“Considère donc ça simplement comme un gros chameau”
 

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18/05/2025

SHEREN FALAH SAAB
“Dépopulation”, “zone de mise à mort” et “seconde Nakba” : le ‘Lexique de la brutalité’ révèle la façon dont les Israéliens parlent de la guerre


Sheren Falah SaabHaaretz, 4/5/2025
Traduit par Fausto GiudiceTlaxcala

Adam Raz et Assaf Bondy, auteurs du nouveau « Lexique de la brutalité », expliquent comment le langage façonne la conscience collective israélienne à propos des Palestiniens - pour le pire.

 

Une scène dans le centre de Gaza, en 2023. « Seconde Nakba » est l’une des phrases du livre. Photo Mohammed Salem/Reuters

Fatma Hussein Areib avait 11 ans lorsqu’elle a fait ses valises et quitté sa maison de Burayr, un village proche de Gaza qui a été pris par les soldats d’élite du Palmach pendant la guerre d’indépendance d’Israël. « Mes parents avaient très peur de la guerre et nous ont dit que nous devions partir », se rappelle-t-elle les moments qui ont changé sa vie à jamais. « J’ai pris la main de mon neveu et nous avons parcouru une grande distance à la recherche d’un endroit sûr ».

Au cours de cette marche de déplacement - Burayr se trouve à environ 18 kilomètres au nord-est de la bande de Gaza - la famille a atteint la ville de Majdal, où se trouve aujourd’hui la ville israélienne ressuscitée d’Ashkelon.

Majdal est tombée plus tard, et les Areib y ont passé quelques jours. Ils sont ensuite arrivés à Deir al-Balah, dans le centre de Gaza, avant de s’installer dans le camp de réfugiés de Shabura, à Rafah, à l’extrémité sud de la bande de Gaza. Plus tard, Fatma s’est mariée et a emménagé avec son mari dans le camp de réfugiés de Jabalya, au nord, où le couple a fondé une famille.

En octobre 2023, dans le cadre de la guerre qui a suivi l’attaque du Hamas, les habitants du nord de Gaza ont reçu l’ordre de quitter leurs maisons. À 86 ans, Fatma Hussein Areib a dû à nouveau faire ses valises, mais cette fois en fauteuil roulant. Avec sa famille, elle s’est installée à Rafah, où elle a passé environ sept mois.

En mai dernier, lorsque l’armée israélienne a envahi la région, la famille est retournée à Deir al-Balah. « Il y a des similitudes entre la Nakba de 1948 et ce qui se passe actuellement dans cette guerre », a-t-elle déclaré à l’agence de presse palestinienne Wafa après s’être installée à Rafah. « À l’époque, la soif, la faim et la recherche d’un endroit sûr étaient les principales préoccupations. Mais cette guerre est beaucoup plus dure aujourd’hui ; des familles entières ont été anéanties ».


Assaf Bondy, à gauche, et Adam Raz. Photo Moti Milrod

 Dans un nouveau livre en hébreu dont le titre peut être traduit par « Un lexique de la brutalité », Adam Raz et Assaf Bondy cherchent à contribuer au débat israélien sur la guerre à Gaza et ses horribles résultats.

 « Le lexique a été publié sous forme de livre, mais il est loin d’être complet - non seulement parce que d’autres entrées doivent être incluses, mais aussi parce que ces entrées ne sont pas de l’“histoire” mais un présent continu », écrivent Adam Raz et Assaf Bondy dans l’introduction. « Les entrées continuent d’évoluer sous la pluie d’obus et de missiles, tandis que la pile de corps à Gaza ne cesse de croître. La logique qui sous-tend la politique à l’origine de cette situation est toujours au pouvoir. »

Nous voudrions éviter de tomber dans le piège de la symétrie qui cherche à désamorcer toute critique profonde. Le livre dénonce le langage qui a prévalu pendant la guerre, mais ses racines sont bien antérieures, bien sûr.

    Assaf Bondy

Comme le disent les auteurs, alors que les mots perdent leur gravité morale, il est plus important que jamais d’observer comment le discours israélien façonne la conscience collective à propos des Palestiniens. Cette formation crée une réalité violente qui est directement liée à la Nakba de 1948, lorsque plus de 700 000 Palestiniens ont fui ou ont été expulsés de leurs maisons pendant la guerre d’indépendance.

Selon Raz et Bondy, l’utilisation d’un langage militariste, agressif et violent ne minimise pas seulement l’humanité des Palestiniens, elle façonne la perception de la réalité et le comportement du public. Les analystes, les hommes politiques et d’autres personnes occupant des postes clés manipulent les mots et les phrases et, en fin de compte, contrôlent les pensées et le comportement des Israéliens.

Le Lexique de la brutalité de Raz et Bondy. Photo Lahav Halevy

 Une partie des objectifs de la guerre

 Il se pourrait que si l’histoire de Fatma Hussein Areib était rapportée dans les grands médias israéliens aujourd’hui, elle serait filtrée par des phrases neutres, cachant la tragédie. Nous verrions probablement le présentateur Dany Cushmaro interviewer des experts comme le général à la retraite Giora Eiland, qui expliquerait qu’« il n’y a pas de personnes non impliquées à Gaza » et que la seule solution est le « plan des généraux », qui préconise le blocage des approvisionnements alimentaires.

 L’analyste militaire Nir Dvori lirait « le commentaire du porte-parole de Tsahal », expliquant que les forces israéliennes ont pris le corridor Philadelphi à la frontière entre Gaza et l’Égypte, de sorte que des personnes comme Fatma ont dû être évacuées vers des « zones humanitaires ».

 Le ministre des finances d’extrême droite, Bezalel Smotrich, insisterait probablement sur la nécessité d’une « dépopulation » et d’une « émigration volontaire », notant que cela fait partie des « objectifs de la guerre ». Pour lui, comme pour la plupart des invités des studios, Fatma et tous les habitants de Gaza représentent une « menace existentielle » et « Gaza doit être rasée » par des « bombardements stratégiques ».

 Dans « Un lexique de la brutalité », Raz et Bondy ont compilé environ 150 expressions, dont « aucune personne non impliquée à Gaza », « famine », « transfert » et « Nakba 2023 », qui ont émaillé le discours israélien pendant la guerre. On retrouve ces expressions dans le travail des journalistes, des chercheurs et des militants des droits humains.

« Zone de mise à mort ». La ville de Jabalya, dans le nord de la bande de Gaza, le mois dernier. Photo Omar Al-Qattaa/AFP

  « Nous voulions prendre ces phrases couramment utilisées, comme la chanson ‘Harbu Darbu’, et demander aux lecteurs de s’arrêter un instant pour voir ce que cette phrase signifie, et comment, en la normalisant, nous devenons une société brutale », explique Bondy, sociologue.

