Pour commencer à répondre à cette question, nous avons choisi quatre articles donnant des éclairages complémentaires. Le premier exprime la réaction des militants communistes du Workers World Party, le Parti mondial des travailleurs, par la plume d’un des éditeurs de leur organe, Workers World/Mundo Obrero. Le second émane du fondateur de la cliodynamique, qui identifie la base sociale de Mamdani : les diplômés précaires (qui sont à la base de toutes les révoltes actuelles, du Maroc aux Philippines et du Pérou à Madagascar, du Népal au Paraguay). Le troisième fait un constat similaire, exhortant la droite perdante à se soucier plus de cette couche de la population qui aurait dû rester sa base « naturelle » si elle n’avait pas échoué dans son ascension sociale. Le quatrième enfin, explique la portée de la victoire de Zohran aux Italiens et Européens de gauche. Ce paquet-cadeau a été traduit et édité par Tlaxcala.
SOMMAIRE
John Catalinotto
Mamdani l’emporte : un pas vers la riposte
Peter
Turchin
La révolte du précariat diplômé
John
Carney
Les populistes de Park Slope selon Zohran
Max Mansoubi
La victoire de Zohran Mamdani : À bas les dynasties politiques
Mamdani
l’emporte : un pas vers la riposte
John Catalinotto, Workers World, 5/11/2025
Que
Zohran Kwame Mamdani ait remporté une élection à New York avec plus de 50 % des
voix constitue une gifle retentissante à la campagne vicieuse d’islamophobie,
de haine des migrants et de chasse aux « communistes » qui a infesté les
publicités anti-Mamdani, diffusées en boucle pendant la Série mondiale de
baseball. Que cette coterie de milliardaires, de sionistes et de magnats de
l’immobilier ait gaspillé 50 millions de dollars de leurs profits mal acquis
dans ces publicités rend la victoire d’autant plus réjouissante.
L’élection
municipale new-yorkaise était devenue un véritable référendum sur ces
questions.
Trump a
traité Mamdani de communiste, puis a soutenu Cuomo. Ce dernier a attaqué
Mamdani à propos du 11 septembre et diffusé des publicités antimusulmanes
générées par intelligence artificielle, trop abjectes pour être décrites.
Que les
électeurs new-yorkais aient opposé un doigt d’honneur aux attaques venimeuses
contre les musulmans et à l’anticommunisme virulent marque un pas en avant pour
la classe ouvrière.
Après la
victoire électorale, le New York Post a publié une caricature de Mamdani
brandissant un drapeau frappé de la faucille et du marteau et rebaptisant New
York « la Pomme rouge ».
Mamdani
n’est pas un communiste, ni ne se prétend révolutionnaire. Il se définit comme
socialiste démocratique, c’est-à-dire favorable à des réformes. Sa stratégie
générale consiste à pousser le Parti démocrate – un parti pro-impérialiste –
dans une direction plus progressiste afin de rallier davantage de travailleurs,
de pauvres et d’opprimés à une participation active.
La
campagne municipale de Mamdani a avancé quelques revendications limitées mais
séduisantes : des bus gratuits et rapides, des logements abordables, une garde
d’enfants universelle. Si restreintes que soient ces revendications, les
milliardaires de Wall Street et de l’immobilier qui possèdent New York les
considèrent comme une menace existentielle.
Mais ces
objectifs ne seront pas atteints par de simples manœuvres parlementaires ni par
les discours d’un individu, aussi éloquent ou charismatique soit-il. Il faut la
lutte. Et, qu’ils se disent réformistes ou révolutionnaires, nul ne peut
mesurer sa capacité à lutter avant que la lutte n’éclate.
Or, la
lutte de classes est possible, et cette victoire électorale peut créer une
dynamique qui la rend plus probable. Mamdani a déclaré que sa campagne avait
mobilisé 100 000 bénévoles actifs, pour la plupart des jeunes. Leur activité et
leur enthousiasme ont assuré sa victoire.
