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04/06/2025

NATALIE NAIMARK-GOLDBERG
Le groupe de femmes juives qui ont osé exprimer des idées pacifistes dans l’Allemagne de l’entre-deux-guerres

Il y a un siècle, alors que l’Allemagne était confrontée à la montée du militarisme, la Ligue des femmes juives [Jüdischer Frauenbund] n’a pas hésité à prendre position contre le danger qui se profilait.

Natalie Naimark-Goldberg, Haaretz 29/5/2025

Natalie Naimark-Goldberg (1964) est une chercheuse sur l’histoire des femmes juives en Allemagne à l’époque moderne. Elle est l’auteure de « Jewish Women in Enlightenment Berlin » (Littman Library of Jewish Civilization).

Traduit par Fausto GiudiceTlaxcala


Une organisation de jeunes démocrates organise une manifestation “Plus jamais de guerre” à Berlin en 1922. Photo  Hulton Archive / Getty Images

Au milieu d’une guerre sans fin, alors que tout discours sur la paix est timide et hésitant, il était fascinant de trouver dans la recherche historique des mots insistants qui ont été écrits il y a un siècle par des membres d’organisations de femmes juives en Allemagne. Ces écrits, diffusés parmi les membres de la communauté juive dans les années 1920, témoignaient d’un profond rejet de la guerre, dans le sillage des horreurs de la “Grande Guerre” - la Première Guerre mondiale - qui avait fait des millions de victimes et laissé derrière elle des millions de blessés.

Profondément inquiets et craignant que cette guerre ne soit pas celle qui mettra fin à toutes les guerres, ils ont osé exprimer des idées pacifistes dans un pays où l’éthique militariste “sang et fer” d’Otto von Bismarck prévalait encore et où les personnes qui croyaient en la paix et en la conciliation entre les nations étaient considérées comme des imbéciles, voire des ennemis du peuple.

Malgré l’atmosphère dominante de suspicion à l’égard du pacifisme en Allemagne, des représentantes d’organisations de femmes juives se sont regroupées au sein d’un mouvement prônant la paix, qui comprenait un groupe restreint mais déterminé d’adeptes, et ont participé avec enthousiasme à ses activités.

Leur décision de s’adresser au grand public découle d’un sentiment d’obligation morale face à l’urgence de persuader les autres du bien-fondé de l’idée de paix, en raison des dangers qui guettaient le monde dans son ensemble et les juifs et les femmes en particulier si un nouveau conflit militaire devait éclater en Europe. Promouvoir cette idée tant décriée était à leurs yeux une tâche à laquelle ni les femmes ni les juifs ne pouvaient se soustraire.

Les femmes, qui accordent, favorisent et préservent la vie, ne pouvaient souhaiter son anéantissement par la violence, comme le soulignait Clare Marck, active au sein de la Ligue internationale des femmes pour la paix et la liberté. En avril 1926, Marck a déclaré aux participants d’une conférence de la Ligue des femmes juives - une organisation nationale comptant quelque 50 000 membres - que, bien que l’association entre les femmes et le pacifisme fût perçue comme naturelle, les développements récents avaient montré que cette affinité était fragile.

Comme l’a fait remarquer Mme Marck, le fait est que les femmes allemandes, y compris celles qui, avant 1914, avaient été des partisanes de la paix, se sont jointes en masse à l’effort national lorsque la Première Guerre mondiale a éclaté. Elles pensaient que toute autre attitude serait une trahison, sans comprendre que le contraire était vrai : le soutien à la paix est la forme la plus élevée d’amour de la nation.

Le soutien des femmes à la guerre a eu des conséquences graves et profondes. « Peut-on imaginer quelles souffrances, quels soucis, quelles pertes auraient été épargnés à la patrie allemande si non seulement un petit nombre, mais toutes les femmes d’Allemagne avaient adhéré à la Ligue des femmes pour la paix et la liberté ? », écrivit Herta Michel dans un article intitulé « Les femmes et la paix », publié en juin 1926 dans le journal de la Ligue des femmes juives.

Michel n’écrivait pas seulement par tristesse pour le passé, mais aussi par inquiétude pour l’avenir, à la lumière de la situation qui se déroulait alors sous ses yeux. Dans les années 1920, les organisations de femmes allemandes, comme leurs homologues masculins, étaient de plus en plus attirées par le nationalisme et rejetaient le pacifisme. Même après la terrible guerre, écrit-elle, « le monde des femmes allemandes n’a pas le courage de s’engager ouvertement dans l’idée d’une conciliation entre les nations, d’adhérer à toute association qui cherche à mettre en œuvre les principes de moralité, d’humanité et de justice au sein de leur propre nation et dans les liens avec d’autres nations ».