 « Nous n’ignorons pas les horreurs que le Hamas a perpétrées contre nous, Israéliens. Nous n’ignorons pas non plus les horreurs perpétrées par le Hamas contre les Palestiniens ».

6h29 n’est pas le point de départ de la tragédie que nous vivons. Les personnes qui insistent pour dire que c’est le cas cherchent à dissimuler le contexte, l’histoire de la répression.

        Un lexique de la brutalité

 

« Mais nous voudrions éviter de tomber dans le piège de la symétrie qui cherche à désamorcer toute critique profonde et authentique. Le livre dénonce le langage qui prévalait pendant la guerre, mais ses racines sont bien antérieures, bien sûr ».

Le livre s’ouvre sur la phrase « 6:29 A.M. » - qui marque le début de l’assaut du Hamas à travers la région frontalière. Selon Bondy et Raz, « 6h29 n’est pas le point de départ de la tragédie que nous vivons. Les personnes qui insistent sur ce point cherchent à dissimuler le contexte, l’histoire de la répression - 6 h 28. Toute action, en tout lieu et à tout moment, s’inscrit dans un contexte ».



« Zones humanitaires ». La bande de Gaza en juin 1949. Photo AP

 

Selon Raz, historien et chercheur à l’Institut Akevot pour la recherche sur le conflits israélo-palestinien, « la compréhension du contexte nous permet de comprendre pourquoi nous sommes arrivés à une réalité où des milliers de Palestiniens étaient prêts à perpétrer des horreurs contre des civils israéliens et des ressortissants étrangers ». Ce contexte joue également dans l’autre sens : pourquoi tant d’Israéliens étaient prêts à légitimer le bombardement et l’affamement de la population civile palestinienne, ainsi qu’une politique de puissance de feu sans entrave.

« La logique qui sous-tend les opérations militaires à Gaza et en Cisjordanie n’est pas née le 7 octobre. Il faut remonter au point de départ : 1948.    Israël a déporté des centaines de milliers de Palestiniens, détruit des villages, permis à la population de piller les biens de leurs anciens voisins, d’assécher les vergers et les champs, et de faire preuve d’une grande violence physique ».

Des expressions telles que « Seconde Nakba » et « Nakba 2023 » dans « Un lexique de la brutalité » traduisent la perception qu’ont les Palestiniens de la guerre, au milieu d’images de charniers à Gaza, de massacres et de cadavres jonchant les rues. Ces termes sont également utilisés par les Israéliens.

En novembre 2023, le ministre de l’agriculture Avi Dichter a été interrogé par Canal 12 sur la question de savoir si les images de personnes fuyant le nord de Gaza pouvaient être comparées à des images de la Nakba. Il a répondu : « Nous sommes en train de déclencher la Nakba de Gaza ». Lorsqu’on lui a demandé à nouveau s’il s’agissait d’une « Nakba de Gaza », il a répondu : « La Nakba de Gaza de 2023. C’est comme ça que ça finira ».



« Famine ». Khan Younès ce mois-ci. Photo : Abdel Kareem Hana/AP

En 2021, Raz a écrit sur le massacre de Deir Yassin en 1948 dans Haaretz, où, à l’aide de témoignages et de documents, il a dressé un tableau effrayant des meurtres perpétrés par les soldats israéliens pendant la guerre d’indépendance. Le dévoilement des procès-verbaux des réunions du cabinet en 1948 a renforcé la prise de conscience que le gouvernement était conscient de ce qui se passait et que le massacre de Deir Yassin n’était pas inhabituel.

Aujourd’hui, des expressions du « Lexique » telles que « dépeuplement », « décombres », « émigration volontaire » et « Amalécites » - mentionnées dans le débat général israélien et par les hommes politiques - donnent aux Palestiniens une impression de déjà-vu. Le Premier ministre Benjamin Netanyahou a même déclaré le 29 octobre 2023 : « C’est notre deuxième guerre d’indépendance .... C’est la tâche de notre vie ; c’est aussi la tâche de ma vie ».

À Deir Yassin et Kafr Qasem, l’assassinat se faisait à bout portant. Aujourd’hui, un pilote largue une bombe d’une tonne sur une zone humanitaire, parfois sans savoir ce qu’il bombarde.

    Adam Raz

Comme l’explique Adam Raz, « les procès-verbaux des réunions du cabinet en 1948, rendus publics après des décennies mais toujours pas dans leur intégralité, montrent qu’à côté de la prise de conscience par les décideurs des événements sur le terrain, tels que les expulsions et les actes de massacre et de pillage, certains d’entre eux ont également exprimé leur stupeur. Il est évident que de nombreux membres du cabinet ont réalisé que leurs actes allaient façonner la société en train de se former.

« Le gouvernement actuel se distingue.... C’est-à-dire qu’il y a une politique explicite de transfert, de meurtre et de famine, et cela conduit de plus en plus de gens en Israël et dans le monde à accuser Israël d’avoir perpétré le crime des crimes : le génocide ».

Raz ajoute : « À Deir Yassin et à Kafr Qasem, les meurtres étaient commis à bout portant. Aujourd’hui, un pilote, peut-être un électeur du Meretz (gauche), largue une bombe d’une tonne sur une zone humanitaire, parfois sans savoir ce qu’il bombarde. Le lendemain, il ouvre Haaretz, lit un article et se met en colère. Il ne veut pas que son pays agisse avec une telle brutalité. Il ne fait aucun doute que les conditions de combat ont changé ».

 

Khan Younès, dans le sud de la bande de Gaza, en octobre 2023 Photo : Ashraf Amra/AP

Selon Bondy, ce qui est remarquable dans la guerre actuelle « c’est l’utilisation brutale des mots. Il n’y a plus de honte ni de désir de dissimulation. C’est ce qui est si unique dans cette guerre. Depuis le début, les dirigeants disent exactement ce qu’ils vont faire - et c’est exactement ce qu’ils font.

« C’est tellement choquant que nous avons décidé, plutôt que de nous concentrer sur les actes réels ou sur une analyse juridique des actes, de nous concentrer sur le langage qui met à nu une grande partie des actes, mais surtout la réalité dans laquelle nous vivons ».

Certaines phrases du livre font directement référence à la société israélienne, comme « drapeau israélien ». « Dès le remaniement judiciaire des mois précédant la guerre, le centre et la gauche se sont approprié le drapeau national après qu’il eut été un élément essentiel des manifestations de la droite, comme la Marche des drapeaux à Jérusalem-Est », écrivent Raz et Bondy.

