Alors que le monde est aux prises avec la violence à Gaza, de plus en plus d'USAméricains d'origine arabe se solidarisent autour de bols réchauffants de ragoût de feuilles de corète.
Nylah Iqbal Muhammad, Eater Chicago,
22/8/2024
Photos de Jack X. Li
Traduit par Fausto
Giudice, Tlaxcala
Manal Farhan a perdu l'appétit. Nous sommes en novembre 2023, plus d'un mois après l'attaque du 7 octobre par le Hamas en Israël, qui a tué 1 139 civils et soldats israéliens et pris plus de 200 otages. Les violences de ce jour-là ont déclenché un siège israélien de la bande de Gaza qui avait déjà tué plus de 14 000 habitants (le bilan s'est alourdi de manière astronomique depuis), détruit des bâtiments et créé une grave crise humanitaire. Farhan, une USAméricaine d'origine palestinienne en proie à un chagrin intense, a cousu à la main un drapeau palestinien et l'a accroché à l'extérieur de sa maison de Logan Square. Elle raconte avoir reçu un appel de la société de gestion représentant le propriétaire Mark Fishman, lui demandant de l'enlever, faute de quoi elle serait expulsée. « J'ai dit :“Je suis Palestinienne et il y a un génocide”. Ils m'ont répondu que je devais rester neutre », raconte Farhan.
Entre l'angoisse de l'expulsion et l'horreur des Palestiniens massacrés et démembrés par des bombes chaque jour sur les médias sociaux, Farhan a eu du mal à manger. « Lorsque vous subissez un tel niveau de stress, votre corps ne réagit plus à la faim. La faim devient une préoccupation secondaire », explique-t-elle. Mais la faim revenait souvent lorsque sa mère Karima préparait la mloukhiya (ملوخية), un ragoût de feuilles de corète d’origine égyptienne et qui représente aujourd'hui un plat unificateur dans le monde arabe. La Mloukhiya, le plat national de l'Égypte, est très ancienne. Les racines préarabes de son nom signifient « pour les rois » ou « pour les dieux ». Les feuilles, également appelées mauves de jute, se sont répandues depuis l'Égypte à travers le monde arabe au gré des migrations et des échanges commerciaux. Elle est assaisonnée simplement avec du sel, de l'ail et du citron, bouillie dans un bouillon de poulet et souvent servie avec du poulet ou de l'agneau.
En période
de troubles, nous nous tournons vers les plats qui nous rassurent et, ces
jours-ci, les habitants de Chicago - où vit l'une des communautés d'immigrants
palestiniens les plus importantes et les plus anciennes du pays - sont de plus
en plus nombreux à chercher du réconfort dans un bol de mloukhiya. Alors qu'un
décompte estime qu'au moins 186 000 Palestiniens ont été tués par les forces
israéliennes - selon une lettre publiée par des chercheurs dans la revue
médicale britannique The
Lancet -, les USAméricains d'origine arabe cherchent par tous les
moyens à trouver du réconfort et de la solidarité. Dans ce climat, le plat
prend une nouvelle signification politique pour de nombreux Arabes qui le
découvrent pour la première fois. Presque tous les week-ends, des organisations
telles que le Réseau de la communauté palestinienne des USA et les Étudiants
pour la justice en Palestine organisent de grandes manifestations dans le
centre-ville. Le jeudi 22 août, des groupes se sont rassemblés devant l’ United
Center pour protester contre l'exclusion d'un orateur usaméricain d'origine
palestinienne lors de la Convention nationale démocrate. Des groupes autonomes ont
bloqué les rues de Wicker Park, protesté
contre les fabricants d'armes comme Boeing dans le Loop, et ont même teint
la fontaine de Buckingham en rouge
sang, en taguant à la bombe « Gaza saigne ». Aujourd'hui, alors que la
convention nationale du parti démocrate se déroule à Chicago, les manifestants
défilent et perturbent les discours des hommes politicien
·nes, les condamnant pour le financement l'armée israélienne. Ignorer la
réalité politique des personnes qui aiment ce plat reviendrait donc à raconter
une histoire incomplète de la place de la mloukhiya à Chicago.