Dans son
discours de victoire, Mamdani a déclaré à propos des migrants :
« Alors
écoutez-moi bien, Président Trump : pour atteindre l’un d’entre nous, il vous
faudra passer par nous tous. »
Cette
phrase prépare le terrain pour une confrontation sérieuse. Il ne fait guère de
doute que Trump prévoit d’envoyer ses sbires de l’ICE (Immigration and Customs
Enforcement) traquer les migrants à New York, comme ils l’ont déjà fait à Los
Angeles, Washington D.C., Chicago et ailleurs. Un premier test pour la nouvelle
administration pourrait être la manière dont elle contribuera à mobiliser
contre les tentatives de Trump « d’atteindre l’un d’entre nous ».
La seule
façon de défendre les travailleurs migrants sera de maintenir mobilisés les
volontaires de la campagne électorale et d’en recruter d’autres pour rejoindre
la résistance contre les attaques de l’ICE, comme cela a déjà commencé à petite
échelle. Si cela est fait, ceux qui ont une vision plus révolutionnaire et
anti-impérialiste devraient rejoindre cette lutte de résistance et, dès que
l’occasion se présentera, démontrer comment une approche révolutionnaire peut
rendre la victoire possible.
Ce n’est
pas la déception ni la désillusion face au réformisme qui poussent les gens
vers la solution révolutionnaire nécessaire ; c’est lorsque les
révolutionnaires montrent comment on gagne.
La
révolte du précariat diplômé
Mamdani
remporte la mairie de New York
Peter
Turchin, Substack,
7/11/2025
Peter Turchin est né Piotr Valentinovitch Tourtchine à Obninsk en Russie en 1957. En 1977, son père, le physicien Valentin Tourtchine, pionnier de l’intelligence artificielle et dissident, quitte l’Union soviétique avec toute sa famille, destination New York. Après des études de biologie et de zoologie, il co-fonde la cliodynamique, la discipline scientifique à l'intersection de la macrosociologie historique, de la cliométrie et de la modélisation mathématique des processus sociaux. En 2010, il publie une recherche combinant 40 indicateurs sociaux prédisant des troubles sociaux mondiaux au cours des années 2020. Il y développe notamment le concept de surproduction d'élites. Son livre le plus récent est End Times (2023).
L’événement politique majeur de la semaine est la victoire de Zohran Mamdani à la mairie de New York. Un certain nombre de lecteurs de mon livre End Times [fr. Le chaos qui vient : élites, contre-élites, et la voie de la désintégration politique, Le Cherche-midi, 2024] ont fait remarquer que ce « moment Mamdani » illustre parfaitement le concept de « précariat diplômé » (credentialed precariat).
Origine
du concept
Voici le
passage que j’ai écrit à ce sujet dans le chapitre 4 d’End Times :
« Guy Standing, qui a introduit le terme “précariat” dans le débat public, considère les titulaires de diplômes comme l’une des fractions du précariat. Ce groupe est constitué de personnes qui font des études supérieures, persuadées — par leurs parents, leurs professeurs et les responsables politiques — qu’elles obtiendront ainsi une carrière. Elles découvrent vite qu’on leur a vendu un ticket de loterie : elles en sortent sans avenir et avec des dettes. Cette faction est dangereuse, mais d’une manière plus positive : elle ne soutient généralement pas les populistes, mais rejette aussi les anciens partis conservateurs ou sociaux-démocrates. Intuitivement, elle cherche une nouvelle politique du paradis, qu’elle ne trouve ni dans l’ancien spectre politique, ni dans des structures comme les syndicats. » (Meet the Precariat, the New Global Class Fuelling the Rise of Populism)
Et
j’ajoutais :
« L’histoire — et la base de données CrisisDB — nous enseigne que le précariat diplômé, ou dans le jargon de la cliodynamique, les aspirants élitaires frustrés, constitue la classe la plus dangereuse pour la stabilité des sociétés. »
Vers une
recomposition des partis américains
Mon
principal intérêt est de comprendre ce que cet événement révèle sur l’évolution
des partis politiques aux USA. Il y a dix ans, le paysage politique américain
était dominé par deux partis :
·
l’un représentant le 1 % (les détenteurs de
capital),
·
l’autre les 10 % (les détenteurs de
diplômes).
Les deux
servaient les intérêts de la classe dirigeante, tout en ignorant ceux des 90 %
restants. Je simplifie, bien sûr — pour une analyse plus nuancée, je renvoie à End
Times.
En 2016,
Donald Trump a canalisé le malaise populaire croissant pour amorcer la
transformation du Parti républicain en un parti populiste de droite — le
mouvement MAGA. Ce processus est encore loin d’être achevé.
