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17/02/2024

GIDEON LEVY
Les adolescents palestiniens de Cisjordanie rédigent leurs testaments, et ont de bonnes raisons pour cela

 Gideon Levy & Alex Levac (photos), Haaretz, 17/2/2024
Traduit par  Fausto Giudice, Tlaxcala


Alors qu’Abderrahman Hamad, élève de terminale, rentrait à pied de l’école, un soldat israélien lui a tiré une balle dans l’estomac, le tuant. Après sa mort, une lettre qu’il avait écrite six mois plus tôt à sa famille a été retrouvée. Il fait partie des nombreux adolescents de Cisjordanie qui rédigent leur testament.

Abderrahim Hamad, devant une photo de son défunt fils, Abderrahman. Il a donné des instructions à sa famille : « Ne me mettez pas dans un congélateur, enterrez-moi immédiatement. Allongez-moi sur mon lit, couvrez-moi de couvertures et emmenez-moi à l’enterrement ».

Abderrahman Hamad a rédigé ses dernières volontés. Un long texte avec des instructions détaillées, d’une graphie scrupuleuse. De plus en plus d’adolescents palestiniens de Cisjordanie occupée rédigent des testaments ces jours-ci, et avec encore plus d’intensité à la suite des événements survenus dans la bande de Gaza. Hamad a demandé à être enterré le plus rapidement possible, et a demandé à sa famille d’utiliser une bonne photo de lui comme photo de profil dans les réseaux sociaux et d’ajouter un verset de prière à côté, et surtout de ne pas pleurer sa mort.

« Ne me mettez pas dans un congélateur, enterrez-moi immédiatement. Posez-moi sur mon lit, couvrez-moi de couvertures et emmenez-moi à l’enterrement. Quand vous me descendrez dans la tombe, restez derrière moi. Mais ne soyez pas triste. Ne vous souvenez que des beaux souvenirs que vous avez de moi et ne vous lamentez pas sur mon sort. Je ne veux pas que quelqu’un soit triste ». Hamad a rédigé son testament le 18 juillet dernier et l’a remis à un ami pour qu’il le conserve. Une photo du texte est stockée dans le téléphone portable du père endeuillé.

Iyad Hadad, chercheur de terrain pour l’organisation israélienne de défense des droits humains B’Tselem, le traduit et le lit pour nous. Soudain, il s’étrangle, avant d’éclater en larmes déchirantes qui ne s’arrêtent pas. Nous n’avons jamais vu Hadad pleurer. Il s’occupe des droits humains dans les territoires depuis 1986, d’abord pour l’organisation palestinienne Al Haq, puis depuis 24 ans pour B’Tselem. Il a tout vu, il a enquêté sur tous les cas de meurtres et autres crimes de l’occupation dans la région de Ramallah, et maintenant il pleure abondamment. Les dernières volontés et le testament de quelqu’un qui n’avait pas encore 18 ans l’ont fait craquer. Le visage du père du défunt, Abderrahim, est bouleversé par le chagrin, mais ses yeux restent secs. Un silence pesant s’installe dans la salle.

Le 29 janvier, nous nous sommes rendus dans le village d’Al-Mazra’a a-Sharqiya pour enquêter sur les circonstances du meurtre de Taoufik Abdeljabbar, un adolescent usaméricain abattu par des soldats ou des colons israéliens - ou les deux. En chemin, nous avons traversé la ville de Silwad. Lorsque nous sommes arrivés à Al-Mazra’a a-Sharqiya, nous avons été informés qu’un autre adolescent avait été tué, cette fois à Silwad, peu de temps après notre départ. Cette semaine, nous sommes retournés à Silwad.

L’endroit où Abderrahman a été tué

Perchée sur une colline, c’est une ville aisée et relativement développée d’environ 6 000 habitants, au nord-est de Ramallah. La construction y est intense, comme nous ne l’avons pas vu dans d’autres villes et villages. C’est aussi un lieu militant, où les Forces de défense israéliennes effectuent fréquemment des raids, provoquant les habitants, dont la ville est proche de la route 60, la principale artère de Cisjordanie, sur laquelle circulent les colons et où des pierres sont jetées. Au cours des cinq dernières années, Silwad a perdu sept de ses fils ; le chef du Hamas, Khaled Meshal, est né ici en 1956 et a grandi dans la ville.