« Je ne connais aucun Palestinien qui n'aime pas la mloukhiya », dit Farhan alors que nous mangeons et discutons de son cas au restaurant Salam, qui appartient à des Palestiniens, à Albany Park. Le même drapeau palestinien que Farhan a fabriqué en novembre est toujours accroché à l'extérieur de sa maison, alors qu'elle continue à se battre contre ce qu'elle considère comme une expulsion illégale. (Le propriétaire fait valoir qu'un contrat de bail interdit d'exposer quoi que ce soit à la fenêtre). Les Palestiniens de Chicago et leurs alliés ont protesté contre l'expulsion, boycottant le Logan Theater, dont Fishman est propriétaire. Le fait d'être expulsé ici, à Chicago, pour avoir « exprimé l'amour et la fierté » de son héritage, comme l'indique le procès fédéral qu'elle a intenté à Fishman, est une ironie pour Farhan. La maison de sa grand-mère maternelle en Palestine occupée est aujourd'hui habitée par des colons israéliens. (L'action en justice de Farhan, qui soutenait que la neutralité n'avait jamais été l'objectif - les autres locataires pouvaient accrocher des décorations de Noël et de Hanoukka à leurs fenêtres, selon l'action en justice de Farhan - a été rejetée en mars et Farhan est en attente d'un appel).
À côté de photos de cadavres et de décombres, je vois sur les réseaux sociaux des Palestiniens déplacés qui fabriquent de la mloukhiya à Gaza. « La Mloukhié est l'un des plats les plus populaires que les habitants de Gaza aiment et préparent. Habituellement, il est préparé avec du poulet ou du bouillon de poulet, mais comme aucune source de protéines n'est actuellement disponible, nous le préparons avec du bouillon de poulet transformé. Comme d'habitude, c'est fait avec amour, au milieu de la guerre », écrit Renad, un créateur de contenu de Gaza âgé de 10 ans, dans une légende. Le manque de poulet est flagrant, la viande étant pratiquement impossible à trouver ou à acheter en raison du blocus israélien sur la nourriture, les produits d'hygiène et les médicaments. De nombreuses personnes, en particulier dans le nord de Gaza, sont mortes de faim. Pourtant, le plat semble conserver sa signification festive et réconfortante, même au plus profond de l'enfer. « La nourriture palestinienne est l'un des aspects fondamentaux de la socialisation dans notre culture... indépendamment du fait que [les réfugiés] ont été déplacés et dépossédés », explique Lubnah Shomali, directrice du plaioyer à Badil, une organisation de défense des droits humains pour les réfugiés palestiniens.
Lubnah, chrétienne palestinienne, a grandi dans la banlieue de Chicago avant d'installer sa famille, y compris sa fille, mon amie Rachel, en Cisjordanie pour se rapprocher de leur culture, même si la vie était plus difficile sous l'occupation. Lubnah explique que les réfugiés s'inspirent souvent les uns des autres de différentes méthodes de fabrication de la mloukhiya, avec les mêmes débats que ceux que j'ai entendus à Chicago. « Dans les camps de réfugiés, le besoin d'accueillir, d'inviter des gens et de préparer des repas persiste », explique Lubnah.
Pour les juifs mizrahim, les juifs d'origine arabe, la mloukhiya fait également partie de leur mémoire, même si la Nakba a rompu ces liens. Hisham Khalifeh, propriétaire de la Middle East Bakery à Andersonville, se souvient d'avoir rencontré un juif mizrahi de 80 ans à Chicago. « Il avait encore sa carte d'identité palestinienne dans sa poche », raconte Khalifeh. L'homme voulait parler de la nourriture qu'il avait aimée en Palestine et de tout ce qui avait changé depuis qu'il avait été séparé de ses voisins musulmans et chrétiens par la formation d'Israël, l'apartheid et le nettoyage ethnique. Khalifeh raconte que l'homme lui a dit en arabe, leur langue ancestrale commune : « Naaoud lil tarikh ». Revenons à l'histoire.
« Les Blancs adorent les tacos [et] les enchiladas... mais je me souviens qu'enfant, je mangeais de la mloukhiya à l'école et que tout le monde disait : “Beurk, c'est un ragoût vert visqueux” », se souvient Iman, une Chicagolaise palestino-mexicaine. Iman reconnaît que le mloukhiya fait partie intégrante de Chicago, mais elle doute que d'autres le voient de cette façon - ce qui ne la dérange pas. « C'est l'une de ces choses que j'aime tant, mais qui n'a pas encore été revendiquée ou reprise par la culture blanche ».
Les premiers Palestiniens sont arrivés à Chicago dans les années 1800, bien avant la création de l'État d’Israël, selon Loren Lybarger, professeur à l'université de l'Ohio et auteur de Palestinian Chicago : Identity in Exile. Il se souvient d'avoir fréquemment mangé de la mloukhiya chez des dirigeants de la communauté palestinienne de Chicago au cours de ses recherches.
