Affichage des articles dont le libellé est Méditerranée cimetière de migrants. Afficher tous les articles
Affichage des articles dont le libellé est Méditerranée cimetière de migrants. Afficher tous les articles

26/09/2023

SARAH BABIKER
“L’abolition de la frontière nous permettrait de construire une autre société”
Entretien avec Luca Queirolo Palmas

 Sarah Babiker, El Salto, 17/11/2022
Photos de Luca Palmas : David F. Sabadell

Traduit par Fausto Giudice, Tlaxcala

Coauteur d’un vaste corpus de travaux documentant les rencontres frontalières entre les personnes en transit et les réseaux d’activistes, Queirolo Palmas se consacre à la recherche sociale centrée sur les sujets et engagée dans la transformation.

 

Comment les migrants vivent-ils en transit, tout en échappant aux institutions dont la politique migratoire consiste à contrôler leur mobilité et à les traquer ? Comment s’activent les réseaux qui accompagnent ces personnes en mouvement dans leur parcours clandestin à travers le territoire européen, en les aidant à franchir les frontières ? Luca Queirolo Palmas et Federico Rahola, sociologues spécialisés dans les migrations à l’université de Gênes, ont écrit le livre Underground Europe : Lungo le rotte migranti [L’Europe clandestine, le long des routes des migrants] (Meltemi, 2020), dans lequel, après cinq années de recherche le long des différentes frontières européennes, ils proposent un regard sur le parcours des migrants à l’intérieur de la forteresse Europe, en prenant comme référence l’histoire de l’Underground Railroad, le réseau qui, dans l’Amérique du Nord de la première moitié du XIXe siècle, a contribué à l’évasion de milliers d’esclaves à la recherche d’un espace sûr pour vivre en liberté.

Lors d’une visite à Madrid pour présenter le livre le 7 novembre à Traficantes de Sueños, Queriolo Palmas explique comment les imaginaires de cette époque peuvent servir à alimenter les pratiques subversives contre les frontières d’aujourd’hui et contribuer à créer d’autres sociétés qui remettent en question tous les ordres d’oppression, y compris ceux de genre et de classe. 


Lithographies de Henry Louis Stephens (1824-1882). En haut : esclave marron. En bas : “Coup pour coup” (1863, abolition de l’esclavage par Lincoln)

 

Dans votre livre, vous établissez un parallèle entre l’Underground Railroad, un mouvement qui a soutenu la fuite des personnes réduites en esclavage aux USA vers un territoire sûr, et les réseaux de solidarité qui soutiennent les migrants dans leur voyage dans l’Europe du XXIe siècle. Qu’apporte ce parallèle ?
 Nous nous sommes plongés dans l’histoire de l’Underground Railroad, à laquelle nous consacrons une grande partie du livre, parce que nous pensons qu’il s’agit d’une histoire dont nous pouvons nous inspirer pour élaborer un imaginaire qui s’inscrit dans les mouvements de lutte contre les frontières. À l’époque
du chemin de fer clandestin, la lutte était pour l’abolitionnisme, aujourd’hui l’objectif des mouvements est aussi l’abolition, mais des frontières.

Dans quelle mesure pouvons-nous tirer des enseignements de cette histoire ? Apprendre de cette histoire, c’est aussi apprendre des imaginaires et des mythes qui l’ont sous-tendue. C’est une histoire sur laquelle le débat historique n’a jamais abouti à un consensus. Pour certains auteurs, le chemin de fer clandestin a été un formidable outil de libération des esclaves des plantations, qui a permis à environ 200 000 personnes de s’enfuir en 50 ans. Pour d’autres, il s’agit de quelque chose de beaucoup moins important, mais qui alimente en même temps un imaginaire de la libération. Nous avons pensé que tout mouvement social avait besoin d’incorporer, de produire, de nourrir un imaginaire. Le livre est né un peu de l’intérieur de ces mouvements, de la question de savoir ce que l’on peut apprendre de cette histoire, quels sont ses éléments qui se répercutent dans le présent.

En fait, vous soulignez un certain nombre de questions communes.
 Oui, l’une d’entre elles est la question des coalitions, c’est-à-dire : comment le passage était matériellement produit station après station, et quels étaient les sujets qui alimentaient la possibilité du mouvement. Ce que nous avons trouvé est très intéressant : le chemin de fer clandestin entre 1800 et 1850 aux USA jouit de cette dimension hétérogène de coalition. A l’intérieur, il y a des esclaves libérés, bien sûr, il y a des milliers de groupes religieux et en même temps il y a des sujets qui étaient imprégnés des idéaux de la Révolution française, des Lumières, des sujets blancs. Ces coalitions ont d’ailleurs généré leur propre espace : il s’agissait de subvertir le fonctionnement quotidien de la société de l’époque, de subvertir les rapports de genre et de classe. Changer la façon dont les décisions étaient prises, l’organisation même de la production.

Notre histoire commence avec ce petit livre de Benjamin Drew, publié en 1854, intitulé The Refugee (Le Réfugié). Drew était un journaliste qui faisait partie de la section la plus radicale de l’abolitionnisme blanc. C’est un livre très intéressant, parce que la part de l’auteur est minime, il ressemble à un travail ethnographique du présent, où l’auteur essaie de donner la plus grande place aux sujets subalternes, en l’occurrence les esclaves affranchis. Il ne les trouve pas aux USA parce que la loi sur les fugitifs avait été appliquée de façon très rigide, mais au Canada, il les trouvera dans toutes les communautés où les esclaves s’étaient enracinés, envisageant une autre façon de construire la société. Ce sont donc les esclaves qui parlent, ce sont les conducteurs qui parlent.

Ce qui est intéressant dans ce livre, outre l’approche méthodologique, c’est qu’il lie la question du refuge à celle de la classe sociale, ce qui était quelque chose de très novateur aux USA en 1850. Un autre point intéressant est que l’expression “chemin de fer clandestin” n’apparaît jamais, seulement trois fois sur les mille pages du livre. Pourtant, toutes les histoires qui sont racontées ont été, d’une manière ou d’une autre, générées par ce chemin de fer clandestin.

 

C’est aussi quelque chose qui se répercute dans le présent, la question de ce qui peut être dit, de ce qui ne peut pas être dit, de ce qui peut être révélé, de ce qui ne peut pas être révélé, qui est aussi un débat au sein des sujets qui constituent le chemin de fer clandestin contemporain.

