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30/12/2024

Face au Makhzen, mon amère victoire, par Ignacio Cembrero

Ignacio Cembrero, el confidencial, 29/12/2024
Traduit par Tafsut Aït Baâmrane

Face au harcèlement judiciaire par la monarchie alaouite, les journalistes peuvent se cuirasser psychologiquement. Face au soutien apporté à Rabat par les gouvernements espagnols, notamment celui du PSOE, c’est impossible. Ils torpillent la défense du journaliste. Leurs agissements font mal.

José Manuel Albares, ministre espagnol des Affaires étrangères, Pedro Sánchez, président du gouvernement de Madrid, Aziz Akhannouch, Premier ministre marocain, et Nasser Bourita, ministre marocain des Affaires étrangères, à Rabat en février 2024. Photo Jalal Morchidi Pool/EFE

Il était presque minuit le jeudi 19 décembre. Cela faisait déjà 12 heures que mon avocat, Javier Sánchez Moro, m’avait annoncé la grande nouvelle : le Royaume du Maroc ne ferait pas appel devant le Tribunal suprême de la décision de l’Audience provinciale de Madrid de rejet de sa plainte pour « action de jactance* », pour l’avoir accusé d’être responsable de l’espionnage de téléphones portables au moyen du programme malveillant Pegasus.

Cela faisait déjà 12 heures que j’avais diffusé la nouvelle par le biais de listes de diffusion et de réseaux sociaux , mettant ainsi fin à deux ans et demi de persécution judiciaire , précédés de huit autres années au cours desquelles le gouvernement marocain avait réussi à me faire inculper par l’Audience nationale pendant des mois pour apologie du terrorisme. Sa plainte a finalement été classée sans suite et il n’y a pas eu de procès.

Depuis le jeudi 19 à midi, j ‘ai reçu des centaines de messages de félicitations. Des confrères journalistes, des associations de presse, des hauts fonctionnaires d’institutions publiques, des hommes politiques de tout l’échiquier parlementaire, des amis ou de simples lecteurs que je ne connaissais pas me les ont envoyés en privé, mais aussi par le biais des réseaux sociaux. Parmi ceux qui m’ont écrit, il y avait même des membres du PSOE, le parti dont le secrétaire général, Pedro Sánchez, en mars 2022, s’est aligné sur la solution préconisée par le Maroc pour résoudre le conflit du Sahara occidental.

Jeudi soir, il était presque minuit et je n’en pouvais plus. Pas un seul membre du gouvernement espagnol ne m’avait félicité. Je n’en connais pas beaucoup, mais je connais une poignée de ministres et de secrétaires d’État avec lesquels j’ai partagé une table ou bavardé pendant un certain temps avant qu’ils n’entrent au gouvernement. J’ai même donné une conférence en duo avec l’un d’entre eux, organisée par le Parlement européen.

Ce soir-là, je n’en pouvais plus et j’ai envoyé un petit message privé à tous ceux qui figuraient dans mon agenda. Je leur ai dit qu’un jour comme aujourd’hui, j’aurais été heureux de recevoir les félicitations d’un membre du gouvernement espagnol. Ils ont dû le voir car, au moins sur WhatsApp, les deux petits V confirmant la réception sont apparus . Albares a été l’exception. Je ne lui ai pas écrit parce que c’est un cas désespéré si l’on en juge par les réponses évasives qu’il a toujours données aux questions parlementaires sur les plaintes du makhzen contre moi.

Ils ont dû voir le message, mais tous, sauf un, m’ont opposé le silence. Celle qui m’a répondu m’a immédiatement rappelé qu’elle avait eu une journée chargée, s’est excusée et m’a envoyé de chaleureuses félicitations. Je lui en suis très reconnaissant. Ses paroles m’ont fait plaisir, mais elles n’ont pas compensé mon mécontentement face au silence de ses collègues du gouvernement.

Ce silence rend amère ma victoire, la quatrième en justice en une décennie, contre le Maroc, son gouvernement, ses espions et, depuis peu, la monarchie alaouite sans intermédiaires. Après une décennie de harcèlement judiciaire , je suis devenu presque psychologiquement résistant à leurs attaques. Ce à quoi je ne me suis jamais habitué, c’est que ce sont mes propres compatriotes, et plus encore les sociaux-démocrates, auxquels je m’identifiais, qui ont soutenu les autorités du pays voisin dans leur harcèlement judiciaire.

Les premiers signes du soutien à Rabat contre le journaliste espagnol que je suis sont apparus quand le Parti Populaire gouvernait. Depuis la première investiture de Pedro Sánchez, ils se sont accentués. Je ne citerai que quelques exemples parmi une très longue liste. Les députés socialistes espagnols - mais pas le reste de leur groupe - ont voté au Parlement européen, le 19 janvier 2023 , contre une résolution qui, entre autres, demandait aux autorités marocaines de mettre fin au harcèlement judiciaire dont j’étais victime. Ils n’ont jamais expliqué leur vote, qui concordait avec celui des « lepénistes », l’extrême droite française.**

Un commissaire européen que je connais a laissé entendre l’ année dernière à Nasser Bourita, le ministre marocain des Affaires étrangères, que, pour de nombreuses raisons, il était souhaitable que Rabat retire sa plainte contre moi. Bourita a rejeté cette suggestion et s’est étonné qu’un commissaire européen s’intéresse au journaliste espagnol alors que les ministres espagnols qu’il avait rencontrés ne le faisaient pas.

