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15/09/2024

YASMIN ABUSAYMA
Une lettre d'amour à Gaza : réflexions depuis l'exil

Je suis vraiment désolée de t’avoir considérée comme acquise, ma Gaza bien-aimée. Je n’ai pas ressenti un seul instant de sécurité depuis que je t’ai quittée.

Yasmin Abusayma, Mondoweiss, 14/9/2024
Traduit par Fausto Giudice, Tlaxcala 

Yasmin Abusayma, est une auteure, traductrice-interprète, enseignante et mère de famille gazaouie réfugiée en Égypte. Elle est diplômée en littérature anglophone et éducation de l’Université islamique de Gaza. Meta X

Yasmin, les explosions se rapprochent. Il serait bon que tu partes maintenant. L’air est chargé de fumée et le sol tremble à chaque explosion. Fuis tant que tu le peux. Ce n’est plus une question de rêve ou d’opportunité, c’est une lutte pour la survie. Le danger est imminent et chaque instant compte. Tu dois courir pour sauver ta vie et celle de tes enfants. Cours avant qu’il ne soit trop tard.

Ces pensées ont résonné dans mon esprit lorsque j’ai décidé de quitter Gaza. Je suis mère de jumeaux et traductrice de l’anglais vers l’arabe, et je trouve du réconfort dans l’écriture. Je n’ai jamais voyagé de ma vie. J’ai fêté mon anniversaire en dehors de Gaza pour la première fois à l’âge de 30 ans.

Gaza a façonné mon existence - sa chaleur, ses contradictions, ses blessures, ses joies éphémères, ses défis, ses réussites et ses souvenirs doux-amers.


Des enfants palestiniens déplacés se rassemblent sur la plage de Deir al-Balah, dans le centre de la bande de Gaza, pendant la trêve entre Israël et le Hamas, le 29 novembre 2023. Photo Omar Ashtawy/APA Images

J’ai quitté la ville de Gaza une semaine après le début de la guerre, après que l’armée israélienne a émis des ordres d’évacuation, nous enjoignant de nous diriger vers le sud. Croyant que nous allions bientôt revenir, je n’ai emporté que quelques documents essentiels et quelques vêtements. Deux mois plus tard, j’ai découvert que notre quartier avait été rasé, y compris ma maison et tous mes biens. Ayant perdu tout ce qui comptait, j’ai décidé d’échapper à l’horreur de la guerre et de quitter la bande de Gaza avec ma famille pour l’Égypte. Nous avons franchi la frontière le 15 avril avec des sentiments mitigés à l’idée de quitter ce qui était autrefois une vie bien remplie. Partir vers l’inconnu alors que les vies que nous avons laissées derrière nous se sont effondrées a été plus dévastateur que je ne saurais le décrire.

J’avais toujours rêvé de quitter Gaza, estimant que le blocus et les escalades récurrentes m’avaient privé de nombreuses opportunités et de nombreux rêves. Mon père avait l’habitude de dire : « Crois-le ou non, ma chère, tu ne trouveras jamais un endroit meilleur que ta patrie ».

En tant que Gazaouie moyenne, j’aspirais à parcourir le monde, à voir un aéroport et à prendre l’avion. Je me demandais ce qu’il y avait au-delà du point de passage de Rafah et comment était la vie de l’autre côté. Enfant, je rêvais d’aller au cinéma, de construire un bonhomme de neige et de visiter un immense parc d’attractions, que je n’avais vu qu’à la télévision. En grandissant, je me suis rendue compte que j’aspirais à une vie normale que tout le monde voudrait avoir. Au fur et à mesure que le temps passait à Gaza, je voulais une vie sans la présence constante des drones. Je me suis toujours demandé ce que cela ferait d’avoir de l’électricité 24 heures sur 24 et 7 jours sur 7. Malgré ces difficultés, Gaza reste un endroit que j’ai réalisé et que j’aime profondément.

En Égypte, la vie est normale. Tout ce que je voulais autrefois est disponible et facile d’accès. Après sept longs mois de conditions insupportables, même les plus petites choses, comme une douche chaude ou un repas chaud, semblent étranges. J’ai vu les visages de mes enfants s’illuminer de joie lorsqu’ils ont goûté du lait chocolaté et des fruits frais pour la première fois depuis des mois. Mais je ne peux pas profiter pleinement du luxe d’avoir de la bonne nourriture alors que mon peuple se bat pour en avoir. La brise froide de l’air conditionné me semble perverse. Il est difficile de se détacher de la vie que j’ai vécue à Gaza et de recommencer à zéro.

Nous vivons non loin de l’aéroport du Caire. Même le bruit des avions commerciaux est effrayant et nous rappelle les bombes. Une fois, j’ai eu un appel vidéo avec mon père, qui est toujours à Gaza. J’ai été surprise par la stabilité de la connexion internet qui nous a permis d’avoir une conversation claire. Même si tout semblait parfait à ce moment-là, je n’arrivais pas à me débarrasser du sentiment qu’il manquait quelque chose. Je savais que j’avais besoin de temps pour comprendre ce sentiment de vide.

J’ai alors réalisé, tardivement, que des choses aussi simples suffisent à nous rendre heureux. Je les ai toujours considérées comme allant de soi, car il ne m’était jamais venu à l’esprit que je les perdrais à jamais. Acheter du café avec des grains fraîchement moulus dans un petit café dans les rues animées de ma ville natale, écouter mes chansons préférées le matin, ou même m’asseoir au bord de la mer en méditant sur la beauté du ciel bleu et de la plage - ce sont maintenant des choses que je ne peux vivre que comme des souvenirs.

Lorsque je sirote un café aujourd’hui, je me souviens soit de ces jours magnifiques et simples, soit des jours frénétiques que j’ai passés à fuir d’un endroit à l’autre. Je ne sais pas quels souvenirs sont les plus douloureux à revivre. J’ai pris l’habitude de ne boire que du thé trop sucré en exil, une façon de laisser à mon corps la possibilité de réagir différemment, d’éviter de se voir rappeler quelque chose de traumatisant ou de familier qui n’est plus à portée de main. Mais j’ai beau essayer, je continue à me souvenir, et le fait de savoir que le reste de ma famille est toujours à Gaza, toujours en train de se battre, continue à s’immiscer dans mes matinées.

La nourriture de Gaza me manque, en particulier les falafels, qui ne ressemblent à aucun autre avec leur mélange unique d’épices et leur extérieur croustillant et doré. Je me languis de la simplicité de la vie, de la façon dont les matins commencent avec l’agitation des rues bondées, le bruit familier des klaxons, les scènes animées des marchés. Les routes courtes et cahoteuses qui serpentent à travers la ville, bordées de petites boutiques et d’échoppes.