Pour nous, il s’agissait d’un travail sur l’histoire, mais aussi sur la métaphore et la possibilité de prendre cette mythologie et de l’associer à une nouvelle mythologie du présent qui peut circuler au sein des mouvements sociaux. Lorsque l’expression chemin de fer clandestin a été forgée vers 1825, 1830, le train n’existait pas encore. Les tunnels n’existaient pas non plus. On ne sait pas qui a essayé d’intégrer la libération et la fin de l’esclavage dans une bataille autour de la modernité. Ces histoires nous aident à regarder autrement ce qui se passe aux frontières du présent.

À une époque où l’on n’a pas le temps de s’arrêter pour analyser ce qui se passe, vous parlez de faire l’histoire du présent. Qu’est-ce qui rend possible cette histoire du présent ?
 Max Weber, auteur classique de la sociologie, disait qu’il ne pouvait y avoir de sociologie sans histoire, ni d’histoire sans sociologie. Quand on regarde l’espace de la frontière, on voit comment s’y accumulent les effets d’inertie d’un passé qui produit le présent et qui produit l’avenir. Mais il y a aussi des coupures, des déchirures. Il y a des moments de production d’autres pratiques et d’autres imaginaires.

Faire l’histoire du présent est un outil méthodologique que nous utilisons pour interpréter les frontières contemporaines, cette hétérogénéité du chemin de fer clandestin il y a deux siècles, nous la retrouvons d’une certaine manière dans toutes les frontières : il y a des sujets sociaux très différents parmi eux, des gens qui sont là à cause de la religion, des gens impliqués à cause de leur profession....

Par exemple, les pêcheurs qui contribuent au sauvetage en mer ne construisent pas leurs pratiques sur la base d’une idéologie politique, mais sur la base d’une éthique de la mer liée à un espace de solidarité. Il en va de même pour les guides de montagne. Il y a donc aussi des métiers qui s’inscrivent dans la possibilité de construire le voyage. Ensuite, il y a des situations plus politiques, liées à différents mouvements sociaux. Je trouve cela très intéressant, car on retrouve cette dimension binaire entre les raisons humanitaires et les raisons politiques. En fin de compte, les religieux, par exemple, comprennent très bien que l’assistance pendant le voyage n’est pas quelque chose qui peut changer les choses, alors que dans le même temps, les gens qui viennent des mouvements sociaux comprennent très bien qu’il y a des besoins de base qu’il est fondamental de couvrir, afin de rendre également possible la lutte politique contre les frontières.

Il nous semble que cette forme de coalition d’il y a 200 ans est quelque chose qui se produit matériellement dans toutes les situations frontalières. Un autre élément important est la construction d’un autre récit qui confronte l’imaginaire du migrant en tant que victime et du passeur en tant que méchant, comme s’ils n’étaient pas les protagonistes de leur propre voyage. Il s’agit d’une rhétorique institutionnelle dans laquelle le problème de la mort, du risque de migration clandestine, est lié à la traite.

Ce que nous voyons, c’est que les voyages se construisent sur la base de la capacité d’auto-organisation des sujets. Notre référence est la théorie de l’autonomie de la migration, mais il y a aussi une coalition absolument hétérogène qui rend le voyage possible. On ne voyage pas seul, on voyage en groupe, et c’est déjà comme une solidarité minimale, un groupe, des amitiés, qui se construisent gare après gare. On voyage aussi grâce à cette coalition qui rend cela possible de différentes manières, de manière variable selon la frontière, selon les lieux de passage à la station suivante. Ainsi, on sauve une histoire du passé pour l’appliquer au présent et l’utiliser comme un contre-récit au discours public hégémonique. Mais aussi pour construire un imaginaire que les mouvements sociaux qui luttent contre la frontière peuvent utiliser pour défendre leurs positions.

Quelle est la stratégie derrière cette négation de l’action des migrants ? En quoi cette division entre victimes et mafias est-elle déshumanisante ?

Tout d’abord, il y a une dimension d’auto-absolution de la part de ceux qui organisent les politiques de blocus, de sélectivité des frontières. Il est très confortable et réconfortant de dire que les effets immédiats de leurs propres politiques ne sont pas de leur responsabilité, mais de celle des méchants que l’on veut combattre. Ce type de rhétorique institutionnelle est très confortable, précisément parce qu’elle construit une autre partie responsable et libère ce qu’Achille Mbembe a appelé la nécropolitique de toute responsabilité. Les politiques génèrent les morts. La mer fonctionne comme le désert, comme un espace naturel transformé en arme par les politiques qui gèrent les frontières et les possibilités d’accès.

Il y a ensuite une deuxième dimension qui me semble importante, qui a trait à la manière dont le système d’accueil et de réception considère le migrant comme un objet, une chose qui doit être déplacée d’un endroit à l’autre, dans un cadre associé à la logistique. Par exemple, en Italie en ce moment, où plusieurs bateaux d’ONG ont été bloqués, le gouvernement applique la pratique du débarquement sélectif, comme s’il fallait mériter d’être secouru. Ici, les indicateurs linguistiques sont également révélateurs : par exemple, ceux qui ne débarquent pas ont été appelés “cargaison résiduelle”. S’ils sont des cargaisons résiduelles, cela signifie qu’ils sont des objets, que l’on peut en faire ce que l’on veut. On construit donc tout un discours autour de la passivité des sujets.

C’est aussi une forme de socialisation pour entrer dans un système d’accueil qui ne tient pas compte de la liberté des individus, de leurs désirs ou de leurs attentes. Le fait qu’ils aient de la famille en Suède et que vous les obligiez à rester en Italie, ou qu’ils veuillent aller en France, parce qu’ils y ont des amis, des affections, que sais-je encore. L’ensemble du système d’accueil est très lié à l’idée d’une détention douce, c’est pourquoi les migrants qui sont accueillis s’échappent souvent de l’infrastructure institutionnelle.

Le récit du livre sert-il à placer le sujet et ses processus au centre, et le regard ethnographique permet-il d’agir ?

 L’ethnographie est une méthode centrée sur la rencontre, la conversation, l’intimité, et aussi sur l’action. Par exemple, nous ne faisons pas d’interviews, l’interview pour nous c’est un peu la mort de la recherche. Il s’agit avant tout d’être dans les espaces et aussi de jouer un rôle. Le chercheur n’est jamais neutre, ce rôle peut être celui d’un missionnaire, ou de produire un film ou de contribuer directement au passage des gens, d’aider dans un projet de volontariat ou de s’impliquer dans une lutte politique. Je pense que le chercheur est un sujet comme beaucoup d’autres qui sont à la frontière.

