Ilana M. Blumberg, Haaretz, 11/8/2023
Traduit par Fausto Giudice, Tlaxcala
« Soyez aussi passive que possible » : lorsque mon mari et moi avons pris la douloureuse décision de divorcer, le comportement du rabbin du tribunal religieux de Jérusalem a profané ma foi. Pour les femmes, en particulier, la liberté de dissoudre un mariage est contrôlée par des fonctionnaires menaçants, manipulateurs et méprisants
Il y a trois mois, j’ai divorcé devant le tribunal rabbinique de Jérusalem et j’ai pu constater par moi-même une dimension de la vie israélienne qui va à l’encontre du judaïsme religieux auquel je souscris. Le divorce est douloureux et privé, et je préférerais de loin ne pas rendre publique une affaire aussi intime. Mais à la lumière de l’attaque du gouvernement contre les droits des femmes, en particulier dans sa décision d’étendre les pouvoirs des tribunaux rabbiniques au calcul des pensions alimentaires, et de la tentative, inscrite dans le récent budget, de supprimer entièrement le mécanisme de surveillance externe par lequel les citoyens peuvent déposer des plaintes, je ne peux pas rester silencieuse, en particulier en tant que femme pratiquante. L’union de la religion et de l’État est une idée abstraite. Mais maintenant que j’ai vu à quoi elle ressemble dans la pratique, je suis convaincue que chaque Israélien doit savoir ce qu’il en est pour une femme dans ce pays d’accéder à un droit fondamental du statut personnel.
Mon mari et moi nous étions mariés en 2002, dans une vieille et majestueuse synagogue du Lower East Side de New York, avec un professeur et rabbin bien-aimé, un talmudiste d’origine européenne dont l’érudition était légendaire. Il nous a demandé de signer un contrat prénuptial, comme on le conseille régulièrement aux couples juifs des USA, afin d’éviter qu’une femme ne devienne une aguna (“femme enchaînée” en hébreu), c’est-à-dire une épouse à qui son mari refuse un guet, un acte religieux de divorce.
Avant notre mariage, nous avions également demandé un certificat de mariage civil, ce qui m’a semblé être un détail technique. Le mariage juif était clairement le “vrai truc”, le moment où j’ai commencé à porter une alliance et où j’ai senti que mon statut avait changé de manière monumentale.
Des années plus tard, après avoir déménagé en Israël, nous avons pris la douloureuse décision de divorcer. Je savais qu’en tant que juive pratiquante, quel que soit l’endroit où je vivais, je subirais ce changement par le biais d’un événement rituel juif nécessitant un guet. Mais en Israël, même si je l’avais voulu, je ne pouvais pas divorcer en dehors du Grand-Rabbinat.
Il existe quelque chose qui ressemble à un divorce civil. Nous sommes passés par là en mai, en arrivant au tribunal des affaires familiales avec un accord que nous avions conclu avec un médiateur. Dans une salle d’audience délabrée, avec un emblème en plastique représentant des rameaux d’olivier et une menorah suspendus de travers au banc, une juge a lu avec nous le document de dix pages pour s’assurer qu’il était fondamentalement juste et que nous comprenions tous les deux tout ce que nous avions signé.
Pourtant, ce document juridique ne constituait pas une preuve de divorce aux yeux de l’État. Nous étions toujours les bénéficiaires légaux l’un de l’autre en cas de décès et les plus proches parents l’un de l’autre en cas d’urgence. Tout organisme gouvernemental nous considérerait comme mariés. Si nous voulions déclarer nos impôts séparément ou si je voulais bénéficier de l’une des aides accordées aux chefs de famille monoparentale, nous devions divorcer religieusement, par l’intermédiaire du rabbinat. Cela vaut pour tous les Juifs, religieux ou laïques, et il en va de même pour les membres des communautés non juives d’ici.
J’ai donc payé et pris rendez-vous pour que nous
présentions notre accord tamponné aux tribunaux rabbiniques. On nous a remis
une feuille qui précisait que si nous ne nous habillions pas modestement, nous
ne pourrions pas mener à bien la mission pour laquelle nous avions pris
rendez-vous. Deux amis m’ont dit de m’attendre au pire. Une amie religieuse,
avocate, m’a dit que le tribunal n’était pas tendre avec les femmes. Une amie
divorcée, également religieuse, l’a décrit comme
“très dur”.
