Mark O’Connell, The New York Review of Books, 25/9/2025
Traduit par Tlaxcala
Mark O’Connell
(Kilkenny, Irlande, 1979) est un écrivain et journaliste irlandais. Son premier
livre, To Be a Machine, une enquête sur le transhumanisme, a été publié
en 2017, suivi de Notes from an Apocalypse, sur les angoisses
apocalyptiques, en 2020. Son troisième livre, A Thread of Violence, consacré
au meurtrier irlandais Malcolm Macarthur, a été publié en 2023. Il
écrit pour des publications comme The New Yorker, The New York Times
Magazine, The New York Review of Books et The Guardian.
La Silicon Valley a inversé sa longue réticence à travailler dans les technologies de défense et de sécurité, avec le PDG de la société de logiciels d’analyse de données Palantir menant la charge
Crown Currency, 295 pages, 30,00 $
L’année
dernière, selon un rapport récent du New York Times, Alexander Karp a
reçu un total de 6,8 milliards de dollars pour ses services en tant que PDG de
la société de logiciels d’analyse de données Palantir Technologies. Cette «
rémunération effectivement versée » — un indicateur qui prend en compte non
seulement le salaire, mais aussi l’augmentation de la valeur des actions
détenues — a fait de Karp, de loin, le PDG le mieux payé des USA.
Pour
quiconque suit les récents succès de Palantir, cela n’a rien de surprenant. La
valeur boursière de l’entreprise — dont les revenus proviennent en grande
partie de contrats gouvernementaux pour la surveillance des données et les applications
militaires de l’intelligence artificielle — est, pourrait-on dire, négativement
indexée sur la paix et la liberté de l’humanité. Au cours de l’année écoulée, l’action
de la société a été multipliée par près de six. Au moment de la rédaction,
Palantir valait 375 milliards de dollars, ce qui en faisait la vingt-deuxième
entreprise la plus valorisée de l’index boursier S&P 500 — juste devant
Coca-Cola et derrière Bank of America. « Les temps difficiles », comme l’a
déclaré Karp lors d’une récente apparition sur CNBC, « sont incroyablement bons
pour Palantir. »
Et bien sûr,
les temps ont été incroyablement difficiles. La longue et brutale guerre d’agression
impérialiste de la Russie en Ukraine. La campagne de massacres de masse et de
nettoyage ethnique d’Israël à Gaza. L’éclatement d’une guerre plus large au
Moyen-Orient (aujourd’hui dans une fragile détente), au milieu d’appels
enthousiastes à un renversement violent du régime iranien. Aux USA, une
campagne de déportations sans précédent, entraînant des troubles civils à Los
Angeles et ailleurs. Et dans toutes ces situations, il y a beaucoup d’argent à
gagner pour une entreprise qui fournit des systèmes de surveillance de données
et d’IA à usage militaire.
La meilleure illustration que j’ai vue de cette dynamique est un mème publié sur r/PLTR, le « forum communautaire non officiel et indépendant des investisseurs particuliers de PLTR sur Reddit pour discuter de l’entreprise, de sa mission, d’Alex Karp et de tout ce qui concerne l’action ». À l’arrière-plan d’une photo prise dans une sandwicherie ou un fast-food, on voit un groupe d’hommes dans une bagarre chaotique, tandis qu’au premier plan un homme d’âge mûr est assis à une table, totalement indifférent, absorbé par son smartphone. Les bagarreurs portent les étiquettes « EUROPE », « USA », « ISRAËL » et « IRAN », tandis sur l’homme au premier plan figurent les mots « MOI VÉRIFIANT LE COURS DE PALANTIR ».
Les
origines de Palantir
Cofondée en
2003 par Karp et son ami de Stanford Peter Thiel, qui venait de gagner beaucoup
d’argent grâce à la vente de PayPal à eBay, Palantir Technologies a été conçue,
dans le sillage des attentats du 11 septembre, comme un fournisseur d’apprentissage
automatique et d’analytique de données au service de la sécurité nationale et
de la surveillance. Le raisonnement était le suivant : si le gouvernement usaméricain
avait pu, en septembre 2001, rassembler et analyser différents points de
données — inscriptions dans les écoles de pilotage, anomalies dans les schémas
de voyage, associations suspectes — les tours jumelles seraient peut-être
encore debout, et les personnes mortes ce jour-là encore en vie.