Pendant
ce temps, les Démocrates avaient réussi à contenir les populistes de gauche au
sein de leur camp, par une combinaison de répression (Bernie Sanders) et de
cooptation (Alexandria Ocasio-Cortez, AOC). Résultat : en 2024, le Parti
démocrate était devenu le seul parti véritablement au service des élites
dirigeantes. Sa défaite catastrophique lors des élections de 2024 a provoqué
une révolution interne, heureusement presque sans effusion de sang — pour
l’instant. La cote de popularité du parti est tombée à un niveau historiquement
bas, les élites démocrates traditionnelles sont en déroute, et cette crise a
ouvert un espace pour la gauche populiste renaissante.
Le sens
de la victoire de Mamdani
La
victoire de Mamdani à New York pourrait annoncer que les populistes tentent
désormais de prendre le contrôle du Parti démocrate, comme le mouvement MAGA
l’a fait chez les républicains. Mais peut-être pas. Après tout, New York n’est
pas un district électoral typique des USA.
Quelles
forces ont permis à Mamdani de battre le candidat centriste Andrew Cuomo ? Je
m’appuie ici sur les sondages de sortie des urnes de CNN (élection de 2025),
basés sur 4 744 répondants.
Beaucoup
d’analystes ont souligné le soutien massif des jeunes électeurs : 78 % des
18-29 ans ont voté pour Mamdani, contre 18 % pour Cuomo — soit un écart de 60
points.
Mais les
dimensions les plus intéressantes, à mes yeux, sont le niveau d’éducation et le
revenu.
Le poids
des diplômes
Commençons
par les détenteurs de diplômes. C’est stupéfiant : 80 % des votants avaient au
moins suivi un enseignement supérieur partiel (“some college”). 31 %
avaient obtenu une licence (Bachelor’s), et 27 % un diplôme supérieur, ces deux
groupes donnant à Mamdani un avantage de 19 points (57 % contre 38 % pour
Cuomo).
Je dois
avouer qu’au départ, je n’y croyais pas. Une telle concentration d’électeurs
diplômés est incroyable. Mais selon une enquête du gouvernement new-yorkais de
2023, 43 % des New-Yorkais détenaient déjà un diplôme universitaire ou plus,
contre 33 % en 2010. Chez les adultes blancs de plus de 25 ans, les deux tiers
avaient terminé l’université. On peut vraiment parler de surproduction de
diplômés.
Revenus
et vote
Du côté
des revenus, la relation n’est pas linéaire. Les plus pauvres (moins de 30 000
$/an) et les plus riches (plus de 300 000 $/an) ont davantage voté pour Cuomo,
tandis que les classes intermédiaires ont préféré Mamdani.
Ainsi,
les 8 % les plus riches (revenus supérieurs à 300 000 $) ont soutenu Cuomo avec
un écart de 29 points. Mais ces électeurs étaient minoritaires : 77 % des
votants appartenaient à la catégorie intermédiaire.
Le plus
fort avantage pour Mamdani, soit 20 points, se trouvait dans la tranche des 50
000 à 99 000 $ — qui était aussi la plus nombreuse (27 % des votants). La
catégorie suivante, 100 000 à 199 000 $, était juste derrière, avec 18 points
d’avance pour Mamdani.
Il peut
sembler étrange d’appeler “précariat” des gens gagnant entre 50 000 et 100 000
dollars par an, mais il faut tenir compte du coût de la vie à New York. Le
loyer médian mensuel d’un appartement deux chambres y a augmenté de 15,8 % en
un an, atteignant 5 500 dollars [voir ci-dessous traduction Zohran’s Park
Slope Populists de John Carney]. Autrement dit, avec un revenu de
100 000 dollars, vous dépensez près des deux tiers pour vous loger. Et il faut
encore payer les impôts. Il ne reste pas grand-chose pour se nourrir, se
divertir ou partir en vacances.
Il serait
particulièrement intéressant de croiser les préférences électorales selon le
diplôme et le revenu, mais les données publiées ne permettent pas ce niveau de
détail.
Le
précariat diplômé comme moteur politique
Ces
chiffres soutiennent fortement l’idée que la victoire de Mamdani a été
principalement portée par la jeunesse diplômée du précariat : des jeunes
titulaires d’un diplôme universitaire ou plus, gagnant juste assez pour vivre
sur le fil du rasoir.
