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Giorgio Griziotti
Equalize the world (italiano)


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17/11/2024

GIORGIO GRIZIOTTI
Equalize the world (Égaliser le monde)


Giorgio Griziotti, Effimera, 16/11/2024
Traduit par Fausto Giudice,
Tlaxcala

L’autre jour, débarqué à l’aéroport d’Orly en provenance d’Italie, je marchais avec les autres passagers vers la sortie quand, à un certain moment, une file d’attente s’est formée devant un tunnel lumineux dont les portes ne laissent passer qu’une seule personne à la fois. Un système supplémentaire de contrôle et de détection automatique, comme si, au cours du voyage aérien, le passager, déjà contrôlé à l’embarquement, pouvait se procurer des armes, des drogues ou d’autres produits illicites. Cette énième nouveauté aéroportuaire anxiogène est l’une des nombreuses manifestations de l’obsession sécuritaire omniprésente dans le réel comme dans le virtuel, accompagnée d’une rhétorique qui alimente la perception d’un danger permanent comme la promotion d’une culture de la peur.

En réalité, le danger existe souvent parce que les partisans du discours sécuritaire et les agents du cyberespionnage sont dans le même camp et se nourrissent les uns des autres.

Equalize, la société italienne d’analyse de risques - lisez espionnage industriel et pas seulement, puisqu’elle compte parmi ses clients le Mossad et le Vatican - pour les entreprises, qui fait actuellement l’objet d’une enquête, est exemplaire en ce sens : son propriétaire, en plus d’être président de la Fondation de la Foire de Milan, nommé en 2022 par le leader de la Lega et président de la Chambre des députés Lorenzo Fontana, et conseiller de l’Université Bocconi, entretenait des liens étroits avec de hauts fonctionnaires, dont le président du Sénat et la ministre du Tourisme Daniela Santanchè, qui a fait l’objet de plus d’une enquête.

Equalize est donc une illustration contemporaine de la nouvelle dynamique de pouvoir entre contrôleurs et contrôlés à l’ère du « capitalisme de surveillance »[1]. Lorsque Zuboff a écrit ce livre il y a quelques années, elle espérait que le capitalisme pourrait être réformé. Aujourd’hui, un fait marquant semble définitivement démentir cette hypothèse : la montée en puissance d’Elon Musk.

Comme le racontent ceux qui ont pu faire des incursions dans le futur [2], l’arrivée fracassante de Musk dans les sphères de la gouvernance scelle lentanglement (intrication) entre l’État et les techno-tycoons ou techno-oligarques, comme on voudra les appeler. Depuis l’ère industrielle, le grand capital avait l’habitude d’acquérir et de contrôler les médias grand public de l’époque, mais nous assistons aujourd’hui à un saut quantique sans précédent. Les dix-sept milliards d’impressions générées par Musk avec ses seuls gazouillis pendant la campagne électorale exercent une influence biopolitique incomparable même à celle du précurseur Berlusconi avec ses médias électriques à la Mc Luhan. C’est précisément la possession d’énormes quantités de données qui permet aux plateformes du neurocapitalisme, largement autonomes dans la définition de leurs propres règles de fonctionnement, d’exercer une influence significative sur les récits, les perceptions, les émotions et les décisions. Ce pouvoir façonne activement les élections, les marchés et même les relations personnelles, redéfinissant leur dynamique et orientant leur développement de manière profonde et omniprésente.

Pour en revenir à Equalize, il n’est pas surprenant que, dans ce contexte mondial, les acteurs intermédiaires émergent également comme de nouveaux centres de pouvoir privé. Grâce à l’intelligence artificielle, à l’exploration de données et au piratage, ils parviennent à transformer l’information en un instrument de coercition et de contrôle.
Dans ce cas précis, l’ambition d’Equalize était de devenir une sorte de « Google du renseignement ». Pour ce faire, elle avait développé une plateforme appelée Beyond, qui permettait d’obtenir des rapports sophistiqués simplement en introduisant une requête sur une personne ou une entreprise. Ces rapports proposent des analyses détaillées et suggèrent, le cas échéant, des réflexions ou des enquêtes plus approfondies.