La mloukhiya, plat national égyptien, est très ancienne. Les racines pré-arabes de son nom signifient « pour les rois » ou « pour les dieux ». Un livre de cuisine syrien du XIIIe siècle répertorie quatre versions différentes, dont l'une mentionne des oignons carbonisés réduits en pâte et une autre des boulettes de viande. Ce plat a inspiré des mythes et une ferveur religieuse, puisqu'il est dit que la soupe a permis au souverain égyptien du Xe siècle, le calife fatimide al-Hakim bi-Amr Allah, de recouvrer la santé, d'où son nom. (On l'appelle aussi parfois « mauve des Juifs », en référence à l'affirmation selon laquelle les rabbins juifs auraient été les premiers à la découvrir et à la cultiver). Les Druzes, un groupe ethno-religieux du Machrek, croyaient et croient toujours que le calife était Dieu. C'est pourquoi de nombreux Druzes ne mangent pas de mloukhiya, même aujourd'hui, obéissant ainsi à son ordre. Pour la plupart des gens, cependant, la mloukhiya n'est plus réservée aux rois ou aux dieux. Mais sa préparation peut être une affaire digne de la royauté.
« Chacun la fait à sa façon, et chacun est convaincu que sa façon est meilleure »
Les feuilles de mloukhiya cuites ont une « qualité visqueuse, semblable aux nopales [raquettes de figuier de Barbarie, NdT] de la cuisine mexicaine », explique la cheffe libanaise Sabrina Beydoun. La mloukhiya est un plat réconfortant, quelque chose de plein et de juste dans les verts profonds, avec une odeur d'herbe et de terre. « Ma mère la préparait avec beaucoup de fierté », dit-elle. « En vieillissant, j'y repense avec tendresse et nostalgie ».
Et chacun aime la mloukhiya à sa façon - les variations et les débats font pratiquement partie de l'expérience. « Chacun la fait à sa façon, et chacun est convaincu que sa façon est meilleure », dit Beydoun en riant.
Mon amie Rachel, ancienne joueuse de l'équipe nationale de basket-ball de Palestine, préfère les feuilles de mloukhiya entières (Beydoun dit que c'est courant chez les Libanais), tandis que mon autre amie palestinienne, Rayean, a grandi avec des feuilles moulues. Karima, la mère de Farhan, utilise quant à elle un peu d'acide citrique comme ingrédient spécial.
Au Cairo Kebab, le seul restaurant égyptien de Chicago, la mloukhiya est devenu le deuxième plat le plus demandé par les clients arabes depuis que l'établissement a commencé à le servir tous les jours en 2023 sur la célèbre Maxwell Street de Chicago, dans University Village, selon le copropriétaire Mohammed Saleh. « Les aliments locaux nous ancrent et nous font devenir ce que nous sommes », explique-t-il. La mloukhiya s'inscrit sans doute dans une évolution plus large, où les restaurants appartenant à des groupes ethniques marginalisés servent de plus en plus de plats autrefois relégués à la maison, en raison à la fois d'une plus grande sensibilisation par les médias, du désir de ces plats parmi les communautés immigrées qui aspirent à des aliments familiers, et du fait que les chefs se sentent autorisés à explorer leurs identités de manière plus approfondie.
« Beaucoup de nos clients palestiniens ou jordaniens nous demandent un filet de citron ou de ne pas cuisiner avec de l'ail », explique Mohammed.
Ahmed, propriétaire et chef cuisinier du Cairo Kebab et père de Mohammed, ajoute qu'à moins d'avoir déjà mangé la mloukhiya, « les USAméricains la mangent de la façon dont nous la servons ».
Ahmed prépare la version du restaurant avec beaucoup d'ail dans du beurre grésillant, tandis que la famille de Raeyan ne met pas trop d'ail. J'adore le poulet à la peau croustillante et rôtie, et j'alterne fréquemment entre le mloukhiya à la cuillère sur le riz et le poulet, et le riz et le poulet à la cuillère dans la mloukhiya. Certains l'aiment sans peau et bouilli. La plupart de mes amis la mangent avec du riz ; Ahmed dit que beaucoup préfèrent l'absorber avec du pain, et certains le mangent nature comme une soupe, avec une cuillère ou en buvant de légères gorgées dans le bol. Le plus souvent, elle est servie avec un filet de citron frais.
