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16/02/2024

GIANFRANCO LACCONE
Révolte des tracteurs : l’agriculture européenne a besoin d’un nouveau pacte

 Gianfranco Laccone, ClimateAid.it, 7/2/2024
Traduit par  Fausto Giudice, Tlaxcala

En voyant ces jours-ci les reportages sur la révolte des agriculteurs d’Europe, la première chose qui m’est venue à l’esprit a été le "Canto dei Sanfedisti" [le Chant des Sanfédistes, une contre-Carmagnole], une chanson napolitaine de la fin du 18e siècle, reprise par la NCCP (Nuova Compagnia di Canto Popolare) dans les années 1970 : son texte exprime le mécontentement qui s’est développé dans les campagnes méridionales avec la crise révolutionnaire et la naissance de la République Parthénopéenne, soutenue par les meilleurs esprits des Lumières napolitaines du 18e  siècle. L’expérience se termina tragiquement quelques mois plus tard, avec la mort ou l’exil des révolutionnaires et le royaume des Bourbons qui, s’étant privé de la génération du chambardement, régressa dans sa structure et son économie, résistant au changement jusqu’à la conquête garibaldienne en 1860/61 [voir Sanfédisme].

Le mécontentement d’alors n’est pas différent de celui d’aujourd’hui : à l’époque, il était dirigé contre les Français qui étaient venus à Naples avec “leur” démocratie ; aujourd’hui, il est dirigé contre l’Union européenne et ses règles communes. Le paradoxe historique est que, deux siècles plus tard, les agriculteurs, par leur révolte, entendent défendre les principes démocratiques qu’ils avaient combattus au nom du roi Bourbon. Sous ce paradoxe se cache, aujourd’hui comme hier, le malaise de ceux qui sentent les décisions leur tomber dessus en voyant s’évanouir les revenus vainement recherchés à travers les transformations et les innovations réalisées en s’endettant. Les agriculteurs, en particulier les paysans et les ouvriers agricoles (qui n’ont malheureusement pas voix au chapitre), sont considérés comme des “marchandises jetables”, se sentent exclus et ne partagent pas les décisions qui leur tombent dessus. Plus généralement, ceux qui travaillent dans l’agriculture se considèrent comme des marginaux, objets et non sujets d’un processus de changement de société (au 18e  siècle, nous sommes passés d’une société féodale à une société industrielle, aujourd’hui nous sommes à la fin de ce type de société et devrons en créer une autre), et revendiquent donc des droits et une appartenance à part entière. Tout d’abord, il serait souhaitable que les paysans créent une alliance sectorielle incluant les ouvriers agricoles, les soustrayant au marché noir qui alimente au contraire la compétition des productions à bas prix.


Sans agriculteurs, pas de bouffe, no future

 Ce soulèvement ne m’a pas surpris et ne représente pas non plus une flambée, précédé qu’il a été ces dernières années par des mouvements tels que les “forconi” [fourches] en Italie ou les “gilets jaunes” en France et d’innombrables grèves et soulèvements d’ouvriers agricoles dans l’Union européenne (UE), souvent qualifiés de problèmes d’ordre public ou, pire, de problèmes d’échec de l’intégration des étrangers dans la société. Je m’étonne de la sous-estimation de ces épisodes par les forces qui devraient être à l’origine du changement, comme les écologistes, les producteurs biologiques et les syndicats agricoles eux-mêmes ; peut-être que l’erreur de sous-estimation commise par les jacobins napolitains d’antan ne nous a pas appris grand-chose, si nous pensons que le changement peut avoir lieu et être accepté sans l’implication des personnes concernées. Nous devrions également réfléchir à la raison pour laquelle le malaise touche l’ensemble du secteur agricole, y compris tous les types d’agriculteurs, des petits agriculteurs qui souvent ne reçoivent aucune subvention et qui, dans l’ensemble de l’Italie, ne reçoivent que 6 % des subventions accordées, aux grands producteurs qui, en Italie, représentent 10 % du total mais perçoivent 50 % des subventions et sont les privilégiés du système.


