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26/09/2023

SARAH BABIKER
“L’abolition de la frontière nous permettrait de construire une autre société”
Entretien avec Luca Queirolo Palmas

 Sarah Babiker, El Salto, 17/11/2022
Photos de Luca Palmas : David F. Sabadell

Traduit par Fausto Giudice, Tlaxcala

Coauteur d’un vaste corpus de travaux documentant les rencontres frontalières entre les personnes en transit et les réseaux d’activistes, Queirolo Palmas se consacre à la recherche sociale centrée sur les sujets et engagée dans la transformation.

 

Comment les migrants vivent-ils en transit, tout en échappant aux institutions dont la politique migratoire consiste à contrôler leur mobilité et à les traquer ? Comment s’activent les réseaux qui accompagnent ces personnes en mouvement dans leur parcours clandestin à travers le territoire européen, en les aidant à franchir les frontières ? Luca Queirolo Palmas et Federico Rahola, sociologues spécialisés dans les migrations à l’université de Gênes, ont écrit le livre Underground Europe : Lungo le rotte migranti [L’Europe clandestine, le long des routes des migrants] (Meltemi, 2020), dans lequel, après cinq années de recherche le long des différentes frontières européennes, ils proposent un regard sur le parcours des migrants à l’intérieur de la forteresse Europe, en prenant comme référence l’histoire de l’Underground Railroad, le réseau qui, dans l’Amérique du Nord de la première moitié du XIXe siècle, a contribué à l’évasion de milliers d’esclaves à la recherche d’un espace sûr pour vivre en liberté.

Lors d’une visite à Madrid pour présenter le livre le 7 novembre à Traficantes de Sueños, Queriolo Palmas explique comment les imaginaires de cette époque peuvent servir à alimenter les pratiques subversives contre les frontières d’aujourd’hui et contribuer à créer d’autres sociétés qui remettent en question tous les ordres d’oppression, y compris ceux de genre et de classe. 


Lithographies de Henry Louis Stephens (1824-1882). En haut : esclave marron. En bas : “Coup pour coup” (1863, abolition de l’esclavage par Lincoln)

 

Dans votre livre, vous établissez un parallèle entre l’Underground Railroad, un mouvement qui a soutenu la fuite des personnes réduites en esclavage aux USA vers un territoire sûr, et les réseaux de solidarité qui soutiennent les migrants dans leur voyage dans l’Europe du XXIe siècle. Qu’apporte ce parallèle ?
 Nous nous sommes plongés dans l’histoire de l’Underground Railroad, à laquelle nous consacrons une grande partie du livre, parce que nous pensons qu’il s’agit d’une histoire dont nous pouvons nous inspirer pour élaborer un imaginaire qui s’inscrit dans les mouvements de lutte contre les frontières. À l’époque
du chemin de fer clandestin, la lutte était pour l’abolitionnisme, aujourd’hui l’objectif des mouvements est aussi l’abolition, mais des frontières.

Dans quelle mesure pouvons-nous tirer des enseignements de cette histoire ? Apprendre de cette histoire, c’est aussi apprendre des imaginaires et des mythes qui l’ont sous-tendue. C’est une histoire sur laquelle le débat historique n’a jamais abouti à un consensus. Pour certains auteurs, le chemin de fer clandestin a été un formidable outil de libération des esclaves des plantations, qui a permis à environ 200 000 personnes de s’enfuir en 50 ans. Pour d’autres, il s’agit de quelque chose de beaucoup moins important, mais qui alimente en même temps un imaginaire de la libération. Nous avons pensé que tout mouvement social avait besoin d’incorporer, de produire, de nourrir un imaginaire. Le livre est né un peu de l’intérieur de ces mouvements, de la question de savoir ce que l’on peut apprendre de cette histoire, quels sont ses éléments qui se répercutent dans le présent.

