1. Petro
citoyen libre contre Petro collaborateur et solidaire (organisateur)
Son discours
présente une énorme incohérence philosophique : peut-on être un citoyen libre
et s’engager dans une organisation populaire ? En principe, oui, du point de
vue de la liberté qui accompagne chaque personne d’adhérer ou non à l’organisation
de son choix, mais cette liberté est limitée en ce sens qu’elle doit assumer
les conclusions et les tâches issues de la délibération populaire, qui
devraient avoir un effet contraignant. Ainsi, affirmer « j’ai été en politique
plus un homme libre qu’un homme de parti » (minute 13:00 et 25:34), c’est
sous-entendre que le membre du parti, du mouvement, du front, de la coalition
ou autre, n’est pas soumis à ses décisions, car « je suis un homme libre », «
un citoyen libre » qui fait ce qu’il veut, arrive à l’heure qu’il veut, sabote
ce qu’il veut, et qui dira « je suis un homme libre », comme le président
Petro.
La
collaboration, la solidarité, l’amour, pour être efficaces, comme le dirait le
prêtre Camilo Torres, exigent une forte dose d’organisation, de discipline et
de travail, car il s’agit de construire une nouvelle société. Le président,
dans de nombreux discours, dont celui-ci (1:02:20), appelle à l’organisation
populaire, mais il pense qu’elle germe spontanément. Le travail des masses
prend des années, surtout dans notre pays, qui porte un lourd fardeau de
désunion et de jalousies hérité des Espagnols et qui, de plus, a l’épée de
Damoclès du terrorisme d’extrême droite suspendue au-dessus de sa tête. L’État
doit fournir les instruments permettant de tisser cet univers d’organisations
naturelles de manière à devenir un réseau indestructible. L’organisation
populaire construite uniquement sur le temps libre des gens et financée par l’argent
du marché est faible et vulnérable.
2. Petro
avant-gardiste
Il a rappelé
avec insistance la « volonté de pouvoir » de son organisation, le M-19 (13:20),
qu’ils avaient bien la volonté de puissance, que les autres ne voulaient que
participer. Bien qu’il ait mentionné de manière tangentielle les 5000 morts de
l’Union Patriotique, il oublie que ce n’est pas seulement le M-19 qui, dans l’opposition,
a eu une volonté de pouvoir. Jaime Pardo Leal et Bernardo Jaramillo Ossa,
assassinés respectivement en 1987 et 1990, n’avaient-ils pas une volonté de
pouvoir ? Les milliers de morts tombés pour défendre une utopie, que ce soit
dans l’insurrection ou dans les organisations sociales, n’avaient-ils pas la
volonté de pouvoir ?
Il convient
d’examiner la matrice politique du M-19. Il s’agit d’une organisation
originale, qui plonge ses racines dans le Parti communiste et les FARC, dont
certains de ses fondateurs étaient membres. Ils se sont « nourris du peuple »
en soutenant un parti conservateur comme l’Alianza Nacional Popular (ANAPO),
dirigé par un militaire génocidaire pendant l’« Ère de la violence »
(1946-1958), en plus d’être méga-corrompu, avec sa fille María Eugenia et son
mari Samuel, un organisateur efficace des chulavitas [équivalent
colombien des tontons macoutes haïtiens ou des escadrons de la mort brésiliens,
NdT] s pendant la « Violence »[1].
Organisation
audacieuse qui se démarquait des autres guérillas, le M-19 se proposait des
projets politiques et militaires qui restèrent à mi-chemin. Voyons ses actions
les plus significatives. Le vol d’armes au Cantón Norte de Bogota (Opération
Baleine Bleue), une opération hollywoodienne fin 1978 début 1979, 7 200 armes tombées
aux mains de la guérilla, un camouflet pour les militaires : mais un important
lot d’armes fut récupéré par l’armée parce que le cerveau de l’opération avait
désobéi à l’ordre de quitter la ville et, une fois arrêté et torturé, indiqua
la planque principale[2].
La prise de
l’ambassade de la République dominicaine en février 1980, une action
spectaculaire au cours de laquelle 16 ambassadeurs furent pris en otage en
échange de la libération d’un grand nombre de prisonniers politiques. Aucun
prisonnier ne fut libéré, en échange d’une énorme publicité, d’une importante
somme d’argent et du transfert des participants à l’opération vers Cuba.
