. Elle est restée quelques minutes dans la lumière de l’aube naissante, puis a quitté l’endroit dévasté et a repris la route vers son lieu de travail.

Dans l’immeuble Concorde de la rue de Verdun, près de la rue Hamra, je me rends dans un centre de visas pour me renseigner sur certaines conditions en vue d’une invitation professionnelle dans un pays étranger. Le centre se trouve au cinquième étage du bâtiment, et le journal Al-Akhbar pour lequel je travaillais se trouve au sixième étage. D’habitude, je passe saluer mes collègues. Mais aujourd’hui, je n’ai pas pu.

Je pars en me disant que mon passage devant les deux journaux pour lesquels j’ai travaillé pendant vingt et un ans n’était peut-être pas une coïncidence. Peut-être que mon travail de reporter sur le terrain en temps de guerre me manquait. Lorsque je l’ai fait, j’ai eu l’impression de contribuer à la défense de ma patrie. Quelque chose qui donnerait un sens à ma vie dans ce pays qui a été « conçu » par les colonisateurs lorsqu’ils ont « dessiné la carte de l’Orient » pour qu’il soit une arène de conflits et de compromissions pour ceux qui détiennent le pouvoir, et non un pays sûr pour son peuple. Aujourd’hui, ils veulent le redessiner. Dans quel but, n’est-ce pas évident ?

Le surplus de pouvoir dont jouit le brutal Israël et la galaxie de puissants intimidateurs qui le soutiennent les fait jouir. Ce n’est pas grave. Allez, on y va. De toute façon, nous n’avons pas le choix. Voyons comment ça se termine.

Sur le chemin du retour, au détour d’un virage, je croise un ancien collègue. Nous sommes à deux mètres l’un de l’autre et il sourit de surprise, heureux de me voir, mais les yeux aussi gonflés que les miens. J’ai envie de pleurer encore pour savoir comment il va, mais il ne dit pas un mot, il me serre dans ses bras sans rien dire, et il pleure aussi.

 

21/09/2024

GIDEON LEVY
L’attaque hollywoodesque contre les bipeurs envoie un message clair : Israël veut une guerre superflue de plus

 Gideon Levy, Haaretz, 19/9/2024
Traduit par Fausto Giudice, Tlaxcala 

Nous l’avons maintenant aussi par écrit, en milliers d’exemplaires explosifs : Israël veut une guerre, une grande guerre. Il n’y a pas d’autre moyen de comprendre l’opération de style hollywoodien qui a explosé au Liban que la transmission à l’ennemi d’un message de bipeur déterminé, révélant les véritables intentions d’Israël. Un millier d’explosions et 3 000 blessés sont une invitation à la guerre. Elle viendra.

Kamal Sharaf

Hollywood écrit déjà les scénarios, mais en réalité, contrairement aux films d’action et de science-fiction, il y a un jour après. Quiconque est excité par l’explosion d’un bipeur devrait aller au cinéma, car dans le monde réel, il faut déterminer un objectif clair pour chaque action entreprise. Nous ne sommes pas aux Jeux olympiques de la technologie, avec des médailles pour l’opération la plus étonnante. Nous sommes au milieu de la guerre la plus criminelle et la plus superflue dans laquelle Israël se soit jamais embarqué. Et il s’avère qu’il en veut une autre.

Il est inconcevable qu’après une année de guerre ratée à Gaza, qui n’a atteint aucun objectif et n’a permis à Israël d’obtenir aucun résultat autre que l’assouvissement d’une soif de vengeance, Israël en veuille une autre. Il est inconcevable qu’après avoir payé et continuer à payer un prix aussi fatal à la suite de la guerre à Gaza, Israël souhaite une nouvelle guerre. C’est inimaginable, mais c’est un fait.

Tout comme la guerre à Gaza, les explosions de bipeurs au Liban sont inutiles. Félicitations aux planificateurs et aux exécutants, nous avons conquis Rafah et fait exploser les bipeurs ; chapeau aux Forces de défense israéliennes et au Mossad, et maintenant ?

Les difficultés des habitants du nord se sont-elles améliorées depuis l’autre jour, lorsque les bipeurs ont bourdonné puis explosé ? Israël est-il désormais plus en sécurité ? Le sort des otages s’est-il amélioré ? Le statut d’Israël dans le monde s’est-il amélioré ? La menace iranienne s’est-elle dissipée ? Y a-t-il eu un seul changement positif à la suite de la dernière opération secrète, si ce n’est le gonflement de l’ego de nos responsables de la sécurité ?

