Selon l’interprétation syrienne des événements, Israël prévoit d’exploiter les conflits internes dans le pays, en particulier dans le district druze, afin de s’imposer comme une « force de police » capable d’empêcher le gouvernement d’établir son contrôle sur l’ensemble du pays.
Zvi Bar’el, Haaretz,
15/7/2025
Traduit par Fausto Giudice, Tlaxcala
Alors qu’Israël examine
attentivement les possibilités d’une normalisation – ou tout au moins d’un
accord de sécurité, voire d’une simple entente – avec le nouveau gouvernement
syrien, le pays du président Ahmed al-Charaa est en feu, au sens propre comme
au figuré. La Syrie reste un État sans gouvernement, puisque son gouvernement
central ne contrôle que 60 à 70 % de son territoire.
Les Israéliens ont déjà oublié le massacre
des Alaouites dans le district de Lattaquié, en Syrie, en mars,
qui a fait 1 700 morts. Il en va de même pour les violents affrontements qui
ont opposé en avril les membres de la communauté druze et les forces
gouvernementales ou les forces alliées au gouvernement. L’attaque du 22 juin
contre l’église Mar Elias, qui a fait au moins 25 morts, n’a pas non plus
beaucoup impressionné Israël.
Mais dimanche, une autre flambée
de violence dangereuse s’est produite, qui pourrait dégénérer en un nouvel
affrontement entre les Druzes et le gouvernement. Et dans ce conflit, Israël
est déjà profondément impliqué.
En apparence, tout a commencé par
un incident banal. Un jeune marchand de légumes druze a été victime d’un vol
commis par un gang de Bédouins alors qu’il conduisait son camion de légumes sur
la route principale entre Soueïda et Damas. Les vols ne sont pas rares dans le
district sud de Soueïda et font depuis longtemps partie intégrante de l’«
économie » de la région.
Mais cette fois-ci, le vol a
dégénéré en affrontements généralisés. En réponse à cela, et après que des
Bédouins ont enlevé plusieurs membres de la communauté druze, des Druzes armés
ont capturé certains membres de la tribu bédouine qui vit dans la ville de Soueïda.
Les otages ont ensuite été
libérés, mais les affrontements, qui ont donné lieu à des tirs de mortier, à l’utilisation
de drones et de mitrailleuses, ont fait 40 morts
et une centaine blessés. Depuis lors, le nombre de morts est passé à
90 et les affrontements se poursuivent au moment où nous écrivons ces lignes.
Le gouvernement syrien a
rapidement annoncé lundi qu’il intervenait pour rétablir le calme et a commencé
à déployer des forces de police et des chars vers le lieu des affrontements. À
la suite d’informations faisant état de frappes israéliennes dans cette ville à
majorité druze, le ministre syrien de la Défense a annoncé un cessez-le-feu,
mettant officiellement fin à toute lutte intestine dans la région.
La réponse du régime syrien est
celle que prendrait n’importe quel pays qui souhaite mettre fin aux
affrontements armés et empêcher leur propagation à d’autres régions du pays.
Mais à Soueïda, ville druze, la situation est pour le moins un peu plus
compliquée.
Militialand
En mai, les dirigeants druzes de Soueïda
ont signé un accord avec le gouvernement visant à apaiser les violences qui
avaient éclaté précédemment. En vertu de cet accord, les milices druzes – qui
sont plusieurs – sont censées remettre leurs armes à l’armée syrienne et, à une
date ultérieure, être intégrées à celle-ci. Un accord similaire a été conclu avec les forces kurdes
opérant
sous l’égide des Forces démocratiques syriennes, qui contrôlent le nord du
pays.
L’accord avec les Druzes stipule
également que les forces de sécurité syriennes seront chargées d’assurer la
sécurité sur la route principale entre Damas et Soueïda, celle-là même où le
marchand de légumes a été agressé, déclenchant les derniers affrontements.
En vertu de cet accord, les
forces de sécurité syriennes sont censées assurer la sécurité de l’ensemble du
district. Mais ici, elles se heurtent à l’opposition de certaines milices
druzes, dont les loyautés sont partagées entre les trois chefs spirituels de la
communauté.
Certaines milices ont déclaré
être disposées à coopérer avec l’armée. Mais l’une d’entre elles, fidèle au
chef spirituel Hikmat al-Hijri, a déclaré qu’elle ne déposerait pas les armes
tant qu’une armée nationale syrienne n’aurait pas été mise en place. Une autre
a déclaré qu’elle ne faisait
pas confiance à la promesse du gouvernement syrien de
protéger les Druzes, ajoutant que si la milice finit par être intégrée à l’armée,
cela ne se fera que si les forces druzes constituent une unité distincte
chargée de protéger leur district d’origine.
En conséquence, l’armée et la
police syriennes n’ont jusqu’à présent pas été en mesure d’entrer dans le
district. Et selon les Druzes, elles n’ont pas non plus protégé la route
principale entre Soueïda et Damas.
L’ironie, c’est que les milices,
les dirigeants druzes et le gouvernement s’accordent tous à dire que le
problème est dû à l’absence du gouvernement tant dans le district que sur la
route principale. Le régime fait valoir, avec beaucoup de raison, que son échec
est dû à l’opposition des Druzes à l’entrée de ses forces dans la région. Les
Druzes, en revanche, affirment qu’il s’agit d’un échec délibéré visant à
compromettre leur sécurité.