Le vendredi, j’ai passé un nombre incalculable d’heures avec mes enfants à construire des châteaux de sable sur la plage. J’ai regardé le coucher de soleil lorsque le ciel se teintait de nuances d’orange montrant la beauté de notre mer. L’odeur du maïs grillé sur la plage et la vue des cerfs-volants dans le ciel étaient les joies les plus simples que l’on puisse avoir, mais chaque instant en valait la peine. Nous avions l’habitude de nous réunir autour d’une petite table sur la plage et de parler de la vie. Mes enfants continuaient à ricaner autour de nous, jouant à cache-cache. C’est étrange que j’évite maintenant les couchers de soleil. Cela n’a plus d’importance.

Bien que Gaza ait souvent été synonyme de tristesse et de décadence, l’espoir qui y règne est évident partout. Les habitants nettoient les rues au milieu des décombres de leurs quartiers détruits et repeignent leurs maisons endommagées dans un effort de reconstruction. Cet esprit inébranlable de régénération et d’adaptation témoigne de la capacité de Gaza à renaître de ses cendres, tel un phénix.

Gaza est plus qu’un lieu, c’est une mémoire vivante et une profonde expression d’amour et d’appartenance. Même en exil, mon cœur reste à Gaza.

Te reverrai-je un jour, ma chère ? Pourras-tu un jour guérir ?

Je suis tellement désolée de t’avoir considérée comme acquise, ma Gaza bien-aimée. Je t’ai mal jugée. Ce n’est que maintenant que je réalise à quel point tu me manques. Je ne me suis jamais sentie en sécurité depuis que je t’ai quittée. J’appartiens à toi et seulement à toi.

NYLAH IQBAL MUHAMMAD
Deuil, solidarité et mloukhiya : comment les Arabes de Chicago se coltinent le génocide de Gaza

Alors que le monde est aux prises avec la violence à Gaza, de plus en plus d'USAméricains d'origine arabe se solidarisent autour de bols réchauffants de ragoût de feuilles de corète.

Nylah Iqbal Muhammad, Eater Chicago, 22/8/2024
Photos de Jack X. Li
Traduit par Fausto Giudice, Tlaxcala 



La mloukhiya  est un plat égyptien populaire qui a a apporté du réconfort à de nombreux membres de la diaspora du Machrek

Manal Farhan a perdu l'appétit. Nous sommes en novembre 2023, plus d'un mois après l'attaque du 7 octobre par le Hamas en Israël, qui a tué 1 139 civils et soldats israéliens et pris plus de 200 otages. Les violences de ce jour-là ont déclenché un siège israélien de la bande de Gaza qui avait déjà tué plus de 14 000 habitants (le bilan s'est alourdi de manière astronomique depuis), détruit des bâtiments et créé une grave crise humanitaire. Farhan, une USAméricaine d'origine palestinienne en proie à un chagrin intense, a cousu à la main un drapeau palestinien et l'a accroché à l'extérieur de sa maison de Logan Square. Elle raconte avoir reçu un appel de la société de gestion représentant le propriétaire Mark Fishman, lui demandant de l'enlever, faute de quoi elle serait expulsée. « J'ai dit :“Je suis Palestinienne et il y a un génocide”. Ils m'ont répondu que je devais rester neutre », raconte Farhan.

Entre l'angoisse de l'expulsion et l'horreur des Palestiniens massacrés et démembrés par des bombes chaque jour sur les médias sociaux, Farhan a eu du mal à manger. « Lorsque vous subissez un tel niveau de stress, votre corps ne réagit plus à la faim. La faim devient une préoccupation secondaire », explique-t-elle. Mais la faim revenait souvent lorsque sa mère Karima préparait la mloukhiya (ملوخية), un ragoût de feuilles de corète d’origine égyptienne et qui représente aujourd'hui un plat unificateur dans le monde arabe. La Mloukhiya, le plat national de l'Égypte, est très ancienne. Les racines préarabes de son nom signifient « pour les rois » ou « pour les dieux ». Les feuilles, également appelées mauves de jute, se sont répandues depuis l'Égypte à travers le monde arabe au gré des migrations et des échanges commerciaux. Elle est assaisonnée simplement avec du sel, de l'ail et du citron, bouillie dans un bouillon de poulet et souvent servie avec du poulet ou de l'agneau.


Cette humble soupe, à base de verdure et souvent de bouillon de poule, est devenue un symbole apaisant de solidarité dans le contexte de la violence à Gaza

En période de troubles, nous nous tournons vers les plats qui nous rassurent et, ces jours-ci, les habitants de Chicago - où vit l'une des communautés d'immigrants palestiniens les plus importantes et les plus anciennes du pays - sont de plus en plus nombreux à chercher du réconfort dans un bol de mloukhiya. Alors qu'un décompte estime qu'au moins 186 000 Palestiniens ont été tués par les forces israéliennes - selon une lettre publiée par des chercheurs dans la revue médicale britannique The Lancet -, les USAméricains d'origine arabe cherchent par tous les moyens à trouver du réconfort et de la solidarité. Dans ce climat, le plat prend une nouvelle signification politique pour de nombreux Arabes qui le découvrent pour la première fois. Presque tous les week-ends, des organisations telles que le Réseau de la communauté palestinienne des USA et les Étudiants pour la justice en Palestine organisent de grandes manifestations dans le centre-ville. Le jeudi 22 août, des groupes se sont rassemblés devant l’ United Center pour protester contre l'exclusion d'un orateur usaméricain d'origine palestinienne lors de la Convention nationale démocrate. Des groupes autonomes ont bloqué les rues de Wicker Park, protesté contre les fabricants d'armes comme Boeing dans le Loop, et ont même teint la fontaine de Buckingham en rouge sang, en taguant à la bombe « Gaza saigne ». Aujourd'hui, alors que la convention nationale du parti démocrate se déroule à Chicago, les manifestants défilent et perturbent les discours des hommes politicien
·nes
, les condamnant pour le financement l'armée israélienne. Ignorer la réalité politique des personnes qui aiment ce plat reviendrait donc à raconter une histoire incomplète de la place de la mloukhiya à Chicago.