Tout comme les glorieux assassinats qui n’ont jamais rien apporté, l’héroïsme des bipeurs n’est rien d’autre qu’un gadget cinématographique. Hormis la bave versée dans les studios de télévision par les personnes qui salivent devant chaque Arabe mort ou blessé, la situation d’Israël le jour d’après est pire qu’elle ne l’était le jour précédant cette opération héroïque, même si, en Israël, on distribue des bonbons.

La guerre dans le nord s’est rapprochée l’autre jour, à une vitesse alarmante. Ce sera la guerre la plus évitable de l’histoire du pays. Elle pourrait également être le plus grand bain de sang de l’histoire du pays. Lorsque le Hezbollah déclare explicitement qu’il cessera de tirer dès qu’un accord de cessez-le-feu sera signé avec le Hamas, et qu’Israël ne veut en aucun cas arrêter la guerre à Gaza, il invite le Hezbollah à l’attaquer. Voilà à quoi ressemble une guerre choisie.

Si la guerre à Gaza a aggravé la situation d’Israël par tous les moyens possibles, la guerre dans le nord causera des dommages mille fois plus importants. Gaza pourrait n’être que le prélude au désastre de la prochaine guerre : les victimes, les destructions, l’hostilité dans le monde entier, l’horreur et la haine qui se perpétuent pendant des générations pourraient créer une situation dans laquelle les batailles horribles et coûteuses dans le quartier de Shuja'iyya, à Gaza, nous manqueraient. Et c’est ce que nous voulons nous infliger, de nos propres mains ?

Mais les choses sont plus simples qu’il n’y paraît. Un cessez-le-feu à Gaza entraînera un cessez-le-feu dans le nord. Nous pourrons alors parler d’un accord. Même s’il n’est pas conclu, une réalité sans guerre dans le nord est préférable pour Israël. Personne ne sait avec certitude à quoi nous ressemblerons après une nouvelle guerre. Combien nous saignerons et combien nous serons battus avant de gagner en apparence. Tout comme il aurait été préférable que la guerre de Gaza n’éclate pas - il s’agissait manifestement d’une guerre choisie -, il serait préférable que la guerre dans le nord n’ait pas lieu.

Il est peut-être encore possible de l’empêcher (ce qui est beaucoup plus douteux après l’explosion des bipeurs). Mais pour cela, Israël doit abandonner la croyance qu’il peut tout résoudre par la force, par les armes, par l’explosion de bipeurs, par les assassinats, par la guerre. Dans ma naïveté, j’ai cru qu’Israël avait appris cette leçon à Gaza. Au lendemain de l’explosion des bipeurs, on peut affirmer avec certitude et tristesse que ce n’est pas le cas. Loin de là.

23/06/2024

THOMAS L. FRIEDMAN
Les dirigeants usaméricains devraient cesser de s’avilir devant Israël

Thomas L. Friedman The New York Times, 18/6/2024
Traduit par Fausto Giudice, Tlaxcala

Le 4 novembre 2022, juste après l’élection de l’actuelle coalition gouvernementale israélienne d’extrême droite, j’ai écrit une chronique avec ce titre : « L’Israël que nous connaissions a disparu ». Il s’agissait d’une mise en garde contre la radicalité de cette coalition. Beaucoup de gens n’étaient pas d’accord. Je pense que les événements ont prouvé qu’ils avaient tort et que la situation est encore pire aujourd’hui : l’Israël que nous connaissions a disparu et l’Israël d’aujourd’hui est en danger existentiel.


Photo Abir Sultan

Israël est confronté à une superpuissance régionale, l’Iran, qui a réussi à prendre Israël en étau, en utilisant ses alliés et ses mandataires : le Hamas, le Hezbollah, les Houthis et les milices chiites en Irak. Pour l’heure, Israël n’a pas de réponse militaire ou diplomatique. Pire encore, il est confronté à la perspective d’une guerre sur trois fronts - Gaza, le Liban et la Cisjordanie - mais avec une nouveauté dangereuse : le Hezbollah au Liban, contrairement au Hamas, est armé de missiles de précision qui pourraient détruire de vastes pans de l’infrastructure israélienne, de ses aéroports à ses ports maritimes, en passant par ses campus universitaires, ses bases militaires et ses centrales électriques.