« Les causes de cette escalade
sont claires et récurrentes », a déclaré dans un communiqué la milice des
Hommes de la dignité, la plus importante des milices druzes, dirigée par Laith
al-Balous. « Elles commencent par l’absence délibérée des forces de l’État sur
l’artère vitale qui relie Damas à Soueïda et se poursuivent par les attaques
répétées contre des civils sur cette route, que le gouvernement ignore depuis
des mois. »
Comme lors des affrontements d’avril,
les dirigeants druzes ont cette fois encore demandé à la communauté
internationale d’intervenir
pour « protéger la minorité druze de l’anéantissement ». Cela a
ébranlé le gouvernement d’Al-Charaa, car cela le présente comme incapable de
protéger ses citoyens et comme laissant les milices et les gangs sévir et
attaquer les civils, parfois les Alaouites, parfois les Druzes.
Le gouvernement n’a même pas été
en mesure d’empêcher l’attaque contre l’église Mar Elias, qui a
été attribué à l’État islamique, mais qui pourrait avoir été perpétré par d’anciens
membres mécontents de la milice d’Al-Charaa, Hayat Tahrir al-Cham. Tout cela se
passe alors qu’Al-Charaa visite les capitales du monde entier, essayant de
montrer qu’il contrôle totalement la situation et promettant qu’il peut
protéger tous les Syriens afin de mobiliser les énormes investissements dont la
Syrie aura besoin pour sa reconstruction.
Mais le problème ne s’arrête pas
là. Israël s’est imposé comme un acteur clé dans le sud de la Syrie et sur le
plateau du Golan syrien, non seulement en tant que partie contrôlant de vastes
territoires sur lesquels il a construit des bases militaires, mais aussi en
tant que garant de la sécurité de la communauté druze.
Par conséquent, lorsque les
dirigeants druzes font appel à la communauté internationale, la Syrie
interprète cela comme un appel à l’intervention israélienne. Et en effet,
Israël est intervenu. Lundi, lorsque l’armée syrienne a tenté d’envoyer des
chars dans le quartier en proie à des troubles, elle a été attaquée par des
avions israéliens qui ont bloqué leur avancée.
L’explication officielle d’Israël
est que l’attaque visait à empêcher les chars d’entrer dans le district. « La
présence de tels véhicules dans le sud de la Syrie pourrait constituer une
menace pour Israël. Les Forces de défense israéliennes ne permettront pas l’existence
d’une menace militaire dans le sud de la Syrie et s’efforceront de l’empêcher.
»
Selon cette explication, l’attaque
de l’armée israélienne visait à empêcher la Syrie de violer la « ligne de
contrôle » établie par Israël, qui fait désormais l’objet de négociations entre Israël et la
Syrie.
Mais cette explication n’a pas
vraiment convaincu le gouvernement syrien, qui considère cette attaque comme
une violation de la souveraineté syrienne et une ingérence israélienne dans les
affaires intérieures du pays. De plus, alors que les médias israéliens s’empressent
de rapporter les accords et la coordination avec le gouvernement syrien ainsi
que les progrès de la Syrie sur la voie de la normalisation avec Israël, l’intervention
militaire israélienne montre qu’aucun accord de sécurité n’a encore été conclu.
Selon l’interprétation des
événements par la Syrie, Israël
prévoit d’exploiter les conflits internes dans le pays, en
particulier dans le district druze, afin de s’imposer comme une « force de
police » capable d’empêcher le gouvernement d’établir son contrôle sur l’ensemble
du pays. Dans la pratique, le contrôle géographique du territoire syrien par
Israël a ainsi fait de ce dernier un partenaire dans la gestion du pays.
La connexion turque
Cette évolution dangereuse se
produit alors même que les USA s’efforcent d’aider le gouvernement d’Al-Charaa
à stabiliser son pouvoir dans tout le pays.
Depuis que le président Donald Trump a serré la
main d’Al-Charaa. lors de sa visite en Arabie
saoudite, où il a levé les sanctions contre la Syrie, ouvrant ainsi grand la
porte à la coopération internationale avec le nouveau gouvernement syrien, l’ambassadeur
usaméricain en Turquie et envoyé spécial en Syrie et au Liban, Tom Barrack, a
exercé de fortes pressions sur les Kurdes pour qu’ils mettent en œuvre l’accord
qu’ils ont signé avec Al-Charaa et rejoignent l’armée nationale.
On ne sait toujours pas comment
Washington va gérer la question druze, l’implication d’Israël dans ce dossier
et le territoire contrôlé par Israël. Il est toutefois important de rappeler
que la Turquie est également impliquée dans toutes ces questions. Ankara
est devenu le protecteur d’Al-Charaa, avec la bénédiction de
Washington et de Riyad.
Al-Charaa reçu par Ilham Aliyev, Monsieur BOAI (Bons offices auprès d'Israël)
La Turquie et Israël ont mis en
place un mécanisme de coordination grâce à la médiation de l’Azerbaïdjan.
Samedi, Bakou a également accueilli Al-Charaa, et « en marge » de cette visite,
de hauts responsables syriens, dont le ministre des Affaires étrangères Asaad
al-Shibani, ont rencontré des responsables israéliens. Néanmoins, le mécanisme
de coordination vise uniquement à prévenir les affrontements « involontaires »
entre les Forces de défense israéliennes (FDI) et les forces turques, et non à
traiter les activités des FDI dans le sud de la Syrie.
La Turquie estime qu’Israël doit
se retirer de tout le territoire syrien et revenir aux lignes établies dans l’accord
de séparation des forces de 1974. Elle tente actuellement de convaincre l’administration
usaméricaine d’adopter cette position et de persuader Al-Charaa de subordonner
tout accord avec Israël à cette condition.