En fait, vous soulignez un certain nombre de questions communes.
 Oui, l’une d’entre elles est la question des coalitions, c’est-à-dire : comment le passage était matériellement produit station après station, et quels étaient les sujets qui alimentaient la possibilité du mouvement. Ce que nous avons trouvé est très intéressant : le chemin de fer clandestin entre 1800 et 1850 aux USA jouit de cette dimension hétérogène de coalition. A l’intérieur, il y a des esclaves libérés, bien sûr, il y a des milliers de groupes religieux et en même temps il y a des sujets qui étaient imprégnés des idéaux de la Révolution française, des Lumières, des sujets blancs. Ces coalitions ont d’ailleurs généré leur propre espace : il s’agissait de subvertir le fonctionnement quotidien de la société de l’époque, de subvertir les rapports de genre et de classe. Changer la façon dont les décisions étaient prises, l’organisation même de la production.

Notre histoire commence avec ce petit livre de Benjamin Drew, publié en 1854, intitulé The Refugee (Le Réfugié). Drew était un journaliste qui faisait partie de la section la plus radicale de l’abolitionnisme blanc. C’est un livre très intéressant, parce que la part de l’auteur est minime, il ressemble à un travail ethnographique du présent, où l’auteur essaie de donner la plus grande place aux sujets subalternes, en l’occurrence les esclaves affranchis. Il ne les trouve pas aux USA parce que la loi sur les fugitifs avait été appliquée de façon très rigide, mais au Canada, il les trouvera dans toutes les communautés où les esclaves s’étaient enracinés, envisageant une autre façon de construire la société. Ce sont donc les esclaves qui parlent, ce sont les conducteurs qui parlent.

Ce qui est intéressant dans ce livre, outre l’approche méthodologique, c’est qu’il lie la question du refuge à celle de la classe sociale, ce qui était quelque chose de très novateur aux USA en 1850. Un autre point intéressant est que l’expression “chemin de fer clandestin” n’apparaît jamais, seulement trois fois sur les mille pages du livre. Pourtant, toutes les histoires qui sont racontées ont été, d’une manière ou d’une autre, générées par ce chemin de fer clandestin.

 

C’est aussi quelque chose qui se répercute dans le présent, la question de ce qui peut être dit, de ce qui ne peut pas être dit, de ce qui peut être révélé, de ce qui ne peut pas être révélé, qui est aussi un débat au sein des sujets qui constituent le chemin de fer clandestin contemporain.

Pour nous, il s’agissait d’un travail sur l’histoire, mais aussi sur la métaphore et la possibilité de prendre cette mythologie et de l’associer à une nouvelle mythologie du présent qui peut circuler au sein des mouvements sociaux. Lorsque l’expression chemin de fer clandestin a été forgée vers 1825, 1830, le train n’existait pas encore. Les tunnels n’existaient pas non plus. On ne sait pas qui a essayé d’intégrer la libération et la fin de l’esclavage dans une bataille autour de la modernité. Ces histoires nous aident à regarder autrement ce qui se passe aux frontières du présent.

À une époque où l’on n’a pas le temps de s’arrêter pour analyser ce qui se passe, vous parlez de faire l’histoire du présent. Qu’est-ce qui rend possible cette histoire du présent ?
 Max Weber, auteur classique de la sociologie, disait qu’il ne pouvait y avoir de sociologie sans histoire, ni d’histoire sans sociologie. Quand on regarde l’espace de la frontière, on voit comment s’y accumulent les effets d’inertie d’un passé qui produit le présent et qui produit l’avenir. Mais il y a aussi des coupures, des déchirures. Il y a des moments de production d’autres pratiques et d’autres imaginaires.

Faire l’histoire du présent est un outil méthodologique que nous utilisons pour interpréter les frontières contemporaines, cette hétérogénéité du chemin de fer clandestin il y a deux siècles, nous la retrouvons d’une certaine manière dans toutes les frontières : il y a des sujets sociaux très différents parmi eux, des gens qui sont là à cause de la religion, des gens impliqués à cause de leur profession....