On nous avait dit d’amener chacun·e un membre de la famille ou un·e ami·e proche qui pourrait attester de notre identité. Une amie très chère a immédiatement accepté de m’accompagner et, ensemble, nous avons réfléchi à ce que pourrait être leur norme en matière de “tenue modeste” : une jupe, certes, mais des manches longues étaient-elles nécessaires ? Les pieds nus dans des sandales étaient-ils autorisés ? Mon amie, qui se couvre les cheveux depuis 25 ans, se demandait si sa casquette de base-ball habituelle ne poserait pas problème. Après tout, ils pourraient me refuser l’entrée.
Mon mari est arrivé avec son ami et un homme nous a dit d’attendre notre tour dans le couloir. Cela ressemblait à n’importe quel autre rendez-vous bureaucratique, sauf que plus tôt dans la matinée, j’avais passé 15 minutes à arracher mon anneau en or d’un doigt qui était moins mince qu’il ne l’était 20 ans plus tôt.
Ils nous ont fait entrer, mon mari et moi, dans une salle beaucoup plus grande et confortable que celle du tribunal des affaires familiales. Mais cette fois-ci, il n’y avait aucune femme d’autorité. Il n’y avait qu’un rabbin âgé à la barbe grisonnante, assis devant un grand bureau. Sans nous regarder dans les yeux et sans même se présenter, il a exigé de savoir si nous étions là pour divorcer. Il nous a demandé si nous avions des enfants et, lorsque mon mari a répondu que nous en avions trois, il nous a dit que nous faisions fausse route. « Vous devriez continuer », a-t-il dit avec véhémence. « Continuez ensemble. On ne comprend pas pourquoi vous voulez divorcer ». Il n’avait pas de dossier sur notre situation particulière, mais seulement sa propre certitude que le divorce était une erreur.
Il a demandé à mon mari son nom et où il travaillait. Puis il a aboyé, toujours sans le regarder dans les yeux : « Vous n’allez pas à la synagogue, mais si c’était le cas, comment vous appellerait-on là-bas ? ». Mon mari a répété son nom, insistant sur le fait qu’il portait le même nom à la synagogue que dans la rue. Il a ajouté qu’il allait régulièrement à la synagogue. « Vous ne devriez pas divorcer », a répété le rabbin.
Quel était le nom du rabbin ? Il n’en avait pas, car il était, simplement et suprêmement, l’État et la halakha (la loi religieuse juive). Ce n’est qu’après coup que j’ai fait des recherches en ligne sur sa signature. Le site web du rabbinat contenait un psak din, un jugement, dans lequel le rabbin avait déclaré au plaideur qui s’était opposé à la procédure que dans les plus de 1 000 affaires qu’il jugeait chaque année, aucun couple ne recevait un guet automatiquement et qu’il posait toujours exactement la même série de questions pour confirmer leur intention. En d’autres termes, ce n’était pas la première fois qu’il harcelait les personnes demandant le divorce, une pratique qu’il justifiait par une nécessité halakhique. Plus inquiétant encore, il a déclaré qu’il cherchait à éviter de causer à un couple les cicatrices psychologiques qu’il aurait pu subir s’il n’avait pas pleinement intériorisé l’importance de sa décision.
Pourtant, il ne parlait pas comme s’il était quelqu’un qui s’inquiétait le moins du monde des séquelles psychologiques. « Vous n’avez pas besoin de terminer ça aujourd’hui. Sortez, rentrez chez vous, faites shalom bayis, la paix à la maison, et ensuite, si vous le voulez toujours, vous pourrez revenir ». J’ai été stupéfaite, étant donné qu’en Israël, il est pratiquement impossible pour deux personnes d’aller demander le divorce sur un coup de tête. Nous avions suivi une médiation et payé pour un accord juridique écrit ; nous étions allés au tribunal des affaires familiales et nous nous étions assis devant un juge qui avait lu l’accord de dix pages avec nous. Pourtant, on nous demandait maintenant de ne pas agir de manière irréfléchie.
En fait, après 20 ans de mariage, il nous avait fallu beaucoup de courage pour décider de divorcer, et l’idée que nous n’avions peut-être pas fait assez d’efforts ou que nous ne nous étions pas suffisamment souciés de nos enfants nous insultait tous les deux. Il semblait que nous étions nous-mêmes de mauvais enfants, que nous avions pris une mauvaise décision et que ce rabbin avait le pouvoir de nous permettre ou non de faire la chose gênante que nous voulions faire. J’ai commencé à douter de la possibilité de sortir divorcée.