Mais Israël est dirigé par un premier ministre, Benjamin Netanyahou, qui doit rester au pouvoir pour éviter d’être éventuellement envoyé en prison pour corruption. Pour ce faire, il a vendu son âme pour former un gouvernement avec des extrémistes juifs d’extrême droite qui insistent sur le fait qu’Israël doit se battre à Gaza jusqu’à ce qu’il ait tué tous les Hamasniks – “victoire totale” - et qui rejettent tout partenariat avec l’Autorité palestinienne (qui a accepté les accords de paix d’Oslo) pour gouverner un Gaza post-Hamas, parce qu’ils veulent qu’Israël contrôle tout le territoire entre le Jourdain et la mer Méditerranée, y compris la bande de Gaza.

Aujourd’hui, le cabinet de guerre d’urgence de Netanyahou s’est effondré en raison de l’absence de plan pour mettre fin à la guerre et se retirer de Gaza en toute sécurité, et les extrémistes de sa coalition gouvernementale réfléchissent à leurs prochaines actions pour accéder au pouvoir.

Ils ont déjà fait tant de dégâts, et pourtant le président Biden, le lobby pro-israélien AIPAC et de nombreux membres du Congrès n’ont pas pris conscience de la radicalité de ce gouvernement.

En effet, le président de la Chambre des représentants, Mike Johnson, et ses collègues du G.O.P. [Great Old Party, Les Républicains] ont décidé de récompenser Netanyahou en lui accordant le grand honneur de s’adresser à une session conjointe des deux chambres du Congrès le 24 juillet. Poussés dans leurs retranchements, les principaux démocrates du Sénat et de la Chambre des représentants ont signé l’invitation, mais le but inavoué de cet exercice républicain est de diviser les démocrates et de provoquer des cris d’insultes de la part de leurs représentants les plus progressistes, ce qui aliénerait les électeurs et les donateurs juifs usaméricains et les pousserait à se tourner vers Donald Trump.

Netanyahou sait qu’il s’agit avant tout de politique intérieure usaméricaine, et c’est pourquoi son acceptation de l’invitation à prendre la parole est un tel acte de déloyauté à l’égard de Joe Biden - qui a fait le voyage jusqu’en Israël pour le serrer dans ses bras dans les jours qui ont suivi le 7 octobre – que ça vous coupe carrément le souffle.

Aucun ami d’Israël ne devrait participer à ce cirque. Israël a besoin d’un gouvernement centriste pragmatique capable de le sortir de cette crise aux multiples facettes et de saisir l’offre de normalisation avec l’Arabie saoudite que Biden a réussi à mettre en place. Cela ne peut se faire qu’en destituant Netanyahou par de nouvelles élections, comme l’a courageusement demandé le chef de la majorité au Sénat, Chuck Schumer, en mars dernier. Israël n’a pas besoin d’une soirée arrosée sponsorisée par les USA pour son chauffard bourré.

On se demande si les “amis” d’Israël ont la moindre idée de la nature de son gouvernement. Ce gouvernement n’est pas l’Israël de votre grand-père et ce Bibi n’est même pas l’ancien Bibi.

Contrairement à tous les cabinets israéliens précédents, ce gouvernement a inscrit l’objectif d’annexion de la Cisjordanie dans l’accord de coalition. Il n’est donc pas surprenant qu’il ait passé sa première année à essayer d’écraser la capacité de la Cour suprême israélienne à mettre un frein à ses pouvoirs. Bibi a également cédé le contrôle de la police et des principales autorités du ministère de la défense aux suprémacistes juifs de sa coalition afin de leur permettre d’accroître le contrôle des colons sur la Cisjordanie. Ils ont immédiatement procédé à l’ajout d’un nombre record d’unités d’habitation au cœur de ce territoire occupé pour tenter d’empêcher la création d’un État palestinien.