C’est exactement ce qu’ont souligné plusieurs articles
récents, dont Zohran Mamdani and the
Revenge of the Struggling Yuppie: When the city becomes a “luxury product,”
even the comfortable start to rebel. L’article de John Carney, cité
plus haut, est particulièrement éclairant. Je soupçonne d’ailleurs qu’il a lu End
Times, puisqu’il y est question d’appauvrissement, de diplômés surproduits
par notre système universitaire et, bien sûr, de précarité éduquée.
New York
est sans doute le plus grand foyer du précariat diplômé, mais ce n’est pas le
seul. On trouve une multitude d’aspirants élitaires surproduits dans d’autres
villes des côtes Est et Ouest.
Cela
signifie que les démocrates centristes sont désormais pris en étau entre deux
populismes :
·
celui de droite, issu du MAGA,
·
et celui de gauche, incarné par Mamdani et
ses électeurs.
On parle
beaucoup cette semaine d’une possible « vague bleue » qui permettrait aux
démocrates de reprendre la Chambre en 2026. Mais si cela arrive, les gagnants
ne seront plus les mêmes démocrates qu’avant — ils représenteront une nouvelle
génération.
Les
populistes de Park Slope selon Zohran
Les conservateurs ne devraient pas ignorer la souffrance économique de la classe professionnelle new-yorkaise en voie de déclassement
John Carney, Commonplace,
2/7/2025
John Carney se présente simplement ainsi : « Platon entre dans un fonds spéculatif ». Nous n’en savons pas plus sur lui, à part qu’il semble vivre du côté de Hollywood.
Comme
tout le monde le sait désormais, Zohran Mamdani, qui se décrit lui-même comme socialiste
démocrate, vient de remporter la nomination démocrate à la mairie de New
York. Plus de quatre cent mille électeurs — soit 43,51 % du corps électoral —
ont voté pour un homme qui promet des épiceries publiques, des bus gratuits, un
gel des loyers, une réduction du rôle de la police dans la lutte contre la
criminalité, une hausse des impôts pour les riches et une forte extension du
secteur public.
Ses
meilleurs scores proviennent des quartiers embourgeoisés ou en voie de
gentrification de Brooklyn — Park Slope, Bushwick, East Williamsburg — des
zones désormais plus connues pour leurs lattes au lait d’avoine que pour les
syndicats ouvriers. Cela a conduit beaucoup de conservateurs à se moquer de
l’idée que Mamdani incarne une révolte populaire. Loin d’être le porte-parole
des opprimés, disent-ils, il canaliserait simplement la rage ostentatoire des
privilégiés : surdiplômés, pas lavés, riches en théorie mais pauvres en
gratitude.
Il y a un
peu de vrai là-dedans. Mamdani est bel et bien un socialiste déclaré. Il veut
geler les loyers dans les appartements régulés, ouvrir des épiceries publiques
et remplacer les policiers par des travailleurs sociaux. Mais cette réaction
passe à côté de l’essentiel.
Les
partisans de Mamdani à Park Slope ou Bushwick ne sont pas, au sens strict, des
travailleurs. Mais ils ne sont pas vraiment des élites non plus. Ils
appartiennent à ce groupe devenu central dans la politique américaine : les
professionnels en voie de déclassement, ces diplômés surproduits du système
universitaire, élevés dans l’idée d’une stabilité de classe moyenne et
découvrant que le système ne leur offre guère plus que des loyers exorbitants
et l’épuisement. Leur colère est réelle. Et si la droite veut sérieusement
construire une coalition majoritaire autour du renouveau économique, elle
ferait mieux de comprendre cette colère plutôt que de la ridiculiser.
Ces
électeurs ne réclament pas le socialisme par esprit de rébellion. Ils
réagissent à un contrat brisé. On leur avait appris que l’éducation garantirait
une vie stable et pleine de sens. À la place, ils affrontent un marché du
travail qui traite les professions comme jetables, le logement comme un luxe et
les enfants comme un gouffre financier. Beaucoup ont des revenus confortables
selon les standards nationaux — 80 000, voire 120 000 dollars par an — mais à
New York, cela signifie encore colocation, dettes et absence totale de
perspective d’achat. Trop riches pour être pauvres, trop pauvres pour être
sereins.