Le logiciel
de Palantir facilite la recherche de motifs dans de vastes ensembles de données
et présente ces informations sous une forme facilement consultable et
navigable. Dans une récente conversation avec Maureen Dowd pour le New York
Times, qui l’introduisait auprès des lecteurs du journal comme un «
milliardaire mystérieux », Karp a décrit le travail de son entreprise comme «
la recherche des choses cachées ». (Karp a bénéficié d’une presse presque
uniformément crédule, pas seulement dans son pays natal : en 2016, le quotidien
allemand Die Welt a publié un article dont le titre se traduisait par «
Ce génie construit l’entreprise la plus importante du monde ». Il convient de
souligner que Karp a siégé au conseil d’administration du groupe de presse Axel
Springer, maison mère de Die Welt.)
Thiel,
passionné de Tolkien de longue date, a nommé l’entreprise d’après les palantíri
du Seigneur des Anneaux — les « pierres de vision », dont l’une fut
utilisée par le seigneur noir Sauron pour surveiller, depuis son trône au
Mordor, les habitants de la Terre du Milieu. Les critiques de Palantir, eux,
invoquent moins Tolkien que Philip K. Dick, dont la nouvelle Rapport minoritaire
décrit une société autoritaire future où des policiers du « précrime »
arrêtent des individus non pas pour les crimes qu’ils ont commis, mais pour
ceux qu’ils avaient seulement l’intention de commettre. Voici comment Karp l’a
formulé en 2009 dans une interview avec Charlie Rose : « Ce que nous faisons, c’est
ce que les juristes appellent une recherche fondée sur des indices. Nous nous
intéressons à vous, puis nous cherchons dans votre vie toutes sortes de choses
qui pourraient indiquer une personne impliquée dans un mauvais comportement. »
Le
soutien des agences de renseignement
Avec l’investissement
initial de 30 millions de dollars de Thiel, l’entreprise a reçu une première
injection de 2 millions de dollars de la part d’In-Q-Tel, la branche
capital-risque de la CIA. Bien que Palantir travaille aussi avec des clients
privés comme Walmart et Wendy’s — qui utilise son IA pour gérer ses stocks de
hamburgers et de frites — ses clients les plus précoces et les plus importants
ont été les agences d’État comme la CIA, le FBI et la NSA, pour lesquelles elle
agit comme prestataire externalisé de collecte et d’analyse de renseignements.
Sous le premier mandat de Trump, Palantir s’est fortement associée à l’agence Immigration and Customs Enforcement (ICE), en lui fournissant des outils de surveillance et de logistique pour les déportations. Le logiciel FALCON de Palantir a aidé ICE à rassembler et analyser d’immenses volumes de données pour cartographier les liens familiaux et planifier de futures descentes. En 2018, ICE a utilisé FALCON pour préparer des descentes dans une centaine de magasins 7-Eleven à travers les USA.
Palantir
et Israël
En octobre
2023, dans les jours qui ont suivi les attaques du Hamas contre le territoire
israélien, Palantir a acheté une pleine page de publicité dans le New York
Times avec le message : « Palantir est aux côtés d’Israël. » Le mois de
janvier suivant, alors que la riposte génocidaire du gouvernement israélien se
poursuivait depuis trois mois, le conseil d’administration de la société s’est
réuni à Tel-Aviv. Karp et Thiel y ont rencontré le président Isaac Herzog et
ont ensuite signé un contrat avec le ministère de la Défense israélien pour
fournir aux Forces de défense israéliennes (FDI) une IA de ciblage avancé. (En
parlant de cette technologie, Karp a utilisé l’expression kill
chain — « chaîne de frappe » — un terme militaire désignant la
structure d’une attaque : identification de la cible, envoi des forces, assaut
et destruction de ladite cible.)