L’agitation des drapeaux lors des manifestations reflétait une guerre pour le « foyer », pour le pays, pour l’essence du régime. Mais les deux auteurs ajoutent que « le drapeau exprime également l’exclusion des Palestiniens israéliens des protestations contre la guerre, et pour un accord sur l’échange d’otages ».

« Agiter le drapeau reflète un désir honnête de renverser le gouvernement sanguinaire actuel, mais cela indique aussi parfois une acceptation de la réalité des dernières décennies : l’occupation, la suprématie juive, la violence des colons et le vol des biens palestiniens. C’est ce qui est apparu clairement lorsque de nombreuses personnes ont été émues en voyant nos courageux soldats hisser le drapeau à Gaza en novembre 2023 (et à de nombreuses reprises depuis)».

Rien de nouveau

Plus on creuse les phrases du « Lexique de la brutalité », plus on se rend compte que la stratégie linguistique contemporaine reflète une perception des Palestiniens qui a commencé en 1948 et qui est toujours d’actualité.

Par exemple, les « zones humanitaires » remplacent les « zones de sécurité » qui figuraient dans des documents précédemment censurés dans les archives de l’État. Cette expression se substitue au transfert des Palestiniens après la prise de leurs villes en 1948.


« Émigration volontaire ». Le centre ville de Lod en juillet 1948. Photo : Palmach Archive/Estate of Yitzhak Sadeh

 Selon Ismail Abu Shehade, habitant de Jaffa, dans un document, « ils nous ont entourés de barbelés et de trois portes ; nous ne pouvions quitter la zone que pour travailler dans l’un des vergers d’agrumes autour de la ville, ce qui nécessitait une confirmation de la part de notre employeur. »

Aujourd’hui, cependant, la libre circulation n’est pas autorisée à Gaza, et un Palestinien qui se déplace prend un risque, comme le raconte Aisha, une ancienne habitante de la ville de Gaza qui s’est réinstallée dans la région de Muwasi, dans le sud-ouest de Gaza, qui a été déclarée zone humanitaire.

« Nous avons peur de retourner en ville parce que nous avons peur de tomber sur l’armée et de nous faire tirer dessus », a-t-elle déclaré à Haaretz. « Le sens est d’être bloqué et menacé de mort, car les zones humanitaires sont parfois bombardées ».

En 1948, l’expression « émigration volontaire » a été employée pour atténuer la politique de déplacement avec des mots modérés et non chargés d’émotion. Selon les comptes rendus des réunions du cabinet, le ministre des affaires des minorités, Bechor-Shalom Sheetrit, a abordé la question du déplacement des Palestiniens dans la ville de Lod, au centre du pays.

« Selon les estimations militaires, il reste 3 000 habitants. Quarante-huit heures après la conquête, il ne reste plus d’habitants ni à Lod ni à Ramle. Je n’ai pas été informé, et je n’ai pas pu obtenir de réponse, sur la question de savoir si ces résidents ont été déplacés par la force ou volontairement ».

 

La ville de Gaza ce mois-ci. Photo  Jehad Alshrafi/AP

« S’ils sont partis de leur plein gré, c’est leur affaire. S’ils ont été déplacés par la force, il faut régler ce problème.

« La population [arabe] dans le pays, principalement dans les villes, a considérablement diminué. Dans les villages où il reste des habitants, une guerre [des mots] constante se déroule avec l’armée pour savoir s’il faut les laisser tranquilles ou les déplacer. Ma demande est de fixer une ligne d’action claire qui empêchera l’anarchie qui s’est installée de notre côté ».

Le terme « pillage », qui figure également dans « Un lexique », n’est pas nouveau non plus. Ce phénomène s’est produit en 1948, comme le décrit Raz dans son livre en hébreu « Pillage des biens arabes pendant la guerre d’indépendance ». « Dans le lexique, nous montrons que les commandants autorisaient les soldats à piller. Il s’agit d’une combinaison de cupidité et de vengeance contre les Palestiniens », explique-t-il.

« Ce qui est surprenant, c’est qu’en 1948, il n’y avait pas de quoi se vanter. Aucun article d’opinion n’a été publié en sa faveur. Mais aujourd’hui, il y a des vidéos de soldats en train de piller qui sont presque pornographiques. C’est-à-dire qu’ils voient cela comme quelque chose de positif. Ils espèrent tirer un capital culturel de leurs pillages ».

Certaines phrases dépendent du contexte. Par exemple, la phrase « Les FDI ont encore beaucoup de travail à faire » rappelle les remarques de Smotrich en 2021 lorsqu’il s’est adressé aux législateurs arabes à la tribune de la Knesset. « Vous êtes ici par erreur », a-t-il déclaré. « Ben-Gourion n’a pas fait le travail et ne vous a pas mis à la porte en 1948 ».

« Drapeau israélien ». Soldats israéliens à Khan Younès l’année dernière. Photo : Ohad Zwigenberg/AP

Pour Raz, il s’agit d’un maillon d’une longue chaîne. « Rien n’est nouveau ici. Lorsqu’ils parlent de « famine », Israël n’a pas commencé à priver les Palestiniens de nourriture tout récemment. Cela fait des années qu’il compte les calories, des deux côtés de la ligne verte ».

Il appuie ses affirmations sur des documents datant du début des années 50, lorsque les Bédouins du Néguev ont été concentrés dans une certaine zone après la guerre d’indépendance.

« Cette concentration avait pour but de s’approprier des terres fertiles et, en partie, de contrôler l’alimentation des Palestiniens », explique Raz. « On ne peut pas comprendre la politique actuelle de famine si l’on croit qu’elle a surgi de nulle part. Israël bloque la bande de Gaza depuis de nombreuses années ».

Selon lui, les pratiques actuellement utilisées à Gaza, telles que les « incendies de maisons » et les « zones de mise à mort » (expressions figurant dans « Un lexique ») ne sont pas nouvelles. La seule différence se situe « au niveau de l’intensité, pas de la logique. Israël contrôle les mouvements des Palestiniens et s’empare de leurs terres depuis 1948 ».

Malgré la brutalité du langage et la dureté de la réalité, Bondy continue d’envisager l’avenir avec optimisme. « Nous espérons que la société israélienne n’a pas encore sauté dans l’abîme et qu’au moins certaines personnes qui liront ce livre participeront à des manifestations et brandiront une autre pancarte à côté de celle appelant à la libération des otages », dit-il.

Bondy espère que « davantage de personnes appelleront - autour de la table, dans les salons et lors de manifestations - à la fin de cette terrible guerre ; que certains de nos lecteurs feront quelque chose pour une plus grande coexistence dans la région ».