« Je ne connais aucun Palestinien qui n'aime pas la mloukhiya », dit Farhan alors que nous mangeons et discutons de son cas au restaurant Salam, qui appartient à des Palestiniens, à Albany Park. Le même drapeau palestinien que Farhan a fabriqué en novembre est toujours accroché à l'extérieur de sa maison, alors qu'elle continue à se battre contre ce qu'elle considère comme une expulsion illégale. (Le propriétaire fait valoir qu'un contrat de bail interdit d'exposer quoi que ce soit à la fenêtre). Les Palestiniens de Chicago et leurs alliés ont protesté contre l'expulsion, boycottant le Logan Theater, dont Fishman est propriétaire. Le fait d'être expulsé ici, à Chicago, pour avoir « exprimé l'amour et la fierté » de son héritage, comme l'indique le procès fédéral qu'elle a intenté à Fishman, est une ironie pour Farhan. La maison de sa grand-mère maternelle en Palestine occupée est aujourd'hui habitée par des colons israéliens. (L'action en justice de Farhan, qui soutenait que la neutralité n'avait jamais été l'objectif - les autres locataires pouvaient accrocher des décorations de Noël et de Hanoukka à leurs fenêtres, selon l'action en justice de Farhan - a été rejetée en mars et Farhan est en attente d'un appel).

À côté de photos de cadavres et de décombres, je vois sur les réseaux sociaux des Palestiniens déplacés qui fabriquent de la mloukhiya à Gaza. « La Mloukhié est l'un des plats les plus populaires que les habitants de Gaza aiment et préparent. Habituellement, il est préparé avec du poulet ou du bouillon de poulet, mais comme aucune source de protéines n'est actuellement disponible, nous le préparons avec du bouillon de poulet transformé. Comme d'habitude, c'est fait avec amour, au milieu de la guerre », écrit Renad, un créateur de contenu de Gaza âgé de 10 ans, dans une légende. Le manque de poulet est flagrant, la viande étant pratiquement impossible à trouver ou à acheter en raison du blocus israélien sur la nourriture, les produits d'hygiène et les médicaments. De nombreuses personnes, en particulier dans le nord de Gaza, sont mortes de faim. Pourtant, le plat semble conserver sa signification festive et réconfortante, même au plus profond de l'enfer. « La nourriture palestinienne est l'un des aspects fondamentaux de la socialisation dans notre culture... indépendamment du fait que [les réfugiés] ont été déplacés et dépossédés », explique Lubnah Shomali, directrice du plaioyer à Badil, une organisation de défense des droits humains pour les réfugiés palestiniens.

Lubnah, chrétienne palestinienne, a grandi dans la banlieue de Chicago avant d'installer sa famille, y compris sa fille, mon amie Rachel, en Cisjordanie pour se rapprocher de leur culture, même si la vie était plus difficile sous l'occupation. Lubnah explique que les réfugiés s'inspirent souvent les uns des autres de différentes méthodes de fabrication de la mloukhiya, avec les mêmes débats que ceux que j'ai entendus à Chicago. « Dans les camps de réfugiés, le besoin d'accueillir, d'inviter des gens et de préparer des repas persiste », explique Lubnah.

Pour les juifs mizrahim, les juifs d'origine arabe, la mloukhiya fait également partie de leur mémoire, même si la Nakba a rompu ces liens. Hisham Khalifeh, propriétaire de la Middle East Bakery à Andersonville, se souvient d'avoir rencontré un juif mizrahi de 80 ans à Chicago. « Il avait encore sa carte d'identité palestinienne dans sa poche », raconte Khalifeh. L'homme voulait parler de la nourriture qu'il avait aimée en Palestine et de tout ce qui avait changé depuis qu'il avait été séparé de ses voisins musulmans et chrétiens par la formation d'Israël, l'apartheid et le nettoyage ethnique. Khalifeh raconte que l'homme lui a dit en arabe, leur langue ancestrale commune : « Naaoud lil tarikh ». Revenons à l'histoire.

« Les Blancs adorent les tacos [et] les enchiladas... mais je me souviens qu'enfant, je mangeais de la mloukhiya à l'école et que tout le monde disait : “Beurk, c'est un ragoût vert visqueux” », se souvient Iman, une Chicagolaise palestino-mexicaine. Iman reconnaît que le mloukhiya fait partie intégrante de Chicago, mais elle doute que d'autres le voient de cette façon - ce qui ne la dérange pas. « C'est l'une de ces choses que j'aime tant, mais qui n'a pas encore été revendiquée ou reprise par la culture blanche ».

Les premiers Palestiniens sont arrivés à Chicago dans les années 1800, bien avant la création de l'État d’Israël, selon Loren Lybarger, professeur à l'université de l'Ohio et auteur de Palestinian Chicago : Identity in Exile. Il se souvient d'avoir fréquemment mangé de la mloukhiya chez des dirigeants de la communauté palestinienne de Chicago au cours de ses recherches.

La mloukhiya, plat national égyptien, est très ancienne. Les racines pré-arabes de son nom signifient « pour les rois » ou « pour les dieux ». Un livre de cuisine syrien du XIIIe siècle répertorie quatre versions différentes, dont l'une mentionne des oignons carbonisés réduits en pâte et une autre des boulettes de viande. Ce plat a inspiré des mythes et une ferveur religieuse, puisqu'il est dit que la soupe a permis au souverain égyptien du Xe siècle, le calife fatimide al-Hakim bi-Amr Allah, de recouvrer la santé, d'où son nom. (On l'appelle aussi parfois « mauve des Juifs », en référence à l'affirmation selon laquelle les rabbins juifs auraient été les premiers à la découvrir et à la cultiver). Les Druzes, un groupe ethno-religieux du Machrek, croyaient et croient toujours que le calife était Dieu. C'est pourquoi de nombreux Druzes ne mangent pas de mloukhiya, même aujourd'hui, obéissant ainsi à son ordre. Pour la plupart des gens, cependant, la mloukhiya n'est plus réservée aux rois ou aux dieux. Mais sa préparation peut être une affaire digne de la royauté.

« Chacun la fait à sa façon, et chacun est convaincu que sa façon est meilleure »

Les feuilles de mloukhiya cuites ont une « qualité visqueuse, semblable aux nopales [raquettes de figuier de Barbarie, NdT] de la cuisine mexicaine », explique la cheffe libanaise Sabrina Beydoun. La mloukhiya est un plat réconfortant, quelque chose de plein et de juste dans les verts profonds, avec une odeur d'herbe et de terre. « Ma mère la préparait avec beaucoup de fierté », dit-elle. « En vieillissant, j'y repense avec tendresse et nostalgie ».

Et chacun aime la mloukhiya à sa façon - les variations et les débats font pratiquement partie de l'expérience. « Chacun la fait à sa façon, et chacun est convaincu que sa façon est meilleure », dit Beydoun en riant.

Mon amie Rachel, ancienne joueuse de l'équipe nationale de basket-ball de Palestine, préfère les feuilles de mloukhiya entières (Beydoun dit que c'est courant chez les Libanais), tandis que mon autre amie palestinienne, Rayean, a grandi avec des feuilles moulues. Karima, la mère de Farhan, utilise quant à elle un peu d'acide citrique comme ingrédient spécial.