C’est à cette situation que Michel et ses collaboratrices souhaitaient remédier.

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Outre l’étroite affinité entre le pacifisme et les femmes, les femmes juives qui ont écrit dans l’Allemagne des années 1920 ont noté un autre lien : entre le pacifisme et le judaïsme. L’idée de paix, soulignent-elles, est « l’un des fondements du judaïsme » - la paix est un principe qui caractérise les Juifs et les distingue de leurs voisins.

En 1926, Bertha Fraenkel-Ehrentreu, une femme sioniste orthodoxe qui a vécu à Munich avant de s’installer en Palestine mandataire en 1937, a publié un article dans une revue féminine juive allemande sur « L’idée de paix dans les écrits juifs ». Son thème principal était le contraste qui existait, selon elle, entre les approches juives et non juives de la guerre et de la paix.


Bertha Fraenkel-Ehrentreu

Fille de rabbin et femme d’action à part entière, Fraenkel-Ehrentreu cite le Talmud - « Grande est la paix, car la paix est au monde ce que le levain est à la pâte » - un verset qui ouvre la section sur la paix dans le traité mineur Derekh Eretz Zuta - afin de prouver son argument sur la centralité du sujet dans la pensée juive. Elle a opposé au concept talmudique les paroles du philosophe Héraclite, qui a dit que « la guerre est le père de toute chose », incarnant ainsi l’approche grecque et l’état d’esprit qui prévalait dans la culture occidentale.

Ces citations, a-t-elle suggéré, démontrent la différence fondamentale entre le judaïsme et le monde classique, dont la vision, selon Fraenkel-Ehrentreu, a prévalu même pendant l’ère humaniste de la fin du XVIIIe siècle, et a continué à prévaloir à son époque également. Le contraste est flagrant entre les principes inculqués par les enseignants juifs - la paix, selon eux, est le fondement du développement dans le monde - et le point de vue implanté par les enseignants non juifs : les éducateurs allemands de l’époque enseignaient encore l’approche grecque, selon laquelle la force motrice était la guerre.

Pour étayer sa thèse selon laquelle le judaïsme embrassait une philosophie de la paix, Fraenkel-Ehrentreu a donné d’autres exemples tirés des sources. Elle a cité, par exemple, l’« accord de paix » qu’Abraham a proposé à Lot lorsque leurs chemins se sont séparés, selon le livre de la Genèse (13:9) : « Si tu vas au nord, j’irai au sud ; et si tu vas au sud, j’irai au nord ». Le roi David, notait-elle, n’a pas eu le privilège de construire le Temple parce que ses mains étaient couvertes de sang - c’est son fils Salomon, un homme de paix, qui a accompli cette tâche.

Fraenkel-Ehrentreu n’a pas présenté les Juifs comme des parangons de paix - les écrits sacrés sont remplis de descriptions de la violence et de la guerre - ni le judaïsme comme un exemple de pacifisme absolu, qui signifie un refus total de participer à la guerre. Au contraire, elle a souligné qu’« il n’y a pas d’interdiction de la guerre dans la Bible, même si la guerre est considérée comme une malédiction et un malheur, et que l’effusion de sang est l’un des crimes les plus graves ».

En matière de guerre, explique-t-elle, la loi religieuse juive adopte une position similaire à celle qu’elle adopte à l’égard de l’esclavage. Dans l’Antiquité, l’esclavage était une institution considérée comme allant de soi et donc tolérée, bien que de nombreuses règles aient été édictées pour la rendre plus humaine et pour en éliminer les effets pernicieux. Un rejet global de la guerre impliquerait le sacrifice de soi. C’est pourquoi, écrit-elle, une guerre de défense est permise et même obligatoire. Il n’en va pas de même pour une guerre offensive, qui est interdite même si elle est préventive.

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Elfriede Bergel-Gronemann, dirigeante sioniste et membre active de la Ligue des femmes juives d’Allemagne, a également fait référence aux différentes conceptions du militarisme chez les Juifs et les non-Juifs et, par conséquent, à l’allégation selon laquelle les Juifs seraient lâches et faibles, ou en un mot : féminins. Dans un article de 1929, elle écrit : « Peut-être qu’une moindre disposition à la guerre n’est pas un défaut, n’est pas de la “lâcheté”, mais qu’au contraire, ses racines se trouvent dans une culture spirituelle plus profonde... ».