Dimanche dernier, Abderrahman Hamad aurait fêté son 18e  anniversaire. Il ne l’a pas fêté - il était déjà mort depuis deux semaines. Cette semaine, dans une rue où l’on construit de splendides demeures en marbre, à côté de la tour résidentielle Al Hourriya, un camion a déchargé des matériaux de construction dans la cour de l’une de ces demeures. De l’autre côté de la rue, deux fanions palestiniens sortent du sol, et deux cercles faits de morceaux de marbre cassés, sur l’un desquels le nom d’Abderrahman Hamad a été inscrit au crayon. Des ordures volent autour de ce mémorial improvisé. C’est ici que l’adolescent a été tué.

C’était un lundi et Abderrahman rentrait de l’école. Sur les médias sociaux, on annonçait que l’armée israélienne, qui avait envahi la ville peu après 8 heures du matin, avait commencé à se retirer. Mais dans la rue où Abderrahman marchait, apparemment seul, il y avait encore deux véhicules blindés israéliens : une jeep de la police et une voiture de l’armée. La rue est parallèle à l’avenue des maisons en construction, sur la pente de la colline, et il est apparu par la suite qu’entre les squelettes des maisons, qui appartiennent toutes à la famille élargie des Qassam, quelques autres jeunes se cachaient. Ils suivaient les forces de sécurité qui partaient et attendaient l’occasion de leur jeter des pierres.

Soudain, la porte d’un des véhicules garés s’ouvre. Un soldat ou un agent de la police des frontières sort son corps et tire un seul coup de feu, aussi précis que mortel, en plein dans l’estomac d’Abderrahman. La distance entre le sniper et sa victime était d’environ 150 mètres, et le jeune était plus haut dans la rue que le tireur. Immédiatement après, la porte du véhicule blindé s’est refermée et les deux véhicules ont démarré en trombe. Ils ont tiré, ils ont tué, ils ont fui.

Un barrage routier sur la route menant à Silwad. Photo : MARCO LONGARI - AFP

Ils ont avorté la vie d’un jeune et détruit la vie d’une famille, même s’il est peu probable qu’ils y aient songé ne serait-ce qu’une seconde. Même si Abderrahman avait lancé une pierre ou (comme le prétend la police) un cocktail Molotov, il n’aurait jamais pu mettre en danger la vie des soldats et de la police des frontières. À cette distance, il n’avait aucune chance d’atteindre les véhicules blindés. Néanmoins, pourquoi ne pas mettre fin à la vie d’un jeune si vous le pouvez ? Après tout, personne ne s’y intéressera par la suite, à part la famille brisée.

Pendant que tout cela se passait, un témoin oculaire, dont l’identité est en possession de Hadad, l’enquêteur de terrain, était assis sur le balcon de sa maison, en face des deux véhicules de sécurité, et observait les événements. Il venait d’échanger des messages avec sa femme, qui réside en Jordanie. Elle lui a demandé comment il allait et il l’a informée qu’une invasion de l’armée israélienne était en cours et que les soldats avaient recouvert le centre de la ville de gaz lacrymogènes. À Silwad, on estime que l’invasion des FDI et de la police des frontières ce jour-là n’était rien d’autre qu’une démonstration de force orchestrée par le nouveau commandant de zone du service de sécurité Shin Bet, dont le nom de code est “Omri”.

Quoi qu’il en soit, la femme de l’homme lui a demandé de filmer les événements pour elle, ce qu’il a fait. Les images qu’il a prises du haut d’un olivier dans la cour montrent une rue étonnamment calme et tranquille, sans pierres ni cocktails Molotov volant dans les airs. Soudain, le silence est rompu par le bruit d’un tir provenant de l’un des véhicules blindés. Immédiatement après, des ambulanciers, venus d’une ambulance garée à proximité, courent vers la victime, tandis que les deux véhicules israéliens repartent rapidement dans la direction opposée. Les héros ont fait leur travail de la journée - il est temps de partir.

Le chauffeur de l’ambulance palestinienne, qui attendait au bout de la rue, comme c’est l’usage lorsque les forces de sécurité envahissent les lieux, a vu Abderrahman s’effondrer au sol. Lui et son équipe l’ont emmené d’urgence au service de soins de la clinique locale. Le jeune homme est dans un état critique. La balle a pénétré dans sa hanche et est ressortie par la poitrine - il était apparemment en train de se pencher lorsqu’il a été touché. Les tentatives de réanimation sont restées vaines.


Le père d’Abderrahman, Abderrahim Hamad

L’unité du porte-parole des FDI a renvoyé Haaretz à la police des frontières. Un porte-parole de la police israélienne (dont dépend la police des frontières) a déclaré cette semaine en réponse à la demande de commentaire de Haaretz : « Pendant l’intervention des forces de sécurité, le suspect a lancé un cocktail Molotov sur les combattants et a mis leur vie en danger. En réponse, un combattant lui a tiré dessus et a neutralisé le danger ».