Le cours de
l’action de l’entreprise s’est alors envolé. « Le Hamas nous a vraiment
propulsés vers la lune », écrivait un utilisateur extatique de r/PLTR. La
richesse personnelle de Karp et son enthousiasme public ont suivi la même
trajectoire. En février de cette année, alors que la valeur boursière de
Palantir dépassait celle de la Walt Disney Company, Karp est apparu en
visioconférence avec des investisseurs particuliers. Vêtu d’un simple T-shirt
blanc, les bras écartés dans une pose triomphale, ses boucles grisonnantes
rebondissant gaiement, il a lancé :
« Nous y
arrivons ! Et je suis sûr que vous appréciez cela autant que moi… Nous écrasons
tout… Nous avons dédié notre entreprise au service de l’Occident, et des
États-Unis d’Amérique… Palantir est là pour bouleverser et rendre les
institutions avec lesquelles nous travaillons les meilleures au monde, et,
quand c’est nécessaire, pour effrayer les ennemis et parfois les tuer. »
Si le Hamas
avait expédié les actionnaires de Palantir sur la Lune, le retour de Donald
Trump à la Maison-Blanche, et le règne bref et désastreux d’Elon Musk, allait
les emmener sur Mars. En avril dernier, il est apparu que l’ICE versait à l’entreprise
30 millions de dollars pour développer un système logiciel, connu sous le nom d’ImmigrationOS,
destiné à suivre les immigrants à l’aide de données biométriques et de
géolocalisation. Le second mandat de Trump a approfondi la relation déjà
substantielle de Palantir avec le gouvernement fédéral, étendant son influence
à plusieurs départements. En mars, Trump a signé un décret présidentiel
demandant au gouvernement de partager des données entre agences, suscitant des
inquiétudes, comme le soulignait The New York Times, selon lesquelles le
président « pourrait compiler une liste maîtresse d’informations personnelles
sur les USAméricains, lui donnant un pouvoir de surveillance inouï », et qu’il
pourrait utiliser ces informations « pour faire avancer son programme politique
en surveillant les immigrants et en punissant ses détracteurs ». Selon le Times,
le choix de Palantir comme partenaire principal pour ce projet de partage de
données était motivé par le Department of Government Efficiency (DOGE) d’Elon
Musk, dont au moins trois membres avaient auparavant travaillé chez Palantir.
Pendant tout
ce temps — alors qu’il devenait le PDG le mieux payé d’USAmérique et facilitait
un État policier croissant à l’intérieur du pays et une campagne génocidaire à
Gaza — Karp a néanmoins trouvé le temps d’écrire un livre. Ou peut-être
serait-il plus exact de dire qu’il a réussi à en dicter un : The
Technological Republic, publié plus tôt cette année, est attribué à la fois
à Karp et à Nicholas W. Zamiska, directeur des affaires générales de Palantir
et conseiller juridique auprès du bureau du PDG. Dans une interview avec Bari
Weiss sur son podcast, Karp a déclaré : « Je dirais, en toute franchise, que
plus de 95 % des idées sont les miennes, 90 % de l’écriture est la sienne. Et l’écriture
est phénoménale. » L’écriture, je suis désolé de le dire, n’est pas du tout
phénoménale ; elle est uniformément adéquate. La répartition du travail
littéraire semble en tout cas être telle que Karp a utilisé son propre
conseiller juridique de la même manière qu’une personne ordinaire qui ne
voudrait pas fournir l’effort pourrait utiliser un chatbot génératif comme
ChatGPT, en envoyant un tas d’idées à moitié formées pour les transformer en
prose utilisable.
Je ne
souhaite pas diminuer indûment la contribution de Zamiska, qui, autant que je
sache, pourrait penser que le fait d’être co-auteur de The Technological
Republic lui fait honneur, mais il est déjà assez pénible de devoir lire et
écrire sur ce livre sans devoir mentionner ces deux types à chaque fois que j’en
parle. Je vais donc suivre l’exemple de Karp et considérer que le livre est
essentiellement son œuvre. Et, en avançant laborieusement dans ses pages — à
travers ses banalités « business-casual », ses pâles apologies pour la
civilisation occidentale et la violence impériale — je me suis retrouvé de plus
en plus obsédé par une seule question : d’abord pourquoi Alexander Karp a-t-il
voulu écrire ce livre ?