La mloukhiya est préparée différemment selon le foyer et le restaurant


L'équipe père-fils d'Ahmed et Mohammed Saleh dans leur restaurant, Cairo Kebab

Au Cairo Kebab, le seul restaurant égyptien de Chicago, la mloukhiya est devenu le deuxième plat le plus demandé par les clients arabes depuis que l'établissement a commencé à le servir tous les jours en 2023 sur la célèbre Maxwell Street de Chicago, dans University Village, selon le copropriétaire Mohammed Saleh. « Les aliments locaux nous ancrent et nous font devenir ce que nous sommes », explique-t-il. La mloukhiya s'inscrit sans doute dans une évolution plus large, où les restaurants appartenant à des groupes ethniques marginalisés servent de plus en plus de plats autrefois relégués à la maison, en raison à la fois d'une plus grande sensibilisation par les médias, du désir de ces plats parmi les communautés immigrées qui aspirent à des aliments familiers, et du fait que les chefs se sentent autorisés à explorer leurs identités de manière plus approfondie.

« Beaucoup de nos clients palestiniens ou jordaniens nous demandent un filet de citron ou de ne pas cuisiner avec de l'ail », explique Mohammed.

Ahmed, propriétaire et chef cuisinier du Cairo Kebab et père de Mohammed, ajoute qu'à moins d'avoir déjà mangé la mloukhiya, « les USAméricains la mangent de la façon dont nous la servons ».

Ahmed prépare la version du restaurant avec beaucoup d'ail dans du beurre grésillant, tandis que la famille de Raeyan ne met pas trop d'ail. J'adore le poulet à la peau croustillante et rôtie, et j'alterne fréquemment entre le mloukhiya à la cuillère sur le riz et le poulet, et le riz et le poulet à la cuillère dans la mloukhiya. Certains l'aiment sans peau et bouilli. La plupart de mes amis la mangent avec du riz ; Ahmed dit que beaucoup préfèrent l'absorber avec du pain, et certains le mangent nature comme une soupe, avec une cuillère ou en buvant de légères gorgées dans le bol. Le plus souvent, elle est servie avec un filet de citron frais.

Khalifeh se souvient très bien de la mloukhiya aux cailles. Ahmed explique que dans la deuxième plus grande ville d'Égypte, la ville portuaire d'Alexandrie, la mloukhiya est souvent préparée avec des crevettes, et certains utilisent du lapin. En Tunisie, la mloukhiya est séchée et réduite en poudre, ce qui donne un ragoût soyeux, de couleur presque noire, avec de l'agneau. Les Soudanais, en raison de leur histoire commune avec l'Égypte, aiment également la mloukhiya. ça s'écrit molokhia, mlokheya, molokhia..., les différences sont infinies et vertigineuses.

« Lorsque j'étais enfant en Égypte, la mloukhiya n'était pas seulement un aliment, c'était un événement », écrit par courriel Eman Abdelhadi, écrivaine égypto-palestinienne et professeure de sociologie à l'université de Chicago. « Une journée entière était consacrée aux processus ardus de lavage, de séchage et de découpage. C'était quelque chose que nous attendions tous avec impatience ». Ahmed raconte que pendant les iftars du Ramadan, un moment de rassemblement après avoir jeûné toute la journée pendant le mois sacré musulman, de nombreux clients demandent au moins deux assiettes de mloukhiya au moment de rompre le jeûne.


Ahmed Saleh, propriétaire du Cairo Kebab, s'est installé à Chicago en 1990

Pour les habitants arabes de Chicago qui n'ont pas grandi avec la mloukhiya, Chicago est souvent l'endroit où ils l'ont goûtée pour la première fois. « Nous n'avons pas de mloukhiya au Maroc. Mais j'en ai entendu parler parce que nous avions l'habitude de regarder de vieux films [égyptiens] », explique Imane Abekhane, employée au Cairo Kebab. « Puis je suis venue à Chicago, j'ai essayé la mloukhiya égyptienne et j'ai adoré ».

Lorsque j'ai commencé à enquêter sur le mloukhiya pour cet article, beaucoup de mes amis arabes m'ont dit que le Cairo Kebab était le meilleur endroit pour le déguster à Chicago - un bol m'a permis de comprendre pourquoi. Du poulet rôti tendre, une mloukhiya vert vif équilibrée avec juste assez d'ail et de sel, des vermicelles dans le riz, et un accompagnement de sauce piquante maison à base de tomates avec des flocons de piment, du piment rouge et du poivre noir - tout cela est délicieux. À ma table, Ahmed a préparé la mloukhiya comme on le fait parfois en Égypte, avec brio et performance, une rivière verte et gluante cascadant d'une casserole à l'autre avant de s'accumuler dans mon bol. Mohammed remarque qu'il a vu plus de Palestiniens et d'Arabes venir au Cairo Kebab pour des plats maison comme la mloukhiya depuis que la dévastation a commencé en Palestine l'année dernière.

Même si tout le monde n'est pas d'accord sur la façon de la préparer, tous ceux à qui j'ai parlé s'accordent à dire que la mloukhiya est un plat égyptien. Mais en raison de la forte population de Palestiniens à Chicago, la première rencontre avec la mloukhiya - y compris la mienne - a lieu chez un ami palestinien ou dans une épicerie palestinienne comme Middle East Bakery, où Khalifeh explique que les non-arabes viennent souvent après l'avoir vue en ligne, dans le cadre d'un plaidoyer croissant en faveur de la cuisine et de la cause palestinienne - leur résistance à l'occupation israélienne. Cela confère à ce plat une certaine importance politique.

Lorsque nous avons préparé la mloukhiya, Rachel a utilisé des feuilles séchées que sa grand-mère lui avait rapportées de Palestine, une expérience que Mohammed Saleh qualifie de courante. « Lorsque nous allons en Égypte, mes parents ramènent toujours au moins une valise pleine de produits secs préemballés, dont la mloukhiya », explique-t-il.

Les feuilles congelées et séchées sont également faciles à trouver à Chicago, à Middle East Bakery, Sahar's International Market ou Feyrous Pastries and Groceries à Albany Park. Raeyan et Rachel insistent toutes deux sur le fait que les feuilles séchées - qui ont une couleur plus foncée que les feuilles congelées - sont meilleures. Ahmed affirme que le séché a ses mérites, mais que les feuilles congelées préservent mieux le mloukhiya dans son état d'origine, le processus de séchage lui donnant un goût et une couleur différents. « Le congelé est aussi proche que possible des feuilles de mloukhiya récoltées à la main en Égypte », affirme-t-il. Khalifeh, en revanche, est convaincu que le séché est toujours meilleur, car il a une saveur et une texture que le congelé ne peut jamais atteindre. L'une de ses tactiques consiste à mettre un peu de feuilles congelées dans les feuilles séchées, ce qui permet d'en améliorer la couleur et la consistance. Mais lui et Ahmed disent tous deux que tout le monde n'est pas capable de faire de la mloukhiya séchée correctement.

