Traduit par Tlaxcala
Si c’est ça ta nouveauté, Ziad… Alors
nous n’en voulons pas.
Ziad Rahbani sourit encore, d’un
silence étrange. Il nous regarde les yeux clos, comme s’il avait tout vu… et
que plus rien ne comptait. Il sommeille comme un prince lassé de son royaume.
Ziad dort, n’est-ce pas ?
Non. Ziad résiste à sa manière :
il se retire. Il refuse simplement de prendre part à tout cela.
Sa décision de garder le silence
à partir d’aujourd’hui est sa déclaration la plus forte. Il a choisi de fermer
les yeux… et de rêver.
Mais qui rêve encore aujourd’hui
? Qui a encore le courage de rêver ? Ziad, uniquement Ziad.
Ziad dort, oui. Et il rêve de
cette nation… Quelle étrange nation que celle dont tu rêves, Ziad…!
Dans son rêve, il voit la
Palestine… sans barrières, sans checkpoints, sans soldats qui t’arrachent la
fleur parce que sa couleur leur rappelle le sang qu’ils ont versé depuis
toujours, puis te crient : “Reste là, sous le soleil… et brûle.”
Calligraffiti d’Ashekman représentant Ziad Rahbani avec la phrase célèbre « Bennesbeh Labokra Chou ? », « Et demain, quoi ? » (titre d’une pièce de théâtre musical de 1978), stratégiquement situé au centre d'une ancienne zone de guerre de Beyrouth, surnommée la ligne de contact, à l'intersection Basta/Bechara el Khoury/Sodeco. Photo Jad Ghorayeb
Ziad rêve que l’occupation a pris
fin, et qu’avec elle se sont évaporés les visages lisses du pouvoir — ceux qui
signaient les accords de normalisation en souriant, tandis que l’ennemi
larguait ses bombes sur nous. Personne ne se demande où est “Abbas”, évidemment.
Et nul ne pleure une autorité assoupie depuis Oslo.
Damas, dans le rêve, a
réintroduit "Jules Jamal"* dans les manuels, et a levé le signe de la
victoire au-dessus du cimetière national où fut enterrée la moitié du peuple,
dans toute sa diversité. Et dans le rêve, tout le monde applaudit, même les
martyrs. Il y a là une statue d'une combattante belle, appelée Syrie, qui fait
le signe de la victoire.
Gaza est devenue, vraiment, la
Riviera de la Palestine — qu’ils le veuillent ou non. Des places verdoyantes,
du sable doré, une mer d’azur, des barques peintes.
Voilà comment Ziad voit le rêve… en couleurs.
Et toi ? Tu t’es déjà demandé si tes rêves avaient des couleurs ou s’ils
n’étaient qu’en noir et blanc ?
Oui, dans le rêve, les rues de
Gaza sentent le parfum de Sinwar et Deif — un parfum de résistance, un mélange
de poudre… et de nostalgie. Les enfants jouent sur des places portant les noms
des martyrs de la Palestine. Autour d’eux, des femmes… les mêmes qui ont donné
naissance aux enfants qu’Israël a exterminés.
Les mêmes prénoms.
Les mêmes visages.
Les mêmes yeux… mais cette fois, sans larmes. Car dans les rêves de Ziad, les
larmes sont interdites.
Quelle défaite pour Israël… À chaque maison bombardée, nous en avons
reconstruit dix. Et pour chaque enfant tué… nos femmes en ont donné cent.
Beyrouth n’envoie plus ses poètes
au Golfe pour servir d’alibi culturel, ni quémander des miettes de subvention à
l’Occident repu. Et les caméras au-dessus des ambassades ont été arrachées —
comme des dents pourries.
Dans le rêve, le monde arabe est
un pays unique, mais qui rassemble tous les peuples, de Tanger à Salalah… Il rêve que les
peuples arabes franchissent les frontières vers la Palestine, les forcent,
comme le clamait le militant Georges Abdallah, les rasent et récupèrent la
terre.
Fatigué au point de claquer ? Ou
juste écœuré à crever, Ziad ? Allez, les deux… et puis basta.
Ziad a changé d’accord musical,
nous laissant vaciller seuls… Nous, sa génération, celle qu’il a bercée en
chantant l’effondrement.
Nous sommes la génération des
décombres : nés entre 70 et 90, diagnostiqués instables parce que la guerre,
elle, n’a jamais été stable. Et tant mieux : on ne veut pas guérir d’un mal qui
nous a rendus lucides.
On survivait à double vitesse :
guerre le jour, Ziad la nuit. C’est ainsi qu’on tenait debout. Les morts à
l’aube, les mélodies au crépuscule. Et personne pour nous demander comment on
faisait.
Courir sous les bombes pour une
cassette de Ziad… Faut être cinglé, hein ? Et pourtant, on l’a fait. On
préférait sa voix à nos vies. C’était ça, notre manière d’aimer. Idiote.