Je soupçonne
que ses raisons sont au moins en partie liées au culte de la Silicon Valley
autour du fondateur de technologie en tant que philosophe-roi, et qu’elles ont
à voir avec le désir de Karp d’être perçu non seulement comme un homme d’affaires,
mais aussi comme un intellectuel public. En d’autres termes, ce livre existe
pour que Karp ait écrit un livre. On a beaucoup insisté sur ses diplômes et ses
références intellectuelles. Il détient un doctorat en théorie sociale de l’Université
Goethe de Francfort. (Il a souvent été noté que, pendant qu’il y étudiait, il «
a étudié sous » Jürgen Habermas, mais cela semble exagéré ; selon Die Welt,
il avait écrit à Habermas pour lui demander de superviser sa thèse, et Habermas
l’a dirigé vers un collègue.) Il cite Adorno dans ses lettres aux actionnaires.
Il manie avec légèreté des mots comme herméneutique et ontologie.
D’après The
Technological Republic, Habermas, quelles que soient ses raisons, a fait le
bon choix. Sa thèse peut être résumée brièvement : la Silicon Valley, dont les
entreprises fondatrices reposaient sur des contrats de défense, s’est trop
éloignée, trop longtemps, de sa mission originale. Sa culture dominante,
influencée par les idées « woke » qui descendent des institutions d’élite de l’enseignement
supérieur, en est venue à rendre presque impensable la construction de
technologies servant « l’intérêt national » pour une génération d’ingénieurs
talentueux mais égarés. Ces esprits brillants, affirme Karp, sont gaspillés sur
des projets lucratifs mais futiles — services de blanchisserie à la demande,
applications qui vous apportent un burrito en taxi, et ainsi de suite. « L’industrie
du logiciel, » écrit-il,
« devrait reconstruire sa relation avec le gouvernement et rediriger ses efforts et son attention vers la construction des capacités technologiques et d’intelligence artificielle qui permettront de relever les défis les plus pressants auxquels nous faisons face collectivement. L’élite des ingénieurs de la Silicon Valley a l’obligation positive de participer à la défense de la nation et à l’articulation d’un projet national — qu’est-ce que ce pays, quelles sont nos valeurs, et pour quoi nous battons-nous ».
L’amitié de
Karp avec Thiel est souvent présentée comme structurée autour de leurs
différences idéologiques. Thiel, qui a soutenu Trump avant que cela ne soit
rentable ou populaire, est largement perçu comme libertarien. Karp s’est
publiquement identifié par le passé comme progressiste et s’est même, de façon
absurde, parfois qualifié de « socialiste ». Mais en réalité, Karp n’est pas
plus progressiste que Thiel — dont la fortune provient également en grande
partie de contrats gouvernementaux — n’est libertarien. Une grande partie de The
Technological Republic est consacrée à un antiwokisme taillé à la serpe que
l’on trouve en abondance et de manière décourageante dans la section non-fiction
de n’importe quelle librairie d’aéroport. L’un des quatre chapitres du livre s’intitule
« L’affaiblissement de l’esprit américain » — une allusion typiquement
surchargée à la critique conservatrice classique d’Allan Bloom sur le
relativisme culturel dans l’enseignement supérieur usaméricain, The Closing
of the American Mind. Tout au long de cette longue section centrale, Karp
ne fait pas tant progresser son argumentation que de la répéter sans fin : la
Silicon Valley a perdu le courage de ses convictions fondatrices. (On dit
souvent que de nombreux ouvrages de non-fiction auraient dû n’être que des
articles de magazine ; celui-ci donne l’impression d’un post LinkedIn
impitoyablement étendu à près de trois cents pages.)
Le livre
aborde une controverse de 2018 autour du Project Maven, un programme de guerre
par IA pour lequel Google avait été sous-traitant du Pentagone pour fournir des
logiciels d’apprentissage automatique et de gestion des données. Lorsque le
personnel a diffusé une pétition protestant contre l’implication de l’entreprise
dans des technologies de guerre, Google a arrêté son travail sur le projet.