J’étais bien naïf de m’attendre à ce qu’Albares intercède en ma faveur. Le gouvernement espagnol a accepté de se réconcilier avec le Maroc, en mars 2022, sans retirer les poursuites judiciaires inspirées par Rabat contre l’ancienne ministre des Affaires étrangères, Arancha González-Laya, et son chef de cabinet, Camilo Villarino, pour avoir organisé l’accueil en Espagne de Brahim Ghali, le dirigeant du Polisario malade  du Covid. Des rapports du CNI [Centre national du renseignement] publiés par le quotidien El País l’attestent .

Tout ce qui a un lien avec le ministère espagnol des Affaires étrangères est, pour moi, un territoire interdit. Je n’ai jamais été invité aux briefings que les collaborateurs d’Albares ont donné, par exemple, pour expliquer le changement d’attitude sur le Sahara Occidental. La Casa Árabe de Madrid, mais c’était à l’époque où José Manuel García-Margallo était ministre, ne m’a pas permis de présenter mon livre La España en Alá (L’Espagne en Allah) à son siège. Le veto s’est même étendu à mon premier avocat, Javier Sánchez Sánchez, qui a publié un beau roman se déroulant dans les dernières années de la colonisation du Sahara par l’Espagne.

L’Institut royal Elcano a également cessé de m’inviter aux réunions à huis clos qu ‘il organisait avec des personnalités du monde islamique de passage à Madrid. Il s’est justifié auprès des autres participants en prétendant que j’avais divulgué des propos tenus « off the record » [officieusement]. Des années plus tard, l’un des premiers ministres m’a avoué dans un message privé qu’« avec le Maroc impliqué , c’était très compliqué ». Je le remercie pour sa franchise, tout comme j’apprécie la sincérité de ceux qui, à l’École diplomatique, m’ont avoué que je ne donnerais plus jamais de conférences à leurs étudiants car « il y a des instructions venues d’en haut ».

Mais il y a pire que les vétos, ce sont les barrages. En 2015, toujours avec García-Margallo à la barre, le consul d’Espagne à Paris a refusé d’accepter une déclaration d’ un journaliste du Monde que j’allais utiliser pour me défendre dans un procès intenté à Madrid par Ahmed Charai, responsable des relations publiques de la Direction générale des Études et de la Documentation (DGED), le service de renseignement extérieur et de contre-espionnage du Maroc, Le consul, sur ordre de Madrid, a dit au journaliste de s’adresser à un notaire français. Malgré cela, j’ai obtenu gain de cause.

Le département de la sécurité nationale de la Moncloa*** a, quant à lui, fourni des munitions aux avocats du Royaume du Maroc avec son rapport 2023. Il désigne deux puissances - la Russie et la Chine - pour leurs activités hostiles en Espagne, mais omet le Maroc. Les avocats du Royaume du Maroc se sont empressés de soumettre le document à l’Audience Provinciale pour prouver « l’innocence » de leur client accusé d’espionnage avec Pegasus. Le journal marocain Barlamane par exemple, proche de l’appareil sécuritaire, s’est emparé de ce rapport pour affirmer que la sentence qui annule les poursuites contre moi est pratiquement irrelevante face aux conclusions de l’équipe de la Moncloa.

À voix basse, un cadre socialiste, un collaborateur d’Albares, a expliqué que le harcèlement judiciaire dont je fais l’objet est dû au fait que je suis « anti-marocain ». Je tiens à le dire haut et fort : je ne suis pas anti-marocain, tout comme les antifranquistes n’étaient pas antiespagnols, même si la propagande de la dictature s’obstinait à les présenter comme tels.

Je passe beaucoup de temps en ligne avec des Marocains vivant dans leur pays et dans diverses parties de l’Europe. Certains d’entre eux sont des amis de longue date. Je leur dois certaines de mes exclusivités journalistiques. Je connais mon voisin et c’est pourquoi, lorsque les tensions étaient vives entre l’Espagne et le Maroc en 2021, j’ai été invité à plusieurs reprises à des réunions à huis clos pour donner mon avis sur les intentions de la maison royale marocaine, là où se trouve le véritable pouvoir.

C’était une autre époque. Maintenant que les deux voisins sont de grands amis, analyser dans des articles de presse le comportement de Rabat, y compris son utilisation massive de Pegasus pour espionner sans dépenser un dollar, c’est se mettre à dos les deux parties.

NdlT

*Acción de jactancia : action dirigée contre une personne qui se vante publiquement d’avoir un droit contre une autre afin de l’obliger à établir la réalité de ses allégations sous peine d’être vouée à un silence perpétuel.

**Cette résolution a été la première dans les 44 ans de vie du Parlement européen, critiquant le régime marocain pour atteintes à la liberté de l’information.

***Le palais de la Moncloa, à Madrid, est la résidence officielle du président du gouvernement (Premier ministre)