L’ethnographie est une méthode qui prend du temps et c’est pourquoi le livre commence en 2016 et se termine en 2020. Beaucoup de gens que nous rencontrons à la frontière, nous les rencontrons plus tard à une autre frontière, ce qui nous permet également de nous éloigner de cette idée coloniale de la recherche, où il y a un sujet blanc qui se rend sur place, collecte des informations, les construit, les met dans un format qui sert sa carrière académique, et ne donne rien en retour. Nous pouvons imaginer, à partir des sciences sociales, d’autres pratiques qui impliquent et visent à la transformation sociale.

Ces dernières années, avec la criminalisation de la solidarité, l’appartenance à ce que l’on pourrait appeler des coalitions a un coût. Les personnes qui font partie de ces réseaux rompent leur quotidien, abandonnent leur inertie et se mettent en danger. Qui participe à ces coalitions contemporaines ? Quelles sont leurs motivations ?
 Il est intéressant de faire une sociologie des personnes solidaires, car cela nous renseigne sur la transformation de l’espace politique sur le continent. Tout d’abord, la solidarité dans ce domaine, comme toute forme d’activisme social, prend du temps. Ainsi, les deux principales catégories que l’on retrouve parmi ces militants sont les étudiants et les retraités. Deuxièmement, il y a une hégémonie féminine. La solidarité est essentiellement féminine dans toutes les zones frontalières : ce sont elles qui dirigent, qui organisent. Troisième élément : il y a une grande participation de jeunes descendants d’immigrés, de la deuxième et de la troisième génération. C’est également très intéressant, car cela reflète la transformation de l’espace démographique, mais aussi de l’espace de l’activisme. Le quatrième élément est qu’il s’agit souvent de sujets mobiles. Par exemple, No Name Kitchen, qui était un collectif lié aux Balkans, se trouve maintenant à Ceuta, ou des groupes présents dans les camps de Calais se trouvent maintenant à Vintimille. Il y a une autre manière de penser sa propre place dans l’espace politique européen.

Dans cette rencontre qui a lieu dans chaque espace frontalier, différentes couches de subjectivation politique sont générées : que signifie, par exemple, pour un migrant venant du Bangladesh, de devoir se confronter à un espace de solidarité construit autour du monde LGBTI dans les îles Canaries ? Que signifie, pour un jeune qui a grandi à Kaboul, de passer trois semaines dans un camp anarchiste pour essayer de passer de l’autre côté ? Les voyages s’inscrivent dans une temporalité longue et, dans tous les cas, il existe des dynamiques de murs et d’accueil institutionnel, mais aussi des situations informelles de refuge : des rencontres s’articulent et changent les personnes, qu’elles soient solidaires ou migrantes en transit. C’est là que se construit un processus de changement, de subjectivation politique, qui ouvre d’autres possibilités pour l’avenir.

 


Dans ce livre, vous abordez la tension entre visibilité et invisibilité dans le cas de la migration, en tant qu’outil entre les mains des migrants, des personnes solidaires et des institutions elles-mêmes.

 La question de la visibilité est cruciale, car derrière chaque frontière, il y a toujours un spectacle, et ce spectacle, donné par les institutions, sert à alimenter l’industrie frontalière. Nous avons passé beaucoup de temps à Lampedusa, qui a été construite comme une frontière. En hiver, vous ne rencontrez que des policiers. Il y a

des milliers de policiers qui vivent là, c’est une dynamique économique qui permet à l’île de vivre la basse saison, parce que mille policiers sur une île de 7000 habitants, c’est des hôtels et des stations-service, c’est des écoles, des familles, des transports.Il y a une production permanente de panique, d’alarme à propos de choses qui pourraient être résolues de manière beaucoup plus simple. Ainsi, disons qu’un certain revenu géographique est produit : on construit un marché du travail, des intérêts économiques... À toutes les frontières, nous trouvons un moment d’hyper-visibilisation, et un autre où il vaut mieux ne pas parler de migration. Au mois d’août, à Lampedusa, il vaut mieux ne pas parler de migration, on commence à en parler à la fin de l’été parce que la saison est terminée et qu’il faut organiser la basse saison d’ hiver.

À partir de l’activisme et des personnes qui font le voyage, il y a aussi un jeu qui peut être basé sur la visibilité et l’invisibilité. Il y a des modalités comme celle que nous avons vue en Amérique centrale : les caravanes comme symboles visibles qui affrontent directement la frontière, créant une situation difficile à gérer et à laquelle il faut répondre. Un grand camp, comme celui de Calais, implique de rendre un problème visible et d’obliger les sujets publics à y répondre. Le livre commence par l’expulsion de Calais, où nous avons vécu en 2016. Ce camp avait été nourri par des milliers de personnes qui ne voulaient pas passer de l’autre côté, mais qui savaient qu’une bataille politique était en cours et qu’elles pouvaient pousser à une forme de régularisation à partir de là. C’est une dynamique similaire à celle d’un campement, comme le 15M en Espagne, qui campe comme pour affirmer une présence.

Mais aussi, du point de vue des personnes en transit et de celles qui contribuent à organiser le voyage, il existe une série de stratégies liées à l’invisibilité, ou plutôt au camouflage, car les frontières ne sont pas vraiment des forteresses à part entière, elles sont sélectives. Il s’agit donc de s’associer aux flux qui permettent de franchir la frontière dans ce que Manuel Delgado a appelé le droit à l’indifférence. Un exemple très banal : à la frontière franco-italienne, à Vintimille, les gens passent le vendredi, parce que ce jour-là, les Français viennent au marché. La composante non blanche de la population française étant plus importante que celle des Italiens, les migrants profitent de cet espace d’indifférence pour passer. En même temps, au sein des mouvements sociaux, il y a un grand débat sur la question de savoir si nos pratiques de confrontation contre la frontière devraient être rendues visibles. Devrions-nous dire aux gens ce que nous faisons, ou devrions-nous simplement le faire ? C’est un débat qui est présent dans tous les espaces frontaliers : il y a des choses qui sont dites et d’autres qui ne sont pas dites, c’est comme ce qui s’est passé dans l’ancien chemin de fer clandestin, où certaines choses étaient dans le cadre de la loi et d’autres appartenaient clairement à un espace de désobéissance à une loi qui était considérée comme injuste. L’indicateur le plus clair de l’existence d’un chemin de fer clandestin en Europe aujourd’hui est le fait que la solidarité est criminalisée.