J’ai vécu
à Park Slope de 2008 à 2020, la plupart du temps dans un appartement sans
ascenseur au quatrième étage, avec ma femme et nos deux filles. Nous avions
environ 111 m². Je connais le quartier et les gens que Mamdani représente. Ce
ne sont ni des révolutionnaires ni des socialistes convaincus. Il n’y a pas si
longtemps, leurs équivalents sociaux se seraient plutôt identifiés aux
républicains. Ce sont des parents, des locataires, des indépendants, des
enseignants, des travailleurs sociaux, des juristes juniors qui tentent de
survivre dans une ville où tout devient plus cher et rien ne paraît stable.
Les
quartiers où Mamdani a triomphé ne sont plus les bastions ouvriers du XXe
siècle. Ce sont des enclaves de précarité éduquée : non plus des districts
d’ouvriers syndiqués, mais des zones de dérive post-industrielle, peuplées de
chefs d’ONG, rédacteurs freelance, profs épuisés et ingénieurs en logiciel
vivant d’un salaire à l’autre malgré leurs revenus à six chiffres.
C’est une
classe marquée par la contradiction : culturellement élitaire, économiquement
instable, structurellement bloquée. Des locataires dans tous les sens du terme
— du logement, du travail, du statut. Ce qu’ils cherchent en politique n’est
pas la révolution marxiste, mais la récupération du futur qu’on leur avait
promis.
Le
logement est la pression la plus visible. D’après le cabinet Zumper, le loyer moyen
mensuel d’un deux-pièces à New York a augmenté de 15,8 % sur un an, atteignant
5 500 dollars. À Brooklyn, il est de 4 645 dollars. Cela signifie qu’un ménage
gagnant 150 000 dollars par an — soit le top 10 % national — peut être amené à
consacrer plus de 30 % de son revenu au loyer. Ce qui était autrefois un chemin
vers la stabilité — études, emploi qualifié, logement modeste — est devenu une
course mensuelle pour garder un toit, sans rien épargner.
Un
sondage du Manhattan Institute, en juin, révèle que le logement est la première
préoccupation d’un quart des électeurs, juste derrière la criminalité et la
sécurité publique (26 %). L’emploi, les impôts et l’économie arrivent loin
derrière (18 %).
Mais ce
n’est pas seulement une question de coût — c’est une question de trajectoire.
La propriété fut jadis le pont entre la lutte générationnelle et la stabilité
de classe moyenne. Elle permettait de transformer le travail en richesse et d’ancrer
les familles dans leurs communautés. Ce pont est désormais effondré. Pour les
électeurs de Mamdani, posséder une maison relève de la provocation : ils ont
suivi les règles, mais les récompenses ont disparu.
L’éducation,
autre pilier de l’ascension sociale, est tout aussi fragile. Les bénéfices d’un
diplôme universitaire se sont érodés. Des chercheurs de la Réserve fédérale de
Saint-Louis ont constaté que, si les diplômés gagnent toujours plus que les
non-diplômés, l’écart de richesse entre eux se réduit fortement. Chez les
jeunes générations — notamment les Américains blancs nés dans les années 1980 —
l’avantage de richesse sur une vie entière s’est presque effacé, posant la
question de la réelle valeur financière des études supérieures. Et les coûts
continuent de grimper. Pour les jeunes professionnels, la dette étudiante est
devenue le prix d’entrée d’un marché du travail qui ne livre plus ses
promesses. Toute une génération a hypothéqué son avenir pour des emplois qui ne
permettent même plus d’en construire un.
Et il ne
s’agit pas seulement du prix des études, mais de la compétition pour les
avantages qu’elles étaient censées garantir. Le marché du travail de l’élite
est devenu plus brutal, alors même que le travail lui-même s’est vidé de sens.
Un grand nombre des partisans de Mamdani occupent ce que David Graeber appelait
des “bullshit jobs” — des postes sans réelle utilité productive,
maintenus par inertie, image de marque ou subventions. Ce ne sont pas des
emplois ouvriers délocalisés en Chine, mais des emplois de col blanc perdus
dans l’abstraction.
