*C’est désormais une tradition allemande : les annulations sous pression israélienne sont qualifiées de « reports » (aux calendes grecques), comme ce fut le cas pour l’annulation de la remise du prix de littérature à l’écrivaine Adania Shibli à Francfort le 20 octobre 2023 [NdT]
Yosef Hayim Yerushalmi, le grand historien de la mémoire juive, a terminé son ouvrage, “Zakhor” (Souviens-toi), par une question : « Et si l’antonyme de l’oubli n’était pas le souvenir, mais la justice ? » Yerushalmi lui-même n’a jamais répondu à cette question, mais elle nous incite à réfléchir à l’importance et à l’autorité de la mémoire dans un contexte où il est difficile de la conserver intacte.Selon Yerushalmi, la tradition juive fait une distinction entre l’histoire et la mémoire. Alors que l’histoire est écrite à la troisième personne et prétend être factuelle, la mémoire ne peut être racontée qu’à la première personne, au singulier ou au pluriel, nous appelant ainsi à l’action.
C’est là que réside la différence la plus profonde entre l’histoire et la mémoire : alors que l’histoire concerne véritablement le passé, la mémoire est axée sur l’avenir. Il est possible de se souvenir tout en oubliant, et le contraire de l’oubli n’est pas de connaître le passé, mais de rester engagé dans le devoir qu’il exige de nous.
Cela permet de résoudre une contradiction apparente au cœur de la vie culturelle juive. D’une part, le judaïsme est occupé par la mémoire. D’autre part, il s’agit d’une tradition prophétique, intéressée par l’avenir, axée sur un idéal utopique. La tension est artificielle : lorsque les prophètes nous enjoignent zakhor !, ils rappellent que rendre justice à l’avenir, c’est en fait rendre justice au passé.
Mais cette position ne peut être qu’un premier pas. Car l’idéal que les prophètes nous ont enseigné n’est pas tout à fait la justice. Hermann Cohen l’a exprimé avec force en expliquant que la paix, et non la justice, est pour les Juifs ce que l’harmonie était pour les Grecs : le parfait, ou l’ensemble. Shalem, le mot hébreu qui signifie entier, est à l’origine de shalom, la paix. Se pourrait-il que le contraire de l’oubli ne soit ni le souvenir ni la justice, mais la paix ?
Cohen associe les prophètes bibliques à Kant, en particulier à l’idéal des Lumières qu’il a envisagé dans “La paix perpétuelle”. Contre la doctrine “réaliste” d’Héraclite, selon laquelle “Polemos [la guerre] est le père de toutes choses”, Kant et les prophètes bibliques proposent une alternative : non pas la prétendue réalité et nécessité de la guerre, mais l’idéal de la paix en tant qu’origine de la vie et du droit humains. Kant savait bien que notre réalité violente est loin d’être utopique. Mais c’est bien de cela qu’il s’agit : il observe qu’au milieu de réalités “barbares”, nous devons nous soumettre à des lois qui préservent la possibilité de la paix. Sinon, nous glisserions vers la destruction totale par des “guerres d’extermination”.
Lorsque nous nous souvenons aujourd’hui de l’horrible histoire de Buchenwald, que nous regardons les images insoutenables prises lors de la libération du camp, que nous fixons les yeux des survivants de l’Holocauste qui sont encore parmi nous, je ne peux m’empêcher de penser à cette mise en garde kantienne. Peut-on lutter contre l’oubli tout en restant fidèle à l’idéal de paix ?
Car il est clair qu’il existe d’autres traditions de mémoire ; l’une d’entre elles est devenue trop familière ces derniers temps : « Souvenez-vous [zakhor] de ce qui vous a été fait par Amalek », en référence à l’ennemi biblique des Hébreux, et « éradiquez sa semence ».
Ces deux traditions, celle de la recherche de la paix et celle de l’éradication d’Amalek, nous sont ouvertes. Laquelle choisirons-nous ? Et quelles en seront les conséquences ?