Khalifeh se souvient très bien de la mloukhiya aux cailles. Ahmed explique que dans la deuxième plus grande ville d'Égypte, la ville portuaire d'Alexandrie, la mloukhiya est souvent préparée avec des crevettes, et certains utilisent du lapin. En Tunisie, la mloukhiya est séchée et réduite en poudre, ce qui donne un ragoût soyeux, de couleur presque noire, avec de l'agneau. Les Soudanais, en raison de leur histoire commune avec l'Égypte, aiment également la mloukhiya. ça s'écrit molokhia, mlokheya, molokhia..., les différences sont infinies et vertigineuses.
« Lorsque j'étais enfant en Égypte, la mloukhiya n'était pas seulement un aliment, c'était un événement », écrit par courriel Eman Abdelhadi, écrivaine égypto-palestinienne et professeure de sociologie à l'université de Chicago. « Une journée entière était consacrée aux processus ardus de lavage, de séchage et de découpage. C'était quelque chose que nous attendions tous avec impatience ». Ahmed raconte que pendant les iftars du Ramadan, un moment de rassemblement après avoir jeûné toute la journée pendant le mois sacré musulman, de nombreux clients demandent au moins deux assiettes de mloukhiya au moment de rompre le jeûne.
Pour les habitants arabes de Chicago qui n'ont pas grandi avec la mloukhiya, Chicago est souvent l'endroit où ils l'ont goûtée pour la première fois. « Nous n'avons pas de mloukhiya au Maroc. Mais j'en ai entendu parler parce que nous avions l'habitude de regarder de vieux films [égyptiens] », explique Imane Abekhane, employée au Cairo Kebab. « Puis je suis venue à Chicago, j'ai essayé la mloukhiya égyptienne et j'ai adoré ».
Lorsque j'ai commencé à enquêter sur le mloukhiya pour cet article, beaucoup de mes amis arabes m'ont dit que le Cairo Kebab était le meilleur endroit pour le déguster à Chicago - un bol m'a permis de comprendre pourquoi. Du poulet rôti tendre, une mloukhiya vert vif équilibrée avec juste assez d'ail et de sel, des vermicelles dans le riz, et un accompagnement de sauce piquante maison à base de tomates avec des flocons de piment, du piment rouge et du poivre noir - tout cela est délicieux. À ma table, Ahmed a préparé la mloukhiya comme on le fait parfois en Égypte, avec brio et performance, une rivière verte et gluante cascadant d'une casserole à l'autre avant de s'accumuler dans mon bol. Mohammed remarque qu'il a vu plus de Palestiniens et d'Arabes venir au Cairo Kebab pour des plats maison comme la mloukhiya depuis que la dévastation a commencé en Palestine l'année dernière.
Même si tout le monde n'est pas d'accord sur la façon de la préparer, tous ceux à qui j'ai parlé s'accordent à dire que la mloukhiya est un plat égyptien. Mais en raison de la forte population de Palestiniens à Chicago, la première rencontre avec la mloukhiya - y compris la mienne - a lieu chez un ami palestinien ou dans une épicerie palestinienne comme Middle East Bakery, où Khalifeh explique que les non-arabes viennent souvent après l'avoir vue en ligne, dans le cadre d'un plaidoyer croissant en faveur de la cuisine et de la cause palestinienne - leur résistance à l'occupation israélienne. Cela confère à ce plat une certaine importance politique.
Lorsque nous avons préparé la mloukhiya, Rachel a utilisé des feuilles séchées que sa grand-mère lui avait rapportées de Palestine, une expérience que Mohammed Saleh qualifie de courante. « Lorsque nous allons en Égypte, mes parents ramènent toujours au moins une valise pleine de produits secs préemballés, dont la mloukhiya », explique-t-il.
Les feuilles congelées et séchées sont également faciles à trouver à Chicago, à Middle East Bakery, Sahar's International Market ou Feyrous Pastries and Groceries à Albany Park. Raeyan et Rachel insistent toutes deux sur le fait que les feuilles séchées - qui ont une couleur plus foncée que les feuilles congelées - sont meilleures. Ahmed affirme que le séché a ses mérites, mais que les feuilles congelées préservent mieux le mloukhiya dans son état d'origine, le processus de séchage lui donnant un goût et une couleur différents. « Le congelé est aussi proche que possible des feuilles de mloukhiya récoltées à la main en Égypte », affirme-t-il. Khalifeh, en revanche, est convaincu que le séché est toujours meilleur, car il a une saveur et une texture que le congelé ne peut jamais atteindre. L'une de ses tactiques consiste à mettre un peu de feuilles congelées dans les feuilles séchées, ce qui permet d'en améliorer la couleur et la consistance. Mais lui et Ahmed disent tous deux que tout le monde n'est pas capable de faire de la mloukhiya séchée correctement.