30/07/2023

FABIO MERONE
Mahdi Amel, le Gramsci arabe

Fabio Merone, OrientXXI, 29/7/2023
Traduit par
Fausto Giudice, Tlaxcala

Fabio Merone, docteur en Sciences politiques de l’université de Gand (Belgique), est chercheur associé au Centre interdisciplinaire de recherche sur l’Afrique et le Moyen-Orient de l’université Laval (Québec, Canada). Il travaille sur l’islamisme et le salafisme dans le monde arabe contemporain. Avec F. Cavatorta, il a édité Salafism after the Arab Awakening: Contending with People’s Power (Hurst, 2017). Bibliographie

Près de quarante ans après sa mort, Hassan Abdallah Hamdan (1936-1987), plus connu sous son nom de guerre Mahdi Amel, reste une référence politique et intellectuelle pour la gauche libanaise et arabe.

“Lisez Mahdi Amel”, Beyrouth 2019

Hassan Abdallah Hamdan (1936-1987), plus connu sous le nom de guerre de Mahdi Amel, était un communiste libanais original qui a été surnommé le “Gramsci arabe”1. Comme le marxiste italien, Amel a tenté de “nationaliser” le communisme en appliquant les catégories critiques du marxisme au contexte national2 et en élaborant sur cette base un projet politique et culturel pour l’émancipation des masses. Il a été assassiné par des milices islamistes chiites en 1987. Bien que son projet politique ait été partiellement dépassé par les accords de Taëf de 1989 (qui ont mis fin à la guerre civile libanaise), il reste le témoignage d’un intellectuel militant et critique qui a consacré sa vie à lutter contre le système confessionnel libanais et à poursuivre un véritable projet de libération nationale. C’est aussi pourquoi, récemment, il est devenu l’un des symboles des jeunes générations de Libanais qui sont descendus dans la rue en 2017 et 2019 pour renverser l’“État confessionnel”, ainsi que de tous les Arabes qui ont cherché une voie originale vers le communisme.

Le contexte historique et l’expérience de vie d’un intellectuel militant

Le projet culturel et politique de Mahdi Amel peut être placé dans le contexte plus général de l’émancipation nationale des intellectuels et des forces politico-culturelles du Sud, qui se sont engagés dans la construction de nouvelles sociétés post-coloniales libérées de la dépendance vis-à-vis du centre capitaliste et de l’hégémonie culturelle occidentale. On peut relier Amel à la pensée et au parcours politique de Frantz Fanon, qu’il a rencontré en Algérie et dont il était un admirateur ; à l’intellectuel indien Ranajit Guha, qui, depuis l’Inde, a introduit Antonio Gramsci dans les études postcoloniales par le biais de ce que l’on appelle les “études subalternes” ; ou, enfin, à Ali Shariati, l’intellectuel iranien qui a tenté de fusionner le marxisme avec la théologie chiite de la libération.

La caractéristique commune de ces auteurs et de leur projet était qu’ils voulaient amener la collectivité nationale nouvellement indépendante à un niveau plus élevé de conscience de soi afin de parvenir à une véritable émancipation culturelle, politique et économique. En termes plus proprement marxistes, Amel était intellectuellement un enfant de ce que l’on appelle la “théorie de la dépendance”, la construction théorique fondamentale sur laquelle raisonnaient les marxistes arabes et du Sud. Selon cette théorie, le colonialisme avait unifié le monde dans des relations d’interdépendance, sur la base desquelles le centre capitaliste dominait et assujettissait la périphérie. Le système économique des colonies avait été construit de telle sorte que ces pays, une fois intégrés dans le commerce international, étaient dépendants des centres financiers et économiques occidentaux, dont les bourgeoisies locales étaient des sous-produits. Ces dernières, en particulier, étaient “cosmopolites” (au sens gramscien de “non-nationales”), économiquement dépendantes et culturellement subordonnées.

De ce point de vue, tant Fanon et Guha que Shariati avaient appelé à une construction nationale basée sur une révolution culturelle qui revendiquait la subjectivité nationale contre l’idéologie coloniale. Amel appartenait à ce type de courant politico-culturel, mais il savait aussi s’en distinguer. Communiste militant dès ses années universitaires à Lyon, il profite du climat culturel fervent des années 1950 et 1960. Il se passionne pour l’historicisme gramscien 3 et utilisera plus tard des concepts tels que “bloc historique”, “idéologie” et “hégémonie” 4. Il est également influencé par le débat suscité en France et dans le monde communiste par les révélations de Khrouchtchev au 20e congrès du PCUS (1956), qui donnent lieu à une vive controverse entre ceux qui veulent réformer le marxisme dans une optique humaniste (le marxisme dit occidental) et ceux qui veulent le réhabiliter dans une optique révolutionnaire.