Ce à quoi
Mamdani a donné voix, ce n’est pas une guerre de classes à l’ancienne — pas le
locataire contre le propriétaire, ni l’ouvrier contre le patron. C’est une
révolte des éduqués contre le système qui leur a menti. En miroir de
l’aliénation du Midwest désindustrialisé, le Brooklyn gentrifié ressent sa
propre désillusion. La promesse implicite de prospérité — que l’effort et le
diplôme paieraient — s’est rompue. Leurs identités professionnelles
s’effritent. Leurs revenus stagnent. Et pourtant, ils restent dépendants d’un
système qu’ils ne peuvent plus se permettre.
C’est
l’économie politique de la misère professionnelle. Elle engendre de la rancune,
certes, mais aussi une nostalgie d’avenir : non pour la révolution abstraite,
mais pour une restauration concrète : un logement abordable, des
transports accessibles, un travail qui a du sens, une ville où l’âge adulte
reste possible.
Comme
l’écrivait Julius Krein en 2019 dans American Affairs, la véritable
fracture économique n’oppose pas les élites aux classes populaires, mais les
élites entre elles : celles qui vivent du capital contre celles qui vivent du
travail, y compris du travail « de prestige ». Les professionnels qui
faisaient tourner le système se retrouvent désormais à sa merci.
Il est
facile de qualifier leurs revendications de radicales. Ce qui est plus
difficile, c’est d’admettre que ce qu’ils réclament correspond à des valeurs
que les conservateurs devraient reconnaître : posséder, s’établir, fonder une
famille, appartenir à une communauté offrant continuité et sens. Ce ne sont pas
des valeurs marginales, mais les fondations d’une société stable.
Voilà la
leçon pour la droite : trop souvent, les conservateurs ne s’intéressent à la
désindustrialisation que lorsqu’elle touche les ouvriers ruraux. Ils négligent
la manière dont la classe diplômée est, elle aussi, devenue locataire — du
logement, des institutions, et même de sa position sociale. La base de Mamdani
n’est pas en colère d’avoir perdu du pouvoir ; elle est en colère de ne jamais
avoir eu les moyens d’assurer sa propre stabilité.
Un
mouvement conservateur sérieux, soucieux du bien commun, devrait y voir un
appel à l’action. Ces électeurs n’ont pas été perdus au profit de la gauche par
fatalité. Ce que révèle la victoire de Mamdani, ce n’est pas que les
professionnels new-yorkais se sont convertis au socialisme, mais qu’ils ont
cessé de croire aux institutions censées les servir.
Et
pourtant, les éléments d’une alternative existent déjà — mais pas encore dans
l’imaginaire politique :
·
une politique du logement pro-famille,
adaptée au coût de la vie urbain,
·
une politique industrielle créant des
emplois qualifiés en dehors de la finance et du marketing,
·
une vision humaine de l’éducation, qui ne
réduise pas les jeunes à des endettés hyperproductifs,
·
et une réflexion plus large sur le sens du
travail intellectuel au service de la nation plutôt que du capital.
Mamdani
ne propose pas cette vision. Mais il a capté quelque chose de réel. Et cela
devrait inquiéter quiconque souhaite que la politique américaine dépasse le
faux duel entre progressisme oéngéisé et technocratie financiarisée.
Une
nouvelle classe inquiète est là : hautement diplômée, économiquement fragile,
politiquement instable.
Si les conservateurs
refusent de la comprendre, s’ils se réfugient dans les clichés et les guerres
culturelles recyclées, ils perdront ce terrain par défaut. Mais s’ils acceptent
d’y voir un appel à reconstruire le rêve américain, ils pourraient trouver en
cette classe moins une menace qu’un allié.
La
politique américaine ne sera pas façonnée par les seules élites du capital ni
par les classes ouvrières isolées. Ceux qui ont voté pour Mamdani incarnent une
troisième force : la classe moyenne frustrée, suréduquée et sous-récompensée,
les ambitieux sans escalier.
L’élection
de Mamdani n’est pas une crise d’humeur des privilégiés, mais un avertissement.
Max Mansoubi,
8/11/2025
Dans son
discours de victoire électorale, lorsque Zohran Mamdani, le nouveau maire de
New York, a déclaré avoir « abattu une dynastie politique », il ne s’agissait
pas simplement d’une revanche contre Andrew Cuomo, mais d’un signal bien plus
large : une tentative de redéfinir qui détient la légitimité politique dans la
Grosse Pomme — et peut-être, par ricochet, à l’échelle nationale.