“Non à la bidoche synthétique, oui à la bidoche avec des poils !”

Aujourd’hui, la politique agricole commune (PAC) de l’UE favorise la concentration des terres et de la production entre quelques mains, au détriment des petits et au profit des grands producteurs agricoles et agroalimentaires, qui ne veulent pas réduire leurs privilèges. Face à la crise climatique irréversible, le Green Deal représente la tentative de l’UE de sauver la chèvre et le chou : mais les grands privilégiés du système mis en place par la réforme de la PAC des années 1990 n’en veulent pas non plus et tentent d’exploiter à leur profit le malaise des petits producteurs. Ce serait une bonne idée de rejouer une vieille pièce de Dario Fo : « Tous unis ! Tous ensemble ! Mais excuse-moi, celui-là, c’est pas le patron ? » pour expliquer qu’il est impossible de lutter contre un système de privilèges dirigé par quelqu’un (qu’il s’agisse d’un individu ou d’une organisation) qui vit de ces privilèges. Il n’y a pas d’agriculture nationale contre l’agriculture européenne, il n’y a pas de secteur agricole contre d’autres secteurs, il n’y a pas d’agriculture contre des règles “trop radicales”, il n’y a pas d’agriculteurs contre les écologistes : ceux qui prononcent ces mots masquent leurs propres intérêts en essayant de les faire passer pour des intérêts communs. Au contraire, dans chaque secteur, dans chaque réalité (locale, nationale ou communautaire), il y a des intérêts différents et opposés et la seule façon d’éliminer les privilèges de quelques-uns est de chercher un accord avec les consommateurs sur le juste prix du produit : un prix qui récompense les producteurs et pas seulement les distributeurs, la qualité et le goût des productions et pas la taille et la quantité, qui privilégie les productions locales sur les productions identiques qui viennent de loin, qui commercialise des produits alimentaires contrôlés par des tiers, capables de prévenir les maladies et pas de les provoquer, parce qu’ils sont pleins d’additifs, de colorants, de graisses et de sucres, d’engrais et de pesticides. Il n’est pas nécessaire d’augmenter les quantités produites. Pourquoi, dans un pays (comme l’Italie ou comme l’UE) qui réduit le nombre de ses habitants, qui devient toujours plus “vieux” (les personnes âgées mangent moins et exigent une meilleure qualité), faudrait-il augmenter la production, comme le demandent les ministres et les associations professionnelles ? Quelqu’un croit-il qu’en augmentant la production, le prix final augmentera et compensera les coûts liés à l’augmentation ?


Notre fin, Votre faim !

Les règles de la PAC devraient être modifiées : elles suivent actuellement les règles du marché financier en les appliquant à une réalité cyclique telle que celle de la production biologique, l’alignant sur le système de la chaîne d’approvisionnement. Le système agricole, grâce à son caractère cyclique, est capable de capter et de stocker gratuitement l’énergie solaire et de la transformer en nourriture, et la cyclicité devrait être protégée. Les règles du marché financier ont réduit la concurrence au lieu de l’augmenter : il y a de moins en moins d’agriculteurs, les terres arables ont diminué au profit de la spéculation et de la surconstruction, le système de concurrence a réduit le nombre d’entreprises agroalimentaires et les grands groupes contrôlent les politiques de prix. Les organismes vivants (travailleurs de la terre inclus) sont considérés comme une simple “matière première” comme le pétrole, qu’il faut maintenir à un prix bas pour que le système des filières industrielles d’approvisionnement puisse continuer à faire des bénéfices.

Sans ces explications, les crises de production constantes des différents secteurs agricoles sont incompréhensibles, malgré le soutien continu apporté au secteur. Le système commercial mondial a tenté de réaliser une impossible quadrature du cercle avec l’agriculture : nous devons briser le carré des accords commerciaux internationaux pour rétablir le cercle naturel du cycle de la production locale à faible impact environnemental.