11/05/2025

OFRI ILANY
Le sionisme n’a pas toujours été raciste. Les problèmes ont commencé quand des Russes s’en sont emparés

Le sionisme n’est pas né comme un mouvement raciste et colonialiste [sic]. Son tournant désastreux s’est produit lorsqu’il a été pris en main par des “révolutionnaires” russes

Ofri Ilany, Haaretz, 9/5/2025
Traduit par Fausto GiudiceTlaxcala


En février 2022, après l’invasion de l’Ukraine par la Russie, le général de division (ER) Gershon Hacohen des Forces de défense israéliennes (FDI) a participé à un débat sur l’événement sur la chaîne de télévision israélienne Kan. Contrairement à la ligne alors dominante dans les médias, Hacohen a exprimé une position résolument pro-russe. Kiev, a-t-il souligné, est le berceau de la civilisation russe, ajoutant que les frontières internationales ne sont pas sacrées et que le pouvoir du président Vladimir Poutine est légitime aux yeux du peuple russe.


Ben-Gourion

Le cas historique sur lequel il fonde son soutien à la Russie n’est pas moins provocateur. « Israël a été construit par des Juifs russes, comme mon grand-père, qui venaient de ces régions », a déclaré  Hacohen. « L’expérience du MAPAI n’était ni éclairée ni libérale » a-t-il ajouté en faisant référence au parti au pouvoir de Ben-Gourion, précurseur du parti travailliste. Tout comme Poutine, a-t-il ajouté, « Ben-Gourion pensait à une expansion constante dans la région, car la bande côtière de Tel-Aviv n’est qu’une porte d’entrée à la Terre d’Israël ».

Le point de vue de Hacohen sur le sujet a été englouti dans le flot de bavardages entre les panélistes de la télévision. Mais elle mérite un second regard, car elle révèle une vérité. L’analyse politique de Hacohen est brutale et sombre, mais son argument historique est juste. Israël a en effet été créé par des Russes, et la culture politique énergique, violente et antilibérale de l’Empire russe fait partie de son ADN.

Et c’est là notre désastre.

Les historiens, les sociologues et les journalistes débattent souvent de la question de savoir d’où vient le culte de la force d’Israël. C’est une mentalité brutale qui nous a actuellement amenés à un nadir moral sans précédent : le massacre cruel et aveugle des Palestiniens.

L’opinion largement répandue à gauche et au centre tend à en attribuer la responsabilité au messianisme religieux, mais la tendance sioniste à l’expansion et à la colonisation a commencé lorsqu’Israël était gouverné par des dirigeants laïques, dont certains prônaient un socialisme scientifique. Certains considèrent le sionisme comme un mouvement colonialiste et raciste dès l’époque de Theodor Herzl, même si dans « Altneuland », le roman écrit par le fondateur du sionisme politique, les Arabes jouissent de droits égaux à ceux des Israéliens.

En pratique, le tournant calamiteux de la culture politique israélienne s’est produit lorsque le mouvement sioniste a été récupéré par la secte politique russe, en particulier celle issue de la Seconde Aliya (la vague d’immigration juive en Palestine de 1904 à 1914). La culture russe possède des aspects nobles et a atteint des sommets intellectuels et culturels. Mais à la fin du XIXe siècle et au début du XXe, la Russie connaît des bouleversements politiques spectaculaires qui engendrent une culture politique brutale, méprisant la tolérance et les Lumières.


Jabotinsky et les hommes du Betar, son groupe paramilitaire, en 1929 et en 1939


Diverses formes d’idéologie, allant du nationalisme au socialisme, voient le jour et marqueront le XXe siècle de leur empreinte. Ce terreau politique a donné naissance au bolchevisme, ainsi qu’à l’activisme politique juif. C’est dans cet environnement conceptuel que naissent le sionisme pratique et le mouvement révisionniste de Ze’ev Jabotinsky. Joseph Trumpeldor, le soldat-pionnier d’origine russe qui était admiré par les deux branches, peut être considéré comme une figure représentative de cette mentalité.

C’est de cette culture que sont issues les figures dominantes qui ont façonné l’histoire d’Israël : non seulement Ben-Gourion, mais aussi les familles de Moshe Dayan et d’Ariel Sharon. Le grand-père de Bibi, Nathan Mileikowsky, a atteint sa maturité politique dans les cercles sionistes russes.

Rav Nathan Mielikowsky(1879-1935), le grand-père de Bibi. “Netanyahu” était son nom de plume

Il existe également d’autres sources d’influence dans le sionisme, notamment en Europe centrale. Mais même si le judaïsme allemand suscite beaucoup de curiosité, l’impact des yekkes, comme on les appelait, est négligeable. Les intellectuels et les dirigeants sépharades sont encore plus marginaux. L’influence de la culture humaniste polonaise fut également piétinée, malheureusement, par la machine politique russe. il faut dire qu’ils étaient vraiment durs et déterminés, et qu’ils étaient plus prêts que d’autres au sacrifice et à un mode de vie spartiate.


Walter Moses, l’un des dirigeants du mouvement de jeunesse juif-allemand Blau-Weiss et, après son immigration en Palestine, chroniqueur à Haaretz, a décrit les attributs des Russes dans une chronique publiée en 1951. Moses était dédaigneux des Russes et de leurs traits de caractère. Comme beaucoup de yekkes, il pensait que les Juifs russes sont de qualité humaine inférieure, qu’ils manquent d’éducation et de culture. En même temps, il reconnaît que leur dévouement à la cause est indéniable.

« Ces Moscovites possédaient un attribut qui n’est présent dans aucune autre tribu du peuple juif : le Saint-Esprit s’accrochait à eux », écrit Moses. « Ils étaient des idéalistes fanatiques, dotés d’une vertu morale et d’un niveau éthique que l’on ne retrouve qu’à quelques époques de l’espèce humaine, prêts à tous les sacrifices, enthousiastes face à toutes les idées impossibles, ne se laissant décourager par aucune tâche ni aucun travail, aussi onéreux soit-il, s’attaquant à tous les problèmes avec le plus grand sérieux, et souvent avec trop de sérieux ».

Culturellement, ce sérieux et cette rigidité idéologique ont transformé le sionisme en un désert esthétique, dépourvu d’humour et d’éros, et rappelant la toundra gelée de Sibérie. Un sol tendu, dur et cruel. Mais pire encore, le monde conceptuel de la force en Russie justifiait le piétinement des minorités, la colonisation et la prise agressive de territoires.

