Vera Weidenbach, Haaretz, 3/6/2025
Vera Weidenbach est une auteure et journaliste indépendante allemande qui vit à Berlin. En tant que reporter, elle écrit sur la politique nationale allemande. Son livre „Die unerzählte Geschichte - Wie Frauen die moderne Welt erschufen und warum wir sie nicht kennen“ [L’histoire cachée : comment les femmes ont créé le monde moderne et pourquoi nous l’ignorons] a été publié en 2022. Elle a étudié la philosophie, la biologie et la politique à l’université Humboldt de Berlin et au King’s College de Londres avant de fréquenter l’école de journalisme de Munich.
Traduit par Fausto Giudice, Tlaxcala
Malgré la volonté du nouveau gouvernement de Berlin de critiquer la conduite de la guerre de Gaza par Israël, ce dernier n’a encore subi aucune répercussion de la part de l’Allemagne. Le chancelier Friedrich Merz devra finir par choisir entre des menaces en l’air et la sauvegarde du droit humanitaire.
Le changement était la plus grande promesse de Friedrich Merz lorsqu’il a fait campagne pour devenir chancelier de l’Allemagne. Les temps d’hésitation et de stagnation seraient révolus, promettait-il, lorsque son parti, l’Union chrétienne-démocrate (CDU) de centre-droit, prendrait la tête du pays. Finies les querelles qui ont finalement entraîné la chute de ce que les Allemands appellent la coalition feu tricolore - l’union des partis soc-dém, libéral et vert, dirigée plus récemment par l’ancien chancelier Olaf Scholz. Merz s’est engagé à faire avancer les choses et à agir rapidement.

C’est un génocide
ou de la légitime défense ?
Contentons tout le monde et disons que c'est les deux
Dans ce cas, on a besoin d'une nouvelle terminologie
Je propose “légitime défense génocidaire”
ça devrait donner du grain à moudre aux deux parties
Dessin de Joe Sacco
De nombreux Allemands ont été surpris de constater que le plus grand changement opéré par Merz après trois semaines de mandat était une violation de l’un des principes directeurs de la politique étrangère de l’Allemagne : ne pas critiquer Israël trop intensément. Plus sévère que tous les chanceliers allemands avant lui, Merz a critiqué le gouvernement israélien pour sa conduite de la guerre en cours et la situation humanitaire désastreuse dans la bande de Gaza.
Dans une
interview accordée le 27 mai, il a estimé que l’offensive actuelle d’Israël “n’est
plus compréhensible” et a déclaré : « Porter atteinte à la
population civile dans une telle mesure, comme cela a été de plus en plus
souvent le cas ces derniers jours, ne peut plus être justifié comme une lutte
contre le terrorisme du Hamas ».
Pendant
sa campagne et lors de l’accord conclu avec les sociaux-démocrates (SPD) pour
former son gouvernement de coalition, Merz s’est positionné comme étant
fortement pro-israélien et a souligné ses relations personnelles étroites avec
le Premier ministre Benjamin Netanyahou - qui, selon Merz, l’a appelé pour le
féliciter juste après qu’il eut remporté les élections de février. Au cours de
ce long appel téléphonique, Merz a déclaré qu’il avait promis
à Netanyahou de « trouver les moyens de lui permettre de se rendre en
Allemagne et de pouvoir repartir sans être arrêté ».
Cette
déclaration a suscité l’indignation des autres partis politiques, l’Allemagne
étant l’un des plus grands soutiens de la Cour pénale internationale, qui a a
délivré un mandat d’arrêt à l’encontre de Netanyahou en novembre, en raison
des crimes de guerre et des crimes contre l’humanité qu’il aurait commis à
Gaza.
Le
revirement rhétorique de Merz à l’égard d’Israël intervient dans un contexte de
pression politique croissante en Allemagne et dans toute l’Europe pour
condamner l’offensive israélienne en cours à Gaza. L’UE a annoncé son
intention de réexaminer la base juridique de son accord d’association de
1995 avec Israël. Entre-temps, le Royaume-Uni a
suspendu ses négociations commerciales. Et L’Espagne a intensifié ses
efforts diplomatiques pour inciter ses alliés européens à imposer des sanctions
à Israël.
Pour la
nouvelle coalition gouvernementale CDU-SPD, le sujet présente un potentiel de
conflit, une impression que Merz souhaite éviter. Lars Klingbeil, chef de file
du SPD et ministre des Finances, a annoncé que la coalition avait l’intention d’accroître
la pression politique sur Israël. « Nous devons également faire comprendre
à nos amis, compte tenu de la responsabilité historique que nous portons à l’égard
d’Israël, ce qui n’est plus acceptable », a déclaré Klingbeil. le
26 mai, ajoutant que ce point a été atteint.
À la
différence de plusieurs hauts responsables du SPD, Klingbeil s’est toutefois
abstenu d’appeler à un embargo sur les armes à destination d’Israël. Le manque
d’unité des sociaux-démocrates sur cette question donne à la CDU une plus
grande marge de manœuvre.