Sa
phrase, « nous avons renversé une dynastie politique », est une déclaration de
guerre culturelle et politique. Ce n’est pas seulement une attaque contre
Andrew Cuomo et sa puissante famille, qui ont dominé la politique de l’État
pendant des décennies, mais une tentative de renégocier le concept même de
droit et d’héritage dans la politique new-yorkaise.
Jusqu’à
présent, l’autorité politique était perçue comme une propriété transmise entre
quelques noms prestigieux, souvent liés au grand capital et à un cercle
restreint de donateurs milliardaires. La victoire de Mamdani, issu d’un milieu
d’activisme multiracial et de mobilisation de la classe ouvrière, déplace l’axe
de la légitimité. Il affirme implicitement que la véritable force politique ne
réside ni dans les patronymes illustres ni dans les dons des super-riches, mais
dans la base : les mouvements populaires et la capacité à organiser des
coalitions diverses et ouvrières.
Dans cet
article, j’explique, pour le public italien, la portée et le contexte
historique de cette déclaration. Nous verrons ce qui change réellement pour New
York en matière de politiques sociales et de gestion municipale, ainsi que les
implications possibles au niveau national, où les affrontements entre
l’establishment et les mouvements progressistes deviennent de plus en plus
évidents. L’ascension de figures comme Mamdani suggère un changement sismique :
le pouvoir n’est plus conféré d’en haut, mais revendiqué et construit d’en bas.
Quelle «
dynastie » a été vaincue ?
Mamdani
visait clairement la famille Cuomo, celle d’Andrew et de Mario Cuomo. Mario fut
une figure majeure, gouverneur de l’État de New York dans les années 1980 et
1990, consolidant le nom de la famille dans la politique locale. Son fils
Andrew suivit ses traces, gouvernant de 2011 à 2021 — une décennie qui renforça
encore la perception d’une véritable « dynastie ». Andrew tenta ensuite
d’étendre son influence en se présentant à la mairie de New York. Zohran
Mamdani réussit à le battre, d’abord aux primaires démocrates (où le nom Cuomo
conservait un poids historique et un réseau de soutiens puissants), puis aux
élections générales.
En
proclamant la « fin d’une dynastie politique », Mamdani a voulu envoyer un
message fort : l’époque où un membre de la famille Cuomo pouvait, grâce au
prestige du nom, à un consensus enraciné et à des réseaux d’argent, compter sur
une victoire électorale quasi automatique, est révolue. Cette victoire n’est
pas un simple changement de garde : elle symbolise un profond déplacement du
paysage politique new-yorkais. Elle suggère que le mérite, l’activisme
populaire et un programme progressiste centré sur les besoins des classes
laborieuses et multiethniques ont désormais une légitimité capable de défier
les structures de pouvoir héritées.
Mais la «
dynastie » ne se limite pas à un nom : elle désigne aussi un système
politico-économique, un réseau d’intérêts fonciers, immobiliers et financiers,
soutenu par des donateurs fortunés. Ce modèle favorise une gouvernance
technocratique et déférente envers les marchés immobiliers — un « gouvernement
pour les élites » plutôt que pour les travailleurs.
Avec sa victoire, Mamdani indique que ce n’est pas seulement la fin de l’ère
Cuomo, mais celle d’une classe politique qui se pensait « héritière naturelle
».
Une
victoire sans précédent
Pour les
observateurs de la politique new-yorkaise, la victoire de Mamdani est un
véritable séisme. Premier maire musulman et sud-asiatique de New York, l’un des
plus jeunes, il incarne une représentation symboliquement forte.
Son programme est radical pour les standards de la ville : gel des loyers,
hausse du salaire minimum, gratuité des bus, création d’épiceries publiques.
Son succès ne doit rien aux élites, mais à la mobilisation populaire, aux
petits donateurs et aux jeunes électeurs.
Politiquement, cela confirme qu’une métropole mondialisée et traditionnellement
gouvernée par de grands intérêts peut être dirigée par une force alternative,
issue des luttes sociales.
Mamdani
revendique un mandat clair : la crise du logement, des transports et du coût de
la vie est au centre.
S’il parvient à réaliser ne serait-ce qu’une partie de ses promesses —
ambitieuses — il aura transformé la fonction même de maire : non plus
gestionnaire, mais agent du changement social.