Amel a donc vécu dans un climat culturel influencé par Gramsci, Poulantzas et Althusser, dans lequel le “Sud” a été porté à l’attention des mouvements gauchistes. D’un point de vue théorique marxiste, cela s’est traduit par une tentative de reconceptualisation de la catégorie de “mode de production”, en l’adaptant aux contextes coloniaux et post-coloniaux, un concept sur lequel Amel a travaillé en particulier dans les années 70 5.

Après avoir passé une importante période de formation en Algérie (1963-68) 6 , Amel s’est immergé dans la réalité libanaise. De retour dans son pays natal, il rejoint le Parti communiste libanais (PCL) et en devient un dirigeant et un idéologue important. Surtout, il commence à élaborer une pensée originale, conciliant activité théorique et militantisme pratique. Son épouse Evelyne Brun raconte qu’à cette époque, il était particulièrement impliqué dans le dialogue avec les planteurs de tabac de la région du Mont-Liban (où un mouvement de protestation était en cours dans les années 1970) et qu’il témoignait qu’ « être marxiste, c’est être une personne qui peut apporter des réponses aux problèmes de la vie de tous les jours » 7. Il a notamment été un bâtisseur actif de cellules syndicales et populaires au Sud-Liban, où vit encore aujourd’hui la partie la plus marginalisée de la population libanaise. C’est à cette époque qu’il commence à être connu sous le nom de Mahdi Amel, nom qu’il choisit comme pseudonyme pour les articles qu’il écrit dans l’organe du parti, al-Tarīq (la route/le chemin).

Il est important de comprendre cette période de son militantisme et de celui du parti communiste libanais, qui se percevait comme un parti révolutionnaire d’avant-garde des masses de travailleurs et de subalternes. Ceux-ci tentaient en fait de réaliser la bataille politique pour l’émancipation nationale par le biais du militantisme au sein de la population. Les communistes se sont également identifiés à la question palestinienne et se sont proposés comme l’avant-garde de la résistance armée contre l’occupation militaire israélienne dans le sud du pays (1978-82), et le point de jonction du front politique des forces de gauche et démocratiques contre les droites confessionnelles et fascistes soutenues par les pays occidentaux et alliées d’Israël.

Il est évident que le parcours intellectuel et la vie politique d’Amel ont été marqués par la guerre civile libanaise (1975-1990), qu’il a perçue comme une occasion de réaliser son projet national de libération du pays du système confessionnel. Mais cette période est aussi marquée par l’émergence de l’islamisme chiite (Amal et Hezbollah), qui évince les communistes du Sud-Liban et se substitue à eux comme force de résistance. Mahdi Amel avait reconnu un potentiel révolutionnaire dans la communauté chiite libanaise, mais n’avait pas prévu la montée de l’islamisme en tant que force révolutionnaire alternative, probablement mieux adaptée que les communistes pour jouer ce rôle. Il a été assassiné par des miliciens chiites, mettant fin à la vie d’un intellectuel militant passionné et à l’expérience du parti communiste libanais en tant que force politique exerçant une certaine influence.

L’État confessionnel et l’idéologie de la bourgeoisie libanaise

La pensée de Mahdi Amel se caractérise par une réflexion sur la réalité politique du Liban et du monde arabe. En particulier sur l’État, son appareil idéologico-hégémonique et le mode de production socio-économique. Mahdi Amel est en effet célèbre pour les deux principales catégories analytiques que sont le “mode de production colonial” et l’“État confessionnel”

Il a annoncé son projet dès ses premières années libanaises, dans l’essai Colonialism and Backwardness (1968) : « Si nous voulons une pensée marxiste adaptée à notre réalité et capable d’avoir une perspective scientifique, nous ne devons pas appliquer cette pensée de manière abstraite, mais plutôt avoir comme point de départ la spécificité même de notre réalité » 8. Il analyse ensuite le processus historique de formation de la bourgeoisie coloniale dans son livre Prolégomènes, dans lequel il pose les bases de sa réflexion théorique 9.