Les récits sur la migration se concentrent sur les murs extérieurs, mais on parle moins de ce qui arrive aux migrants une fois qu’ils sont sur le continent. Vous introduisez dans le livre l’idée de la fuite et de la chasse, qui résonne avec l’époque du chemin de fer clandestin contre l’esclavage.

L’idée de ce livre est que les sujets peuvent habiter la fuite, les voyages ne sont pas un mouvement linéaire d’un point A à un point B. Pour aller d’un point à un autre, je peux avoir besoin de cinq ans, je dois faire un voyage qui est imprévisible. Alors comment habite-t-on la fuite, quel type de relations sociales se construit dans la fuite et dans quelle mesure ces relations sociales sont-elles quelque chose qui reste plus tard dans la société et qui construit d’autres possibilités ?

Et bien sûr, l’une des activités du pouvoir est la chasse, qui sert à générer des espaces hostiles. Si les mouvements tentent de construire des espaces sanctuarisés, de sanctuariser la route, et pas seulement les villes, le pouvoir, avec une intensité variable, génère la chasse. Il peut s’agir d’une chasse directe comme celle que nous avons documentée à Calais, avec un niveau de violence très élevé de la part des forces de l’État. Il peut aussi s’agir d’une chasse indirecte, invisible, comme celle qui se déroule en mer, une mer totalement visualisée par la technologie. Tout ce qui se passe dans les moindres recoins de la mer Méditerranée est connu, et en même temps il y a une invisibilité qui permet à cet espace naturel de gérer d’une certaine manière la frontière.

Nous essayons de rendre visible le fait que même dans la chasse, il n’y a pas de sujet passif. Les personnes en transit, les activistes, tentent de produire d’autres pratiques, des réponses, pour s’assurer que la chasse n’obtienne pas ses trophées. Pour le pouvoir, il ne s’agit pas tant d’arrêter le transit, mais de régir la mobilité excessive par la mobilité forcée. C’est comme une laisse élastique sur laquelle je vous donne un espace de mouvement possible. Dublin est la laisse : vous arrivez en Italie et vous pouvez vous déplacer en Italie, mais vous ne pouvez pas en sortir. Et si vous sortez du système d’accueil officiel, vous sortez de l’Europe et des droits minimaux de base. Mais face à cette mobilité obligatoire, il y a toujours des moments de coupure, de déchirure, qui produisent d’autres situations, tant aux frontières extérieures qu’aux frontières intérieures de l’Europe.

On peut alors visualiser deux cartes de l’Europe qui se superposent. L’Europe visible, et une Europe clandestine composée de personnes en transit, qui habitent la fuite. Ces deux cartes se toucheraient-elles là où il y a des coalitions, ou là où les institutions retiennent les migrants dans cette détention douce dont vous parliez ?
 Cette image des deux cartes est intéressante. Il faut aussi voir quels sont les points de connexion, parce que ce chemin de fer a des gares en surface où il semble que toute cette lutte devienne visible. Par exemple, ce qui se passe actuellement dans le port de Catane. Ces points d’émergence du chemin de fer sont également des espaces tactiques où l’on joue avec le droit. Les frictions qui se produisent également au sein des institutions sont liées à cet espace de droit. Les migrants peuvent également utiliser les systèmes d’accueil institutionnels officiels de manière tactique, comme des lieux où ils peuvent se reposer, obtenir quelques papiers et poursuivre leur voyage.

Il y a donc deux cartes, mais il y a aussi des moments, disons, de conjonction entre ces deux plans. Le défi est que cette carte clandestine, qui permet la possibilité de voyager, produit aussi des subjectivités politiques qui ne sont pas nationales, basées sur ces coalitions. Par exemple, ceux qui ont fait de longs voyages ont trouvé des religieux, des pêcheurs, des anarchistes, des activistes, des lesbiennes, des homosexuels, des gens de toutes sortes, et cela implique une socialisation qui peut aider nos sociétés à lutter contre l’intégration de ces personnes en les assignant à une place subalterne.

 

En fait, dans le livre, vous évoquez ce désir du XIXe siècle de construire une démocratie abolitionniste. Qu’est-ce que cela impliquerait à notre époque ?
 La démocratie abolitionniste est liée à la volonté politique d’abolir les frontières. Cette lutte est à l’origine, consciemment ou inconsciemment, de beaucoup de ces groupes, même s’ils ont des niveaux de théorisation différents. L’abolition de la frontière est un outil qui a des effets dans tous les domaines de la société, parce que la frontière est l’instrument qui permet ces conditions d’intégration subalterne qui nous affectent tous. L’abolition de ce cachet qui construit et classifie les sujets et génère des trajectoires différentes sur le marché du travail ou dans l’espace des opportunités nous permet de construire une autre société.


25/09/2023

“À force de prendre et d’exploiter, la mer se vide” : paroles de Lampedusiens sur la pêche, les harragas, les Tunisiens

Note du traducteur

Entre le 26 septembre et le 11 octobre 2022, quinze chercheurs en sciences sociales des universités de Parme et de Gênes ont embarqué sur le Tanimar, un ketch (voilier à deux mâts) de 15 mètres barré par deux skippers génois devenus lampedusiens, pour traverser la Méditerranée et rencontrer, dans une perspective de sociologie publique, les étapes et les protagonistes de l’espace le plus névralgique de la “mobilité des migrants”. Un voyage de recherche dans le cadre du projet universitaire MOBS (Mobilités, solidarités et imaginaires à travers les frontières) qui étudie, à travers l’observation directe, les interviews, les données et les relations avec les institutions et les personnes, la gouvernance frontalière de quatre espaces choisis : les montagnes, la Méditerranée, l’espace urbain et l’espace rural. Le Tanimar s’est arrêté à quatre carrefours de la mobilité des migrants et du contrôle des frontières européennes : Pantelleria, Lampedusa, Linosa et Malte. Ce voyage d’enquête a été restitué dans un livre publié par les éditions elèuthera, Crocevia Mediterraneo [Méditerranée carrefour], édité par Jacopo Anderlini et Enrico Fravega, deux des chercheurs embarqués. Nous avons traduit le journal de bord du septième jour tenu par Luca Queirolo Palmas, sociologue gênois des migrations, dont l’intérêt réside dans les interactions entre pêcheurs et migrants et dans la mémoire des relations entre pêcheurs lampedusiens et tunisiens. - Fausto Giudice, Tlaxcala

 


 Luca Queirolo Palmas, à bord du Tanimar, 2/10/2022
2 octobre 2022 - Septième jour
VattelaPesca*. Dialogues piscicoles
Lampedusa 35° 31’ Nord - 12° 35’ Est

Lampedusa, conçue pour être une colonie agricole, s’est rapidement caractérisée par une longue histoire de pêche. Au cours des dernières décennies, le tourisme de masse est devenu la principale source de revenus, transformant le mode de vie de l’île : les distances entre les deux mondes sont poreuses et une grande partie du capital accumulé en mer est reconverti sur terre. Au-dessus du Tanimar, le vrombissement des avions de tous types et de toutes origines est continu.