Et peut-être que quelque chose se perd dans la modernité de la congélation, quelque chose qui s'échange lorsque l'on renonce à tamiser les feuilles de mloukhiya. « Ma mère et mes tantes s'assoient par terre, enlevant les tiges et les restes d'autres récoltes, comme les feuilles de tabac », explique Beydoun. « C'est une pratique communautaire. C'est une chose poétique à laquelle on assiste. Dans les feuilles séchées, je vois la survie - un moyen de transporter les plantes ancestrales pour les diasporas dispersées. La mloukhiya congelée doit être conditionnée. Mais la mloukhiya séchée peut être transportée ; elle ne dépend d'aucune entreprise, seulement de ceux qui ont une relation avec la plante.

Cependant, presque tout le monde s'accorde à dire que les feuilles fraîches sont les meilleures - si vous pouvez les trouver. Sahar's propose des feuilles de mloukhiya fraîches cet été, mais « elles partent vite et nous ne savons pas toujours quand elles arriveront », m'a dit un épicier au téléphone. Hisham m'a également orienté vers Vit Hoa Plaza, où j'ai trouvé des feuilles fraîches qui, selon les épiciers, sont rarement stockées en raison de la popularité croissante de la mloukhiya dans la cuisine de l'Asie orientale. Selon la Markaz Review, les agriculteurs japonais ont commencé à cultiver la plante après que des publicités des années 80 avaient mis en avant la mloukhiya avec des slogans tels que « le secret de la longévité et le légume préféré de Cléopâtre ».

« La mloukhiya est très populaire dans les épiceries japonaises et coréennes », explique Kate Kim-Park, PDG de HIS Hospitality, qui ajoute que sa version est légèrement plus collante. « La plante est appelée 아욱 (ah-ohk) en coréen », précise-t-elle.

Le chef Sangtae Park d'Omakase Yume, dans le West Loop, a de bons souvenirs de la cuisson de la mloukhiya et de sa dégustation avec ses amis et sa famille. « Je l'ajoute à la soupe miso traditionnelle [coréenne] ou aux plats d'accompagnement [banchan] en blanchissant les feuilles et en mélangeant parfois de l'huile de sésame, du sucre et des flocons de piment rouge coréen », explique Park.


Ahmed Saleh tient une assiette de poulet et de riz, l'une des nombreuses façons dont on peut savourer la mloukhiya

Il est également possible de les cultiver soi-même. Iman a décidé de commencer à planter de la mloukhiya et d'autres plantes utilisées dans la cuisine palestinienne, comme le thym sauvage (parfois appelé za'atar, comme le mélange d'épices du même nom) en mars dernier. « J'ai eu le sentiment qu'il s'agissait d'un acte de préservation et de résistance alors que les gens essaient d'effacer les Palestiniens », explique Iman. Dans le monde entier, les cultures indigènes soulignent l'importance de la conservation des semences, et les Palestiniens ne sont pas différents. Mais planter de la mloukhiya s'est avéré difficile dans le froid de Chicago. « Le mloukhiya préfère des températures comprises entre 21 et 32 degrés Celsius et un sol limoneux bien drainé et riche en matières organiques », explique Luay Ghafari, jardinier palestinien et fondateur d’ Urban Farm and Kitchen, ajoutant que les habitants de Chicago doivent commencer à planter les graines à l'intérieur sous des lampes de culture “quatre semaines avant la date de la dernière gelée” et les transplanter dans le jardin lorsque les risques de gelée sont écartés et que le sol s'est réchauffé.

« Il faisait très chaud, puis il faisait très froid à nouveau, alors je les faisais constamment entrer et sortir de l'appartement lorsqu'ils étaient de petits semis », explique Iman. Aujourd'hui, les plants de mloukhiya sont sains et matures, rien à voir avec les rendements qu'Iman observe dans les champs palestiniens, mais elle en est fière. Ghafari explique que la mloukhiya est une plante annuelle qui peut atteindre plusieurs mètres de haut dans des conditions optimales. « Pendant la saison des récoltes, on la trouve souvent vendue en grosses balles, car il faut une grande quantité de feuilles pour obtenir des quantités suffisantes pour la consommation. Mais les plantes cultivées à Chicago, comme celles d'Iman, ne produisent pas assez de feuilles pour être consommées autrement que dans de petites marmites de ragoût. La mère mexicaine d'Iman s'occupe des plantes dans la maison familiale, près de la banlieue. « C'est ce qui nous unit », dit Iman.

Nancy Roberts, la mère de Raeyan et traductrice d'arabe, a dactylographié la recette de mloukhiya de la grand-mère de Raeyan - la recette à partir de laquelle nous avons cuisiné - qui a été transmise de génération en génération. Il s'agit là aussi d'une sorte de conservation de semences sacrées.

« J'ai l'intention de transmettre [les recettes] à mes enfants jusqu'à la libération », dit Abdelhadi. « Mahmoud Darwich a dit que les occupants avaient peur des souvenirs, et les Palestiniens ont fait de la mémoire un passe-temps national ».

Après avoir couru dans la chaleur estivale de Chicago à la recherche d'histoires sur cette plante, quels étaient mes souvenirs de la mloukhiya ? Ce n'étaient pas ceux de Rachel, de Raeyan, d'Iman ou de Laith - des souvenirs d'enfance, de famille, d'héritage. Mais j'étais sur le site en train de construire une relation avec la mloukhiya.

Une collègue a dit un jour: « La Palestine tapisse mon esprit ». Je ne l'ai jamais oubliée, car elle décrivait si bien ces dix derniers mois pour moi. Maintenant, d'une manière ou d'une autre, la mloukhiya s'était installée là aussi, devenant une partie de ma mémoire de cette période brutale, s'entremêlant avec la Palestine, avec Gaza. « C'était très dur aujourd'hui », dit Hisham à voix basse lorsque je mentionne Gaza au cours de notre entretien, en référence à la frappe aérienne israélienne qui a eu lieu ce jour-là à al-Mawassi, une “zone de sécurité” désignée, et qui a tué plus de 100 personnes en l'espace de quelques minutes, dont la plupart étaient des enfants. Dans tous les entretiens que j'ai réalisés pour cet article, le génocide est revenu sur le tapis ou la tension était palpable lorsqu'on en parlait. Dès la, comment écrire sur la mloukhiya en se limitant à l’aspect nourriture ? Comment la recherche, la consommation et la fabrication de la mloukhiya ne pourraient-elles pas faire en sorte que la Palestine occupe mon esprit et entre dans mes rêves ?