Amel a comparé les exemples historiques de l’Égypte et du Liban en particulier, soulignant comment la pénétration coloniale avait empêché le développement d’une bourgeoisie nationale, alors qu’une classe de propriétaires terriens proto-capitalistes s’était formée à la fin de la période ottomane. Au Liban, l’entrée dans le mode de production capitaliste a conduit au développement de la monoculture de la soie et à l’orientation de l’économie vers le marché international. Cela a empêché la formation d’une bourgeoisie basée sur l’artisanat local et a conduit au contraire au développement d’une classe bourgeoise coloniale. Contrairement à la bourgeoisie européenne, qui s’était initialement formée en tant que classe révolutionnaire (contre l’aristocratie foncière), la bourgeoisie libanaise était le résultat d’une relation de subordination économique et politique.

L’analyse d’Amel s’inscrit dans le débat qui divise alors les communistes arabes entre ceux qui voient dans la bourgeoisie nationale une force progressiste possible avec laquelle s’allier, et ceux qui n’y voient qu’un ennemi de classe à renverser car inéluctablement allié au capital international. L’analyse d’Amel se voulait plus complexe : en saisissant les deux aspects de la bourgeoisie - nationale et cosmopolite - il voulait démasquer son appareil idéologique. D’où la nécessité, dans sa construction théorique, d’une théorie de l’État, qu’il élabore dans Fī al-dawla al-ṭaifiyya (“De l’État confessionnel”), publié en 1986, un an avant sa mort.

La question de la bourgeoisie nationale - son origine confessionnelle et l’appareil idéologique qui justifie sa domination - a donc constitué l’étape décisive de son développement théorique. Il écrit : « C’est une erreur de dire que l’idéologie confessionnelle est l’idéologie de la classe dominante avant les rapports de production capitalistes, c’est-à-dire qu’il s’agit d’une idéologie religieuse ou d’une forme de celle-ci (...). C’est une erreur dans laquelle se trouvent également certains marxistes » 10. Amel voyait en effet dans le système confessionnel constitutionnel libanais un instrument idéologique moderne au service de la domination de la classe bourgeoise et capitaliste, qui se légitimait à travers lui. Ce système n’avait pas manqué d’être défendu et propagé par l’intellectuel maronite Michel Chiha, qu’Amel considérait comme l’idéologue de la bourgeoisie dominante et contre lequel il lançait ses flèches polémiques, à la manière d’Antonio Gramsci contre Benedetto Croce. Chiha voyait dans le système confessionnel libanais la garantie du modèle libéral et démocratique, dans lequel la citoyenneté se réalise dans l’appartenance communautaire.

Pour Amel, en revanche, il s’agit d’un “pacte confessionnel” entre les élites des différentes communautés qui se liguent les unes contre les autres au détriment de la classe ouvrière de chacune d’entre elles. Le confessionnalisme était aussi l’instrument de la domination d’une communauté particulière sur toutes les autres : la communauté maronite minoritaire et dominante contre les communautés musulmanes subordonnées (la communauté chiite surtout). L’“État confessionnel” était donc, aux yeux d’Amel, un projet idéologique fonctionnel aux intérêts politiques et économiques de la classe dirigeante maronite et des élites interconfessionnelles. Ce système était (et est toujours) basé sur la division du pouvoir au sein de l’État entre les différentes confessions et le contrôle politique et économique des différentes élites au sein de chacune d’entre elles.

Pour Amel, le véritable projet d’émancipation nationale ne pouvait donc passer que par la dissolution de ce système et le dépassement de la domination du capital international. Amel proposait également une plate-forme politique (partagée par le PCL) qui liait inextricablement la bataille politique nationale à la cause palestinienne. Pendant la guerre civile libanaise, en effet, les factions politiques maronites s’étaient alliées à Israël et aux puissances occidentales contre le front progressiste et les Palestiniens des camps de réfugiés. Mahdi Amel a enfin mis en lumière le phénomène de du squadrisme* phalangiste, en le comparant à l’analyse de Gramsci. Ce dernier avait vu dans le squadrisme fasciste un produit de la bourgeoisie capitaliste en crise d’hégémonie. Comme à l’époque du fascisme italien, l’hégémonie du pouvoir bourgeois confessionnel maronite, qui avait été fondée sur le confessionnalisme idéologique, semblait à Amel en crise de légitimité. Le Parti communiste et les forces progressistes du pays, réunies dans un “bloc historique”, devaient donc abattre le pouvoir de la bourgeoisie et le système confessionnel sur lequel il reposait.