Voici quelques voix recueillies sur les quais et dans les bars du port, réorganisées en une conversation imaginée autour de certains thèmes : l’avenir de la pêche, l’image des Tunisiens, les sauvetages en mer. Le discours est affecté par les différents positionnements sociaux dans une réalité stratifiée en termes de classe et d’échelle sociales : des armateurs aux capitaines, des mareyeurs aux prolétaires de la mer, des artisans aux industriels.

 


L’avenir de la pêche

Z. : La pêche, que peut-on faire pour l’améliorer ? Rien, elle est morte. La moitié de Lampedusa attend que les bateaux soient démolis. Le poisson ? Il n’y en a plus. Ils viennent tous ici pour pêcher, même les gens de Mazara [del Vallo]. Le diesel coûte trop cher, il n’y a plus de beau temps. Avant, on pouvait sortir pendant 30, 40 jours consécutifs. Mon bateau est resté au port pendant des années, mort dans l’eau. Si je le vends, je gagnerai 12 000 euros, si je le mets à la casse avec l’État, au moins 60 000. Je vends aussi mon permis de pêche. Maintenant que je suis à la retraite, j’obtiendrai 800 euros, et à 60 ans, peut-être 1 200. Les poissons sont morts, il n’y a rien à faire pour améliorer la situation. Même les habitants de Mazara ont réduit leurs bateaux. Ici, les grossistes sont les maîtres, ils fixent les prix. En été, nous vendons encore aux restaurants, mais en hiver ? Que faisons-nous ? Est-ce qu’on jette le poisson qu’on a pêché ? Ce sont des voleurs, ils changent même les poids sur les balances. Au final, ils gagnent de l’argent. Ils ont essayé plusieurs fois de faire la coopérative ; mais ils ont tout volé aussi, ça n’a pas marché. La calamité [indemnités pour catastrophes atmosphériques] ? La dernière, c’était il y a cinq ans. Ils m’ont donné 26 000 euros, j’ai fait deux remises en état de bateau. J’ai un permis de pêche à l’intérieur des 12 miles, mais je vais souvent plus loin, les mérous et les thons, je les pêche à deux cents mètres de profondeur.

H. : Mon père a laissé un bateau de pêche, plusieurs frères, tous pêcheurs. Mais aucun de mes fils n’a voulu continuer à pêcher... ils ont essayé, mais c’est un travail difficile... et puis le tourisme s’est installé ici et la pêche a lentement disparu. Mes fils voulaient étudier et ils ont tous deux quitté Lampedusa... aujourd’hui, nous vivons plus du tourisme que de la pêche, nous louons les appartements familiaux. Mais la pêche reste ma grande passion... et de toute façon il faut bien que je gagne ma vie jusqu’à la retraite... De toute façon la pêche n’a pas d’avenir, le prix du carburant ne permet plus à personne de travailler...

Y. : Ma famille continue à pratiquer la pêche. Beaucoup de pêcheurs ont découragé leurs enfants de faire ce métier pénible... mais pour nous c’était différent, j’ai transmis ma grande passion à mes enfants. Malheureusement, il est clair que de nombreux facteurs ont un effet négatif, par exemple j’ai toujours dit que nous devrions avoir un marché aux poissons à Lampedusa et il n’est jamais arrivé... Nous avons beaucoup de poissons mais le revenu est minime, sans parler du coût élevé du mazout aujourd’hui qui nous tue tous. Sur les 80 bateaux de pêche de Lampedusa, 40 sont à l’arrêt aujourd’hui...

K. : Ici, nous vivions de la pêche, aujourd’hui nous vivons du tourisme. Les armateurs n’étaient pas riches, mais ils gagnaient juste assez pour que les banques leur fassent confiance. Alors, ils ont construit des appartements et ils se sont tous lancés dans le tourisme... Les seuls à avoir conservé une flotte importante sont les gens de Mazara... mais de toute façon, le monde de la pêche est en train de mourir...

R. : Toutes les technologies de détection des poissons ont détruit la pêche et la mer. C’est un massacre permanent et la mer ne se régénère pas.

Sur les représentations des Tunisiens

Y. : D’après les récits de mes parents, la paix et le respect régnaient entre les parties. La Tunisie était notre Sicile à l’époque. Il y avait une coopération étroite avec Sfax et Sousse, beaucoup de gens allaient y vivre, parce qu’il y avait des bancs de pêche très riches.

H. : À l’époque de la pêche à l’éponge, les Tunisiens et nous, on avait l’habitude de pêcher ensemble. Nous avons tous des parents qui sont nés en Tunisie. Puis il y a eu l’indépendance, et nous avons été obligés de choisir entre être Tunisiens et Italiens. La plupart d’entre eux sont revenus. Je ne suis pas allé pêcher au Mammellone [le “mamelon”, les eaux entre Lampedusa et la Tunisie] depuis des dizaines d’années, ils nous ont un jour poursuivis pour nous tirer dessus. Ils se tenaient sur les hauts-fonds pour vivre, ils ne faisaient pas de va-et-vient comme nous et ne les occupaient pas avec des filets. Du poisson bleu, nous avons dû passer à la pêche au chalut, évidemment sans licence, et ils ne nous ont régularisés qu’après plus de vingt ans.

Z. : Les Tunisiens nous volent du poisson et nous leur en volons.

J. : Les Tunisiens sont une mauvaise race... ils viennent pêcher chez nous et nous ne pouvons pas pêcher chez eux. Contrairement aux Noirs, ceux qui viennent ici ne fuient aucune guerre.

K. : Je connais bien la Tunisie, c’est un peuple que je n’aime pas. Ils m’ont tiré dessus et m’ont mis en prison quand j’étais jeune... ils ont laissé 300 trous dans mon bateau. Nous avions l’habitude d’aller “voler du poisson”, mais quand ils se faufilent par ici, personne ne leur dit rien.