Dans le jeune mouvement visant à changer les règles de la PAC, les grands absents sont les consommateurs, qui devraient être les principaux alliés des agriculteurs, lesquels représentent une minorité hétérogène piégée par les accords commerciaux du secteur. Si les agriculteurs ne veulent pas finir comme les chauffeurs de taxi, ils devraient trouver dans les consommateurs leurs principaux alliés. Pour changer les règles, il faut s’allier avec ceux qui se trouvent en bas de l’échelle des privilèges et, après tout, les seuls qui ne sont pas subventionnés dans le système agroalimentaire sont les consommateurs. Si l’on analyse les on-dit sur les subventions accordées aux agriculteurs, il faut souligner que les autres secteurs de production sont beaucoup plus lourdement subventionnés par les États-nations (qui disposent ensemble d’un budget beaucoup plus important que celui de l’UE). Si l’argent gaspillé pour maintenir des compagnies comme Alitalia ou Italsider à Tarente avait été utilisé pour mieux garantir la circulation des denrées alimentaires au niveau communautaire ou la production locale de la région de Tarente, nous ne nous trouverions pas aujourd’hui face au dilemme de devoir sauver un secteur des transports inefficace ou de dépolluer une région comme alternative au revenu des familles des travailleurs des entreprises polluantes.

La protection du secteur agricole, commencée avec la PAC, s’est achevée avec la réforme de la PAC du début des années 1990, qui a supprimé la protection du prix unitaire du produit agricole pour donner une contribution forfaitaire à l’hectare aux producteurs. Ce financement annuel basé sur la propriété, avec peu de contraintes et peu de contrôles sociaux, fait partie d’un tour de passe-passe contrôlé par les banques et les filières de production, qui permet aux grands propriétaires de vivre de leurs revenus et aux petits de joindre difficilement les deux bouts à la fin de l’année. Si l’on veut se souvenir de l’histoire, les Jacobins ont lutté contre les privilèges de l’aristocratie foncière alors que la PAC, réformée pour adhérer aux accords internationaux du GATT, semble avoir cherché à restaurer ces privilèges.

En cela, il est vrai que « la PAC s’est trahie elle-même », car elle avait été créée pour favoriser l’autosuffisance communautaire et permettre de produire davantage dans les territoires les plus adaptés aux différentes productions. Pour ce faire, elle avait fixé un prix de base communautaire différent de celui du marché mondial et souvent beaucoup plus élevé ; ce système de subventions permettait de protéger l’agriculture tout en entraînant certains défauts comme le fait de favoriser les excédents de production et de défavoriser la qualité des produits, ce qui, au fil du temps, a fait crier au scandale. Mais le scandale a été de ne pas inclure dans les politiques du passé à la fois la qualité des produits liée aux besoins nutritionnels de la population communautaire, et la protection des territoires pollués par des quantités d’engrais chimiques et de pesticides, utilisés dans le but d’augmenter les rendements, qui ont dégradé les sols et l’environnement. Je crois que la restauration d’un concept de juste prix lié à un accord entre producteurs et consommateurs est un objectif nécessaire. Mais je ne le vois pas apparaître dans les revendications de ceux qui se battent aujourd’hui pour la défense du monde agricole.

Le paradoxe de la lutte actuelle, aux motivations justifiées mais aux objectifs flous, est dans son image même : la marche des tracteurs. Le tracteur diesel, le plus polluant, le plus destructeur des sols et le principal instrument de l’endettement paysan, peut-il être le symbole d’une lutte renaissante ? C’est comme si, pour lutter contre la pollution dans les villes, tout le monde défilait avec des voitures au diesel et à essence.

De nouvelles images et de nouvelles idées sont nécessaires pour représenter la nouveauté que seule une alliance avec les consommateurs pourrait produire.


Jesi (province d’Ancône, Marches) : « Vive l’Italie aux yeux ouverts dans la nuit triste, Vive l’Italie, l’Italie qui résiste » (Chanson de Francesco de Gregori, 1979)