Et peut-être que quelque chose se perd dans la modernité de la congélation, quelque chose qui s'échange lorsque l'on renonce à tamiser les feuilles de mloukhiya. « Ma mère et mes tantes s'assoient par terre, enlevant les tiges et les restes d'autres récoltes, comme les feuilles de tabac », explique Beydoun. « C'est une pratique communautaire. C'est une chose poétique à laquelle on assiste. Dans les feuilles séchées, je vois la survie - un moyen de transporter les plantes ancestrales pour les diasporas dispersées. La mloukhiya congelée doit être conditionnée. Mais la mloukhiya séchée peut être transportée ; elle ne dépend d'aucune entreprise, seulement de ceux qui ont une relation avec la plante.
Cependant, presque tout le monde s'accorde à dire que les feuilles fraîches sont les meilleures - si vous pouvez les trouver. Sahar's propose des feuilles de mloukhiya fraîches cet été, mais « elles partent vite et nous ne savons pas toujours quand elles arriveront », m'a dit un épicier au téléphone. Hisham m'a également orienté vers Việt Hoa Plaza, où j'ai trouvé des feuilles fraîches qui, selon les épiciers, sont rarement stockées en raison de la popularité croissante de la mloukhiya dans la cuisine de l'Asie orientale. Selon la Markaz Review, les agriculteurs japonais ont commencé à cultiver la plante après que des publicités des années 80 avaient mis en avant la mloukhiya avec des slogans tels que « le secret de la longévité et le légume préféré de Cléopâtre ».
« La mloukhiya est très populaire dans les épiceries japonaises et coréennes », explique Kate Kim-Park, PDG de HIS Hospitality, qui ajoute que sa version est légèrement plus collante. « La plante est appelée 아욱 (ah-ohk) en coréen », précise-t-elle.
Le chef Sangtae Park d'Omakase Yume, dans le West Loop, a de bons souvenirs de la cuisson de la mloukhiya et de sa dégustation avec ses amis et sa famille. « Je l'ajoute à la soupe miso traditionnelle [coréenne] ou aux plats d'accompagnement [banchan] en blanchissant les feuilles et en mélangeant parfois de l'huile de sésame, du sucre et des flocons de piment rouge coréen », explique Park.
Il est également possible de les cultiver soi-même. Iman a décidé de commencer à planter de la mloukhiya et d'autres plantes utilisées dans la cuisine palestinienne, comme le thym sauvage (parfois appelé za'atar, comme le mélange d'épices du même nom) en mars dernier. « J'ai eu le sentiment qu'il s'agissait d'un acte de préservation et de résistance alors que les gens essaient d'effacer les Palestiniens », explique Iman. Dans le monde entier, les cultures indigènes soulignent l'importance de la conservation des semences, et les Palestiniens ne sont pas différents. Mais planter de la mloukhiya s'est avéré difficile dans le froid de Chicago. « Le mloukhiya préfère des températures comprises entre 21 et 32 degrés Celsius et un sol limoneux bien drainé et riche en matières organiques », explique Luay Ghafari, jardinier palestinien et fondateur d’ Urban Farm and Kitchen, ajoutant que les habitants de Chicago doivent commencer à planter les graines à l'intérieur sous des lampes de culture “quatre semaines avant la date de la dernière gelée” et les transplanter dans le jardin lorsque les risques de gelée sont écartés et que le sol s'est réchauffé.
« Il faisait très chaud, puis il faisait très froid à nouveau, alors je les faisais constamment entrer et sortir de l'appartement lorsqu'ils étaient de petits semis », explique Iman. Aujourd'hui, les plants de mloukhiya sont sains et matures, rien à voir avec les rendements qu'Iman observe dans les champs palestiniens, mais elle en est fière. Ghafari explique que la mloukhiya est une plante annuelle qui peut atteindre plusieurs mètres de haut dans des conditions optimales. « Pendant la saison des récoltes, on la trouve souvent vendue en grosses balles, car il faut une grande quantité de feuilles pour obtenir des quantités suffisantes pour la consommation. Mais les plantes cultivées à Chicago, comme celles d'Iman, ne produisent pas assez de feuilles pour être consommées autrement que dans de petites marmites de ragoût. La mère mexicaine d'Iman s'occupe des plantes dans la maison familiale, près de la banlieue. « C'est ce qui nous unit », dit Iman.