Une nuit, j'ai rêvé que Rachel, Raeyan et moi étions en train de nous affairer dans ma cuisine pour faire de la mloukhiya, moi tamisant les feuilles avec des mains tachées de henné, Raeyan remuant près de la cuisinière, Rachel hachant de l'ail. Mon ami Omar était lui aussi dans la cuisine, en train de regarder. C'était presque une réplique exacte de la façon dont nous avions regardé quand nous l'avions cuisiné.

Sauf qu'Omar ne vit pas à Chicago. Il est à Gaza.

Le jour du rêve, Omar m'a dit que les bombardements étaient intenses et qu'il ne passerait peut-être pas la nuit. « J'espère que tu survivras. Qu'Allah te protège » , lui ai-je répondu. Au lever du soleil suivant, j'ai reçu une réponse. Alhamdulillah. Dieu merci. Omar était toujours en vie. Depuis des mois, c'est la cadence de nos messages. Je ne passerai peut-être pas cette nuit. J'espère que vous vivrez. Qu'Allah vous protège. Alhamdulillah.

Il y a eu une nuit où, après avoir vu une nouvelle image horrible du corps d'un Palestinien mutilé par les attaques israéliennes et les armes usaméricaines, il a été suggéré, j'ai oublié par qui, que nous allions au lac Michigan et que nous criions. Une fois sur place, nous sommes restés silencieux pendant un long moment. Ce n'était pas par gêne, mais par crainte que Dieu ait cessé d'écouter nos cris. Quelle preuve avions-nous du contraire ? Puis, presque à l'unisson, nous avons crié, le son portant sur l'eau. Et je dois croire que nous avons été entendus.

Naaoud lil tarikh. Revenons à l'histoire. Nataqadam lil houriya. Allons de l'avant vers la liberté.

 

Nylah Iqbal Muhammad est une journaliste indépendante usaméricaine écrivant sur toutes sortes de thèmes, de l’ethnogastronomie et des styles de vie à la Palestine. Instagram, Substack, Twitter/X.

 

02/02/2024

ABDEL BARI ATWAN
Le piège de la proposition de trêve de Paris
La duplicité US sur un “État” palestinien sert l’agenda génocidaire d’Israël

Abdel Bari Atwan, Rai Al Youm, 1/2/2024
Traduit par Fausto Giudice, Tlaxcala

La direction du Hamas à Gaza n’a pas encore répondu officiellement à la proposition de cessez-le-feu issue de la réunion quadripartite du week-end dernier à Paris entre les chefs des services de renseignement des USA, d’Israël, de l’Égypte et du Qatar. Ce retard est très probablement délibéré, et si l’accord est approuvé, il sera conditionné à la satisfaction des exigences de la résistance, à savoir le retrait total d’Israël et l’arrêt définitif de sa guerre contre la bande de Gaza.


Ces dirigeants, qui bénéficient du soutien massif des Palestiniens de la bande de Gaza et de Cisjordanie, doivent savoir que l’objectif de ce projet d’accord est de sauver l’État d’occupation israélien, de consolider l’influence déclinante des USA au Moyen-Orient et de réduire les perspectives d’extension de la guerre, après qu’il est apparu clairement qu’il serait impossible de détruire ou de vaincre le Hamas. Après près de quatre mois d’agressions israéliennes incessantes, le Hamas conserve intacts plus de 80 % de ses armes, de ses forces de défense, de ses tunnels et de ses manufactures d’armement.

Benjamin Netanyahou cherche à obtenir la libération du plus grand nombre possible de captifs, en particulier des civils, afin de pouvoir mettre en œuvre, sans pression intérieure ou extérieure, son plan de dépeuplement de la bande de Gaza par le biais d’une évacuation forcée ou « volontaire ». Il s’agirait d’un prélude à la mise sous tutelle militaire israélienne, au vol de ses énormes réserves de pétrole et de gaz offshore et au rétablissement des 16 colonies israéliennes qui ont été démantelées en 2005 lorsque l’occupation directe a pris fin en raison du nombre croissant de victimes parmi les colons et les militaires aux mains de la résistance.

Avec une duplicité typique, les USA tentent de vendre ce plan israélien en faisant miroiter un État palestinien « démilitarisé » en Cisjordanie et dans la bande de Gaza, une fois la guerre de Gaza terminée. Le département d’État US a révélé jeudi que Blinken envisageait la possibilité de reconnaître un tel État et qu’il avait demandé à ses collaborateurs de proposer des modèles de « démilitarisation » qui pourraient lui être appliqués.

Amorim, Brésil  

Un dicton populaire dit que plus le mensonge est gros, mieux il passe. Cela vaut pour les fuites des USA et de la Grande-Bretagne sur cette question. Les deux alliés qui ont lancé ensemble toutes les guerres dévastatrices récentes au Moyen-Orient tentent de tendre un nouveau piège à la résistance et au peuple palestiniens en leur vendant une fois de plus la même vieille illusion. Leur véritable objectif est d’annuler la victoire obtenue par le raid du 7 octobre de l’année dernière et de réduire les pertes matérielles et humaines d’Israël.

La prudence est donc de mise. Les preuves de cette duplicité ne manquent pas.

Mercredi, le Congrès usaméricain a voté à une écrasante majorité (422 voix contre 2) l’interdiction d’entrée sur le territoire usaméricain pour tous les membres de l’OLP, du Hamas ou du Jihad islamique palestinien. Comment Washington peut-il soutenir la création d’un État palestinien tout en interdisant l’entrée aux membres de l’OLP qui a signé les accords d’Oslo, reconnu Israël, cédé 80 % du territoire de la Palestine historique et recruté 60 000 agents de sécurité pour protéger les colons et réprimer son propre peuple ?

Les USA ont parrainé les accords d’Oslo et organisé leur cérémonie de signature dans la roseraie de la Maison Blanche il y a 30 ans. Pourtant, au cours des vingt dernières années, ils ont utilisé leur droit de veto au Conseil de sécurité des Nations unies pour faire échouer la décision de l’Assemblée générale d’accorder à la Palestine le statut d’État membre à part entière des Nations unies. Il semble que si les USA reconnaissent un jour un tel État, ce sera uniquement pour les placards d’archives de l’ONU, sans le faire sur le terrain.