Puis, en
1981, un important groupe de guérilleros cubains a voulu faire des incursions
en Colombie. Oubliant la maxime guévariste selon laquelle « un mouvement de
guérilla sans le soutien des masses est le prélude à un désastre inévitable »,
ils tentèrent d’atteindre la région caféière par le Chocó et furent anéantis ;
il en fut de même dans le Nariño et le front du Caquetá s’éteignit peu à peu.
Un processus
de paix lancé en 1984, qui n’a pas été respecté par les élites politiques et
militaires, a tenté d’être relancé après la prise du Palais de Justice de
Bogota en novembre 1985. Le fait que les hautes juridictions aient jugé le
président Belisario Betancur, avec leurs magistrats en armes dans leurs
tribunaux, a violé l’aspect le plus sacré d’un juge : son indépendance. De
plus, le président de la Cour suprême n’était pas l’ambassadeur des USA, ce qui
signifiait que la plus haute juridiction colombienne n’allait pas répéter ce
qui s’était passé à l’ambassade dominicaine cinq ans plus tôt. Le massacre du
Palais de justice a marqué un tournant dans le conflit colombien ; les élites
ont pris conscience de leur vulnérabilité et ont décidé qu’elles devaient enlever
l’eau au poisson comme formule efficace pour anéantir l’insurrection en
Colombie : le terrorisme d’État était né.
Après la
tragédie du Palais de justice, le M-19 a mené une grande initiative
internationaliste : le Bataillon Amérique. Composé de militants de différentes
organisations nationales et étrangères, 420 combattants se regroupent en
décembre 1985 et mènent une campagne admirable dans la région du Cauca ;
plusieurs villages écoutent leurs harangues et leurs fusils, jusqu’au quartier
de Pance à Cali. Mais les pertes sont évidentes, la logistique d’une telle
force n’est pas aisée, et le Bataillon Amérique s’évapore [3].
C’est alors
qu’apparaît la Coordination guérilléra Simón Bolívar (CGSB), précédé par le Coordination
guérilléra nationale (CNG). Lors d’un sommet des commandants de la CNG tenu à
La Havane à la fin de l’année 1986, Carlos
Pizarro fait au gouvernement de Virgilio Barco une proposition de
négociation ambitieuse, mais le reste des organisations n’est pas d’accord ;
Pizarro déclare qu’ils prendront seuls l’initiative : l’esprit unitaire est mis
à mal. Quelque temps plus tard, la CGSB est fondé en 1987 et, lors des premier
et deuxième sommets, il est convenu de suivre un scénario similaire en termes
de propositions stratégiques ; certaines opérations militaires sont même
revendiquées au nom de la CGSB, mais deux mois après le deuxième sommet, le
M-19 enlève Álvaro Gómez Hurtado à Bogota, le 29 mai 1988. Gómez était l’intermédiaire
idéal pour une proposition de paix du M-19, qui incluait la recette de l’élite
: concentration, démobilisation et désarmement du groupe rebelle [4].
Le M-19 a à
son actif une dose d’audace et de créativité qu’aucune autre guérilla
colombienne n’a jamais eue, ainsi qu’une part de superficialité et d’irresponsabilité
dans les actes du Palais de Justice, car ils ont déclenché une réponse qui
aurait dû être plus tard accompagnée de plus d’audace, de créativité, de
courage et de soutien de la part des autres organisations de guérilla. Elles ne
l’ont pas fait. Il aurait pu fusionner avec les FARC ou l’ELN, mais non, il a
préféré commencer à négocier : il n’en pouvait plus, car depuis 1986 il se
savait défait.
La lutte
armée révolutionnaire n’a pas commencé en 1974, avec la fondation du M-19, ni
ne s’est terminée en 1990, lorsqu’ils se sont officiellement rendus et ont
déposé les armes. Cette organisation a cessé de combattre, a cru à la paix,
alors que des dizaines de milliers de Colombiens étaient massacrés de la
manière la plus dantesque, que la polarisation brutale qu’ils ont contribué à
déclencher était dénoncée par eux dans l’arène législative, presque à la fin d’une
époque aussi macabre, et les auteurs intellectuels de ces crimes restent
impunis.
Les FARC ont
tenu le coup pendant plus de 25 ans après cette époque, l’ELN, avec toutes ses
incohérences, est toujours en activité : un peu de modestie et de respect pour
ceux qui ont emprunté des chemins si difficiles ferait du bien à l’unité
nationale.