Karp y voit un signe de complaisance vis-à-vis de la sécurité nationale chez
les « élites » plus jeunes qui n’ont pas vécu les menaces géopolitiques du XXᵉ siècle. « La génération
de codeurs la plus capable, » écrit-il, « n’a jamais connu de guerre ni de
véritable bouleversement social. Pourquoi chercher la controverse avec vos amis
ou risquer leur désapprobation en travaillant pour l’armée usaméricaine alors
que vous pouvez vous réfugier dans ce que vous percevez comme la sécurité de la
création d’une autre application ? » Palantir est alors intervenu pour combler
le vide technologique laissé par la décision lâche de Google, un geste que Karp
suggère comme modèle pour l’avenir de la Silicon Valley.
Il affirme à
plusieurs reprises que les codeurs qui ne veulent rien avoir à faire avec la
technologie militaire souffrent d’atrophie morale. Bien qu’ils puissent
sembler, à vous ou à moi, agir par principe — parce qu’ils s’opposent à la
guerre en général ou ont une aversion spécifique pour le fait de servir les
intérêts de l’empire —, ils sont motivés, insiste-t-il, non par une cause
supérieure, mais par le désir d’éviter l’opprobre de leurs pairs. Ces
personnes, pour Karp, sont des victimes involontaires de l’autocensure, qui ne
se permettent même pas de penser à transgresser la morale dominante :
« Le futur dystopique imaginé par Orwell et d’autres peut être proche, mais pas à cause de l’État de surveillance ou des engins construits par les géants de la Silicon Valley qui nous volent notre vie privée ou nos moments les plus intimes seuls. C’est de nous, et non de nos créations techniques, que nous devons blâmer notre incapacité à encourager et permettre l’acte radical de croire en quelque chose au-delà et en dehors de soi. La vitesse et l’enthousiasme avec lesquels la culture écorche quiconque pour ses transgressions et erreurs perçues — avec lesquels nous nous abattons les uns sur les autres pour des écarts à la norme — ne font que diminuer notre capacité à avancer vers la vérité. »
Le livre est
rempli de ce genre de balivernes moralisatrices. S’il ne s’agissait que d’une
nouvelle dénonciation de la cancel culture, il serait simplement
ennuyeux et hors de propos. Mais venant d’Alexander Karp, PDG et cofondateur de
Palantir Technologies, cette posture de « souci moral » face à une culture de
plus en plus censureuse semble presque intentionnellement absurde. Par moments,
j’ai abordé le livre — peut-être pour préserver ma propre intégrité psychique —
comme un exercice avant-gardiste de narrativité peu fiable, une expérience des
extrêmes vertigineux de l’ironie dramatique que j’associe le plus à Charles
Kinbote, le narrateur comiquement inconscient de Feu pâle de Nabokov. Encore et
encore, je me suis surpris à répondre à quelque lamentation sentencieuse sur le
manque de valeurs morales de la Silicon Valley en griffonnant « Mais tu diriges
Palantir ! » dans la marge.
Prise
isolément, la critique de Karp sur la Silicon Valley — que ses ingénieurs et
entrepreneurs les plus talentueux n’ont aucun sens du bien commun — est
simplement banale, plutôt que fausse. Ce qui la rend profondément étrange et
réellement déstabilisante, c’est que ce qu’il présente comme un projet moral
digne de ces grands talents est essentiellement une course algorithmique aux
armements avec les rivaux géopolitiques de l’USAmérique.
Ce projet
est, bien sûr, celui que Karp considère comme une défense de l’Occident et de
ses valeurs. Mais il n’a presque rien à dire sur ces valeurs, qui semblent même
ne pas l’intéresser au point de vouloir les définir, sans parler de les
analyser. Un des aspects les plus agaçants du livre est le geste perpétuel de
Karp vers la philosophie — vers des sujets sérieux et des engagements sérieux —
sans jamais entreprendre réellement une telle démarche. À de nombreuses
occasions, par exemple, il invoque la notion philosophique de “la vie bonne”, en
affirmant que les travailleurs talentueux de la Silicon Valley et la culture
dont ils font partie ont totalement abandonné la question de ce qui pourrait la
constituer. « La nature aseptisée du discours moderne, » écrit-il,
dominée par un engagement indéfectible envers la justice mais profondément méfiante dès qu’il s’agit de prendre des positions substantielles sur la vie bonne, est le produit de notre propre réticence, et même peur, d’offenser, de s’aliéner la foule et de risquer sa désapprobation ».