Abderrahman était le fils aîné d’Abderrahim, 44 ans, et de sa femme, Inam Ayad, 42 ans. Il était élève en 12e année, dans la filière scientifique. Son ambition étant d’étudier la médecine, il a travaillé dur avant les examens d’entrée à l’école, non seulement pour être admis à l’école de médecine, mais aussi dans l’espoir d’obtenir une bourse d’études. Des photographies le montrent prenant la parole lors d’assemblées scolaires et de fêtes de fin d’année. Grand et beau, il se distinguait de ses camarades. Il jouait dans l’équipe de football de Silwad, mais ces derniers mois, il consacrait tout son temps à ses études, comme il l’a fait la dernière nuit de sa vie.

Le matin du 29 janvier, alors que son père s’apprêtait à partir travailler (dans la construction) dans le village voisin d’Aïn Sinya, il a remarqué que son fils dormait encore. Il a décidé de ne pas le réveiller, car il savait qu’Abderrahman avait étudié jusque tard dans la nuit. Son père a quitté la maison à 6h30, et la mère du jeune homme l’a réveillé environ une heure plus tard et l’a conduit à l’école dans sa voiture. À 11h30, elle a appelé son mari pour lui dire que l’armée avait envahi Silwad. Elle lui a demandé d’appeler leur fils cadet, Sliman, 15 ans, qui travaille dans le bâtiment dans la ville, pour s’assurer qu’il allait bien. Ils ne se sont pas inquiétés pour Abderrahman, sachant qu’il était à l’école. Sliman allait bien, les forces de sécurité n’étaient pas allées sur son lieu de travail.

À 12 heures, Abderrahim appelle sa femme. On lui répond que le centre de la ville est recouvert d’un nuage de gaz lacrymogène qui pénètre dans les maisons. Tant que les enfants vont bien, se dit le père. À 12h30, alors qu’il prenait un petit-déjeuner tardif avec les ouvriers, il a reçu un appel anonyme, qui s’est déconnecté sans que personne ne dise rien. Quelques minutes plus tard, son frère l’a appelé pour lui dire de rentrer rapidement à la maison. Pourquoi ? « Oubeida [surnom d’Abderrahman] était blessé », Le père dit qu’il est tombé en état de choc.


Des fillettes de la famille d’Abderrahman assistent à ses funérailles. Photo : JAAFAR ASHTIYEH - AFP

« Je ne savais pas quoi faire », se souvient-il. «  Ma main s’est portée sur le numéro de téléphone d’Oubeida et je l’ai appelé ». C’est un ambulancier palestinien qui a répondu. Il a demandé comment allait son fils et le chauffeur a répondu : « Il va bien. Je te tiendrai au courant bientôt ».

Désemparé, Abderrahim attend une minute ou deux et appelle à nouveau. Cette fois, le chauffeur lui dit : « On espère qu’il s’en sortira ». Abdel Rahman était déjà mort, mais son père ne le savait pas encore et était certain que son fils serait transporté d’urgence de la clinique de Silwad à l’hôpital gouvernemental de Ramallah. Il a demandé au chauffeur de le prendre en route - son lieu de travail se trouve sur la route principale menant à Ramallah. Un peu plus tard, son frère l’a appelé et lui a répété : « Reviens en ville, et vite ».

Il comprend alors que son fils est mort. Encore étourdi, il s’est rendu à la première clinique, où on lui a dit que son fils était à l’hôpital. Arrivé sur place, il est sorti de la voiture et s’est évanoui, s’effondrant sur le sol. Il ne se souvient pas des minutes qui ont suivi.

Les photos des jeunes morts sont accrochées au mur de l’élégant salon. L’une d’entre elles est composée des portraits des trois membres de la famille qui ont été tués par les troupes israéliennes au fil des ans : Abderrahman au centre, flanqué de ses deux oncles décédés. Son oncle Jihad Iyad, le frère de sa mère, a été tué par des soldats israéliens en 1998, alors qu’il avait 17 ans ; l’autre oncle, le frère de son père, Mohammed Hamad, a été tué par des soldats en 2004, à l’âge de 21 ans. Abderrahman ne connaissait ni l’un ni l’autre. Son père ajoute à voix basse que son propre oncle a lui aussi été tué, en 1989, et un silence oppressant s’installe à nouveau dans la pièce.