Dans les limites du camp

Si tel est le cas, la dette politique du sionisme à l’égard de la culture politique russe est en fait assez évidente. Alors, pourquoi n’en parle-t-on pas ou ne la soumet-on pas à la critique ? Il arrive que l’on entende des points de vue critiques. À la fin des années 1950, par exemple, les journalistes Uri Avnery et Boaz Evron ont noté qu’Israël était toujours lié aux modèles idéologiques de la deuxième aliya. Et c’est peut-être encore le cas aujourd’hui.

En fin de compte, cependant, personne n’a vraiment intérêt à poursuivre cette ligne de pensée. La critique du sionisme émane de la gauche radicale, mais à la base, ce camp de gauche est pro-soviétique et vise l’impérialisme usaméricain et le colonialisme occidental. Ironiquement, le débat sur le sionisme, pour ou contre, reste dans les limites du camp des héritiers de la culture politique russe.

Les révisionnistes historiques, bien qu’appartenant à une culture politique différente, étaient en fin de compte une branche de la même famille. L’historienne Anita Shapira, connue comme historienne sioniste avec un penchant mapainik, a noté dans son livre de 1992 « Land and Power : The Zionist Resort to Force, 1881-1948 » (Stanford University Press), que la violence politique des révisionnistes avait également ses racines dans la gauche révolutionnaire russe.

« Cessez votre cruelle oppression des Juifs « : Le président Theodore Roosevelt au tsar Nicolas II : « Maintenant que vous avez la paix à l’extérieur, pourquoi ne pas lui enlever son fardeau et avoir la paix à l’intérieur de vos frontières ? ».  Chromolithographie d’Emil Flohri, 1904, suite au pogrome de Kichinev de 1903


« Le monde intellectuel auquel une grande partie de la gauche se sentait attachée n’était pas celui de la social-démocratie, mais plutôt l’idéologie révolutionnaire violente nourrie dans la zone de résidence*.
 
Ses symboles et ses modèles n’étaient pas tirés des mouvements du socialisme réformiste, mais principalement de ceux de la Russie bolchevique. Leur vision du monde ne rejetait pas d’emblée la violence comme moyen d’action », écrit Shapira. Les germes de la violence d’extrême droite ont été nourris par l’idéologie révolutionnaire de la gauche russe.

La culture politique russe est si profondément ancrée dans le projet sioniste qu’il est aujourd’hui presque impossible d’imaginer une trajectoire historique différente. Les réalisations d’Israël sont également attribuées pour l’essentiel à cette mentalité révolutionnaire et partisane débridée.

Mais aujourd’hui, à un moment de l’histoire où la Russie et Israël sont deux entités brutales qui sèment l’horreur et la destruction, la ressemblance est à nouveau visible à l’œil nu. Et ce n’est pas une coïncidence. S’il y a un espoir pour Israël, c’est de se libérer de cet héritage politique catastrophique.
QDT1000NIS (Question du traducteur à 1000 shekel) :
Si je comprends bien, les fondateurs allemands et austro-hongrois du mouvement sioniste, Herzl et Nordau, étaient des enfants de chœur tendance bisounours. Les méchants étaient des russo-bolcheviks. Sauf que Jabotinsky n'a pas envoyé ses miliciens se former en URSS, mais dans l'Italie de Mussolini. Bibi = Poutine ? Donc Zelensky= Hamas ?
NdT

* Créée en 1791 par l’impératrice Catherine II de Russie, la zone de résidence (en russe : Черта оседлости, tchertá ossédlosti ; en yiddish : דער תּחום-המושבֿ, der tkhum-ha-moyshəv ; en hébreu : תְּחוּם הַמּוֹשָב, t’hum hammosháv ; en allemand : Ansiedlungsrayon ; en polonais : Strefa osiedlenia) était la région ouest de l’Empire russe où les Juifs, enregistrés comme tels, étaient cantonnés de force par le pouvoir impérial russe, dans des conditions matérielles souvent misérables, jusqu’à la Révolution de février 1917.


 

08/05/2025

RAEF ZREIK
Martin Buber, un sioniste à visage humain qui donne encore du grain à moudre

Le philosophe sioniste n’a pas pu échapper à un état d’esprit colonial, mais sa vision binationale offre une voie à suivre en Palestine/Israël.

Raef Zreik, Jewish Currents6/5/ 2025
Traduit par Fausto GiudiceTlaxcala 

Raef Zreik (Eilabun, Galilée, 1965), est un Palestinien de 1948. Il enseigne la philosophie morale et politique à l’Academic College of Tel Aviv-Yaffo, la jurisprudence au Ono Academic College et est senior research fellow à l’Institut Van Leer de Jérusalem. Diplômé de l’Université hébraïque de Jérusalem, de Columbia et de Harvard (doctorat sur le concept de droit et la distinction entre le droit et la vertu chez Kant).
Parmi ses publications récentes :
« What’s in the Apartheid Analogy », Theory and Event, 2020
« The ethics of the intellectual – Rereading Edward Said », Philosophy and social criticism, 2020
« Zionism and political theology », Journal of Political Theology, 2023
Son livre, Kant’s Struggle for Autonomy : On the Structure of Practical Reason, a été publié en 2023 par Rowman-Littlefield (New York).

Préface du livre
A Land of Two Peoples: Martin Buber on Jews and Arabs, édité, commenté et préfacé par Paul Mendes-Flohr, University of Chicago Press, 2005, réédition 2025 



Martin Buber pose un défi plus grand aux intellectuels palestiniens que tout autre leader et penseur sioniste. Le défi posé par Ze’ev Jabotinsky, Menachem Begin et David Ben-Gurion n’était pas principalement d’ordre intellectuel. Leur affirmation centrale—que le conflit avec les populations arabes indigènes était inévitable et inéluctable—laissait aux Palestiniens peu d’options autres que de se préparer à des confrontations violentes avec les colonisateurs sionistes. Le défi qu’ils posaient ne pouvait être relevé que sur le champ de bataille. La plupart des Palestiniens étaient donc plus d’accord avec Jabotinsky qu’avec Buber, qui insistait sur le fait que les intérêts nationaux juifs et palestiniens sont compatibles et donc susceptibles d’un accommodement mutuel. Buber vous oblige à dialoguer avec lui ; Jabotinsky vous force à vous battre.