La victoire des islamistes et la “revanche” de Mahdi Amel

Le Parti communiste libanais et Mahdi Amel ont fini par être victimes de la guerre civile, dont ils pensaient pouvoir exploiter les contradictions à leur avantage. Le PCL avait en effet formé un front de résistance contre l’occupation israélienne au Sud-Liban, avec un certain succès, mais il a ensuite été vaincu par les forces islamistes chiites émergentes. Amel et d’autres dirigeants communistes (dont l’intellectuel Hassan Muruwwa) ont été victimes d’une campagne d’élimination des dirigeants communistes menée par les “forces obscures” islamistes, probablement soutenues par la Syrie. Le chiisme politique s’est alors imposé comme une force populaire et a donné un coup d’arrêt définitif au mouvement communiste libanais.

Les accords de Taëf de 1989 ont finalement abouti à un résultat différent de celui préconisé par les révolutionnaires communistes : le système confessionnel, au lieu de disparaître, a été reconfirmé et renforcé. Le Hezbollah est devenu une force dirigeante et le chiisme politique a réussi à intégrer la communauté chiite dans le système politique confessionnel. Si cette solution a permis de sortir du conflit, la persistance de la crise dans le pays semble néanmoins avoir confirmé la thèse fondamentale de Mahdi Amel, celle d’un système confessionnel en crise permanente d’hégémonie.

Les protestations sociales et juvéniles qui ont éclaté dans le pays en 2017 et 2019 ont donc réévalué les théories d’Amel, qui a ainsi eu sa “revanche” politique post-mortem. En effet, non seulement les nouvelles générations révolutionnaires libanaises ont remis la question du dépassement du système confessionnel au centre de leur programme politique, mais elles ont aussi et surtout fait de la figure de l’intellectuel marxiste un symbole de leurs espoirs.

NdT

*« Squadrisme » [de squadra, équipe, escouade, brigade] est le terme par lequel on désigne les forces paramilitaires luttant par la violence contre les mouvements sociaux suscités par les socialistes et les communistes après la Première Guerre mondiale en Italie. Nées avant le fascisme italien, elles en sont devenues une forme de bras armé. Ces mouvements paramilitaires furent dirigés par les chefs locaux (les ras, du nom des chefs éthiopiens) des Faisceaux italiens de combat.

Notes de l’auteur

1.      Prashad, Vijay . The Arab Gramsci , 5 mars 2014

2.     Labib, Tahar (2017). “Gramsci nel pensiero arabo”. In : Manduchi Patrizia, Marchi Alessandra e Vacca Giuseppe (a cura di). Gramsci nel mondo arabo. Il Mulino. Bologna

3.     Sa thèse de doctorat était intitulée : Sujet et praxis. Essai sur la constitution de l’histoire.

4.    Safieddine, H. (2021). Mahdi Amel : On Colonialism, Sectarianism and Hegemony. Middle East Critique, 30(1), 41-56.

5.     Il convient de rappeler dans ce débat l’importante contribution du marxiste franco-égyptien Samir Amin qui, dans le sillage du maoïsme dominant, a revalorisé la périphérie en tant que site de la révolution mondiale.

6.    C’est à cette époque qu’il publie un premier article pour la revue Révolution Africaine, intitulé « La pensée révolutionnaire de Franz Fanon ».

7.     Mahdi Amel, “Al-Thaqafa wa al-thawra” (1ère partie). Accessible sur : https://www.youtube.com/watch?v=3euM6XRfmZQ&t=1311s   

8.    Cité dans "Dawn : Marxism and National Liberation" (p.20). Dossier no 37 | Tricontinental : Institut de recherche sociale, février 2021. La traduction italienne est de l’auteur de l’article.

9.    Amel, M. (2013) Muqaddimat Nazriyya Li-Dirasat Athar l-Fikr al-Ishtiraki Fi Harakat al-Taharrur al-Watani [Prolégomènes théoriques à l’étude de l’impact de la pensée socialiste sur le mouvement de libération nationale] (Beyrouth : Dar al-Farabi).

10. Amel, M. (1986) Fi Al-Dawla al-Ta’ifiyya [Sur l’État confessionnel] (Beyrouth : Dar al-Farabi), p.24.