Jusqu’à présent, Beyond pouvait sembler similaire à d’autres plateformes légales. Cependant, sa nature profondément illicite, telle qu’elle a été découverte par les enquêteurs, réside dans l’obtention illégale d’informations à partir de bases de données protégées et confidentielles grâce à l’utilisation d’un logiciel malveillant de type RAT (Remote Access Trojan), qui permet d’obtenir un contrôle à distance complet du système cible.
Parmi les bases de données attaquées figurent celles de l’Agence des impôts [système Serpico qui mesure l’adéquation entre le niveau de vie des contribuables et leur déclaration, NdT] , de l’Istat (Institut national de statistiques), de l’INPS (Institut national de sécurité sociale), du Registre national d’état-civil (ANPR), du Système d’information monétaire (Siva) de l’Automobile Club d’Italie (ACI), mais surtout le SDI, le système d’investigation du ministère de l’Intérieur[3].
La relative facilité avec laquelle Equalize/Beyond a réussi à télécharger des données directement à partir des serveurs du ministère de l’Intérieur, grâce aussi à des complicités et à des infiltrations, montre que même les bases de données les plus sensibles gérées par les organes centraux de l’État, qui devraient être hyperprotégées, sont désormais vulnérables et se retrouvent sur le marché noir des données volées. C’est probablement aussi le résultat de la sous-traitance croissante de certains des nœuds les plus critiques du fonctionnement de l’État au secteur privé. Il s’agit d’une érosion non seulement des frontières entre le public et le privé, mais aussi de celles entre ceux qui contrôlent et ceux qui sont contrôlés.
Les utilisateurs, souvent sans en être conscients, contribuent volontairement à leur propre surveillance en utilisant des appareils connectés et des plateformes numériques. Cette « surveillance participative » génère une boucle de rétroaction continue, dans laquelle les données produites sont retraitées pour influencer les individus mêmes qui les ont générées. Un exemple de ce mécanisme peut également être trouvé dans le cas d’Equalize, où, comme l’a expliqué un responsable, des rapports détaillés sur les visites du site étaient collectés chaque jour, y compris des informations sur qui s’était connecté, d’où, avec quel appareil et quel navigateur. Ce processus a permis d’établir un profil approfondi des utilisateurs, en contrôlant non seulement qui accède à la plateforme, mais aussi ce qu’ils recherchent.
Equalize n’est probablement que le premier grand cas à émerger, tandis que d’autres en Italie, en Europe et ailleurs continuent d’opérer dans l’ombre. Ils sont les symptômes collatéraux et locaux de la vague de techno-solutionnisme fasciste qui porte le coup de grâce aux démocraties occidentales désormais irréformables, comme l’affirme Emanuele Braga dans un récent article d’Effimera où il dénonce la mauvaise foi (stupide) des politiciens et des intellectuels de la défunte gauche. Pour conclure, j’ai été frappé par la récente interview de David Colon dans le Manifesto sous le titre significatif « La nouvelle frontière des techno-oligarques ». Du haut de sa chaire de Science Po à Paris, Colon affirme que « les milliardaires de la technologie entendent détrôner la politique au profit de la technologie, de l’intelligence artificielle, c’est-à-dire des outils qui ont fait leur fortune ». Déblatérant, le jour même de l’élection de Trump, sur les « bonnes » démocraties occidentales à sauver parce qu’elles sont gravement menacées par les « mauvaises » autocraties du reste du monde, notre bon prof de « gauche » ne se rend même pas compte de l’ineptie de ses affirmations. Aucune technologie n’a pris ou ne prendra la place de la politique : Elon Musk & Co. sont déjà les nouveaux leaders politiques du capitalisme du XXIe siècle...