Martin Buber, par Andy Warhol, 1980

Ainsi, en exprimant une vision d’un rapprochement entre le sionisme et la population arabe indigène de Palestine, Buber a remis en question la compatibilité du projet sioniste, qui cherche à sécuriser les intérêts du peuple juif, avec les intérêts et les aspirations du peuple palestinien. De plus, la position unique de Buber au sein du discours sioniste a soulevé une position paradoxale et incompréhensible pour les Palestiniens Ainsi, en exprimant sa vision d’un rapprochement entre le sionisme et la population arabe indigène de Palestine, Buber a remis en question le fait que le projet sioniste, qui cherche à garantir les intérêts du peuple juif, soit ou puisse être compatible avec les intérêts et les aspirations du peuple palestinien. En outre, la position unique de Buber au sein du discours sioniste a créé une situation paradoxale et incompréhensible pour les Palestiniens : en tant que sioniste, il faisait partie du projet colonial tout en s’y opposant. À bien des égards, la position de Buber s’apparente à la description du colonisateur autocritique dépeint par Albert Memmi dans Le colonisateur et le colonisé. S’il appartenait socialement, culturellement et économiquement à la société des colons, il n’en était pas moins conscient des effets néfastes du colonialisme sur la société autochtone. Buber s’opposait ainsi à certaines structures sociales et politiques fondamentales qui rendaient sa propre existence possible. Il allait vers le sud dans un train qui se dirigeait vers le nord. En effet, il se trouvait dans une situation apparemment intenable. En cherchant à se distancier de l’Occident en général et de l’impérialisme britannique en particulier, Buber semblait négliger la lourde dette du sionisme envers les puissances coloniales britannique et occidentale, endossée par la Société des Nations, la déclaration Balfour et l’établissement du mandat britannique sur la Palestine.

Memmi était tout à fait conscient de cette situation paradoxale dans laquelle un colonisateur qui résiste à la colonisation peut se retrouver inextricablement mêlé à ce même système. Memmi attire ainsi notre attention sur la réalité sociologique de la “vie coloniale”, que l’on ne peut pas simplement transcender par des idées. Le monde en général ne peut pas simplement être divisé entre les gens selon leur idéologie : progressistes et conservateurs, libéraux et fondamentalistes, socialistes et capitalistes, gauche et droite, etc. Les gens se distinguent également en fonction de leur position sociale, de leur situation et de leur position objective, et non pas uniquement en fonction de leurs idées. Il existe une distinction entre les indigènes et les colons, et même si un colon veut renoncer à ses privilèges, il continue d’en jouir. Ses liens, son réseau de relations, son cadre de référence - tout le contexte qui donne un sens à ses actions - restent ceux de la société du colon. Il y a une limite à ce que le colonisateur puisse s’identifier au colonisé ou embrasser sa position. Pour Memmi, si un tel colonisateur « ne peut s’élever au-dessus de ce moralisme intolérable qui l’empêche de vivre, s’il y croit avec tant de ferveur, qu’il commence par s’en aller » et qu’il coupe ses liens avec le projet colonial et la culture des colons. C’est ce qu’a fait Hans Kohn, ami proche et disciple de Buber. Après les affrontements entre Palestiniens et sionistes de 1929, Kohn a déclaré que “le sionisme n’est pas le judaïsme”, a renoncé à son poste de direction au sein de l’Agence juive à Jérusalem, a quitté la Palestine et a finalement émigré aux USA.

Mais Buber n’a pas approuvé la décision de Kohn. Il est resté sioniste et ne s’est pas reconnu comme un colonisateur privilégié. Il voulait faire partie du peuple juif et du projet sioniste et lutter à l’intérieur du mouvement pour l’orienter vers une voie radicalement différente de celle qu’il avait prise. Il s’opposait à la création d’un État qui assujettirait les Palestiniens à un statut de minorité ; il ne voulait pas que le sionisme fasse partie de l’ordre impérial ; il voulait un sionisme qui soutienne l’égalité des Juifs et des Arabes et attendait avec impatience l’établissement d’un État binational en Palestine. Mais avait-il une chance raisonnable de réaliser cette vision ?

Buber n’était-il qu’un songe-creux ? Un sophiste ? Ne comprenait-il pas la différence fondamentale entre la politique et l’éthique ? Était-il simplement en train de “construire des mythes”, comme l’aurait affirmé Memmi ? Inversement, voulons-nous vraiment souscrire à l’idée que la politique est avant tout une question de pouvoir, et que tant que vous n’avez pas de pouvoir, personne ne vous prendra au sérieux ? Sommes-nous sûrs de vouloir dissocier la morale de la politique ?

En tant que Palestinien, je ne sais pas si j’ai des réponses adéquates à ces questions. Pourtant, avec Buber, je me méfie des approches qui tendent à exagérer la dialectique tragique présumée de l’histoire et de la politique. Dans son article de 1945 intitulé “Politique et moralité”, Buber reconnaît que « la vie, en tant qu’elle est vie, implique nécessairement l’injustice. Il ne peut y avoir de vie sans destruction de la vie ». Buber n’était pas naïf. Mais il n’était ni prêt ni disposé, sous le couvert de ce truisme, à admettre la cruauté et l’injustice comme inhérentes aux affaires humaines. C’est pourquoi il ajoutait une mise en garde : « Nous ne pouvons pas nous abstenir de commettre l’injustice, mais nous avons la grâce de ne pas avoir à commettre plus d’injustice qu’il n’est absolument nécessaire ». « L’essentiel, soulignait-il, est de reconnaître les limites ». Il a donc averti ses collègues sionistes que « si l’on a l’intention de chasser de leur patrie des gens qui sont liés à la terre, alors on a dépassé ces limites. Nous sommes ici face à un droit inaliénable, le droit de celui qui cultive la terre d’y rester ». Le concept de “limitation” de l’injustice au strict nécessaire crée un espace pour imaginer une autre réalité sociale et politique en Palestine et offre quelques outils intellectuels pour argumenter contre la logique de Jabotinsky de l’inéluctabilité du conflit avec la Palestine et la logique du “nous” contre “eux” qui continue à prévaloir dans l’imagination politique sioniste.

La logique qui sous-tend la politique de Jabotinsky - et celle de son disciple Benjamin Netanyahou - tire sa justification du passé, lorsque les Juifs d’Europe étaient victimes d’un antisémitisme insidieux et implacable. D’où leur besoin impérieux d’un abri sûr qu’ils ne pouvaient trouver en Europe, un abri qui, selon Jabotinsky, ne pouvait être assuré qu’en Palestine sous la forme d’un État-nation juif souverain - un objectif autojustifié à atteindre par tous les moyens jugés nécessaires. Sa conception unique de la justice pour les Juifs abandonnés d’Europe l’a rendu aveugle à la réalité politique et démographique de la Palestine arabe. Cette conception est donc erronée dès le départ. Cette situation est différente de celle où la conception de la justice est raisonnable, mais où sa mise en œuvre entraînerait des conséquences indésirables. En effet, en se concentrant exclusivement sur la justice pour le peuple juif, Jabotinsky ignore délibérément ses conséquences pour les Palestiniens, à savoir leur dépossession et la privation de leurs droits politiques. Sa logique politique est inflexible et l’emporte impitoyablement sur les considérations éthiques. Buber conteste la politique sioniste guidée par cette seule logique politique. En poursuivant ses intérêts fondamentaux, il faut accepter la responsabilité morale de limiter les dommages que ses actions peuvent causer aux autres. Comme l’a dit Hannah Arendt, personne n’habite le monde seul. Nous sommes destinés à partager le monde et, en fin de compte, nous n’avons pas d’autre choix que de trouver un moyen d’y vivre ensemble.