Il est clair que Bergel-Gronemann a bien saisi l’énigme dans laquelle se trouvaient les Juifs pacifistes, en particulier les hommes juifs, qui craignaient que leur plaidoyer en faveur de la conciliation entre les nations ne mette en doute leur loyauté envers la patrie. Comme pour les encourager à ne pas renoncer à leur approche pacifiste, elle ajoute : « C’est précisément ici que l’on voit à quel point l’enthousiasme pour la guerre est éloigné de notre approche. Nous, les Juifs, estimons l’esprit plus que la force. Nous avons une autre conception de l’honneur ». Et elle conclut : « Oui, nous sommes pacifistes ». Le message qu’elle souhaite faire passer est donc la nécessité de ne pas abandonner le pacifisme inhérent au judaïsme, car il n’a pas de défaut, il n’a que des vertus.

 
“Plus jamais de guerre”, affiche de l’artiste allemande Käthe Kollwitz, 1924

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Si une femme, de par sa nature, ne pouvait qu’être pacifiste, tandis qu’un juif, ne pouvait que l’être que du fait des principes de sa religion, il était inconcevable qu’une femme juive se soustraie à ces principes.

En 1928, Hanny Loew-Tachauer pose une question rhétorique : « Peut-il y avoir des femmes dans la Ligue des femmes juives qui ne veulent pas la paix et la conciliation ? Une femme juive qui agit consciemment dans le cadre de son judaïsme peut-elle accepter l’idée même de la guerre, la souhaiter et rejeter la paix ? » Sa réponse fut, bien sûr, négative. « Je peux imaginer qu’une femme ait des doutes sur la possibilité d’atteindre cet objectif ; je peux aussi imaginer qu’il y ait des femmes juives qui ne considèrent pas comme correcte la voie suivie par le mouvement officiel pour la paix et qui, par conséquent, s’en tiennent éloignées.

« Mais, a-t-elle poursuivi, la femme juive, selon son approche fondamentale, son origine, son cœur et ses souhaits, a toujours été la première à rejeter la violence, et c’est elle qui se souviendra toujours de l’éthique juive et de l’impératif “Tu ne tueras point”. La sainteté de la vie est une loi suprême chez les Juifs ».

La conclusion qui s’imposait est donc la suivante : « Aucune femme de la Ligue ne peut accepter la guerre en tant que phénomène et la violence en tant que moyen politique, et rejeter le point de vue développé ci-dessus. » En d’autres termes, une femme juive ne pouvait qu’être pacifiste.

En effet, des femmes juives se sont illustrées dans les rangs des pacifistes - par exemple Frida Perlen, Gertrude Baer et Constanze Hallgarten, figures centrales de la Ligue internationale des femmes pour la paix et la liberté - ainsi que des hommes, comme le journaliste Kurt Tucholsky, qui a abondamment écrit sur le sujet, ou encore Albert Einstein et Leo Baeck, membres d’une ligue juive pour la paix, fondée à Berlin en 1929.

Malgré tout, ni les femmes ni le grand public ne se sont ralliés au mouvement pacifiste dans les décennies qui ont précédé la Seconde Guerre mondiale. Même de nombreux partisans du pacifisme se sont tenus à l’écart des mouvements pacifistes, « par excès de considération pour leur entourage et pour les courants antisémites ».

Même si les partisans de la paix au sein de la Ligue des femmes juives n’ont manifestement pas réussi à provoquer des changements et à recruter des partisans, leur activité publique a certainement été impressionnante. Outre la rédaction d’articles d’opinion et les conférences, elles s’impliquent dans l’éducation, qui est l’un des principaux vecteurs de l’activité pacifiste dans les années 1920 ; elles tentent de promouvoir la représentation des femmes en politique, convaincues que leur présence contribuera à prévenir les guerres à l’avenir ; elles rejoignent des groupes pacifistes, participent à des conférences et organisent des assemblées et des séminaires internationaux.

Au début des années 1930, l’activité pacifiste de la Ligue des femmes juives s’oriente vers la lutte pour le désarmement. Ses membres ont participé activement à un effort international qui a abouti à une pétition signée par des millions de femmes dans le monde entier, qui a été soumise en 1932 à la Conférence mondiale du désarmement qui s’est tenue à Genève sous les auspices de la Société des Nations.

L’aspiration à la paix, qui n’a jamais été très forte en Allemagne, s’est encore affaiblie dans la seconde moitié des années 1920, alors que l’esprit militariste reprenait le dessus et que les appels à la guerre se multipliaient. Avec l’arrivée au pouvoir des nazis, qui considéraient les partisans de la paix comme des ennemis politiques à persécuter, la voix des femmes pacifistes est devenue muette.