Féroce.
As-tu déjà esquivé un sniper, une
cassette dans la poche ? Une cassette de Ziad ? Nous, oui. On rentrait comme
ça, entre deux rafales, sans réfléchir. L’instinct, l’amour, la connerie pure.
Chacun croyait que Ziad ne
s’adressait qu’à lui. Nous n’étions pas un public. Nous étions sa génération,
ses enfants.
Et quand nos maisons furent
éventrées par l’ennemi, faisais-tu partie de ceux qui cherchaient d’abord, sous
les gravats, la cassette de Ziad ? Et quand l’exil t’a happé, n’as-tu pas
glissé, en premier, dans ta valise la cassette de Ziad… et la voix de Fairouz ?
Oui, nous sommes ces malades. Les
rescapés d’une époque, d’un régime, de guerres plantées dans nos chairs et nos
esprits. Nous sursautons au moindre bruit. Ce ne sont plus les bombes, ce sont
les portes qui claquent… et qui réveillent en nous tout ce que nous avons tenté
d’oublier.
Nous, les résistants, un
claquement de porte suffit à réveiller les ruines de l’enfance, et toute la
guerre remonte, sans avertir.
Un regard suffit à vaciller : on y voit trop. Trop de ce qu’on a fui, trop de
ce qu’on a tu.
Nous offrons nos sentiments avec
une générosité maladive, sans conditions. Nous sommes les enfants des fissures
mentales, des traumatismes en spirale, de ce qu’on appelle aujourd’hui un trouble
et que nous appelons simplement notre vie.
Nous faisons confiance comme des
imbéciles, guérissons à peine, et rechutons au premier souvenir ou à la
première chanson.
Ce texte n’est pas sur un
artiste. C’est sur un père, un thérapeute sans blouse, qui soignait nos plaies
avec des cassettes. Il posait son diagnostic à coups de piano enragé. Nous
sommes sa génération. Ceux que le pays, la banque, la religion, les partis et
l’exil ont crucifiés… et qui, à la fin, sont allés chez Ziad.
Il riait, giflait les puissants
avec ses mots… puis riait encore, et nous rions avec lui. C’était sa manière de
résister, et la nôtre aussi.
Tu as raison, Ziad… dans ce
Levant, le sommeil est devenu le seul vrai repos.
Tu ridiculisais tout le monde, et
pourtant personne ne te haïssait. Tu te riais d’eux tous à la fois, et ils
t’écoutaient comme on écoute un prophète désabusé.
Tu étais le seul à ne pas exiger
de nous un choix. Tous les camps te semblaient absurdes, creux,
interchangeables… sauf un : celui de la résistance.
La résistance n’est pas un choix.
C’est un réflexe. Comme respirer sous l’eau. Comme hurler en silence. Comme
reconnaître, dans le regard de ton voisin, le soldat qui a pulvérisé ta maison…
Alors tu ne penses plus : tu résistes.
Mais Ziad, notre Ziad… ouvre les
yeux. Ce n’est plus l’heure des rêves. Le soldat est là, assis sur le canapé,
il boit mon café,
et fredonne tes mélodies…
C’est donc ça, ta nouveauté, Ziad
?
Nous n’en voulons pas.
Balance ta phrase Ziad…Nous
voulons des mots comme des balles. Que ta voix cogne ce monde qui trouve le
sommeil au son des bombes sur Gaza.
Non, ne te méprends pas… Ne crois
pas que je te pleure. Au milieu de mes larmes et de mon chagrin, je n’ai pas
écrit pour pleurer, mais pour maudire le sort qui nous a brisés.
J’ai simplement adouci mes mots,
pour ne pas t’effrayer, notre prince endormi… J’ai adouci mes mots, Ziad, pour
ne pas effrayer les lecteurs. Qu’ils ne croient pas que je pleure. Qu’ils ne
prennent pas ça pour une lamentation. Tu dors, c’est tout. Trop tôt, peut-être.
On ne pleure pas ceux qui nous
ont légué un vocabulaire de lutte. Moi, je ne pleure pas. J’écris.
Ce ne sont pas des adieux. Ce
sont les mots d’une génération cabossée. La tienne, Ziad. Celle de la guerre,
des rafales, de l’angoisse qu’on boit comme du café noir.
Ta génération, Ziad, celle qui
verra la fin de l’occupation israélienne … sans toi.
Nous sommes cette génération.
Et jamais nous ne pardonnerons à ce monde qui t’a conduit jusqu’à l’épuisement…
et t’a forcé au sommeil.
NdT
Jules Youssouf Jammal est une figure légendaire du nationalisme arabe : ce militaire syrien chrétien orthodoxe aurait lancé une attaque suicide contre un navire de guerre français durant l’ »opération de Suez » franco-israélo-britannique de 1956.
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