A. : Les Tunisiens ont des bateaux plus grands et mieux équipés que les nôtres. Eux aussi pillent la mer, comme les gens de Mazara. C’est comme une marmite. Nous devrions tous y vivre, mais à force de prendre et d’exploiter la mer....

Sur les sauvetages en mer

Z. : Heureusement qu’on a Salvini pour nous débarrasser de tous ces immigrés clandestins. On va voir avec ce nouveau gouvernement. Quand il était là, ils n’arrivaient plus. En fait, ici, nous voulons les immigrés clandestins. Laissez-moi vous expliquer... Nous prenons les poissons ; eux, les financiers, l’État, prennent les clandestins. Si on leur enlève les clandestins, alors eux, ils s’occupent trop de nous. Au lieu de cela, nous vivons sans loi, parce qu’ils nous laissent tranquilles et s’occupent des clandestins. C’est leur travail. Moi, si j’ai dû porter secours [à des migrants en détresse] ? Des millions, des millions de fois. Et qu’est-ce que tu veux faire ? Moi, je porte secours même si on me met en prison. Au moins, j’ai la conscience tranquille, je me fiche de la prison. Et puis moi, je suis en mer. Qui me sauvera si je ne sauve pas les autres ?

K. : Depuis qu’il y a du tourisme, il faut davantage de contrôle. Mais quels pauvres gens ? Il y a un dessein derrière tout ça, c’est un trafic de chair humaine. Tant que Kadhafi était là, il a réussi à garder le pays sous contrôle. Maintenant, la principale ressource c’est devenu les immigrés clandestins. Ils ne vont pas à Pantelleria parce qu’il y a du tourisme avec les villas des riches.

H. : Le décret sur la sécurité a été pris sur le dos des pêcheurs. Ils n’ont pas laissé les garde-côtes aller au-delà de 12 milles. Alors, si je vais pêcher au large, c’est à moi de décider s’ils vont vivre ou mourir ? L’État doit au moins prendre ses responsabilités. Même si, à terre, les pêcheurs peuvent te dire n’importe quoi, en mer, ils ne peuvent pas ne pas secourir. Si tu ne les sauves pas, comment tu vas vivre, comment tu vas pouvoir regarder tes enfants dans les ? Pour nous qui pêchons au chalut, le vrai problème de la migration, ce sont les épaves abandonnées en mer....

J. : Il faut se défendre. Ici, nous sommes en guerre contre les immigrés clandestins. Mais que faire si on les trouve en mer ? ça m’est arrivé, comme à tout le monde. J’ai appelé mes amis qui m’ont dit de laisser pisser. Finalement, j’ai décidé de les remorquer, et si le bateau avait coulé, je les aurais pris à bord. On ne laisse pas les gens en mer. Quand nous sommes arrivés au port, ils m’ont pris dans leurs bras comme un sauveur... regardez, j’en ai la chair de poule.

R. : Dans le temps, c’étaient les pêcheurs de là-bas [la Tunisie] qui qui amenaient les gens ici. Ils savaient naviguer et ils ramenaient leurs bateaux à la maison. Il y avait plus de sécurité.

Épilogue

Les Tunisiens, les gens de Mazara, les immigrés clandestins... Les récits recueillis dans le monde, les mondes, de la pêche sont construits autour de ce premier plan hyper-visible. Mais il s’agit souvent d’une façade. Et les coulisses qui apparaissent font parfois voler en éclats les certitudes et les positions et mettent en lumière d’autres dimensions. Par exemple, l’extractivisme forcé et la destruction de l’environnement. Ou encore le marché et l’uniformisation des goûts : « Maintenant, ils ne veulent plus que certains poissons, qui doivent être sans arêtes. Il y a de très bons poissons que plus personne ne mange et ils ne les achètent pas. Il faut apprendre à nos enfants à manger du poisson, tout les poissons », dit celui qui, après de nombreuses années à bord, a changé de métier. Un autre ancien marin-pêcheur poursuit : « La mer est pleine de déchets, d’huile, de moteurs, d’épaves. Bien sûr, c’est la faute aux clandestins. Mais je me souviens aussi de tous les poissons que l’on remontait et que l’on rejetait à la mer lorsque je travaillais dans l’Atlantique parce qu’ils n’avaient pas de valeur et qu’ils n’avaient pas de marché. Je me souviens d’avoir pêché ici à l’explosif, ce qui a tout détruit. Aujourd’hui, il y a des bateaux qui remontent d’énormes vivaneaux pleins d’œufs... et alors, comment tu veux repeupler la mer ? » Enfin, la question de la classe et de l’exploitation : « Les grossistes, c’est quatre usuriers, regarde, il y en a un devant. Le poisson entre à 5 [euros] par une porte et sort à 25 [euros] par l’autre. Ils ne savent même pas ce qu’est un hameçon. Nous n’avons pas pu nous organiser. Les “rigattieri” [brocanteurs] nous mettaient en concurrence. Ils t’offraient un prix plus élevé si tu ne le disais pas aux autres pêcheurs. La coopérative ? Elle n’existe pas. Elle ne sert qu’à obtenir des subventions de l’État, pas à fixer un prix et à créer notre propre magasin ou restaurant ».

Avant notre départ, quelques articles de Giacomo Orsini nous ont aidés à comprendre les différentes manières dont les pêcheurs s’organisent entre Lampedusa et les Canaries : si dans le premier cas la gestion familiale individuelle prévaut, dans le second le poisson est donné à des confréries qui le distribuent et le revendent, réduisant ainsi le pouvoir des grossistes. Certains d’entre nous sont rentrés récemment des Canaries et, sur le quai d’Arguineguín, nous avons recueilli d’autres histoires de mer que nous apportons maintenant à Lampedusa dans ces conversations informelles : la destruction de la pêche artisanale au Sénégal, les voyages auto-organisés dans les villages pour collecter le capital nécessaire à la mise au rebut du vieux bateau et à l’achat d’un nouveau, les pêcheurs contraints de devenir des clandestins parce qu’ils sont étranglés par les multinationales.

Oui, la marmite est en train de se vider, et ce n’est pas un hasard si une grande partie des prises de l’ensemble de l’industrie mondiale de la pêche est aujourd’hui issue de l’élevage. [le consommateur s’en rend bien compte quand il doit choisir entre la daurade sauvage et celle d’élevage, deux fois moins chère, NdT]

NdT

*Jeu de mots intraduisible : vattelapesca ou vattelappesca (de vattela pescare, litt. va te la pêcher) signifie va savoir.