Par exemple, les pêcheurs qui contribuent au sauvetage en mer ne construisent pas leurs pratiques sur la base d’une idéologie politique, mais sur la base d’une éthique de la mer liée à un espace de solidarité. Il en va de même pour les guides de montagne. Il y a donc aussi des métiers qui s’inscrivent dans la possibilité de construire le voyage. Ensuite, il y a des situations plus politiques, liées à différents mouvements sociaux. Je trouve cela très intéressant, car on retrouve cette dimension binaire entre les raisons humanitaires et les raisons politiques. En fin de compte, les religieux, par exemple, comprennent très bien que l’assistance pendant le voyage n’est pas quelque chose qui peut changer les choses, alors que dans le même temps, les gens qui viennent des mouvements sociaux comprennent très bien qu’il y a des besoins de base qu’il est fondamental de couvrir, afin de rendre également possible la lutte politique contre les frontières.

Il nous semble que cette forme de coalition d’il y a 200 ans est quelque chose qui se produit matériellement dans toutes les situations frontalières. Un autre élément important est la construction d’un autre récit qui confronte l’imaginaire du migrant en tant que victime et du passeur en tant que méchant, comme s’ils n’étaient pas les protagonistes de leur propre voyage. Il s’agit d’une rhétorique institutionnelle dans laquelle le problème de la mort, du risque de migration clandestine, est lié à la traite.

Ce que nous voyons, c’est que les voyages se construisent sur la base de la capacité d’auto-organisation des sujets. Notre référence est la théorie de l’autonomie de la migration, mais il y a aussi une coalition absolument hétérogène qui rend le voyage possible. On ne voyage pas seul, on voyage en groupe, et c’est déjà comme une solidarité minimale, un groupe, des amitiés, qui se construisent gare après gare. On voyage aussi grâce à cette coalition qui rend cela possible de différentes manières, de manière variable selon la frontière, selon les lieux de passage à la station suivante. Ainsi, on sauve une histoire du passé pour l’appliquer au présent et l’utiliser comme un contre-récit au discours public hégémonique. Mais aussi pour construire un imaginaire que les mouvements sociaux qui luttent contre la frontière peuvent utiliser pour défendre leurs positions.

Quelle est la stratégie derrière cette négation de l’action des migrants ? En quoi cette division entre victimes et mafias est-elle déshumanisante ?

Tout d’abord, il y a une dimension d’auto-absolution de la part de ceux qui organisent les politiques de blocus, de sélectivité des frontières. Il est très confortable et réconfortant de dire que les effets immédiats de leurs propres politiques ne sont pas de leur responsabilité, mais de celle des méchants que l’on veut combattre. Ce type de rhétorique institutionnelle est très confortable, précisément parce qu’elle construit une autre partie responsable et libère ce qu’Achille Mbembe a appelé la nécropolitique de toute responsabilité. Les politiques génèrent les morts. La mer fonctionne comme le désert, comme un espace naturel transformé en arme par les politiques qui gèrent les frontières et les possibilités d’accès.

Il y a ensuite une deuxième dimension qui me semble importante, qui a trait à la manière dont le système d’accueil et de réception considère le migrant comme un objet, une chose qui doit être déplacée d’un endroit à l’autre, dans un cadre associé à la logistique. Par exemple, en Italie en ce moment, où plusieurs bateaux d’ONG ont été bloqués, le gouvernement applique la pratique du débarquement sélectif, comme s’il fallait mériter d’être secouru. Ici, les indicateurs linguistiques sont également révélateurs : par exemple, ceux qui ne débarquent pas ont été appelés “cargaison résiduelle”. S’ils sont des cargaisons résiduelles, cela signifie qu’ils sont des objets, que l’on peut en faire ce que l’on veut. On construit donc tout un discours autour de la passivité des sujets.

C’est aussi une forme de socialisation pour entrer dans un système d’accueil qui ne tient pas compte de la liberté des individus, de leurs désirs ou de leurs attentes. Le fait qu’ils aient de la famille en Suède et que vous les obligiez à rester en Italie, ou qu’ils veuillent aller en France, parce qu’ils y ont des amis, des affections, que sais-je encore. L’ensemble du système d’accueil est très lié à l’idée d’une détention douce, c’est pourquoi les migrants qui sont accueillis s’échappent souvent de l’infrastructure institutionnelle.