Abdellah Derkaoui, Maroc

L’administration usaméricaine a toujours affirmé qu’un État palestinien ne pouvait voir le jour qu’avec l’accord d’Israël et qu’il devait être démilitarisé. Comment un État démilitarisé peut-il survivre aux côtés d’un ennemi qui pratique le génocide et le nettoyage ethnique et sans avoir les moyens de se défendre contre une nouvelle agression ?

Aujourd’hui, ce n’est pas Joe Biden qui mène la barque à Washington, mais Benjamin Netanyahou. En témoigne le refus répété d’Israël de répondre aux appels des USA à mettre fin aux massacres et aux déplacements massifs de civils dans la bande de Gaza.

Les USA se sont déjà engagés à garantir le cessez-le-feu et les accords de reconstruction à Gaza, notamment l’accord de Charm El Cheikh qui a suivi la guerre de 2013. Mais ils n’ont jamais respecté cet engagement et n’ont jamais fait pression sur Israël pour qu’il s’y conforme. Des milliers de maisons et de tours détruites lors de cet assaut sont toujours en ruines à ce jour, malgré l’allocation de 5 milliards de dollars pour leur reconstruction.

La direction du Hamas, qui a infligé à Israël la plus grande défaite depuis sa création il y a 75 ans, devrait s’en tenir à ses propres conditions dans leur intégralité. Elle ne doit pas accepter le piège de l’accord que les agences de renseignement US et arabes ont conçu et tentent de lui vendre. Ses principaux objectifs sont d’épargner à Israël une défaite ou d’en réduire l’impact, d’imposer ses conditions à la résistance palestinienne par la terreur et le génocide, de désamorcer la colère populaire croissante à l’égard des USA et d’Israël dans le monde arabe et d’anticiper les rébellions contre les dirigeants complices.

Le sponsor usaméricain de l’accord, ainsi que la plupart de ses alliés européens, n’ont jamais exigé l’arrêt de la guerre génocidaire à Gaza, mais l’ont soutenue au nom de la « légitime défense ». Il ne s’est jamais opposé à l’interdiction de l’aide humanitaire ou à la famine délibérée des deux millions d’habitants de la bande de Gaza qui peuvent à peine trouver une bouchée de pain ou une goutte de lait pour garder leurs enfants en vie.

La victoire exige de la patience et sa réalisation approche à grands pas. 550 000 soldats israéliens n’ont pas réussi à contrôler totalement la bande de Gaza, à écraser la résistance, à tuer ou à capturer ses dirigeants. L’État d’occupation a reçu un coup de massue qui a ébranlé les piliers de son existence et veut, avec l’aide des USA, déraciner la résistance en détruisant la population qui l’abrite.

 

Patrick Chappatte, Le Temps, Suisse,  2019

20/04/2023

ABDEL BARI ATWAN
La guerre par procuration au Soudan

Abdel Bari Atwan, Rai Al Youm, 18/4/2023
Traduit par
Fausto Giudice, Tlaxcala

Une nouvelle calamité montée de toutes pièces par les USA et Israël avec la complicité des régimes arabes

Dagalo, à g., et Al Burhan

Alors que la guerre au Yémen s’achève ou commence à s’achever, une nouvelle guerre est déclenchée au Soudan. Ces deux conflits, qui se déroulent de part et d’autre de la mer Rouge, ont en commun d’être en grande partie des guerres par procuration, dans lesquelles l’intervention extérieure (en particulier celle des pétromonarchies du Golfe) joue un rôle majeur.

C’est vers l’Arabie saoudite et les Émirats arabes unis que le secrétaire d’État usaméricain Anthony Blinken s’est tourné pour les exhorter à redoubler d’efforts afin de rétablir le calme et de mettre un terme à la guerre qui a éclaté samedi entre les deux grands alliés : Le général Abdelfattah Al Burhan et son adjoint le général Mohamed Hamdan Dagalo (alias Hemedti, “Petit Mohamed”). Ce dernier a atteint son grade élevé sans avoir fréquenté aucune académie militaire ou civile, mais grâce à sa direction des Forces de soutien rapide (FSR, milice), fortes de 100 000 hommes - notoirement connues pour leurs meurtres et leur répression (au Darfour) - et à l’acquisition de vastes quantités d’or volé.


Tjeerd Royaards

Plusieurs indices ont mis en évidence les allégeances des parties qui se battent pour le pouvoir au Soudan et l’identité de leurs soutiens extérieurs.

Tout d’abord, l’attaque par les FSR du personnel égyptien stationné à la base militaire de Merowe, dont beaucoup ont été capturés, implique que l’Égypte est accusée de soutenir Burhan et l’armée régulière qu’il commande.

Deuxièmement, les liens étroits entre Hemedti, qui contrôle le commerce de l’or et les mines du Soudan, et le groupe russe Wagner. Les USA ont fait pression sur Burhan pour qu’il expulse le groupe au motif qu’il est un partenaire dans l’extraction et la vente de cet or et qu’il utilise les recettes pour financer la guerre de la Russie en Ukraine, qu’il est le fer de lance de l’influence russe en Afrique et qu’il prépare le terrain pour l’établissement d’une base militaire russe au Soudan.

Direction les Émirats - Omar Dafalla
 
Troisièmement, les Émirats arabes unis sont devenus le plus gros investisseur extérieur au Soudan. Il y a quelques jours, ils ont acheté pour 1,5 milliard de dollars d’or soudanais, que Hemedti contrôle, ainsi que des millions d’hectares de terres agricoles. Les deux parties sont manifestement très proches. Le FSR de Hemedti a combattu aux côtés des Émirats arabes unis et de l’Arabie saoudite dans la guerre au Yémen, en y envoyant des milliers de ses combattants.

Quatrièmement, la position saoudienne reste floue et hésite entre les deux parties. Le fait que les liens de l’Arabie saoudite soient tendus avec l’Égypte et les Émirats arabes unis, qui sont les principaux soutiens des deux camps rivaux, complique la situation. Les Émirats arabes unis ont envoyé un conseiller présidentiel, plutôt que leur ministre des Affaires étrangères, à la récente conférence ministérielle de Djeddah sur la Syrie, convoquée par le prince héritier saoudien Mohamed Ben Salman. Les relations avec l’Égypte ne sont pas non plus au beau fixe. Le président Abdelfattah Al Sissi n’a pas réussi, lors de sa brève visite de Ramadan à Djeddah, à obtenir le paquet rapide d’aide financière qu’il recherchait. Faisant preuve d’une neutralité affichée, l’Arabie saoudite a exhorté Hemedti et Burhan à se rencontrer à Riyad pour négocier la fin de leur guerre.