Statue de Buber à Heppenheim, en Hesse, où il vécut de 1916 à 1938 

En honorant cet impératif existentiel et éthique, Buber a promu la vision d’un État binational. Ni les sionistes ni les Palestiniens n’ont jugé cette idée digne de considération. N’oublions pas que dans les années 1920, les Juifs ne représentaient pas plus de 10 à 15 % de la population de la Palestine. Il est vrai que leur nombre a augmenté au cours des deux décennies suivantes, atteignant 35 % au moment de la partition en 1947. Bien que l’idée binationale envisagée garantisse aux Juifs et aux Arabes une part égale dans le gouvernement et l’administration du futur État, les Palestiniens l’ont rejetée pour plusieurs raisons. Tout d’abord, l’idée de parité, indépendamment de la proportionnalité démographique, impliquait que les Palestiniens renoncent à leur statut de majorité et à leur patrie. La simple idée qu’une minorité d’immigrants (les Juifs) offre l’égalité - individuelle et collective - à la majorité palestinienne autochtone a été jugée déraisonnable, voire carrément absurde. Pourquoi les Palestiniens devraient-ils renoncer à la moitié de leur patrie ? Certes, les sionistes devraient également renoncer à leur rêve, comme le dit leur hymne national, « un espoir vieux de deux mille ans / D’être une nation libre [politiquement souveraine] sur notre terre / La terre de Sion, Jérusalem ». Il y a tout de même une différence entre renoncer à un rêve et renoncer à sa réalité : sa terre.

Le problème majeur qui a rendu l’acceptation du binationalisme plus difficile est le simple fait que la réalité n’était pas binationale à l’époque. Pour accepter le binationalisme, les Palestiniens auraient dû accepter l’immigration juive en Palestine sous la tutelle du mandat britannique. Par ailleurs, Buber ne s’est pas adressé aux Palestiniens. Il a débattu avec ses collègues sionistes. Les dirigeants sionistes ne se sont pas non plus adressés aux Palestiniens, estimant que seule l’aide de l’Empire britannique leur permettrait d’établir un foyer national en Palestine. En bref, la tentative de Buber de situer le sionisme comme un nationalisme subalterne, un nationalisme de décolonisation, était en contradiction avec les faits sur le terrain. Il s’efforçait de situer le sionisme à côté et en complément - et non en opposition - du nationalisme palestinien, en tant que nationalisme anticolonial, mais cela ne cadrait pas avec le fait que ce sont les Britanniques qui ont préparé le terrain pour la colonisation juive de la Palestine.

Les arguments de Buber posent des questions intéressantes au mouvement national palestinien, principalement en raison de son minimalisme et de sa tentative de trouver un moyen de concilier les intérêts des deux mouvements sans que le sionisme ne domine les Palestiniens. La version du sionisme de Buber était-elle plausible et aurait-elle dû être acceptée par les Palestiniens ? Il s’agit en partie d’une question historique. Mais la question est toujours d’actualité étant donné que nous luttons toujours pour trouver un moyen d’assurer une existence pacifique, décente et digne pour les deux peuples. Certains des arguments de Buber en faveur des droits des Juifs en Palestine sont expliqués dans son discours de 1929 intitulé « Le foyer national et la politique nationale en Palestine ». Ce texte révèle des traces évidentes de la pensée et de l’imagination coloniales, comme lorsqu’il fonde le droit sur « un fait avéré : après des milliers d’années au cours desquelles le pays était une terre inculte, nous l’avons transformé en un pays habité, là où il nous était loisible de le faire, par des années de travail ». Le droit découlant de la création et de la fertilisation est en fait le droit des colons. Même lorsque Buber a cherché à étendre l’égalité aux Palestiniens indigènes, il l’a fait dans une perspective coloniale, déclarant que « la situation de notre colonie inclut la vie des habitants arabes du pays, que nous n’avons pas l’intention d’expulser ». Pour tout Palestinien à l’oreille sensible, cela sonne comme si les immigrants juifs faisaient une faveur aux Arabes en ne les expulsant pas, un geste bienveillant qui mérite d’être récompensé ! 


Buber lors de sa première visite en Palestine en 1927

La mentalité coloniale de Buber apparaît à nouveau dans sa lettre de 1939 au Mahatma Gandhi, dans laquelle il tente d’expliquer pourquoi les Juifs persécutés d’Allemagne cherchent refuge en Palestine : « Les Juifs sont persécutés, volés, maltraités, torturés, assassinés ». Pourquoi pas une autre terre que la Palestine ? Parce que les Juifs ont un lien historique, religieux et spirituel avec cette terre, et qu’elle leur appartient (« nous avons besoin de notre propre sol »). Pour ceux qui connaissent le langage des droits, je dirais que l’argument se réfère à la fois à un droit général basé sur le besoin et à un droit spécial qui lie spécifiquement le peuple juif à cette terre. Les arguments fondés sur la nécessité sont d’ordre général. Si je meurs de faim, j’ai le droit d’être nourri, mais ce droit est général et s’impose à tous ceux qui sont en mesure de m’aider ; par conséquent, il peut imposer un devoir de solidarité imparfait. Mais mon devoir de solidarité envers les autres, d’aider ceux qui sont dans le besoin, est différent de mon devoir spécial de payer celui à qui j’ai emprunté de l’argent ou celui dont j’ai endommagé les biens. Il s’agit de devoirs particuliers, plus lourds que le devoir général d’assistance. Les Palestiniens avaient le devoir d’assistance, le devoir de solidarité, en tant que devoir général. C’était le même devoir général que celui des Français, des Russes, des Iraniens et des USAméricains. Comment un peuple peut-il se réveiller en découvrant qu’il a un devoir spécial d’aider un autre peuple en lui cédant la moitié de sa patrie, quelle que soit la gravité de la situation ? L’argument de la nécessité peut difficilement établir un tel devoir. La plupart des dirigeants sionistes n’ont même pas envisagé de proposer des arguments ou des réponses à cette question. Buber s’approche d’une réponse, mais il le fait dans son débat épistolaire avec Gandhi, et non avec un dirigeant palestinien. Néanmoins, je pense qu’il y a une différence entre un devoir de solidarité qui garantit le droit d’immigrer des Juifs fuyant les persécutions et un devoir d’accepter la demande d’un autre peuple pour un État-nation séparé ou même un partenaire égal dans un État binational. Cela ne va pas de soi et ne doit pas l’être.