Le récit du livre sert-il à placer le sujet et ses processus au centre, et le regard ethnographique permet-il d’agir ?

 L’ethnographie est une méthode centrée sur la rencontre, la conversation, l’intimité, et aussi sur l’action. Par exemple, nous ne faisons pas d’interviews, l’interview pour nous c’est un peu la mort de la recherche. Il s’agit avant tout d’être dans les espaces et aussi de jouer un rôle. Le chercheur n’est jamais neutre, ce rôle peut être celui d’un missionnaire, ou de produire un film ou de contribuer directement au passage des gens, d’aider dans un projet de volontariat ou de s’impliquer dans une lutte politique. Je pense que le chercheur est un sujet comme beaucoup d’autres qui sont à la frontière.

L’ethnographie est une méthode qui prend du temps et c’est pourquoi le livre commence en 2016 et se termine en 2020. Beaucoup de gens que nous rencontrons à la frontière, nous les rencontrons plus tard à une autre frontière, ce qui nous permet également de nous éloigner de cette idée coloniale de la recherche, où il y a un sujet blanc qui se rend sur place, collecte des informations, les construit, les met dans un format qui sert sa carrière académique, et ne donne rien en retour. Nous pouvons imaginer, à partir des sciences sociales, d’autres pratiques qui impliquent et visent à la transformation sociale.

Ces dernières années, avec la criminalisation de la solidarité, l’appartenance à ce que l’on pourrait appeler des coalitions a un coût. Les personnes qui font partie de ces réseaux rompent leur quotidien, abandonnent leur inertie et se mettent en danger. Qui participe à ces coalitions contemporaines ? Quelles sont leurs motivations ?
 Il est intéressant de faire une sociologie des personnes solidaires, car cela nous renseigne sur la transformation de l’espace politique sur le continent. Tout d’abord, la solidarité dans ce domaine, comme toute forme d’activisme social, prend du temps. Ainsi, les deux principales catégories que l’on retrouve parmi ces militants sont les étudiants et les retraités. Deuxièmement, il y a une hégémonie féminine. La solidarité est essentiellement féminine dans toutes les zones frontalières : ce sont elles qui dirigent, qui organisent. Troisième élément : il y a une grande participation de jeunes descendants d’immigrés, de la deuxième et de la troisième génération. C’est également très intéressant, car cela reflète la transformation de l’espace démographique, mais aussi de l’espace de l’activisme. Le quatrième élément est qu’il s’agit souvent de sujets mobiles. Par exemple, No Name Kitchen, qui était un collectif lié aux Balkans, se trouve maintenant à Ceuta, ou des groupes présents dans les camps de Calais se trouvent maintenant à Vintimille. Il y a une autre manière de penser sa propre place dans l’espace politique européen.

Dans cette rencontre qui a lieu dans chaque espace frontalier, différentes couches de subjectivation politique sont générées : que signifie, par exemple, pour un migrant venant du Bangladesh, de devoir se confronter à un espace de solidarité construit autour du monde LGBTI dans les îles Canaries ? Que signifie, pour un jeune qui a grandi à Kaboul, de passer trois semaines dans un camp anarchiste pour essayer de passer de l’autre côté ? Les voyages s’inscrivent dans une temporalité longue et, dans tous les cas, il existe des dynamiques de murs et d’accueil institutionnel, mais aussi des situations informelles de refuge : des rencontres s’articulent et changent les personnes, qu’elles soient solidaires ou migrantes en transit. C’est là que se construit un processus de changement, de subjectivation politique, qui ouvre d’autres possibilités pour l’avenir.

 


Dans ce livre, vous abordez la tension entre visibilité et invisibilité dans le cas de la migration, en tant qu’outil entre les mains des migrants, des personnes solidaires et des institutions elles-mêmes.