Hemedti (le serpent) face à Burhan avec son projet de "Damj" (la fusion des FSR dans l'armée officielle) -Omar Dafalla

Sur le papier, l’armée régulière soudanaise se classe au 75e rang mondial, avec 205 000 hommes, 191 avions de guerre (vieillissants) et 170 chars d’assaut. En théorie, cela signifie qu’elle a le dessus et qu’elle a plus de chances de vaincre les forces rebelles de Hemedti. Mais cela est loin d’être acquis, compte tenu de l’intervention extérieure croissante.

Cette guerre ne peut se terminer que si l’une des parties bat et écrase l’autre, et non par une médiation ou des appels éloquents à un arrêt immédiat. Tout indique qu’elle pourrait se prolonger et se transformer en une guerre civile ou interrégionale qui entraînerait une anarchie armée dans le pays.

Si la guerre du Yémen, qui devait être réglée en trois mois, a duré huit ans, et la guerre civile libanaise quinze ans, combien de temps pourrait durer une guerre civile soudanaise si elle était déclenchée ?

Ce serait une perspective terrible. Les combats ont déjà fait 200 morts et des centaines de blessés, dont de nombreux civils. Il faut espérer qu’un cessez-le-feu sera rapidement conclu*. Mais l’inquiétude et le pessimisme sont justifiés par l’ingérence des acteurs extérieurs qui ont contribué à déclencher cette guerre et qui continuent à jeter de l’huile sur le feu, ainsi que par l’aggravation des querelles entre eux.

Le seul point positif parmi les rapports contradictoires sur le déroulement de la guerre est que le bon peuple soudanais ne soutient aucun des deux camps. Ils les tiennent tous deux pour responsables de l’effondrement économique, de l’insécurité, de la faim croissante (un tiers des Soudanais se trouvent sous le seuil de la faim selon le Programme alimentaire mondial) et, surtout, de l’échec de l’accord visant à transférer le pouvoir aux groupes civils qui ont mené à bien la révolution contre le régime militaire et ses coups d’État en série.

Le Soudan est victime d’une grande machination qui peut déboucher sur n’importe quelle issue, y compris la partition ou la guerre civile. L’establishment militaire est sans conteste le principal responsable de cette calamité. Les luttes de pouvoir entre les généraux et les commandants sont motivées par des raisons purement égoïstes, sans tenir compte de l’unité territoriale du pays ni des intérêts et du bien-être de sa population.


La "tatbia" (normalisation des relations avec Israël) - Omar Dafalla

C’est ce qui résulte de la normalisation et de la grande escroquerie usaméricaine qui a promis au peuple soudanais la prospérité et la générosité si Burhan serrait la main de Benjamin Netanyahou et si Hemedti se prosternait devant Tel-Aviv et considérait Israël comme un État ami qui résoudra tous les problèmes du Soudan.

En bref, nous assistons à un nouveau désastre majeur concocté par les USA et Israël avec la complicité, volontaire ou involontaire, des régimes arabes.

 NdT

*Un cessez-le-feu humanitaire de 24 heures du 19 au 20 avril, conclu sous les auspices du Triple Mécanisme (ONU-UA-IGAD) n'a tenu que quelques heures. Antonio Guterres vient d'appeler les parties au conflit à un cessez-le-feu de 3 jours à l'occasion de l'Aïd El Fitr.

27/11/2021

ANTONIO MAZZEO
Tous les marchands d’engins de mort présents au Grand Bazar du Dernier Pharaon, le Maréchal Al Sissi

 Antonio Mazzeo, Africa Express, 28/11/2021
Traduit par Fausto Giudice, Tlaxcala

Le coup d'envoi d'une exposition de systèmes de mort et de destruction initiée, promue et parrainée par le dictateur Abdelfattah Al Sissi sera donné lundi au Caire. Parmi les sponsors, Fincantieri, le géant de la construction navale, détenu majoritairement par l’État italien.

Fincantieri parmi les sponsors de l'édition 2021 d'EDEX

Capitaines d'industrie et chefs d'entreprise, vétérans hyperétoilés et multi-décorés, marchands de canons, VRP et démarcheurs, décrocheurs de contrats et distributeurs de commissions de cinq pour cent, profiteurs, courtisans et pique-assiettes : ils se bousculeront tous pour se prendre en selfie avec le dernier pharaon d'Égypte.

Tout et tout le monde est prêt pour l'Egypt Defence Expo - EDEX 2021, l'exposition internationale des industries de guerre qui débutera au Caire le lundi 29 novembre et se terminera le jeudi 2 décembre. Une exposition de systèmes de mort et de destruction souhaitée, promue et parrainée par le maréchal Abdel Fattah Al-Sissi, président et commandant suprême des forces armées du pays d'Afrique du Nord mis à l'index pour crimes et violations des droits humains.


 Une occasion unique

« L'EDEX est une occasion unique pour les industries militaires de présenter les technologies, les équipements et les systèmes d'armes les plus récents dans les domaines terrestre, maritime et aérien et d'échanger des expériences », insiste le ministre de la défense Mohamed Ahmed Zaki, ancien commandant de la Garde républicaine et des forces parachutistes égyptiennes. « EDEX vise à ouvrir de nouveaux horizons de coopération dans l'industrie de la défense entre l'Égypte et de nombreux autres pays du monde. Nous sommes convaincus que l'exposition de cette année augmentera encore plus en taille et en impact que la première qui s'est tenue en 2018 ».

Selon les organisateurs, l'Egypt Defence Expo 2021 réunira plus de 400 entreprises d'armement de 42 pays et plus de 30 000 visiteurs sont attendus. La cérémonie d'ouverture devrait se dérouler en présence du président Al-Sissi et de hauts responsables politiques et militaires de la République arabe d'Égypte, ainsi que d'une représentation autorisée d'hommes de gouvernement, de généraux et d'amiraux étrangers. Lors de l'édition 2018, les ministres de la Défense des Émirats arabes unis, d'Oman, du Soudan, de France, de Grèce, de Chypre, du Soudan du Sud, du Cameroun, de Corée du Sud et de Somalie ont posé pour la photo souvenir aux côtés du dictateur égyptien.

En fait, toutes les conditions sont réunies pour transformer la foire de guerre égyptienne en une opportunité d’affaires et de commissions en milliards pour le complexe militaro-industriel. Parmi les exposants figurent les grands noms des secteurs de l'aérospatiale, des missiles, des systèmes navals et terrestres du monde entier : Boeing, Lockheed Martin, Dassault Aviation, Naval Group, Airbus, BAE Systems, General Dynamics, Motorola Solutions, Raytheon, Rheinmetall, Thales, etc.

Sissi vu par Fadi Abou Hassan, Norvège