10/07/2023

Une enquête de haute technologie suggère que les garde-côtes grecs sont responsables du naufrage du chalutier Adriana (646 disparus)

Katy Fallon, Giorgos Christides, Julian Busch et Lydia Emmanouilidou, The Guardian, 10/7/2023
Traduit par
Fausto Giudice, Tlaxcala

Les recherches menées sur le naufrage d’un chalutier ayant fait des centaines de morts contredisent fortement les comptes rendus officiels, tout en constatant l’absence de mobilisation des secours et la falsification des déclarations des survivants.

Un survivant utilise la modélisation 3D pour décrire ce qu’il a vécu la nuit où le chalutier a coulé. Photo : Forensis

Les tentatives des garde-côtes grecs de remorquer un chalutier transportant des centaines de migrants pourraient avoir provoqué le naufrage du navire, selon une nouvelle enquête menée par The Guardian et des médias partenaires, qui soulève de nouvelles questions sur l’incident, qui a fait environ 500 disparus.

Le chalutier transportant des migrants de la Libye vers l’Italie a coulé au large des côtes grecques le 14 juin. Il y a eu 104 survivants.

Les journalistes et les chercheurs ont mené plus de 20 entretiens avec des survivants et se sont appuyés sur des documents judiciaires et des sources des garde-côtes pour dresser un tableau des occasions de sauvetage manquées et des offres d’assistance qui ont été ignorées. De nombreux survivants ont déclaré que les tentatives des garde-côtes grecs de remorquer le navire avaient finalement causé le naufrage. Les garde-côtes ont vigoureusement nié avoir tenté de remorquer le chalutier.

La nuit où le chalutier a chaviré, à 47 milles nautiques au large de Pylos, dans le sud-ouest de la Grèce, a été reconstituée à l’aide d’un modèle 3D interactif du bateau créé par Forensis, une agence de recherche basée à Berlin et fondée par Forensic Architecture, qui enquête sur les violations des droits humains.


Des sacs mortuaires transportant des corps récupérés dans la mer arrivent à Kalamata. Photo : Stelios Misinas/Reuters

L’enquête menée conjointement par The Guardian, la chaîne publique allemande ARD/NDR [voir ici] et le média d’investigation grec Solomon [voir ici], en collaboration avec Forensis, a fourni l’un des comptes rendus les plus complets à ce jour de la trajectoire du chalutier jusqu’à son naufrage. Ils ont mis au jour de nouveaux éléments, tels qu’un navire de garde-côtes amarré dans un port plus proche mais jamais dépêché sur les lieux de l’incident, ainsi que le fait que les autorités grecques n’ont pas répondu, non pas deux fois, comme cela avait été signalé précédemment, mais trois fois, aux offres d’assistance de Frontex, l’agence européenne de garde-frontières et de garde-côtes.

Forensis a cartographié les dernières heures avant le naufrage, en utilisant les données du journal de bord des garde-côtes et le témoignage du capitaine du chalutier, ainsi que les trajectoires de vol, les données sur le trafic maritime, l’imagerie satellite et les informations provenant de vidéos prises par des navires commerciaux à proximité et d’autres sources. Les derniers mouvements du navire contredisent ceux des garde-côtes et révèlent des incohérences dans le récit officiel des événements, notamment en ce qui concerne la direction et la vitesse du chalutier.

L’enquête a montré que le chalutier surchargé a commencé à se diriger vers l’ouest lorsqu’il a rencontré l’unique navire des garde-côtes grecs envoyé sur les lieux. Selon plusieurs témoignages de survivants recueillis par The Guardian et les procureurs grecs, les garde-côtes avaient dit aux migrants qu’ils les conduiraient en Italie, ce qui contredit la version officielle selon laquelle le chalutier a commencé à se diriger vers l’ouest de son propre chef. L’enquête a également montré que le chalutier avait viré vers le sud et était resté presque immobile pendant au moins une heure jusqu’à ce que, selon les survivants, une deuxième tentative de remorquage, qui a été fatale, ait lieu.


Des survivants utilisent le modèle 3D du bateau pour décrire ce qui s’est passé dans la nuit du 14 juin. Photo : Forensis

Deux survivants ont utilisé le modèle 3D pour décrire le remorquage lui-même, tandis que trois autres, qui étaient assis à l’intérieur ou sur le pont inférieur du navire, ont décrit avoir été propulsés vers l’avant “comme une fusée”, alors que le moteur ne tournait pas. Cela suggère une tentative de remorquage.

Un autre survivant a déclaré séparément avoir entendu des gens crier qu’une corde était attachée par “l’armée grecque” et a décrit avoir été remorqué pendant 10 minutes peu avant que le chalutier ne coule. « J’ai l’impression qu’ils ont essayé de nous pousser hors des eaux grecques pour mettre fin à leur responsabilité », a déclaré un survivant après avoir examiné la carte des événements et réfléchi à ses souvenirs de la nuit.

Maria Papamina, avocate du Conseil grec pour les réfugiés, l’une des deux organisations juridiques représentant entre 40 et 50 survivants, a déclaré que deux tentatives de remorquage avaient été rapportées à son équipe. Les documents judiciaires montrent également que sept des huit survivants ont déclaré au procureur civil la présence d’une corde, d’un remorquage et d’une forte traction, lors de dépositions effectuées les 17 et 18 juin.


Modèles 3D du chalutier et du navire des garde-côtes. Photo : Forensis

Les circonstances exactes du naufrage ne peuvent être prouvées de manière concluante en l’absence de preuves visuelles. Plusieurs survivants ont déclaré s’être fait confisquer leur téléphone par les autorités et certains ont indiqué avoir filmé des vidéos quelques instants avant le naufrage. Des questions subsistent quant à la raison pour laquelle le navire des garde-côtes grecs sur les lieux, récemment acquis, n’a pas enregistré l’opération sur ses caméras thermiques. Ce navire, appelé le 920, a été financé à 90 % par l’UE pour renforcer les capacités de Frontex en Grèce et fait partie des opérations conjointes de l’agence européenne des frontières dans le pays. Frontex recommande que « dans la mesure du possible, toutes les actions entreprises par […] les moyens cofinancés par Frontex soient systématiquement documentées par vidéo ».


Le  920. Photo : Garde-côtes grecs

Dans des déclarations officielles, les garde-côtes grecs ont affirmé que l’opération n’avait pas été enregistrée parce que l’équipage se concentrait sur l’opération de sauvetage. Mais une source au sein des garde-côtes a déclaré que les caméras n’ont pas besoin d’être utilisées manuellement en permanence et qu’elles sont là précisément pour filmer de tels incidents.