 La question de la visibilité est cruciale, car derrière chaque frontière, il y a toujours un spectacle, et ce spectacle, donné par les institutions, sert à alimenter l’industrie frontalière. Nous avons passé beaucoup de temps à Lampedusa, qui a été construite comme une frontière. En hiver, vous ne rencontrez que des policiers. Il y a

des milliers de policiers qui vivent là, c’est une dynamique économique qui permet à l’île de vivre la basse saison, parce que mille policiers sur une île de 7000 habitants, c’est des hôtels et des stations-service, c’est des écoles, des familles, des transports.Il y a une production permanente de panique, d’alarme à propos de choses qui pourraient être résolues de manière beaucoup plus simple. Ainsi, disons qu’un certain revenu géographique est produit : on construit un marché du travail, des intérêts économiques... À toutes les frontières, nous trouvons un moment d’hyper-visibilisation, et un autre où il vaut mieux ne pas parler de migration. Au mois d’août, à Lampedusa, il vaut mieux ne pas parler de migration, on commence à en parler à la fin de l’été parce que la saison est terminée et qu’il faut organiser la basse saison d’ hiver.

À partir de l’activisme et des personnes qui font le voyage, il y a aussi un jeu qui peut être basé sur la visibilité et l’invisibilité. Il y a des modalités comme celle que nous avons vue en Amérique centrale : les caravanes comme symboles visibles qui affrontent directement la frontière, créant une situation difficile à gérer et à laquelle il faut répondre. Un grand camp, comme celui de Calais, implique de rendre un problème visible et d’obliger les sujets publics à y répondre. Le livre commence par l’expulsion de Calais, où nous avons vécu en 2016. Ce camp avait été nourri par des milliers de personnes qui ne voulaient pas passer de l’autre côté, mais qui savaient qu’une bataille politique était en cours et qu’elles pouvaient pousser à une forme de régularisation à partir de là. C’est une dynamique similaire à celle d’un campement, comme le 15M en Espagne, qui campe comme pour affirmer une présence.

Mais aussi, du point de vue des personnes en transit et de celles qui contribuent à organiser le voyage, il existe une série de stratégies liées à l’invisibilité, ou plutôt au camouflage, car les frontières ne sont pas vraiment des forteresses à part entière, elles sont sélectives. Il s’agit donc de s’associer aux flux qui permettent de franchir la frontière dans ce que Manuel Delgado a appelé le droit à l’indifférence. Un exemple très banal : à la frontière franco-italienne, à Vintimille, les gens passent le vendredi, parce que ce jour-là, les Français viennent au marché. La composante non blanche de la population française étant plus importante que celle des Italiens, les migrants profitent de cet espace d’indifférence pour passer. En même temps, au sein des mouvements sociaux, il y a un grand débat sur la question de savoir si nos pratiques de confrontation contre la frontière devraient être rendues visibles. Devrions-nous dire aux gens ce que nous faisons, ou devrions-nous simplement le faire ? C’est un débat qui est présent dans tous les espaces frontaliers : il y a des choses qui sont dites et d’autres qui ne sont pas dites, c’est comme ce qui s’est passé dans l’ancien chemin de fer clandestin, où certaines choses étaient dans le cadre de la loi et d’autres appartenaient clairement à un espace de désobéissance à une loi qui était considérée comme injuste. L’indicateur le plus clair de l’existence d’un chemin de fer clandestin en Europe aujourd’hui est le fait que la solidarité est criminalisée.

Les récits sur la migration se concentrent sur les murs extérieurs, mais on parle moins de ce qui arrive aux migrants une fois qu’ils sont sur le continent. Vous introduisez dans le livre l’idée de la fuite et de la chasse, qui résonne avec l’époque du chemin de fer clandestin contre l’esclavage.

L’idée de ce livre est que les sujets peuvent habiter la fuite, les voyages ne sont pas un mouvement linéaire d’un point A à un point B. Pour aller d’un point à un autre, je peux avoir besoin de cinq ans, je dois faire un voyage qui est imprévisible. Alors comment habite-t-on la fuite, quel type de relations sociales se construit dans la fuite et dans quelle mesure ces relations sociales sont-elles quelque chose qui reste plus tard dans la société et qui construit d’autres possibilités ?

