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09/02/2022

REINALDO SPITALETTA
L’ère du Narcisse onaniste

Reinaldo Spitaletta, El Espectador, 8-2-2022
Traduit par
Fausto Giudice, Tlaxcala 

Aujourd'hui, une nouvelle « servitude volontaire » est en vogue, déguisée en liberté. Et le pire, c'est qu'on l'honore, depuis la croyance, par exemple, que la culture du « j'aime », une avalanche de « likes », nous rend libres et meilleurs, jusqu'au retour au troupeau, non plus par l'usine, mais par la virtualité. En ces temps de néo-libéralisme, avec des promotions ad nauseam de l'individualisme capitaliste, de quoi le travail peut-il nous libérer ?


À une époque assez lointaine, travailler, c'était appartenir à l'histoire. Il s'agissait, au milieu des devises de « progrès » et de « civilisation », de donner la preuve qu'il y avait un droit à la désobéissance et à vivre mieux. Il s'agissait de faire prendre conscience, par exemple, de la nécessité de réduire les horaires de travail, qui étaient extrêmes et ne tenaient pas compte du repos, des loisirs créatifs et de l'éducation. Les glorieuses luttes du XIXe siècle pour les « trois huit » en Europe et aux USA étaient le signe qu'il existait une intelligence et un sens de la vie opposés à l'esclavage, même s'il s'agissait d'un esclavage salarié.

La nouvelle culture et les rituels « post-modernes », avec leurs mirages et leurs bazars d'individualisme, d'isolement et d'égocentrisme extrême, conduisent à l'immobilisme, rompu de temps en temps, par exemple, par des explosions sociales, parfois spontanées, et parfois, comme cela s'est produit en Colombie ces dernières années, en raison des inégalités et du manque de respect de ceux d’en haut. Or, ce que nous constatons, accentué par la pandémie, c'est, comme l'a dit le philosophe germano-coréen Byung-Chul Han dans plusieurs de ses livres désormais à succès, que la vie s'est limitée à produire.

Produire quoi ? Pas nécessairement de l'art, de la littérature, de la pensée, de la science, mais des manières déshumanisées de nous faire croire que nous sommes au service de causes supérieures, alors que nous ne sommes qu'un rouage d'un système de marché qui aliène et avilit l'être humain. La nouvelle tactique du capitalisme, avec ses défroques de modèle néolibéral, est de nous faire croire que nous sommes une communauté, alors qu'en réalité, comme dans une dystopie, nous sommes un troupeau assujetti.

Nous nous laissons bercer par une illusion. Il faut cultiver son corps, être « en forme », se modeler, promouvoir le « je », s'éblouir de selfies... Les vieux narcissismes ont été restaurés et polis. Cela fait partie de la culture de consommation, du centre commercial, de la virtualité, des oracles et des gourous. Les politiciens d'aujourd'hui, plus soucieux du look et de la photo bien maquillée, visent l’effet gadget. « Attention à ne pas vous mettre à philosopher », les préviennent leurs conseillers en image. Parlez plutôt d'une bière et d'un pique-nique.

Bien sûr qu'ils le font. Nous appartenons à la société des représentations. Voyons comment vous vous en sortez sur les réseaux sociaux, comment une phrase sensationnelle émeut et provoque des milliers de « likes ». Quel emmerdement que de dire des choses importantes et de faire réfléchir à des chaînes, à l'oppression, à des mystifications à vie. Il faut tout adoucir. De cette façon, nous faisons un pas en avant et il n'y a pas de place pour la rage des « premières lignes » [groupes militants de la récente révolte en Colombie, équivalent des "cortèges de tête" parisiens, NdT] ou de ceux qui ont toujours été floués par des réformes qui ont même jeté par-dessus bord les actes héroïques des « trois huit » d'il y a plus d'un siècle.


1927 : Raúl Eduardo Mahecha Caycedo (assis), Floro Piedrahita, Julio Buriticá et Ricardo Elías López, du Parti socialiste révolutionnaire colombien, posent avec la bannière des trois huit : 8 heures de travail, 8 heures d'étude et 8 heures de repos.

Dans le scénario de la farce, il s'agit de « plus de la même chose », mais avec des bonus. Et revenons au début : de quoi le travail peut-il nous libérer ? Pas même de la faim, par exemple en Colombie, où, pour la plupart, il n'y a même pas de travail et où, devant l'évidence d'un pays aux inégalités infâmes, où beaucoup n'ont même pas deux repas par jour, le gouvernement demande à la FAO (Organisation des Nations unies pour l'alimentation et l'agriculture), face au danger de l'insécurité alimentaire, de retirer la Colombie de cette carte. C'est comme vendre son canapé pour se protéger de l'infidélité.

L'un des artifices contemporains utilisés par les personnes au pouvoir est de nous faire croire que nous sommes libres. « Le sujet néolibéral, contraint de se rendre, est un serviteur absolu en ce sens que, sans maître, il s'exploite volontairement », affirme Byung-Chul Han, dans La disparition des rituels. « Le social est entièrement soumis à l'autoproduction. Tout le monde s'autoproduit, se "tonifie" pour attirer l'attention », ajoute-t-il dans un autre passage.

La nouvelle aliénation se tisse avec les effets de la vitesse, la brièveté des messages, les réactions médiatiques. J'ai beaucoup de « likes », donc j'existe, je me promeus, une masturbation toute neuve, une manifestation du vide (c'est-à-dire de la vanité, comme l'a noté Fernando González) et donc je me crois à jour et au sommet du pouvoir. Alors qu’à vrai dire, on est sous le joug de celui qui s'enivre de sa propre image.

Nous sommes désormais, en plus d'être disciplinés par divers mécanismes de surveillance et de contrôle, afin de ne pas opter pour la transgression, des êtres dociles, amoureux de nos chaînes et de notre corps « bien travaillé ». Nous apprécions notre propre auto-exploitation. Les logarithmes ne nous lâchent pas. Et nous adorons regarder notre nombril, même s'il est mal coupé.