La Silicon
Valley, écrit-il ailleurs, est le produit « d’un agnosticisme culturel et
moral, sinon d’un relativisme, qui évitait assidûment tout ce qui pourrait
ressembler à des vues substantielles sur la vie bonne ». Si Karp a des idées
sur ce que pourrait réellement être « la vie bonne », il a été
extraordinairement efficace pour les garder secrètes. Un lecteur cynique
pourrait conclure, faute d’autres indications, que peut-être la vie bonne
consiste à devenir milliardaire en vendant des systèmes de guidage d’armes par
IA et en aidant les gouvernements à surveiller massivement leurs citoyens. Un
lecteur plus indulgent pourrait conclure que Karp est simplement un homme
occupé et qu’il n’a pas le temps de réfléchir à ces questions.
De même, le
livre ne tient jamais ses promesses à la hauteur de son titre grandiloquent au
parfum platonicien. Karp ne décrit pas la « République Technologique » qu’il
invoque ; il semble inconscient que l’on puisse s’attendre à ce qu’il le fasse.
En ce sens, entre autres, le livre donne l’impression d’être l’œuvre de quelqu’un
qui souhaite être perçu comme un intellectuel public mais n’est pas prêt à
fournir l’effort pour le devenir. Dans les passages brefs où Karp parle de son
propre leadership chez Palantir et de ses idées sur ce qui constitue une
organisation efficace, son objectif principal semble être de se présenter comme
un penseur non conventionnel, grâce à des références éclectiques et laborieuses
— ce que les entreprises peuvent apprendre de l’organisation sociale des
essaims d’abeilles, ce que les fondateurs de start-up peuvent apprendre du
théâtre expérimental, ce que les expériences psychologiques de Stanley Milgram
peuvent nous enseigner sur la création de quelque chose de nouveau dans les
affaires, et ainsi de suite. De telles tentatives de démonstration d’«
intelligence cool » seraient risibles en elles-mêmes, si ce n’était le fait que
toute cette innovation disruptive et cette pensée libre servent en fin de
compte à la consolidation du pouvoir de l’État et des intérêts patronaux — ce
que l’on appelle normalement le complexe militaro-industriel, qui depuis la fin
de la Seconde Guerre mondiale est à l’origine de nombreux conflits longs et
brutaux dans le monde, ainsi que des fortunes de nombreux opportunistes
impitoyables et astucieux.
Une autre raison pour laquelle The Technological Republic semble étrangement désancrée est qu’il semble avoir été écrit en vue soit d’un second mandat de Biden, soit d’une présidence Harris. Lors de sa publication, à la mi-février — alors que les jeunes petits princes de Palo Alto faisaient allégeance en masse à la cour de Mar-a-Lago et que le DOGE de Musk s’attaquait au démantèlement du gouvernement fédéral — un argument développé sur la relation étroite entre Washington et la Silicon Valley, et sur une industrie technologique alignée avec le projet global de puissance usaméricaine, était déjà dépassé. À ce moment-là, Mark Zuckerberg avait abandonné son image de libéral pour se transformer en frérot MAGAïque de la vallée de l’étrange. Fin mai, il annonçait que Meta s’associerait avec la société de technologie de défense Anduril pour « concevoir, construire et déployer une gamme de produits XR [Extended Reality] intégrés permettant aux combattants sur le terrain une perception améliorée et un contrôle intuitif de plateformes autonomes ».