Et bien sûr, l’une des activités du pouvoir est la chasse, qui sert à générer des espaces hostiles. Si les mouvements tentent de construire des espaces sanctuarisés, de sanctuariser la route, et pas seulement les villes, le pouvoir, avec une intensité variable, génère la chasse. Il peut s’agir d’une chasse directe comme celle que nous avons documentée à Calais, avec un niveau de violence très élevé de la part des forces de l’État. Il peut aussi s’agir d’une chasse indirecte, invisible, comme celle qui se déroule en mer, une mer totalement visualisée par la technologie. Tout ce qui se passe dans les moindres recoins de la mer Méditerranée est connu, et en même temps il y a une invisibilité qui permet à cet espace naturel de gérer d’une certaine manière la frontière.

Nous essayons de rendre visible le fait que même dans la chasse, il n’y a pas de sujet passif. Les personnes en transit, les activistes, tentent de produire d’autres pratiques, des réponses, pour s’assurer que la chasse n’obtienne pas ses trophées. Pour le pouvoir, il ne s’agit pas tant d’arrêter le transit, mais de régir la mobilité excessive par la mobilité forcée. C’est comme une laisse élastique sur laquelle je vous donne un espace de mouvement possible. Dublin est la laisse : vous arrivez en Italie et vous pouvez vous déplacer en Italie, mais vous ne pouvez pas en sortir. Et si vous sortez du système d’accueil officiel, vous sortez de l’Europe et des droits minimaux de base. Mais face à cette mobilité obligatoire, il y a toujours des moments de coupure, de déchirure, qui produisent d’autres situations, tant aux frontières extérieures qu’aux frontières intérieures de l’Europe.

On peut alors visualiser deux cartes de l’Europe qui se superposent. L’Europe visible, et une Europe clandestine composée de personnes en transit, qui habitent la fuite. Ces deux cartes se toucheraient-elles là où il y a des coalitions, ou là où les institutions retiennent les migrants dans cette détention douce dont vous parliez ?
 Cette image des deux cartes est intéressante. Il faut aussi voir quels sont les points de connexion, parce que ce chemin de fer a des gares en surface où il semble que toute cette lutte devienne visible. Par exemple, ce qui se passe actuellement dans le port de Catane. Ces points d’émergence du chemin de fer sont également des espaces tactiques où l’on joue avec le droit. Les frictions qui se produisent également au sein des institutions sont liées à cet espace de droit. Les migrants peuvent également utiliser les systèmes d’accueil institutionnels officiels de manière tactique, comme des lieux où ils peuvent se reposer, obtenir quelques papiers et poursuivre leur voyage.

Il y a donc deux cartes, mais il y a aussi des moments, disons, de conjonction entre ces deux plans. Le défi est que cette carte clandestine, qui permet la possibilité de voyager, produit aussi des subjectivités politiques qui ne sont pas nationales, basées sur ces coalitions. Par exemple, ceux qui ont fait de longs voyages ont trouvé des religieux, des pêcheurs, des anarchistes, des activistes, des lesbiennes, des homosexuels, des gens de toutes sortes, et cela implique une socialisation qui peut aider nos sociétés à lutter contre l’intégration de ces personnes en les assignant à une place subalterne.

 

En fait, dans le livre, vous évoquez ce désir du XIXe siècle de construire une démocratie abolitionniste. Qu’est-ce que cela impliquerait à notre époque ?
 La démocratie abolitionniste est liée à la volonté politique d’abolir les frontières. Cette lutte est à l’origine, consciemment ou inconsciemment, de beaucoup de ces groupes, même s’ils ont des niveaux de théorisation différents. L’abolition de la frontière est un outil qui a des effets dans tous les domaines de la société, parce que la frontière est l’instrument qui permet ces conditions d’intégration subalterne qui nous affectent tous. L’abolition de ce cachet qui construit et classifie les sujets et génère des trajectoires différentes sur le marché du travail ou dans l’espace des opportunités nous permet de construire une autre société.