3. Petro
le messianique : « la gauche ne m’a jamais vraiment soutenu ».
Dans un
avertissement énergique aux militants qui se disputent dans les régions, Petro les compare à des chevaux
qui courent dans une course hippique poussés par leur égocentrisme, affirme que
ce n’est pas ainsi que l’on construit un leadership et condamne : « Je suis une
démonstration de leadership politique, je n’ai pas utilisé de partis
politiques, la gauche ne m’a jamais vraiment soutenu [...] j’étais seul avec
les gens et avec quelques équipes qui restaient de la politique... » (39:14 à
39:40). Fatal. En d’autres termes, soit le Pacte historique, une coalition de
partis, est de droite, soit ils ne l’ont pas soutenu. L’Unión Patriótica-Partido Comunista, le Polo Democrático Alternativo, l’Alianza Democrática Amplia, le Movimiento Alternativo Indígena y Social, le Partido del Trabajo de Colombia, Unida et
Todos Somos Colombia, entre autres, doivent être assez pensifs.
Notre
président ne se souvient-il pas qu’il a représenté le Polo Democrático
Alternativo aux élections présidentielles de 2010, obtenant 1,4 million de voix ?
Non, dit-il, « la gauche ne l’a jamais soutenu ».
Le
leadership politique ou populaire est une chose, l’organisation du peuple en
est une autre. Le M-19 dans sa transhumance guérillera n’a pas appris à
organiser les communautés. Le Parti communiste colombien, les FARC, voire l’ELN,
en savent un peu long sur comment organiser le peuple...
4. Petro a besoin d’un
intellectuel organique pour concevoir les stratégies de l’État
De l’extérieur,
le gouvernement est perçu comme étant géré sur la base de cercles d’amis, selon
que l’on est plus ou moins ami du président ou d’un certain dignitaire. Cela
pose deux problèmes. D’une part, les amis ont tendance à dire à leurs
supérieurs ce qu’ils veulent entendre et, d’autre part, en temps de crise, l’amitié
cède la place au chacun pour soi.
« Selon
Gramsci, les intellectuels sont tous ceux qui interviennent dans la conception
et l’organisation des politiques publiques de l’État ». Et ils doivent
être organiques dans la mesure où ils doivent être organisés pour que leurs
contributions parviennent au bon endroit et au bon moment. L’intellectuel
organique doit être comme le miroir, qui ne ment jamais à celui qui est devant
lui, et comme son ombre, qui ne le quitte jamais.
Le
progressisme authentique tend inexorablement vers la gauche, sinon, surtout en
Colombie, il tombera entre les mains des bourreaux du peuple colombien.
5. Par
son ingérence dans les affaires vénézuéliennes, Petro fait le jeu de l’Empire
et de la droite internationale
Bien que le
sujet du Venezuela n’ait pas été abordé dans son discours, il s’agit de quelque
chose de capital. Petro a proposé un Front National (alternance de partis
pendant un certain temps) et un remake des élections au Venezuela. Le président
oublie que le Front national colombien a donné naissance au M-19, dans la
mesure où la fraude électorale de 1970 a été l’un des moteurs de cette
insurrection. Or, suggérer de refaire des élections, c’est ignorer que le pays
voisin dispose d’institutions qui savent compter les voix et de juges pour
trancher les différends.
Les
recommandations de Petro ont été une mauvaise décision de politique étrangère,
et ont laissé en lambeaux l’excellente image du Président au niveau
international.
Notes
[1] Nous
recommandons le livre d’Alberto Donadio et Silvia Galvis : EL JEFE SUPREMO : Rojas Pinilla en la
Violencia y el poder.
[2]
Nous recommandons l’ouvrage de Hollman Morris : Operación
Ballena Azul.
[3]
Villamizar, Darío. Las guerrillas en Colombia. Bogotá : Debate, 2017, pp.. 517-521
[4]
Villamizar, Idem. pp. 529, 532-558
NdT
L’Assemblée
de Colombia Humana a adopté à l’unanimité la décision de convertir le mouvement
Pacto Histórico, qui regroupe 12 partis et mouvements, en parti unitaire dans
la perspective des élections de 2026. Certaines composantes du pacte ont
exprimé leur désaccord avec cette décision. À suivre…