Buber, par LAUTIR

Bien que les idées de Buber aient été en son temps reléguées aux marges de l’histoire, il pourrait être utile de les revisiter aujourd’hui afin d’envisager l’avenir. Comme je l’ai mentionné plus haut, l’un des problèmes des idées de Buber est qu’il a proposé une solution binationale dans une réalité qui ne l’était pas. Non seulement parce que le nombre de Juifs était relativement insignifiant, mais aussi en raison de la nature coloniale du projet d’installation. Si l’aspect colonial de la colonisation existe toujours 100 ans plus tard, le paysage démographique est différent : les Juifs de Palestine sont aujourd’hui la troisième ou la quatrième génération à vivre sur cette terre et ne connaissent pas d’autre foyer. Les idées de Buber sont donc à nouveau pertinentes, mais il est clair qu’elles doivent être actualisées pour répondre aux nouveaux défis. Ces défis comprennent la reconnaissance de la Nakba palestinienne et la nécessité de mettre fin à la dépossession actuelle des Palestiniens. Dans un premier temps, les Israéliens juifs devraient reconnaître et réparer les injustices historiques de la dispersion, de la discrimination et de l’occupation subies par les Palestiniens. En conséquence, le binationalisme ne peut avoir de sens que dans le cadre d’un projet de décolonisation qui met fin à l’héritage de l’assujettissement et de la domination. Le binationalisme sans décolonisation n’est qu’une continuation de la domination parée d’autres atours.

Pour de nombreux intellectuels palestiniens, le binationalisme est intrinsèquement intenable, car il implique de reconnaître les droits historiques des Juifs en Palestine et de reconnaître que la résistance palestinienne a échoué et qu’elle était peut-être simplement malavisée. En outre, nombreux sont ceux qui affirment que la meilleure solution à la question juive en Palestine serait un État laïque, multiethnique et libéral fondé sur l’égalité des droits pour tous ses citoyens, sans distinction de race, de religion, de sexe ou d’appartenance culturelle. 


Buber par Brigitte Dietz, 2014

Un État binational qui soutient l’autonomie culturelle et religieuse n’exige pas nécessairement, à mon avis, d’accepter le récit sioniste concernant les droits historiques des juifs en Palestine. Reconnaître les droits collectifs des Juifs en Palestine ne doit pas être interprété comme une reconnaissance de leur droit historique à la terre. De nombreux droits que nous possédons ne sont pas historiques et ne sont pas non plus fondés sur une affiliation historique. Mon droit d’être représenté par un avocat dans un procès pénal et mon droit à la liberté d’expression sont des droits purement juridiques. Ces droits reposent sur certaines perceptions de la fragilité de l’existence humaine et de ses besoins fondamentaux. Je ne vois aucune raison de croire qu’accepter un droit collectif à l’autodétermination juive en Palestine dans le cadre du binationalisme revient à accepter une quelconque version du sionisme. Nous devrions être capables d’imaginer un nationalisme juif en Palestine qui ne soit pas colonialiste.

Quant à la suggestion d’un État libéral laïque qui ne reconnaît aucune appartenance religieuse, culturelle ou nationale dans la sphère publique, j’ai tendance à penser qu’elle n’est pas attrayante à l’heure actuelle. Le rêve libéral d’une sphère publique neutre qui met entre parenthèses les identités et les limite à la sphère privée n’est pas convaincant. Il n’est pas nécessaire de rappeler ici toute la littérature du dernier demi-siècle qui souligne l’importance de l’identification culturelle, de Will Kymlicka à Charles Taylor, Bhaikhu Parekh, et d’autres. J’ai tendance à penser que l’identité collective des deux groupes est importante pour eux et qu’ils ont tout intérêt à conserver et à développer leur vie culturelle et religieuse distincte.

Une autre réserve avancée par les intellectuels palestiniens pour empêcher tout rapprochement avec l’État juif concerne l’alignement du sionisme sur l’impérialisme occidental et sa volonté de préserver ses intérêts aux dépens de l’Orient en général et du monde arabe en particulier. Buber partageait certaines de ces préoccupations et dénonçait constamment les dirigeants sionistes qui cherchaient à obtenir le soutien des puissances impérialistes. Il a proposé un autre type de sionisme qui était en un sens non colonial (il a essayé de faire la différence entre le colonialisme expansif et le colonialisme limité concentré, une distinction qui peut difficilement tenir dans la pratique), malgré la rhétorique coloniale avec laquelle il a célébré l’idéalisme des pionniers des colonies agricoles sionistes (voir son essai de 1939, “Concerning Our Politics”). Il envisageait le sionisme comme un moyen de faciliter le retour des Juifs à leurs origines orientales et de servir ainsi de pont de réconciliation entre l’Orient et l’Occident (voir son essai de 1956, “Instead of Polemics” et son essai de 1965, “The Time to Try”). Mais Israël, depuis sa création il y a 77 ans, a choisi, aux côtés des USA et d’autres puissances impérialistes hégémoniques occidentales, de perpétrer une attaque permanente contre la région, ses peuples et leurs intérêts et de se positionner ainsi comme l’ennemi de la région (les guerres de 1956, 1967, 1982 et 1996 n’en sont que quelques exemples). En outre, plus Israël lance des guerres contre la région, plus il devient dépendant des puissances occidentales, comme le montre clairement la récente guerre à Gaza. Tout cela pour dire que l’avenir de la Palestine ne peut se concevoir sans remodeler l’image de toute la région et la nature des relations entre l’Orient et l’Occident, en mettant fin aux politiques coloniales et impériales. Buber espérait que le peuple d’Israël servirait de pont de réconciliation entre l’Orient et l’Occident. Depuis la disparition de Buber il y a six décennies, l’image de ce pont continue de s’éloigner dans un horizon toujours plus lointain. Israël est désormais pleinement au service des grandes puissances impériales occidentales contre les peuples du Proche-Orient. La guerre de 2023 sur la bande de Gaza contre les Palestiniens fait de plus en plus ressembler Israël à un krak de croisés en Terre sainte, repoussant désespérément les armées de Saladin au 13e siècle. Buber l’avait prévu et, malheureusement, il avait raison.


Dans une série de sachets de sucre sionistes, Martin Buber