À l’époque de Kant, la “paix perpétuelle” semblait totalement utopique. Pourtant, ses principes sous-jacents ont été intégrés dans le droit international, en grande partie en réponse aux images et aux récits provenant des camps de concentration, comme Buchenwald. En effet, dans les photographies qui provenaient de Buchenwald, mais aussi d'Auschwitz, de Treblinka, de Bergen-Belsen et de tant d'autres lieux, l'humanité se regardait dans le miroir et découvrait qu'elle n'avait pas seulement été impliquée dans une guerre déchaînée et un génocide. L'antisémitisme fanatique qui avait conduit l'Allemagne nazie à tenter d'exterminer systématiquement les Juifs était aussi une attaque contre l'idée même de dignité humaine.
Pour la première fois, le devoir de protéger la dignité humaine a été inscrit dans les constitutions des États et les conventions internationales. À partir des horreurs vécues dans des lieux comme Buchenwald, ce qui avait été considéré comme une utopie s’est transformé en un processus réel : la tentative de protéger tous les êtres humains, non seulement en tant que citoyens, par leurs États, mais aussi contre leurs États, et surtout s’ils ne sont pas citoyens du tout. Par cette transformation, l’humanité a refusé que la guerre reste “le père de toutes choses” et qu’elle ne soit plus jamais inscrite dans l’existence humaine. C’était l’engagement le plus profond pour l’avenir à travers le devoir envers le passé, en dérivant les lois des idéaux de dignité et de paix.
On dit que le " plus jamais ça" a deux formulations : la première est “plus jamais ça” et la seconde, compte tenu de l’antisémitisme génocidaire qui a culminé dans la Solution finale, “plus jamais ça pour nous”. Le moment est venu de mettre de côté cette distinction.
“Plus jamais ça” n’est valable que dans sa formulation universelle, entre autres parce que ce n’est que sous cette forme qu’il peut rendre justice à sa formulation particulière. Un monde dans lequel une répétition de Buchenwald est possible n’importe où est un monde dans lequel elle est possible partout, y compris contre les Juifs. Seule une communauté internationale qui s’engage à éradiquer la possibilité d’une violence illimitée par le biais de la loi est une communauté qui lutte pour garantir que les mêmes crimes ne se reproduiront pas.
Ces jours-ci, certains évoquent le massacre brutal du 7 octobre et disent : “Plus jamais ça !”, tandis que d’autres regardent la destruction systématique de Gaza, la famine, en disant la même chose. Si l’une ou l’autre de ces affirmations se veut une comparaison avec l’Holocauste, elles sont toutes deux trompeuses. Pourtant, les deux déclarations contiennent un noyau de vérité, exposant l’incapacité à empêcher la déshumanisation complète des sociétés. Pire : toutes deux révèlent une communauté internationale divisée par ses alliances, mais unie dans sa volonté de tolérer, et souvent de justifier, des crimes déshumanisants et de compromettre la possibilité de la paix.
Alors que nous célébrons la libération de Buchenwald, le monde entre dans une nouvelle ère. Les USA tournent le dos à leurs alliés libéraux européens, à l’État de droit et aux institutions internationales démocratiques.. Poutine mène une guerre d’agression contre l’Ukraine, et l’Union européenne devra apprendre à se protéger de manière indépendante. Pendant ce temps, les nationalpopulistes ethniques se développent, bénéficiant d’un réseau d’alliances aux USA et ailleurs.
Ces nationalistes ne sont pas les plus dangereux lorsqu’ils prétendent renier leurs origines fascistes et antisémites, mais lorsqu’ils prétendent être ceux qui combattent l’antisémitisme et rendent justice au passé.
Mettons en garde contre eux avec force, mais entretemps n’oublions pas de nous remettre en question nous-mêmes, de nous assurer que nous restons une véritable alternative. Une alternative qui s’appuie sur l’engagement en faveur de l’État de droit et du droit international. Celle qui comprend encore que, si nous ne restions pas fidèles à un idéal de dignité et de paix, leur remplacement par la doctrine de la guerre comme “père” de tout nous ferait rapidement passer du “plus jamais ça” au “ à nouveau ça”. Pour s’opposer à ce glissement, il faut connaître l’histoire de Buchenwald et s’en souvenir. Mais cela ne suffit pas. Nous devons également veiller à ne jamais oublier.Lire aussi