Quoi qu’il en soit, les efforts de la minorité pacifiste en Allemagne n’ont pas suffi à empêcher la guerre suivante. Ce n’est qu’à la suite de ce conflit et des horreurs qu’il a engendrées que l’éthique militariste profondément enracinée de l’Allemagne s’est finalement estompée.

L’histoire des femmes juives qui ont milité pour la paix à l’époque de la République de Weimar est celle d’une persévérance extraordinaire et d’une foi inébranlable - que beaucoup qualifieraient de naïve - dans le caractère pratique de l’idéal pacifiste. Le cours de l’histoire, demandaient-elles, ne montre-t-il pas qu’il est possible de surmonter des pratiques que l’on disait inhérentes à la nature humaine, telles que l’esclavage, la torture et les conflits sanglants ?

Les cris de mépris et de dédain que les femmes rapportent dans leurs écrits ne les découragent pas. À ceux qui les dépréciaient en disant que l’idée de paix était une utopie, elles répondaient par des mots qui n’ont pas perdu leur validité : « Tout progrès humain a été un jour un rêve. Nous pouvons tou·tes contribuer à en faire une réalité ».


15/08/2022

DARIO MANNI/MARCO MAURIZI
L'animal et le boucher
Antispécisme, antimilitarisme et non-violence

 Dario Manni et Marco Maurizi, Spazi di Filosofia, n°7/2021, avril 2022
Traduit par
Fausto Giudice, Tlaxcala


Les animaux et la guerre

Les images de réfugiés ukrainiens portant dans leurs bras des animaux domestiques nous parlent d'une amitié profonde avec les autres espèces, de la possibilité d'une solidarité prête à risquer sa propre sécurité[ 1] . Certes, il s'agit aussi de propagande de guerre - utile pour présenter les Ukrainiens comme un peuple “bon” et “semblable à nous” par opposition aux Russes “violents” et “étrangers” - et il ne serait pas déplacé pour une personne antispéciste de rappeler qu'il s'agit tout de même d'animaux “familiaux”, une affection qui se construit dans la relation ambiguë entre le chien et son “maître” ; mais il est quand même difficile de ne pas être ému par cette solidarité et cette affection si exposées à la puissance des bombes.


La guerre est aujourd'hui médiatisée, dans sa quasi-totalité, et nous ne pouvons pas savoir ce qui se passe sur le terrain effectivement. Cependant, nous pouvons être sûrs que, peu importe qui gagne et qui finira par gagner, elle produit des ravages dans lesquels les animaux, pas moins que les humains, souffrent de manière indicible et meurent sans pitié. La guerre détruit notre “humanité”, dit-on. Ou bien exprime-t-elle ses contradictions au plus haut degré ? “Poutine est pire qu'un animal”, s'écrie Luigi Di Maio. Joe Biden lui fait écho : “Poutine est un boucher”. Tout est normal ? Lorsque le ministre des Affaires étrangères a prononcé cette phrase honteuse, nombreux sont ceux qui ont été indignés par cette violation du protocole. Mais il n'est venu à l'idée de personne de défendre les animaux pour l'horrible juxtaposition avec un autocrate impérialiste sans scrupules. Nous oublions un phénomène important qui doit être repensé : seuls les animaux humains font la guerre. Pourquoi ?

Indépendamment des réponses que l'on peut donner à cette question, il faut reconnaître que tout discours sur la guerre et la paix est incomplet et probablement infondé s'il l'élude. Mais avant de tenter d'en parler, nous pouvons provisoirement clarifier un point. La guerre est la destruction d'un ordre hiérarchique et oppressif et son remplacement par un autre qui n'est pas moins violent, pas moins injuste. Ceux qui s'opposent aux guerres aujourd'hui savent donc qu'il est nécessaire de construire un nouveau mouvement pacifiste, un nouvel internationalisme, de recommencer à parler de socialisme et de justice sociale au niveau mondial, car les véritables causes de la guerre résident dans la nature intrinsèquement conflictuelle de l'ordre social existant : le capitalisme multipolaire et ses idéologies  (le  néolibéralisme  occidental,  les  souverainismes  et nationalismes des différentes formes de capitalisme autoritaire, le système mixte chinois). Mais, et cela nous concerne en tant qu'antispécistes, nous avons le devoir de ne pas oublier cette question. Comment la question des animaux s'inscrit-elle dans cette perspective ? Pourquoi l'animal humain fait-il la guerre ? Que deviennent les animaux non humains dans un ordre social qui parvient à mettre fin au militarisme et à l'injustice mondiale ? Comment une société peut-elle considérer le mot “boucher” comme une épithète à accoler à juste titre à un criminel de guerre et, en même temps, comme l'une de ses activités quotidiennes les plus fondamentales ?