Merz s’est engagé à devenir un “Außenkanzler” [“exochancelier”], c’est-à-dire qu’il s’est engagé à faire de son mandat de chancelier une affaire de politique étrangère. Pour la première fois depuis plus de cinquante ans, la CDU dirige le ministère des Affaires étrangères. L’ancien chancelier Olaf Scholz est largement considéré comme n’ayant pas tenu sa promesse de “Zeitenwende” (tournant historique, changement d’époque) concernant le rôle de l’Allemagne en tant que puissance de premier plan en Europe et l’augmentation de ses capacités militaires pour contrer l’agression russe contre l’Ukraine.
Et c’est
là que le soutien de l’Allemagne à Israël entre en conflit non seulement avec
les principes normatifs de l’Allemagne, mais aussi avec ses intérêts
politiques, explique Maya Sion-Tzidkiyahu, maîtresse de conférences à l’Université
hébraïque de Jérusalem et directrice du programme de relations Israël-Europe de
la boîte à idées Mitvim.
Elle souligne qu’en Europe, les attentes à l’égard de Merz ne concernent pas
principalement Israël.
« Un
alignement non critique sur Israël risque de miner la crédibilité de l’Allemagne
et de l’exposer à des accusations croissantes de deux poids-deux mesures. Cela
pourrait diminuer la crédibilité de l’Allemagne dans l’arène géopolitique au
sens large, notamment en ce qui concerne la guerre entre la Russie et l’Ukraine »,
dit Sion-Tzidkiyahu.
Merz a
clairement l’ambition de faire de l’Allemagne un acteur diplomatique de premier
plan, ce qui est étroitement lié au fait de jouer un rôle important dans la fin
de la guerre en Ukraine. Depuis son entrée en fonction, le nouveau chancelier
allemand a rencontré à deux reprises le président ukrainien Volodymyr Zelenskyy
et a promis d’accroître le soutien militaire de l’Allemagne.
Selon Mme
Sion-Tzidkiyahu, la mise en œuvre par l’Allemagne de mesures politiques à l’encontre
d’Israël dépendra en grande partie de la manière dont le gouvernement
Netanyahou choisira de poursuivre la guerre à Gaza. Si la guerre se transforme
en une occupation à long terme - ce qui est de plus en plus probable au vu de l’évolution
de la situation sur le terrain, car Israël continue de
repousser les civils de Gaza dans trois zones tout en exerçant un contrôle
militaire sur 75 % de la bande. Cela pourrait amener Netanyahou à suivre les
demandes de ses copains de la coalition d’extrême droite, qui rêvent de voir
Tsahal administrer Gaza de la même manière que la Cisjordanie.
« Si
ce scénario devait se réaliser, l’Allemagne serait confrontée à de sérieuses
difficultés politiques et juridiques pour justifier la poursuite des
exportations d’armes vers Israël », prédit Sion-Tzidkiyahu. « « Dans
ce cas, la question dépasserait le stade de la rhétorique et entrerait dans le
domaine des changements politiques concrets.
Portes
fermées, téléphones ouverts
Par le
passé, Merz s’était largement abstenu de critiquer publiquement le gouvernement
israélien, privilégiant ce que lui et son ministre des Affaires étrangères,
Johann Wadephul, appellent la “diplomatie des portes fermées”, c’est-à-dire que
l’Allemagne fait part de ses préoccupations dans le cadre de discussions
directes, plutôt qu’en public.
Wadephul
a assuré qu’il était en contact téléphonique quasi quotidien avec des
responsables israéliens pour discuter des préoccupations de l’Allemagne. Lors
de sa visite en Israël il y a deux semaines, le ministre a publiquement
appelé à une augmentation de l’aide humanitaire à Gaza, tout en acceptant
largement les justifications du gouvernement israélien pour la guerre en cours.
Mercredi, son homologue israélien Gideon Sa’ar se
rendra à Berlin et les deux hommes auront à nouveau l’occasion de discuter
de cette question en face à face.
Depuis la
reprise des combats à Gaza, Wadephul décrit la position de l’Allemagne à l’égard
d’Israël comme un dilemme politique et moral. Le principe selon lequel la
sécurité d’Israël est une raison d’État - Staatsräson,
une idée lancée par l’ancienne chancelière Angela Merkel en 2008 en référence à
la responsabilité historique de l’Allemagne après l’Holocauste - contredit l’engagement
de l’Allemagne à respecter le droit humanitaire et international.
Malgré
cette nouvelle volonté du gouvernement allemand de critiquer plus ouvertement,
les conséquences concrètes restent assez vagues. Wadephul a rejeté un embargo
sur les armes proposé par le gouvernement espagnol, en évoquant la
responsabilité de l’Allemagne en matière de sécurité d’Israël. Dans une récente
interview, le ministre a laissé entendre que le Conseil
fédéral de sécurité, un comité du cabinet qui décide des livraisons d’armes,
examinera si l’utilisation d’armes allemandes dans la bande de Gaza est
conforme au droit international.
Un arrêt
des livraisons d’armes allemandes à Israël ne semble pas très probable dans un
avenir proche, d’autant plus qu’il existe une résistance au sein de la CDU et
de la CSU, la branche bavaroise la plus conservatrice du parti.
D’octobre
2023 à la mi-mai 2025, l’Allemagne a exporté pour 485 millions d’euros d’armes
vers Israël, ce qui la met en deuxième position après les USA. 73 % des
Allemands souhaitent un contrôle plus strict des exportations d'armes vers
Israël, dont 30 % sont favorables à une interdiction totale, selon un sondage
réalisé mercredi. [NdT]