Cependant,
il faut rester lucide : les structures de pouvoir à New York — immobilières,
financières, bureaucratiques — sont solides et ne disparaissent pas avec une
élection. De plus, les compétences de la ville sont limitées par l’État de New
York et le Congrès fédéral. Dire que la « dynastie » est terminée serait donc
prématuré ; elle est surtout sérieusement ébranlée.
Mais un
effet concret existe : le profil de ceux qui peuvent prétendre gouverner New
York change. Jeunes, issus des minorités, clairement ancrés à gauche — ils
deviennent désormais des candidats légitimes. Le « modèle » s’élargit.
Répercussions
nationales
Pour la
gauche américaine, la victoire de Mamdani n’est pas un accident isolé, mais un
cas d’école. Si une métropole aussi influente que New York élit un maire
ouvertement socialiste, alors l’argument selon lequel les candidats
progressistes de base seraient « inéligibles » perd beaucoup de sa force. Cette
victoire prouve qu’un programme ambitieux de justice sociale et économique peut
séduire même dans les bastions de l’ordre établi.
Le succès
de Mamdani rend plus crédible l’idée que d’autres candidats progressistes
peuvent gagner en misant sur l’ancrage communautaire, l’organisation populaire
et des plateformes sans compromis sur la lutte contre les inégalités. Sa
victoire devient un modèle reproductible.
En
évoquant la « dynastie », Mamdani ne se limite pas à New York : sa critique
vise l’ensemble de la classe politique américaine — les Bush, les Clinton, les
Trump —, ces familles qui perpétuent leur pouvoir comme s’il leur revenait de
droit. Son triomphe envoie un message clair : l’électorat refuse le recyclage
perpétuel des élites et réclame du renouveau, de l’authenticité et de la
diversité. Les conservateurs et les modérés ont d’ailleurs réagi comme à une
alarme : la direction républicaine parle déjà de « plus grande victoire du
socialisme aux USA ». Mamdani devient ainsi à la fois un phare pour la gauche
et une cible pour la droite.
Un double
séisme politique
La
victoire marque la fin symbolique — au moins électorale — d’une dynastie :
celle des Cuomo, et plus largement d’un modèle de pouvoir héréditaire.
Elle remet en cause la politique des appareils et des arrangements de coulisses
qui ont longtemps régi New York. Mais elle propose aussi un nouveau paradigme :
plus de démocratie participative, une attention aux classes moyennes et
populaires, une rupture avec les élites économiques.
L’accent se déplace de la capacité à lever des fonds vers la capacité à
construire un consensus populaire.
Toutefois,
l’euphorie doit affronter la réalité : une victoire symbolique ne dissout pas
les blocages du système. Les bureaucraties, les lobbies immobiliers et les
alliances politiques continuent d’agir. La véritable épreuve sera de
transformer cette victoire symbolique en gouvernement concret et réformateur. Si
Mamdani parvient à traduire ses promesses — justice du logement, climat,
redistribution — en politiques effectives, alors oui, on pourra parler de
changement historique.
Sinon, sa phrase « nous avons abattu une dynastie » risquera de se réduire à un
slogan sans suite.
Un
message universel
Pour un
observateur extérieur, notamment en Europe, le message de Mamdani est universel
: il s’agit de dire non à des gouvernements qui se croient intouchables en
raison de leur pedigree ou de leur richesse, et oui à des pouvoirs issus de la
mobilisation populaire, des mouvements de base et de la traduction politique
des revendications concrètes.
Ce modèle
de déplacement du pouvoir, s’il s’avère durable, pourrait consolider l’aile
progressiste du Parti démocrate et inspirer les forces de gauche européennes,
souvent incapables de briser le monopole des élites.
La victoire de Mamdani est une hypothèse ; le succès de son gouvernement, la
thèse à démontrer.
- “Envoyez-moi vos fatigués, vos pauvres,
- Envoyez-moi vos cohortes qui aspirent à vivre libres,
- Les rebuts de vos rivages surpeuplés.
- Envoyez-les moi, les déshérités, que la tempête m'apporte,
- De ma lumière, j'éclaire la porte d'or !”
Première strophe du sonnet d'Emma Lazarus gravé sur le piédestal de la statue de la Liberté
Ella Baron, The Guardian