Le
partenariat entre Meta et Anduril est en soi la preuve d’un important
changement culturel. Le fondateur d’Anduril (référence également à Tolkien, à
une épée dans Le Seigneur des Anneaux) est Palmer Luckey, surtout connu
comme l’inventeur du casque de réalité virtuelle Oculus Rift. Après que
Facebook a acheté Oculus, Luckey a travaillé un temps pour l’entreprise ; en
2017, il a été licencié après avoir fait un don de 10 000 $ à un groupe
pro-Trump qui finançait une campagne d’affichage ridiculisant Hillary Clinton
comme étant « Too Big to Jail » (« Trop grosse pour aller en prison »).
(Zuckerberg a récemment exprimé des regrets à propos de ce licenciement.)
En annonçant
le partenariat de sa société avec Meta, Luckey a déclaré : « Ma mission a
toujours été de transformer les combattants en technomanciens, et les produits
que nous développons avec Meta font exactement cela. » Un gadget qu’Anduril
développe s’appelle Eagle Eyes — un casque qui offre aux « combattants » une «
conscience des menaces à 360° ». Luckey a fait référence aux jeux vidéo Call
of Duty et Halo. « L’idée, » a-t-il dit, « est de donner aux
combattants une vision surhumaine, une perception surhumaine, une ouïe
surhumaine, et de leur permettre de communiquer entre eux et avec de grandes
équipes de systèmes autonomes. » Anduril est exactement le type de projet
auquel Karp, dans The Technological Republic, affirme que les ingénieurs
devraient consacrer leurs talents. « Tous ces gens qui étaient autrefois des tech
bros sont maintenant des defense tech bros », comme l’a formulé Noam
Perski, responsable des relations internationales de Palantir, dans un discours
en décembre dernier lors d’un sommet sur la technologie de défense à Tel Aviv.
Récemment,
un ami capital-risqueur m’a dit qu’il connaissait plusieurs personnes dans la
Silicon Valley qui, il y a seulement quelques années, auraient pris leurs
jambes à leur cou pour éviter tout ce qui touchait de près ou de loin au
militaire, et qui travaillent maintenant sur la technologie de défense. Quand j’ai
reconnu qu’il semblait y avoir un certain changement dans les microclimats
idéologiques de la baie de San Francisco, il m’a répondu qu’il n’y avait aucun
« certain » là-dedans ; c’était un pivot radical, et exceptionnellement fertile
pour les investisseurs.
Voyez, par
exemple, Daniel Ek, cofondateur et PDG de Spotify, qui a dirigé un récent
investissement de 600 millions d’euros dans la start-up allemande Helsing. La
société, cofondée par un développeur de jeux vidéo et un ancien employé du
ministère allemand de la Défense, fabrique des drones militaires et des
logiciels d’IA pour systèmes d’armes et pour améliorer la prise de décision sur
le champ de bataille. (Les abonnés de Spotify seront peut-être intéressés de
savoir qu’en écoutant simplement, disons, Masters of War de Bob Dylan ou
War Pigs de Black Sabbath, ils peuvent désormais contribuer au
financement du commerce international d’armes.)
En juin, l’armée
usaméricaine a lancé quelque chose appelé Executive Innovation Corps, décrit
dans un communiqué de presse comme « une nouvelle initiative conçue pour
fusionner expertise technologique de pointe et innovation militaire ». Dans le
cadre du programme, quatre hauts dirigeants technologiques ont été
versés dans la réserve de l’armée avec le grade de lieutenants-colonels.
Les quatre nouveaux officiers étaient : le directeur technique de Palantir,
Shyam Sankar ; le directeur technique de Meta, Andrew Bosworth ; le directeur
des produits d’OpenAI, Kevin Weil ; et Bob McGrew, conseiller au Thinking
Machines Lab, ancien directeur de la recherche d’OpenAI. [lire ici]
Les
dirigeants technologiques ont prêté serment le vendredi 13 juin. Le lundi
suivant, jour de la séance suivante de bourse, l’action Palantir a clôturé à un
niveau record. Si vous voulez savoir à quoi pourrait ressembler une république
technologique, oubliez le livre insipide d’Alexander Karp ; regardez plutôt ce
qui est construit autour de vous, et combien cela ressemble peu à une
quelconque république. Pensez aux temps difficiles, et à qui ils profitent.