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17/07/2023

YOSSI MELMAN
Dan Arbel, l’agent du Mossad qui a essuyé les plâtres du fiasco de Lillehammer, brise le silence
Retour sur l’assassinat d’Ahmed Bouchikhi le 21 juillet 1973

Yossi Melman, Haaretz, 15/7/2023
Traduit par Fausto Giudice, Tlaxcala

Agent du Mossad, il a risqué sa vie au cours de multiples missions secrètes, mais il est associé à une opération qui a été très médiatisée - et très mal menée. À 85 ans, Dan Arbel n’est plus disposé à garder le silence sur l’histoire mensongère que nous avons entendue à propos du fiasco de Lillehammer, il y a exactement 50 ans.

 

Dan Arbel : « On a dit que l’opération était digne d’amateurs parce que “les agents ont rendu les voitures de location”. Mais j’avais reçu l’ordre clair de les rendre. Parfois, on ne voit pas les choses dans leur ensemble, mais on comprend que quelqu’un les voit, alors on exécute [les ordres] ». Photo : Tomer Appelbaum

Il s’agissait d’une mission vraiment bizarre, même selon les critères du Mossad. À la fin des années 1960, le Danemark, considéré comme un pionnier dans le domaine de la promiscuité sexuelle, a autorisé la publication et la diffusion de magazines pornographiques, mais en a interdit l’exportation. La demande était énorme, il y avait du fric à se faire. L’agence d’espionnage israélienne y a vu une opportunité.

Il s’agissait d’un plan créatif : faire sortir clandestinement les publications du Danemark et les vendre aux marins des navires marchands arabes, ce qui permettrait aux agents de terrain de l’agence de recruter et de collecter des informations sur les marins, leurs navires et les marchandises qu’ils achetaient et vendaient.

A l’époque, le Mossad disposait à Copenhague d’un agent capable de mettre en œuvre le plan. Il s’appelait Dan Arbel. Il avait été recruté par l’organisation en 1965. Il a été chargé de créer dans la capitale une entreprise d’import-export qui fournirait des services à travers l’Europe et le Moyen-Orient. Baptisée Viking, ce serait une société écran pour le Mossad, permettant à ses agents de pénétrer dans les pays arabes afin d’y recueillir des informations et d’y mener des opérations spéciales.

Arbel demande à un ami de jeunesse de s’associer à l’exportation des magazines. C’était illégal, mais les bénéfices étaient intéressants et l’ami  accepte. Cependant, avant que les articles ne soient expédiés du Danemark vers l’Allemagne, puis vers l’Italie, les douaniers ont eu vent de l’opération et l’ami a été arrêté. Néanmoins, Arbel lui-même réussit : des milliers de magazines sont sortis clandestinement du pays et vendus pour quelques sous aux marins et aux officiers des navires commerciaux arabes qui accostent dans les ports italiens. Au cours de l’opération, entièrement financée par le Mossad, de nombreuses informations ont été recueillies, qui ont facilité le recrutement d’agents et se sont révélées précieuses pour Israël.

Ce n’est qu’une des nombreuses opérations audacieuses auxquelles Arbel a participé au cours de ses huit années au sein du Mossad. Il a infiltré la Libye, a été détenu en Syrie, a photographié des sites d’armes chimiques en Égypte, a acheté un navire qui transportait clandestinement de l’uranium destiné au réacteur nucléaire israélien de Dimona, et bien d’autres choses encore. Cependant, aucune de ces missions n’a été rendue publique ; elles ont tout au plus été mentionnées en passant. Le nom d’Arbel n’a été lié explicitement qu’à l’affaire de Lillehammer - la mission ratée dans la ville de villégiature norvégienne qui a eu lieu il y a 50 ans ce mois-ci. L’objectif était d’assassiner Ali Hassan Salameh, une figure de proue de Septembre noir, une organisation palestinienne militante. Mais, à la suite d’une erreur d’identité, les agents du Mossad ont tué un serveur d’origine marocaine, nommé Ahmed Bouchikhi, qui résidait dans la ville. Certains membres de l’équipe israélienne ont été arrêtés et jugés en Norvège.

Arbel, un homme doux et gentil, est un héros tragique. Il a été perçu comme le responsable de l’opération ratée, parce qu’il a parlé lors de son interrogatoire par la police danoise. Aujourd’hui, à 85 ans, il veut réparer ce qu’il considère comme une erreur historique et accepte pour la première fois de donner sa version des faits.

« Pendant des années, j’ai été stigmatisé et sali parce qu’on me rendait responsable de l’échec de l’opération », explique-t-il à Haaretz. Arbel, qui a également été interviewé dans le cadre d’un nouveau documentaire israélien, Mossad and the Curse of Lillehammer [Le Mossad et la malédiction de Lillehammer], créé par Gidi Maron, Emmanuel Nakash et Noam Tepper, et récemment diffusé sur la chaîne israélienne Channel 8, ajoute : « Ma famille et moi n’avons pas réagi aux rumeurs abusives, nous avons gardé le silence ».