J’ai imaginé que le rabbin se sentait halakhiquement obligé de confirmer que nous étions arrivés au divorce en dernier recours, et je pouvais respecter cela. De la même manière qu’un rabbin peut décourager un converti potentiel d’assumer le fardeau du judaïsme afin de s’assurer de sa certitude, peut-être ce rabbin ressentait-il si profondément la gravité de notre situation qu’il voulait lui aussi s’en assurer. Mais il ne l’a pas dit. Il ne nous a pas regardés dans les yeux et n’a pas dit : « Je suis désolé que vous soyez ici aujourd’hui». Il ne nous a pas demandé avec inquiétude ce qui nous amenait là. Nous étions une nuisance, une parmi tant d’autres qui attendaient dans le hall. Et nous n’étions pas de sa tribu (« Vous n’allez pas à la synagogue », bien que nous y allions tous les deux).
Le rabbin était occupé à abuser de son pouvoir, créant un scénario dans lequel, s’il n’aimait pas mes réponses, j’aurais pu facilement devenir une aguna : une femme dont la vie est laissée en suspens jusqu’à ce que son mari décide - s’il le fait un jour - de lui accorder le divorce. Tout ce que je savais de la loi juive m’avait appris que les tribunaux rabbiniques étaient là pour prévenir les cas d’agunot, et non pour les créer. Le rabbin avait cruellement pressé mon mari, lui disant d’attendre une semaine ou deux, avant de lui demander : « Êtes-vous ici de votre plein gré, sans aucune contrainte ? »
Même dans l’anxiété du moment, mon esprit s’est immédiatement tourné vers d’autres scénarios : et si j’avais été une femme maltraitée qui avait finalement trouvé le courage de demander à son mari de la libérer ? Et si j’avais eu un mari vengeur ou dominateur, qui cherchait n’importe quelle excuse pour ne pas mener à bien le divorce ? Y avait-il une chance que la décision du rabbin prenne en compte mes propres désirs ou besoins ? Si un homme simple, bien intentionné et peu instruit s’asseyait devant ce rabbin, comme beaucoup l’ont certainement fait, il pourrait être facilement convaincu que la bonne chose à faire, d’un point de vue religieux, est de refuser le guet à sa femme, ou au moins de le retarder.
Le rabbin ne m’a posé qu’une seule fois des questions sur ma position. « Pourquoi veux-tu divorcer ? », m’a-t-il dit d’un ton sec. « Je ne comprends pas. Qu’y a-t-il de si grave dans cette situation ? » Étant donné ce que j’avais déjà observé, je ne pensais pas lui devoir une réponse. Je me suis tournée vers le seul moyen dont dispose une femme dans ces conditions : le silence.
Lorsqu’il a appelé nos témoins, il leur a demandé de donner nos deuxièmes prénoms en hébreu et les noms hébraïques de nos pères. Eux aussi étaient troublés par la question, par son ton et par le sentiment évident qu’il pouvait nous refuser tout ce qu’il voulait. Finalement, comme ils ne connaissaient pas les noms hébreux de nos pères, nous avons fourni l’attestation nous-mêmes.
Mais alors que je commençais à penser que nous étions sauvés, le rabbin s’est tourné vers mon mari et lui a dit, dans une dernière tentative : « Tu sais, tu dois vouloir ce divorce de tout ton cœur. Si ce n’est pas le cas, ce ne sera pas casher. Le veux-tu de tout ton cœur ? »
Des"Servantes écarlates" manifestent devant le tribunal rabbinique de Tel-Aviv, en mai.
Lorsque deux bonnes personnes divorcent après plus de 20 ans de mariage, qui peut dire qu’elles le veulent de tout leur cœur ? Je savais avec une certitude totale que l’homme avec lequel j’étais assise ne profiterait jamais de l’inégalité du système halakhique et ne capitulerait jamais devant les manipulations de ce rabbin. Mais dans la fraction de seconde de silence qui a suivi sa question impossible, le rabbin est revenu à la charge pour lui dire explicitement qu’il pouvait me refuser le divorce. « Tu n’as pas besoin de donner un guet ».
Quelques heures plus tard, je me tenais avec l’homme qui allait devenir mon ancien mari devant trois hommes - des rabbins ? des témoins salariés ? - qui tenaient mon destin entre leurs mains et qui m’ont dit de tendre les mains et de me tenir « comme un arrêt sur image », « aussi passive que possible ». Je savais que c’était aussi l’exigence halakhique, de recevoir plutôt que d’accepter. Pourtant, la halakha, qui aurait pu être expliquée, était secondaire. Pour ces hommes, il était naturel que la femme dans la pièce renonce à toute sa subjectivité.