Nancy Roberts, la mère de Raeyan et traductrice d'arabe, a dactylographié la recette de mloukhiya de la grand-mère de Raeyan - la recette à partir de laquelle nous avons cuisiné - qui a été transmise de génération en génération. Il s'agit là aussi d'une sorte de conservation de semences sacrées.
« J'ai l'intention de transmettre [les recettes] à mes enfants jusqu'à la libération », dit Abdelhadi. « Mahmoud Darwich a dit que les occupants avaient peur des souvenirs, et les Palestiniens ont fait de la mémoire un passe-temps national ».
Après avoir couru dans la chaleur estivale de Chicago à la recherche d'histoires sur cette plante, quels étaient mes souvenirs de la mloukhiya ? Ce n'étaient pas ceux de Rachel, de Raeyan, d'Iman ou de Laith - des souvenirs d'enfance, de famille, d'héritage. Mais j'étais sur le site en train de construire une relation avec la mloukhiya.
Une collègue a dit un jour: « La Palestine tapisse mon esprit ». Je ne l'ai jamais oubliée, car elle décrivait si bien ces dix derniers mois pour moi. Maintenant, d'une manière ou d'une autre, la mloukhiya s'était installée là aussi, devenant une partie de ma mémoire de cette période brutale, s'entremêlant avec la Palestine, avec Gaza. « C'était très dur aujourd'hui », dit Hisham à voix basse lorsque je mentionne Gaza au cours de notre entretien, en référence à la frappe aérienne israélienne qui a eu lieu ce jour-là à al-Mawassi, une “zone de sécurité” désignée, et qui a tué plus de 100 personnes en l'espace de quelques minutes, dont la plupart étaient des enfants. Dans tous les entretiens que j'ai réalisés pour cet article, le génocide est revenu sur le tapis ou la tension était palpable lorsqu'on en parlait. Dès la, comment écrire sur la mloukhiya en se limitant à l’aspect nourriture ? Comment la recherche, la consommation et la fabrication de la mloukhiya ne pourraient-elles pas faire en sorte que la Palestine occupe mon esprit et entre dans mes rêves ?
Une nuit, j'ai rêvé que Rachel, Raeyan et moi étions en train de nous affairer dans ma cuisine pour faire de la mloukhiya, moi tamisant les feuilles avec des mains tachées de henné, Raeyan remuant près de la cuisinière, Rachel hachant de l'ail. Mon ami Omar était lui aussi dans la cuisine, en train de regarder. C'était presque une réplique exacte de la façon dont nous avions regardé quand nous l'avions cuisiné.
Sauf qu'Omar ne vit pas à Chicago. Il est à Gaza.
Le jour du rêve, Omar m'a dit que les bombardements étaient intenses et qu'il ne passerait peut-être pas la nuit. « J'espère que tu survivras. Qu'Allah te protège » , lui ai-je répondu. Au lever du soleil suivant, j'ai reçu une réponse. Alhamdulillah. Dieu merci. Omar était toujours en vie. Depuis des mois, c'est la cadence de nos messages. Je ne passerai peut-être pas cette nuit. J'espère que vous vivrez. Qu'Allah vous protège. Alhamdulillah.
Il y a eu une nuit où, après avoir vu une nouvelle image horrible du corps d'un Palestinien mutilé par les attaques israéliennes et les armes usaméricaines, il a été suggéré, j'ai oublié par qui, que nous allions au lac Michigan et que nous criions. Une fois sur place, nous sommes restés silencieux pendant un long moment. Ce n'était pas par gêne, mais par crainte que Dieu ait cessé d'écouter nos cris. Quelle preuve avions-nous du contraire ? Puis, presque à l'unisson, nous avons crié, le son portant sur l'eau. Et je dois croire que nous avons été entendus.
Naaoud lil tarikh. Revenons à l'histoire. Nataqadam lil houriya. Allons de l'avant vers la liberté.
Nylah Iqbal Muhammad est une journaliste indépendante usaméricaine écrivant sur toutes sortes de thèmes, de l’ethnogastronomie et des styles de vie à la Palestine. Instagram, Substack, Twitter/X.
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