Suite à une erreur d’identité, les agents du Mossad ont tué Ahmed Bouchikhi, un serveur d’origine marocaine. Photo : NTB SCANPIX MAG via AFP

05/11/2021

DAVID STAVROU
Ahmed Bouchikhi, la victime oubliée de l'un des plus grands fiascos du Mossad
Quand l’Opération « Colère de Dieu » dérapa

David Stavrou, Haaretz, 29/10/2021
Traduit par
Fausto Giudice, Tlaxcala

David Stavrou est un journaliste israélien vivant à Stockholm qui collabore régulièrement au quotidien israélien Haaretz. Ces dernières années, il a couvert une variété de questions suédoises, scandinaves et mondiales et a également écrit deux livres. Le plus récent raconte l'histoire de la diaspora israélienne en Europe et a été publié par l'éditeur israélien Pardes en janvier 2021. Stavrou est également enseignant et guide agréé de Stockholm.

Le meurtre des athlètes israéliens aux Jeux olympiques de Munich en 72 et la campagne de vengeance israélienne qui a suivi ont donné lieu à de nombreux livres et films. Mais dans tous ces ouvrages, un personnage reste anonyme : Ahmed Bouchikhi.

Ahmed Bouchikhi. « De tous les pays qu'il a visités, c'est en Norvège qu'il a trouvé son bonheur. Et il y est resté, car c'est là qu'il a rencontré sa femme. Son bonheur est aussi devenu son désastre », raconte son frère. Photo : NTB SCANPIX MAG via AFP

Un matin de septembre 1994, peu après que le musicien français Jalloul "Chico" Bouchikhi s’est séparé des Gipsy Kings, le groupe de flamenco-pop à succès qu'il a fondé, il reçoit un appel téléphonique inattendu. Au bout du fil, une représentante de l'UNESCO qui semble désemparée. L'organisation culturelle des Nations unies organisait un concert spécial pour marquer le premier anniversaire de la signature des accords d'Oslo, en présence du ministre israélien des Affaires étrangères Shimon Peres et du président de l'OLP Yasser Arafat - avec la participation des Gipsy Kings, disait-elle. Mais voilà qu'à la onzième heure, alors que 24 000 billets avaient été vendus, ils ont été informés que le groupe avait manqué son vol pour Oslo. Bouchikhi accepterait-il de se produire à leur place avec son nouveau groupe, Chico & the Gypsies, pour éviter un fiasco ?

« J'ai dit oui. Je suis arrivé avec mes musiciens, nous avons informé le public que les Gipsy Kings ne pouvaient pas venir, mais que j'étais leur fondateur. Nous avons joué 'Bamboleo' et d'autres tubes du groupe, et ce fut un grand succès », se souvient Bouchikhi. « À la fin, Peres et Arafat sont montés sur scène et m'ont félicité. Je leur ai serré la main. Mes frères, qui vivaient à Paris et étaient venus pour le concert, ont pris des photos de l'événement ».

Cette apparition a lancé Bouchikhi, aujourd'hui âgé de 67 ans, sur une voie qu'il n'avait jamais imaginée pour lui-même. Il a été nommé envoyé de l'UNESCO pour la paix en 1996, agissant en tant qu'ambassadeur de bonne volonté et promouvant des messages de tolérance et de paix lors de ses spectacles. Mais si aujourd'hui il regarde son passé avec émotion, presque incrédule, comme "l'histoire d'un destin particulier", ce n'est pas parce que les Gipsy Kings ont raté leur vol et qu'il les a remplacés. C'est parce que, à l'insu de toutes les personnes impliquées à l'époque - ni l'UNESCO, ni Peres, ni Arafat, ni ceux qui étaient censés assurer leur sécurité - le destin ou le hasard avait placé les deux leaders sur une scène avec un musicien dont le frère avait été assassiné par erreur par des agents des services secrets israéliens parce qu'ils le prenaient pour un terroriste palestinien.

Chico Bouchikhi, musicien et envoyé de l'UNESCO. « Un incroyable coup du sort m'a conduit à comparaître devant deux responsables du meurtre de mon frère : Shimon Peres et Yasser Arafat ». Photo : Malte Ossowski/Sven Simon/dpa Picture Alliance via AFP

Compte tenu du fait que cette histoire concernait une organisation israélienne pour laquelle le secret est primordial, l'incident de 1973, connu sous le nom d'"affaire de Lillehammer", est très bien connu et bien documenté. Quiconque a parcouru des ouvrages tels que "Every Spy a Prince" (1990) de Yossi Melman et Dan Raviv ; "Lillehammer : Open Case", de Noam Nachman-Tepper (2020, hébreu) ; "The Quest for the Red Prince", de Michael Bar-Zohar et Eitan Haber (1984), ou bien d'autres, connaît le meurtre scandaleux d'Ahmed Bouchikhi. Serveur innocent, Bouchikhi a été abattu à Lillehammer, en Norvège, par des agents du Mossad qui l'avaient identifié, à tort, comme Ali Hassan Salameh, l'une des figures de proue de l'organisation Septembre noir, qui a perpétré le massacre de 11 athlètes israéliens aux Jeux olympiques de Munich en 1972 [une partie des athlètes ont sans doute été tués par la police allemande à Fürstenfeldbruck, NdT].