Post-scriptum
Comme nous le savons, le capitalisme de plateforme fonde sa rentabilité sur la transformation des données de la valeur d’usage en valeur d’échange (la soi-disant valeur de réseau). Le cas d’Equalize ne fait pas exception. La question démocratique n’a pas grand-chose à voir là-dedans. C’est du capitalisme, chéri·e ! La vente de données manipulées, gérées, sélectionnées et profilées par la plateforme Beyond est en fait l’activité principale de l’opération. D’après ce que nous avons pu lire des interceptions téléphoniques publiées dans certains journaux, une simple et unique demande d’information (qui ne nécessitait pas d’enquête spéciale ad hoc) avait un coût moyen d’environ 200 euros. Le coût d’obtention de ces informations était plus ou moins de 60 euros, avec une marge bénéficiaire certainement importante. Ce qu’il faut retenir, c’est que ces informations sont collectées en profilant les actes de la vie quotidienne de chacun d’entre nous, sans exception. En effet, les récentes technologies algorithmiques et de cloud computing permettent de cataloguer, sélectionner, manipuler et classer les données brutes résultant de l’utilisation d’apps sur les téléphones mobiles, les tablettes et les ordinateurs en données lisibles et vendables, en fonction des besoins du client et de l’entreprise. Ce n’est pas un hasard si l’on parle d’intelligence économique. Ce qui est relativement nouveau (du moins pour l’Italie), c’est la particularité des données traitées par la plateforme Equalize/Beyond : il s’agit en effet de données extrêmement sensibles, liées à la vie privée et à la sécurité, donc de données à très haute valeur ajoutée. Nous ne sommes plus seulement confrontés à la vie directement valorisée et au devenir du profit, mais au devenir « politique » du profit, avec toutes les implications que cela comporte (
Andrea Fumagalli).

NOTES

[1] Zuboff, Shoshana. L’Âge du capitalisme de surveillance, Zulma 2022
[2] Griziotti, Giorgio. Cronache del Boomernauta (Chroniques du Boomernaute) Éditions Mimesis, 2023 (à paraître en français en 2025)

[3] Le système d’information interforces, complexe et étendu, est divisé en 13 domaines d’application principaux dans lesquels circulent toutes sortes d’informations, des plaintes aux enquêtes, de la gestion des armes au contrôle des étrangers, du renseignement policier au suivi des appels d’offres pour les marchés publics.


GIORGIO GRIZIOTTI
Equalize the world

Giorgio Griziotti, Effimera, 16/11/2024
Translated by Fausto Giudice, Tlaxcala

The other day, disembarking at Orly airport from Italy, I was heading with other passengers toward the exit when at one point a queue formed in front of a lighted tunnel with doors that let in one person at a time. Yet another automatic control and detection system, as if during air travel the passenger, already checked at boarding, could obtain weapons, drugs or other illicit products. This umpteenth anxiety-provoking airport novelty is one of many manifestations of the ubiquitous securitarian obsession in the real as well as the virtual accompanied by rhetoric that feeds the perception of continuous danger as promoting a culture of fear.


