Shaymaa Ahmed, The New York Times, 2/2/2025
Traduit par Fausto Giudice, Tlaxcala
Shaymaa Ahmed, 21 ans, est étudiante en ingénierie à l’Université islamique de Gaza. Elle écrit depuis Deir al Balah, à Gaza.
Pendant la
guerre à Gaza, un endroit appelé Taqat
à Deir al Balah est devenu une bouée de sauvetage pour moi.
Taqat, qui
signifie « énergies » en arabe, est un espace de travail doté d’une connexion
Internet et d’une électricité rares et fiables - alimentées par des panneaux
solaires - qui a été créé au milieu du chaos de la guerre pour les travailleurs
indépendants et les étudiants. Il offrait quelque chose qui semblait presque
impossible à l’époque : la productivité et la motivation.
J’ai
commencé à y travailler en tant que responsable de projets logiciels,
collaborant avec d’autres personnes tout aussi déterminées à aller de l’avant.
C’était incroyable de voir comment, même dans les conditions les plus
difficiles, les gens trouvaient des moyens de rester utiles, de continuer à
créer et de garder espoir. Taqat m’a rappelé que même dans les circonstances
les plus difficiles, nous avons le pouvoir de construire quelque chose de
significatif.
L’idée que
la vie peut être plus que la simple survie fait partie du fragile sentiment d’espoir
que le récent cessez-le-feu nous a apporté à Gaza. Après des semaines de
bombardements israéliens incessants, le silence semble surréaliste, presque
comme un rêve auquel nous avons trop peur de nous fier.
Pourtant, la
destruction
autour de nous est écrasante. Des quartiers entiers ont été réduits en ruines,
des charniers ont été remplis d’êtres chers et d’innombrables familles n’ont
plus que le chagrin. Le nombre considérable de morts et de blessés est presque
impossible à comprendre. La reconstruction prendra des années, voire des
décennies, si Israël le permet.
Mais au-delà
des dégâts physiques, il y a un autre défi à relever : faire face au
traumatisme émotionnel d’une telle catastrophe.
Pendant plus
d’un an de guerre, nous avons développé à Gaza une sorte de mécanisme de
défense psychologique, repoussant l’espoir. L’espoir était dangereux parce qu’il
pouvait si facilement être brisé. Il n’y avait pas non plus de place pour les
sentiments lorsque nos vies tournaient autour de la recherche de produits de
première nécessité, comme la nourriture et l’eau, la recherche de bois pour
faire cuire les aliments et l’allumage de feux pour rester au chaud. Nous
sommes devenus insensibles pour nous protéger.
Aujourd’hui,
avec le cessez-le-feu, cet engourdissement commence à s’estomper et nous devons
faire face au poids immense de nos émotions. Nous avons peur de nos propres
sentiments. Nous ne pouvons plus éviter le sentiment écrasant de perte.
Beaucoup d’entre
nous ne savent même pas si leurs proches disparus sont vivants ou morts. L’idée
de retourner dans nos anciens quartiers est terrifiante. Et si nous ne
reconnaissions rien ? Et si les endroits où se trouvaient nos plus beaux
souvenirs avaient disparu à jamais ? Comment faire son deuil quand le deuil
semble être un luxe que nous ne pouvons pas nous permettre ?
J’ai quitté
Gaza avec mes parents à l’âge de 10 ans, en 2013. Nous avons déménagé en
Malaisie et j’ai fréquenté une école internationale à Kuala Lumpur. Il y a
trois ans, à l’âge de 18 ans, je suis revenue pour entrer à l’université,
malgré le blocus et l’occupation étouffants d’Israël et les immenses
difficultés qu’ils nous ont causées. Je voulais renouer avec mes racines,
comprendre l’endroit d’où je venais. J’ai étudié l’ingénierie informatique et,
comme beaucoup de jeunes ici, j’étais pleine d’ambition.
Mais cette
guerre m’a appris des choses qu’aucun étudiant ne devrait jamais avoir à
apprendre.
J’ai appris
la véritable signification de la faim - pas celle que l’on
ressent lorsqu’on saute un repas, mais celle qui vous ronge l’estomac pendant
des jours. J’ai dû prendre des décisions impossibles, comme celle de donner le
dernier morceau de pain à un enfant affamé ou de le garder pour ma famille.
J’ai appris
ce que l’on ressent lorsqu’on est complètement impuissant. Pendant la guerre,
il y a eu des moments où, même si vous vouliez aider quelqu’un, vous ne pouviez
rien faire. Les routes étaient détruites, les hôpitaux étaient en
ruine et même les ressources
les plus élémentaires étaient hors de portée en raison des attaques
systématiques d’Israël. Je n’oublierai jamais ce sentiment d’impuissance. Je
crains qu’il ne perdure si le cessez-le-feu ne tient pas, si le siège se
poursuit et si Israël n’est contraint à rendre des comptes.
L’une des
leçons les plus difficiles que j’ai apprises est que la guerre vous prive de
votre humanité. Lorsque rester en vie devient votre seul objectif, il est
facile de perdre de vue tout le reste. On ne pense plus à l’avenir parce que le
présent est tout ce que l’on peut supporter.
Aujourd’hui,
nous devons faire face à cet avenir. Nous devons affronter - et surmonter - la
peur, le chagrin et l’incertitude. Et nous devons trouver un moyen de
reconstruire, non seulement nos maisons, mais aussi nos vies. Nous devons
redécouvrir notre but collectif - le sentiment qui m’a attiré à Taqat - et nous
aider mutuellement à aller de l’avant, quelle que soit la suite des événements.
Pendant trop
longtemps, le monde ne nous a vus qu’à travers le prisme de la souffrance. La
vérité, c’est que nous, à Gaza, ne sommes pas qu’une masse anonyme de personnes
qui cherchent désespérément de la nourriture et de l’eau. Nous sommes des
étudiants, des enseignants, des médecins, des artistes et des rêveurs. Nous
avons des ambitions et des talents, comme tout le monde.
J’espère que
cette guerre, aussi dévastatrice soit-elle, ouvrira les yeux des gens sur notre
situation. J’espère qu’elle permettra au monde de réaliser à quel point les
Palestiniens ont été traités injustement, non seulement à Gaza, mais partout
depuis la nakba de 1948, l’expulsion et la fuite massives des Arabes
palestiniens. Nous méritons de vivre dans la liberté et la dignité. Nous
méritons d’avoir notre propre pays et notre propre avenir.
La
reconstruction de Gaza n’est pas impossible. Si le cessez-le-feu tient et qu’Israël
ouvre les frontières, si nous avons accès aux ressources, si le monde nous
soutient, nous pouvons construire quelque chose d’encore meilleur que ce que
nous avions auparavant.
J’ai
tellement d’énergie en moi, et je suis prête à l’utiliser. D’une certaine
manière, j’ai l’impression d’être une super-héroïne, d’avoir survécu au pire et
d’en être sortie plus forte. Gaza est plus qu’une ville. C’est une communauté,
une famille et une maison. Et peu importe ce que nous avons perdu, nous
trouverons un moyen de la reconstruire. Nous survivrons. Et nous continuerons à
avancer.