Ils m’ont dit de marcher en cercle avec le guet sous le bras. « Sous l’aisselle », répétait l’un des hommes. Ayant grandi dans un monde halakhique, je savais que les actions qui peuvent sembler étranges et exagérées ont souvent une signification halakhique - dans ce cas, j’étais en train “d’acquérir” le guet, qui devait devenir mien pour compléter la cérémonie. Ce n’était pas le cas du couple qui est sorti immédiatement après nous. La jeune femme portait un jean moulant et l’homme une kippa qui lui tombait directement sur la tête. « Cérémonie ridicule », a-t-il commenté avec dégoût, tandis que la femme essuyait ses larmes et se dirigeait vers le couloir.
Je ne savais pas si elle pleurait à cause du divorce ou de la nature dégradante de toute cette expérience. Je ne savais pas si quelqu’un lui avait fait remarquer qu’elle portait des vêtements qui auraient pu lui valoir d’être mise à la porte.
Depuis ce jour de mai dernier, Israël m’a semblé différent. « J’avais l’impression d’être en Iran » [sic], ai-je dit à ma meilleure amie, sans aucune exagération. Mon propre destin n’était pas entre mes mains. Au lieu de cela, c’étaient trois hommes tout à fait ordinaires et anonymes qui me donnaient des ordres à leur guise. « Sois aussi passive que possible ». « Arrêt sur image » « Tu n’es pas obligé de lui donner un guet ». Ces phrases me reviennent à des moments étranges, tourbillonnant dans mon esprit alors que je fais la queue au supermarché, que je renouvelle le passeport de mon fils ou que je prépare le déjeuner.
Le terme “cérémonie ridicule” me revient aussi. C’est ce à quoi ressemble la pratique juive lorsque ses autorités ne se donnent pas la peine de l’expliquer, alors même qu’elles obligent les étrangers à la respecter. L’occasion d’expliquer la tradition juive est perdue et dégradée.
La terrible ironie est que le rabbinat israélien n’a aucune valeur religieuse, non seulement pour cet autre couple, mais aussi pour moi, une juive pratiquante et engagée qui a fait venir sa famille des USA pour vivre en Israël, notamment pour que mes enfants puissent apprendre et vivre la Torah dans le cadre le plus vivant que je connaisse. Pourtant, le rabbinat israélien profane ma foi. Il utilise son pouvoir pour menacer, contraindre et réduire les femmes au silence.
Il faut dire que je ne me laisse pas facilement intimider. J’ai la chance d’avoir reçu une excellente éducation, tant religieuse que laïque. Je suis professeure et je sais parler en mon nom. Je suis en bonne santé et économiquement indépendante. De plus, contrairement à de nombreuses femmes qui demandent le divorce, je n’ai jamais été dans une relation abusive. Mon ancien mari m’a incitée à écrire cet essai et déposera lui-même une plainte contre le tribunal rabbinique. Les femmes qui disposent d’un tel pouvoir sont les moins vulnérables dans de tels cas. Lorsque j’ai raconté mon histoire à une avocate qui travaille sans relâche pour les agunot, elle m’a dit : « Tu t’en es tirée à bon compte ». Je lui ai demandé comment les tribunaux pouvaient continuer ainsi, pourquoi les femmes ne déposaient pas constamment des plaintes. Elle m’a répondu : « Les femmes qui réussissent à divorcer ne veulent pas regarder en arrière. Lorsqu’elles franchissent la porte du rabbinat, elles ne veulent tout simplement pas se souvenir du traumatisme, même si cela signifie qu’il n’y a pas de réparation pour ce qu’elles ont subi et qu’il n’y a pas de changement ».
Plus tard, j’ai fait des recherches sur le divorce juif en dehors d’Israël. Le site web du tribunal rabbinique du Conseil rabbinique de Chicago, ma ville natale, indique explicitement que pendant la procédure, aucune question indiscrète ne vous sera posée, que votre vie privée sera respectée, que vous serez traitée avec compassion et respect et que le tribunal comprend que parfois, malheureusement, le divorce est la fin nécessaire d’un mariage juif. Une amie me raconte qu’à New York, le chef du tribunal rabbinique lui a souhaité bonne chance après qu’elle a reçu son guet.
Il apparaît que dans une société civile où le divorce religieux est facultatif, les rabbins doivent respecter une norme élémentaire de respect, tant pour les femmes que pour les hommes. Cependant, dans un État qui oblige ses citoyens à divorcer par l’intermédiaire de ses tribunaux religieux, ces derniers n’ont pas besoin d’agir avec respect, car ils ont autre chose : le pouvoir. Et le pouvoir sans entrave est le contraire de la justice, de l’équité et de la démocratie.