In fact, the danger often exists because proponents of the securitarian narrative and agents of cyberespionage are in the same camp and feed off each other.
Equalize, the now-investigated Italian corporate risk analysis company-read industrial espionage and not just industrial espionage since clients include the Mossad and the Vatican-is exemplary in this regard: its owner, in addition to being president of the Milano Fair Foundation, appointed in 2022 by the League member and Chamber of deputies chairman Lorenzo Fontana, and an advisor to Bocconi University, had close ties with senior government figures including none other than the president of the Senate and the much-investigated minister of tourism Daniela Santanchè.
Equalize is thus a contemporary illustration of the new power dynamics between controllers and controlled in the era of “Surveillance Capitalism”[1]. Zuboff, when she wrote the book a few years ago, hoped that capitalism was reformable; today a striking fact seems to disprove this assumption once and for all: the rise to power of Elon Musk.
As recounted by those who have been able to make forays into the future,[2] Musk's smashing arrival in the spheres of governance seals the entanglement between the state and techno-tycoons or techno-oligarchs, whatever. Since the days of the industrial era, big business has been used to acquire and control the then mainstream media but now we are witnessing an unprecedented quantum leap. The seventeen billion impressions generated by Musk alone with his tweets during the election campaign exert a biopolitical influence incomparable even to that of the precursor Berlusconi with his electric media à la Mc Luhan. It is precisely the possession of enormous amounts of data that enables the platforms of neurocapitalism, largely autonomous in defining their own rules of operation, to exert relevant influence on narratives, perceptions, emotions and decisions. This power actively shapes elections, markets and even personal relationships, redefining their dynamics and directing their developments in profound and pervasive ways.
Now, returning to Equalize, it is not surprising that, in such a global context, intermediary actors are also emerging as new centers of private power. Through the use of artificial intelligence, data mining and hacking, they are managing to turn information into a tool of coercion and control.
In this particular case, Equalize's ambition was to become a kind of “Google of intelligence.” To this end, it had developed a platform called Beyond, which allowed for sophisticated reports simply by entering a query about a person or company. These reports offered detailed analysis and suggested further insights or investigation if needed.
Up to this point, Beyond might seem similar to other legal platforms. However, its deeply illicit nature, as discovered by investigators, lies in illegally obtaining information from protected and confidential databases through the use of RAT (Remote Access Trojan) malware, with which to gain full remote control of the target system.
Among the databases attacked are those, of the Internal Revenue Service [Serpico system, measuring the match between taxpayers' standard of living and their tax returns, Transl. note]), Istat (National institute of statistics), INPS (National Institute of Social Welfare), the National Registry Office (ANPR), the Currency Information System (Siva) of the Automobile club Italia (Aci), but above all the SDI,  the Survey System of the Ministry of the Interior[3].
The relative ease, thanks in part to complicity and infiltration, with which Equalize/Beyond succeeds in downloading data directly from the Ministry of the Interior's servers highlights how even the most sensitive databases, managed by the central organs of the State, which should be hyper-protected, are now vulnerable and end up in the black market of stolen data. This is probably also the result of the increasing subcontracting of some of the most critical nodes of state functioning to the private sector. It is an erosion not only of the boundaries between public and private, but also of those between those who control and those who are controlled.
Users, often without being aware of it, voluntarily contribute to their own monitoring through the use of connected devices and digital platforms. This “participatory surveillance” generates a continuous feedback loop, in which the data produced is reprocessed to again influence the very individuals who generated it. An example of this mechanism can also be found in the case of Equalize, where, as one manager explained, detailed reports on site visits were collected daily, including information on who had logged in, from where, with what device and browser. This process allowed in-depth profiling of users, monitoring not only who accessed the platform, but also what they searched for.
Equalize is probably only the first major case to emerge, while others in Italy, Europe and elsewhere continue to operate in the shadows. They are the collateral and local symptoms of the wave of fascist techno-solutionism that gives the coup de grace to the now unreformable Western democracies as Emanuele Braga argues in a recent article in Effimera in which among other things he denounces the (stupid) bad faith of politicians and intellectuals of the late left. In this regard, to conclude, I was struck by the recent interview of David Colon, to the Manifesto with the significant title “The new frontier of the techno-oligarchs.” From the height of his chair at Science Po in Paris, Colon states that “tech billionaires intend to dethrone politics in favor of technology, artificial intelligence, in other words the tools that have made their fortunes.” Babbling, on the very day of Trump's election, about the “good” Western democracies to be saved because they are being seriously endangered by the “bad” autocracies of the rest of the world, the good “leftist” prof. does not even realize the nonsense of his claims. No technology has taken or will take the place of politics while Elon Musk & Co. are already the new political leaders of 21st century capitalism...

Post-scriptum
As we know, platform capitalism bases its profitability in the transformation of data from use value to exchange value (the so-called network value). The Equalize case is no exception. The democratic issue has relatively little to do with it. It is capitalism, my dear! The sale of data manipulated, managed, selected and profiled by the Beyond platform is in fact the main business of the operation. From what could be read from telephone intercepts published in some newspapers, a simple and single request for information (requiring no special ad hoc investigation) had an average cost of about 200 euros. The cost of retrieving such information was more or less 60 euros, with a certainly significant profit margin. The fact to remember is that this information is gathered from the profiling of the acts of daily life of each of us, bar none. In fact, recent algorithmic and cloud computing technologies make it possible to catalogue, select, manipulate, and classify the raw data that comes from the use of apps on cell phones, tablets, and computers into readable and saleable data, depending on the needs of the customer and the business. Not surprisingly, this is referred to as business intelligence. What is relatively new (at least for Italy) is the particularity of the data processed by the Equalize/Beyond platform: it is, in fact, extremely sensitive data that have to do with the issue of privacy and security, thus data with very high added value. We are no longer only faced with life being directly put to value and the becoming annuity of profit, but with the “political” becoming of profit, with all the implications that this entails (Andrea Fumagalli)

NOTES
[1] Zuboff, Shoshana. The Age of Surveillance capitalism. PublicAffairs, 2019.
[2] Griziotti, Giorgio. Cronache del Boomernauta (Chronicles of the Boomernaut) Mimesis Editions, 2023 (to be published in English in 2025)
[3] The complex and extensive interagency information system, which is divided into 13 main application areas into which all kinds of information flows from complaints and investigations, from weapons management to foreigner control, from police intelligence to tender monitoring.