La présence d’hommes masqués, décrits par deux survivants comme attachant une corde au chalutier, est également documentée dans le journal de bord du navire, qui comprend une entrée concernant une équipe d’opérations spéciales connue sous le nom de KEA qui s’est jointe au 920 cette nuit-là.

Selon des sources des garde-côtes, il ne serait pas inhabituel de déployer des KEA - généralement utilisés dans des situations à risque telles que des suspicions de contrebande d’armes ou de drogue en mer - étant donné le statut inconnu du navire, mais une source a déclaré que leur présence suggérait que le navire aurait dû être intercepté pour des raisons de sécurité et de sûreté maritime uniquement.


Une source a qualifié d’“incompréhensible” l’absence de mobilisation d’une aide plus proche de l’incident. Le 920 a été déployé depuis La Canée, en Crète, à environ 150 milles nautiques du lieu du naufrage. La source a déclaré que les garde-côtes disposaient de navires un peu plus petits mais toujours capables, basés à Patras, Kalamata, Neapoli Voion et même à Pylos. Le 920 a reçu l’ordre du QG des garde-côtes de “localiser” le chalutier vers 15 heures, heure locale, le 13 juin. Le contact a finalement été établi vers minuit. Un témoin oculaire a confirmé qu’un autre navire était stationné à Kalamata le 14 juin et qu’il aurait pu atteindre le chalutier en quelques heures. « Il aurait dû s’agir d’une situation où il aurait fallu envoyer tout ce que l’on avait. Le chalutier avait clairement besoin d’aide », a déclaré la source.

Les garde-côtes grecs et Frontex ont été alertés de la présence du chalutier dans la matinée du 13 juin. Les deux agences l’ont photographié depuis les airs, mais aucune opération de recherche et de sauvetage n’a été menée - selon la partie grecque, parce que le bateau avait refusé toute assistance. Les autorités ont reçu un SOS urgent qui leur aurait été relayé à 17h53, heure locale, par la ligne d’urgence pour les petites embarcations Alarmphone, qui était en contact avec des personnes à bord.


Le chalutier en mer avant le naufrage. Photo : Anadolu Agency/Getty Images

Deux des sources des garde-côtes ont déclaré au Guardian qu’elles pensaient que le remorquage était une raison probable du chavirement du bateau. Cette situation n’est pas sans précédent. En 2014, une tentative de remorquage d’un bateau de réfugiés au large de Farmakonisi a coûté la vie à 11 personnes. Les tribunaux grecs ont innocenté les garde-côtes, mais la Cour européenne des droits de l’homme a rendu un jugement accablant en 2022.

Des allégations ont également été formulées selon lesquelles les déclarations des survivants auraient été falsifiées. Deux séries de témoignages ont été présentées - d’abord aux garde-côtes, puis à un procureur civil - toutes deux vues par le Guardian. Les témoignages de deux survivants de nationalités différentes auprès des garde-côtes sont identiques, mot pour mot, lorsqu’ils décrivent le naufrage : « Nous étions trop nombreux sur le bateau, qui était vieux et rouillé... c’est pourquoi il a chaviré et coulé à la fin ».

Sous serment devant le procureur civil, quelques jours plus tard, les mêmes survivants décrivent des incidents de remorquage et accusent les garde-côtes grecs d’être responsables du naufrage. Le même survivant syrien qui avait déclaré dans son témoignage devant les garde-côtes que le chalutier avait chaviré en raison de son âge et de sa surpopulation témoignera plus tard : « Lorsqu’ils sont venus sur nous, et je suis désolé de le mentionner, notre bateau a coulé. Je pense que la raison en est le remorquage par le bateau grec ».


Survivants du naufrage au port de Kalamata. Photo : Angelos Tzortzinis/AFP/Getty Images

Bruxelles a demandé une enquête “transparente” sur le naufrage, tandis que Frontex, qui a proposé à plusieurs reprises des moyens aux autorités grecques - un avion à deux reprises et plus tard un drone - n’a pas reçu de réponse. Bien que Frontex soit de plus en plus sollicitée pour se retirer de Grèce, le Guardian croit savoir qu’elle envisage des mesures moins radicales, comme l’arrêt du cofinancement des navires des garde-côtes grecs.

Neuf Égyptiens qui se trouvaient à bord du chalutier ont été arrêtés et accusés d’homicide involontaire, d’avoir provoqué un naufrage et d’avoir fait passer des migrants clandestinement ; ils nient avoir commis des actes répréhensibles. Selon les informations du Guardian, les accusés ont déclaré qu’il y avait eu deux tentatives de remorquage, la seconde ayant entraîné le naufrage du bateau. Un frère de l’un des accusés a déclaré que son frère avait payé environ 3 000 livres sterling pour être sur le bateau, ce qui prouve, selon lui, qu’il n’était pas un passeur.

En Grèce et ailleurs, les survivants et les familles des victimes tentent de comprendre ce qui s’est passé. Trois survivants pakistanais ont déclaré avoir pris un vol du Pakistan vers la Libye en passant par Dubaï ou l’Égypte. Deux d’entre eux pensaient qu’ils allaient voler de la Libye vers l’Italie et ont été choqués en voyant le chalutier. « Je n’arrive pas à dormir correctement. Quand je dors, j’ai l’impression que je m’enfonce dans l’eau et que je vais mourir », raconte l’un d’eux.


Un survivant pakistanais du naufrage montre la photo d’un compatriote disparu. Photographie : Forensis

Près de la moitié des quelque 750 personnes à bord auraient été des citoyens pakistanais empruntant une nouvelle route de migration clandestine vers l’Italie. Les autorités pakistanaises estiment que 115 d’entre eux venaient de Gujranwala, dans l’est du pays, une région connue pour ses plantations de riz et ses champs de coton, mais profondément enlisée dans la crise économique pakistanaise.

Ahmed Farouq, qui vit à la périphérie de la ville de Gujranwala, a perdu son fils dans le naufrage de Pylos. Parlant du remorquage présumé, il a déclaré : « Ils voulaient que le bateau coule. Pourquoi n’ont-ils pas d’abord sauvé les gens ? S’ils ne veulent pas d’immigrés clandestins, qu’ils nous expulsent, mais qu’ils ne nous laissent pas nous noyer ».

 

The Pylos Shipwreck - Situated Testimony (long version) from Forensis on Vimeo.